Eds de France (p. 46-55).


IV

CHEZ LE CHINOIS


— Comme c’est curieux, fit Dieudonné, de revivre tout ça, maintenant !

… Nous étions toujours dans ma chambre, à Rio de Janeiro. Porte et fenêtre étaient ouvertes pour établir le courant d’air.

— Vous permettez que je ferme, dit-il. Nous aurons chaud, mais je pourrai parler plus à mon aise.

… Il revint s’asseoir en face de moi…

— Le lendemain, à la nuit, si vous aviez été toujours à Cayenne, vous auriez pu voir un forçat se diriger du côté du canal Laussat… C’était moi.

Cet endroit n’a pas changé. Il est encore le repaire de la capitale du crime. Je n’y allais jamais.

Peut-être la police aurait-elle compris si elle m’avait vu là.

Je regardai. Personne ne me suivait. Je traversai le pont en bois pourri. J’étais dans l’antre.

Je me rendais chez un Chinois. On me l’avait signalé comme intermédiaire. Sa cahute était un bouge. On y jouait, on y fumait, on y aimait, on y recélait. Moi, je venais pour m’évader.

Je pousse la porte. Aussitôt, un chien jappe, les quinquets à huile s’éteignent, des ombres disparaissent. Une jeune Chinoise, ma foi assez jolie, s’avance vers moi. Il y avait un mot de passe. Je le dis. La fille appelle le patron. Les quinquets se rallument, les ombres reviennent, le jeu reprend. Et une espèce de drôle de petit magot se montre : c’est mon homme.

— Je viens pour la « Belle », lui dis-je. Il m’entraîne dans une chambre qui servait à tout. Il y avait un fourneau, une volière, un étau, un lit pour l’amour. La Chinoise nous avait suivis. Il ferme la porte soigneusement. Étonné, je regarde la femme, me demandant ce qu’elle vient faire entre nous deux. Le Chinois comprend, sourit et pose un doigt sur ses lèvres pour me faire savoir que la fille est discrète. Elle sort et rapporte le thé. Est-il au datura ?

… Qu’est-ce, déjà, que le datura ?

— Vous savez bien, la plante dont on se sert en Guyane pour les vengeances, le mauvais café, quoi ! Alors, je retourne mes poches et je dis tout de suite : « Inutile, je n’ai pas d’argent sur moi. » Le magot sourit, la jolie petite guenon aussi, et, tous deux, ils disent : « Datura, pas pour toi. »

Le thé est bon. Au reflet du quinquet, la Chinoise apparaît coquine. Elle me lance des regards de femelle. Il s’agit bien de cela.

— Combien, patron, pour aller jusqu’à l’Oyapok ?

— Trois mille, plus deux cents pour les vivres, plus cent francs pour moi. Six passagers au maximum.

— Le pêcheur est-il sûr ?

— J’en réponds.

— Un blanc ?

— Un noir. Son nom est Acoupa. Si tu acceptes, il sera demain ici, à la même heure.

— À demain !

La Chinoise veut me retenir. Ma pensée est ailleurs. Je sors. Le sentier où je tombe est vaseux. J’avance en écrasant des crapauds-buffles.


MES COMPAGNONS D’ÉVASION

Vous vous souvenez que mon ami Marcheras vous a dit, à l’île Royale : « L’évasion est une science. » C’est vrai. Mais c’est une science où le hasard et l’inconnu commandent.

Le plus grand des hasards est de réunir les compagnons de la tragique aventure. Au bagne, on ne choisit pas ses amis, on les subit. Impossible de s’évader avec des hommes de son choix. Êtes-vous à Cayenne ? vos camarades sont aux îles ou sur le Maroni. Il faut se contenter de ce que l’on trouve, éliminer les gredins, chercher ceux qui ont de l’argent pour payer leur part, car vous êtes pauvre, prendre les marins qui connaissent le chemin du Brésil ou du Venezuela, se méfier des mouchards. Ce ne sont pas les gardiens qui gardent les forçats au bagne, ce sont les forçats qui se gardent mutuellement.

Le jour suivant, je constituai ma troupe.

À midi, nous étions six pour la « Belle ».

