Eds de France (p. 56-65).


V

DÉPART


Un par un, chacun de son côté, moi en pékin, mes scies sur l’épaule, les cinq autres en forçats, numéro sur le cœur, nous voilà, le 6 décembre, — tenez, cela, pour moi, est une date, — quittant Cayenne, le cœur battant.

Et l’œil perçant.

Je n’ai pas vu, à ce moment, mes compagnons, mais je me suis vu. Ils sont partis, dans la rue, comme ça, sans un autre air que celui qu’ils devaient avoir. S’ils apercevaient un surveillant, ils faisaient demi-tour et marchaient, en bons transportés, du côté du camp ou de l’hôpital. Ça, c’est sûr.

Je croisais des forçats ; ils me semblaient subitement plus malheureux que les autres jours. J’avais pour eux la pitié d’un homme bien portant pour les malades qu’il laisse dans l’hôpital. L’un que je connaissais me dit : « Ça va ? » Sans m’arrêter, je lui répondis : « Faut bien ! » Je rencontrai aussi Me  Darnal, l’avocat. « Eh bien ! Dieudonné, qu’il me dit, quand venez-vous travailler chez moi ? » J’avais une rude envie de lui répondre : « Vous voulez rire, aujourd’hui, monsieur Darnal ! » Je lui dis : « Bientôt ! » Je tombai également sur un surveillant chef, un Corse. On n’échangea pas de propos. Je me retournai tout de même pour le voir s’éloigner. Ce n’est pas que je tenais à conserver dans l’œil la silhouette de l’administration pénitentiaire ; c’était bien plutôt dans l’espoir que j’allais contempler la chose pour la dernière fois. Je me retins pour ne pas lui crier : « Adieu ! »


LE PREMIER DANGER

J’atteignis le bout de Cayenne. La brousse était devant moi. Un dernier regard à l’horizon. Je disparus dans la végétation.

Il s’agissait, maintenant, de ne pas tomber sur les chasseurs d’hommes. En France, il est des endroits où il y a du lièvre, du faisan, du chevreuil. En Guyane, on trouve de l’homme. Et la chasse est ouverte toute l’année. J’aurais été un bon coup de fusil, sans me vanter. La « Tentiaire » aurait doublé la prime. Fuyons la piste. Et, comme un tapir, je m’avançai en pleine forêt. Au bout d’une heure, je m’arrêtai. J’avais entendu un froissement de feuilles pas très loin. Était-ce une bête ? un chasseur ? un forçat ? Je m’aplatis dans l’humus. La tête relevée, je regardai. C’était Jean-Marie, le Breton. Je l’appelai. Ah ! qu’il eut peur ! Mais il me vit. En silence, tous deux, nous marchâmes encore une heure et demie, le dos presque tout le temps courbé. Et nous vîmes la Crique Fouillée.

Brinot, Menœil, Venet étaient là. On se blottit. Il ne manquait que Deverrer.

— S’il ne vient pas, dit Brinot, on aura cinq cents francs de moins, tout est perdu.

— J’ai de quoi combler le vide, que je dis. Et l’on resta sans parler. Chaque fois qu’une pirogue passait, nous rentrions dans la brousse, puis nous ressortions quand elle était au loin.

Deverrer arriva. Je ne sais comment il s’y était pris, il avait déjà les pieds en sang, celui-là.

Cinq heures.

Cinq heures et demie : « Tu vois Acoupa, toi ? » Six heures : « Ah ! le sale nègre ! S’il nous laisse là, les chasseurs d’hommes vont nous découvrir. » Rien non plus à six heures et demie, « Pourvu qu’il ne nous ait pas vendus ? Ou le Chinois, peut-être ? »

Nous sommes accroupis dans la vase, le cœur envasé aussi.

La crique devient obscure. Une pirogue se dessine sur la mer. Elle avance lentement, quoique nos désirs la tirent… très lentement, prudemment.

Je me dresse. Je fais un signe. J’ai reconnu Acoupa.

La pirogue se précipite, mais voilà qu’elle est suivie d’une autre, une autre plus petite. Et c’est le Chinois qui la monte !

Je puis dire que, sur le moment, nous nous mîmes à les adorer, ces deux hommes-là !

Ceux qui ont des souliers se déchaussent, et nous embarquons.