Le premier, on l’appelait Menœil, une « mouche-sans-raison » lui ayant fait perdre un œil. Cinquante-six ans d’âge et vingt-neuf de bagne. Condamné à dix ans, mais dix-neuf de plus au livret pour évasions. C’était un paysan, un laborieux, attaché à sa famille ! Solide encore. Il avait sept cents francs.

Le deuxième était Deverrez : vingt-cinq ans d’âge. À perpétuité. Cinq ans accomplis. C’était Menœil qui l’emmenait. Je ne savais rien de plus sur lui. Cinq cents francs.

Le troisième était Venet : vingt-huit ans. Perpétuité. Sept ans de bagne. Pauvre Venet ! quel que soit son crime, il l’a expié ! Je le revois encore. C’est une vision épouvantable, mais ce n’est pas l’heure encore de vous raconter ça. Intelligent, poli, bien élevé, instruit, parlant l’allemand. Comptable à l’hôpital. Protégé par le clergé. Manquait d’endurance physique. Onze cents francs.

Le quatrième était Brinot : trente-cinq ans. Perpétuité. Six ans de bagne. Préparateur à la pharmacie. Boucher de profession, pouvant à la rigueur faire six parts égales dans un singe. Bon camarade. Neuf cents francs.

Jean-Marie était le cinquième : vingt-six ans. Perpétuité. Huit ans de peine. Devait sa condamnation à une tragédie bretonne. Sa fiancée s’empoisonne. On l’accuse du crime. Il n’y est pour rien. On l’arrête. En prison, son gardien le martyrise. Dix fois par jour, il le frappe de ses clefs en lui répétant : « Tu l’as empoisonnée, ta fiancée, hein ? » Jean-Marie est le plus fort. Au bout de vingt jours, la colère le domine. Il tue le gardien. Avant de mourir, le gardien lui demande pardon. Quel drame ! Aux îles, j’avais connu Jean-Marie. Je lui avais appris le métier d’ébéniste. Un forçat qui apprend volontairement un métier est un homme qui n’est pas pourri. Travailleur. Bonnes mœurs. Ne buvait pas. Ne se serait jamais évadé sans moi. Ah ! le malheureux aussi ! Neuf cents francs.

Voilà les passagers de mon « navire ».

… Dieudonné s’arrêta un moment, fouilla dans ses poches, et :

— Vous m’avez encore « refait » mes allumettes ?

… C’était vrai. Je les lui rendis. Il alluma une « Jockey-club » et dit : « Continuons ».

— Le soir, à la nuit, je repris le chemin du canal Laussat. Je frôlai Ullmo qui, sortant de son travail, rentrait chez lui, les yeux comme toujours fixés à terre. Celui-là, quelle expiation ! Si ses anciens camarades de la marine pouvaient voir ça ! Ils diraient : « C’est assez ! »

Et me voici devant le bouge du Chinois. Je fonce dans la porte comme si j’étais poursuivi. Cette fois, les joueurs n’eurent pas le temps de disparaître, mais ils empoignèrent l’argent qui était sur la table, et l’un qui n’avait pas de poche — il était nu — mit la monnaie dans sa bouche.

Le Chinois me conduisit dans la pièce à tout faire. Un noir, assis sur le lit, fumait la pipe. C’était le sauveur.

— Eh bien ! qu’il me dit, la pêche va mal. J’ai une femme et deux enfants ; alors, pour remonter mes affaires, je vais entreprendre les évasions.

Il ajouta :

— C’est moi Acoupa.

— Comment qu’elle est, votre pirôgue ?

… Jamais je n’ai entendu prononcer ce mot de pirogue comme par Dieudonné. Il roule l’o et y superpose les accents circonflexes. On dirait, quand il repense à l’embarcation, que la longue houle et le son rauque des mers de Guyane lui sont restés dans la gorge.

— Elle est sûre, répond Acoupa.

Le noir avait quarante ans. Il était solide. Il pêchait depuis dix ans sur la côte. À première vue, il ne paraissait pas être une fripouille. Trois mille, plus deux cents, plus cent, lui dis-je. Il répondit : « Pas plus ». On se toucha la main. C’était conclu.

Je sortis avec lui.

— Quel jour ? qu’il me demanda.

— Après-demain, le 6.

— Le rendez-vous ?

— Cinq heures du soir, à la pointe de la Crique Fouillée. Vous connaissez ?

Si je connaissais !