Le Chinois saute dans la pirogue avec nous. Il allume sa lanterne. Maintenant, avant tout, il s’agit de payer. Nous sortons chacun nos cinq cents francs. Brinot, qui n’avait rien préparé, est forcé de les retirer de son plan (porte-monnaie intime en forme de cylindre et en fer-blanc). Chacun compte et recompte. Il y a de menus billets, c’est long ! Quand ils ont recompté, ils recomptent une troisième fois ! Vous pensez, il y a des hommes comme Deverrer qui ont vendu la moitié de leur pain pendant deux ans pour rassembler la somme. C’est une affaire pour eux de les « lâcher ». C’est leur vie, ces cinq cents francs. On y arrive tout de même petit à petit. Cinq cents francs, puis mille, puis mille cinq cents, puis deux mille. Moi, j’ai bazardé mes coffrets, tous les souvenirs que je voulais rapporter aux bienfaiteurs. C’est dur aussi, de se séparer de cet argent-là. Enfin, je le donne. Menœil fut le dernier. Il ne trouvait pas le compte, il s’égarait au milieu de ses billets de cent sous. « Ça me fait mal à l’estomac, disait-il, de les revoir. » Il les avait échangés, lui aussi, contre son pain. Enfin, les trois mille francs y sont !

Le Chinois les prend. Il s’approche de sa lanterne. Et voilà qu’il commence à compter et à vérifier les billets, et cela avec un tel soin que l’on aurait dit qu’il cherchait sur chacun la signature de l’artiste auteur de la vignette. Il n’en passe pas un. Il en bave, la tête contre sa lanterne. Cela dure je ne sais combien, mais pas moins d’une demi-heure, c’est sûr. Après, le Chinois les repasse au nègre. Le nègre s’attache la lanterne au cou et se met à compter et à vérifier. Il ne va pas plus vite que son compère ! Après, il les repasse au Chinois, qui se remet à les recompter et à les revérifier. Enfin, c’est fait, le Chinois les glisse dans sa ceinture.

Je lui donne les cent francs promis comme gratification.

Il souffle sa lanterne, regagne son embarcation et, silencieux, dans la nuit chaude, emportant l’argent du pêcheur, il rame vers son bouge.

— En route, dit Acoupa.

Et il enlève notre pirogue.

Elle a sept mètres de long et un de large. Nous sommes sept dedans. Il fait noir. Nous longeons la forêt vierge. Soudain, comme sur un ordre, les moustiques nous attaquent furieusement.

Deverrer, qui est jeune, geint sous la souffrance. « Silence, ordonne Menœil. Ce n’est pas la peine d’avoir échappé aux chasseurs d’hommes pour les attirer maintenant à cause de deux ou trois moustiques. »

Le jeune se tait. Et alors commence la chasse, qui durera jusqu’à l’aube. On se caresse sans arrêt la figure, le cou, les pieds, les chevilles, de haut en bas, de bas en haut, dans un continuel mouvement de va-et-vient. Et à pleines mains on les écrase. Ils sont des millions contre nous, vous entendez, oui, des millions ! J’en ai écrasé neuf heures de suite, et plus de dix mille contre ma peau, pour mon compte !

La crique a cinquante kilomètres ; nous n’en sortirons qu’au matin.

Acoupa pagaie. Menœil, debout à l’avant, et couvert par les moustiques comme d’une résille, manie un long bambou. Jean-Marie le reprend, puis je reprends Jean-Marie. Le bambou s’enfonce dans la vase et la manœuvre est éreintante.

Mais nous allons.

Dans une nuit qui s’éclaircit et devant le nègre qui s’en f…, nous bâtissons des vies nouvelles.

Deverrer parle de sa mère, qui sera si contente.

Brinot, qui est boucher, montrera aux Brésiliens comment on travaille à la Villette.

Venet, catholique fervent, qui n’a jamais quitté son scapulaire, qui, le matin même, est allé trouver le curé de Cayenne, pour se confesser et communier, nous met sous la protection du Bon Dieu.

Jean-Marie, qui est Breton et, par conséquent, assez religieux aussi, apercevant la Croix du Sud, dit que le Ciel est pour nous. Il fera de beaux meubles pour les Brésiliens.

Menœil, avec son seul œil, n’y voit plus clair, tellement il pleure de joie : « Ah ! je la tiens, cette fois, la Belle. » Il a cinquante-six ans. C’est la quatrième fois qu’il part à sa recherche. Je ne sais qui l’inspire. Mais il ne doute plus. Il chante, ce vieux forçat.

… Et vous ?

— Moi, j’étais comme les autres, pardi ; j’entrevoyais le bonheur tout en écrasant mes moustiques.

Acoupa pagayait comme un sauvage. La crique s’élargissait.

On entendait l’appel de la mer. Puis on la vit. On hissa la voile. Cris de joie : nous avions échappé aux chasseurs d’hommes.