Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 52-61).


V

Il était encore de bonne heure lorsque je fus réveillé par des voix qui s’élevaient avec véhémence dans mon antichambre. Je prêtai l’oreille : Bendel défendait ma porte ; Rascal jurait qu’il ne recevrait point d’ordre de son égal, et prétendait entrer malgré lui dans mon appartement. Bendel lui représentait avec douceur que ces propos, s’ils parvenaient à mon oreille, le feraient renvoyer d’un service auquel le devait attacher son propre intérêt. Rascal le menaçait de porter la main sur lui s’il s’obstinait plus long-temps à lui barrer le passage.

Je m’étais habillé à demi ; j’ouvris ma porte avec colère, et m’avançai sur Rascal en l’apostrophant : « Que prétends-tu, misérable ?… » Il recula d’un pas et me répondit, avec le plus grand sang-froid : « Vous supplier humblement, Monsieur le comte, de me faire voir enfin votre ombre ; tenez, le plus beau soleil luit maintenant dans votre cour. » Je demeurai immobile, et comme frappé de la foudre. Il se passa longtemps avant que je retrouvasse l’usage de la parole. « Comment un valet peut-il, vis-à-vis de son maître ?… » Il m’interrompit : « Un valet peut être fort honnête homme, et ne pas vouloir servir un maître qui n’a pas d’ombre. Donnez-moi mon congé. » Il fallait changer de ton : « Mais, Rascal, mon cher Rascal, qui t’a pu donner cette malheureuse idée ? Comment peux-tu croire ?… » il continua comme il avait commencé : « Il y a des gens qui prétendent que vous n’avez point d’ombre, et, en un mot, vous me montrerez votre ombre, ou vous me donnerez mon congé. »

Bendel, pâle et tremblant, mais avec une présence d’esprit que je n’avais plus, me fit un signe, et j’eus recours à la puissance de mon or : il avait perdu sa vertu. Rascal jeta à mes pieds celui que je lui offris : « Je n’accepte rien d’un homme sans ombre. » Il me tourna le dos, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit lentement, en sifflant son air favori. Bendel et moi nous restâmes pétrifiés, et le regardâmes sortir, stupéfaits et immobiles.

Enfin, la mort dans le cœur, je me préparai à dégager ma parole et à paraître, dans le jardin de l’inspecteur, comme un criminel devant ses juges. Je descendis sous l’épais berceau de verdure, auquel on avait donné mon nom, et où l’on devait m’attendre. Ce jour-là, la mère vint à moi, le front serein et le cœur plein d’espérance. Mina était assise, belle et pâle comme la neige légère qui vient quelquefois, en automne, surprendre les dernières fleurs. L’inspecteur, une feuille de papier écrite à la main, se promenait à grands pas ; il semblait se contraindre avec effort ; la rougeur et la pâleur se succédaient sur son visage et sa physionomie, d’ailleurs peu mobile, trahissait l’agitation de son âme. Il vint à moi, et s’interrompant à diverses reprises, me témoigna le désir de m’entretenir en particulier. L’allée dans laquelle il m’invitait à le suivre conduisait à une plate-forme ouverte et éclairée par le soleil. Je me laissai tomber, sans lui répondre, sur un siège qui se trouvait là, et il se fit un long silence.

L’inspecteur, cependant, continuait à parcourir le bosquet à pas inégaux et précipités. S’arrêtant enfin devant moi, il regarda encore le papier qu’il tenait à la main ; puis, me fixant d’un regard perçant, il m’adressa cette question : « Serait-il vrai, Monsieur le comte, qu’un certain Pierre Schlémihl ne vous fût pas inconnu ? » Je gardai le silence, et il continua : « Un homme d’un caractère distingué, de vertus singulières ?… » Il attendait une réponse. « Eh bien ! lui dis-je, si c’était moi ? — Un homme, s’écria-t-il, qui a perdu son ombre ! »

« Ô mes funestes pressentiments ! s’écria Mina ; oui ! je le sais depuis long-temps, il n’a point d’ombre. » À ces mots elle se jeta dans les bras de sa mère, qui, pleine d’effroi, la serra contre son sein, lui reprochant d’avoir pu taire cet horrible mystère. Elle était, comme Aréthuse, changée en une fontaine de larmes, qui redoublaient au son de ma voix, accompagnées de sanglots convulsifs.

« Et vous avez eu l’impudence, reprit le forestier furieux, de tromper, ainsi que moi, celle que vous prétendiez aimer, celle que vous avez perdue ! Voyez-la, contemplez votre ouvrage, malheureux que vous êtes ! »

J’étais tellement troublé, que mes premières paroles ressemblèrent à celles d’un homme en délire. Je balbutiai qu’une ombre n’était à la fin qu’une ombre ; qu’on pouvait s’en passer, et que ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour si peu de chose ; mais je sentais parfaitement moi-même le peu de fondement et le ridicule de ce que je disais, et je cessai de parler sans qu’il eût daigné m’interrompre. « Oui, j’ai perdu mon ombre, ajoutai-je alors, mais je puis la retrouver. »

Il m’interpella d’un ton menaçant : « Dites-le-moi, Monsieur, comment avez-vous perdu votre ombre ? » Il me fallut de nouveau mentir. « Un jour, lui dis-je, un malotru marcha dessus si lourdement, qu’il y fit un grand trou ; je l’ai donnée à raccommoder, car que ne fait-on pas pour de l’argent ! on devait me la rapporter hier.

— « Fort bien. Monsieur, reprit l’inspecteur des forêts, vous recherchez la main de ma fille ; d’autres y aspirent comme vous ; c’est à moi, en qualité de père, à décider de son sort. Je vous donne trois jours pour chercher une ombre ; si d’ici à trois jours vous vous présentez devant moi avec une ombre qui vous aille bien, vous serez le bien-venu ; mais, je vous le déclare, le quatrième ma fille sera l’épouse d’un autre. »

Je voulus essayer d’adresser encore quelques paroles à Mina, mais elle se cacha en sanglotant dans le sein de sa mère, et celle-ci, me repoussant du geste, me commanda de m’éloigner. Je sortis en chancelant du jardin, et il me sembla que le paradis se fermait derrière moi, et que j’étais poursuivi par l’épée flamboyante de l’ange des vengeances.

Échappé à la vigilance de Bendel, je me jetai dans la campagne, et parcourus au hasard les bruyères et les bois. Une sueur froide découlait de mon front ; de sourds gémissements sortaient du fond de ma poitrine ; un affreux délire m’agitait. J’ignore combien de temps pouvait s’être écoulé, lorsque, sur la pente d’une colline, éclairée des rayons du soleil, je me sentis arrêter par la basque de mon habit. Je me retournai, c’était l’homme en habit gris, qui paraissait m’avoir poursuivi à perte d’haleine. Il prit sur le champ la parole. « Je vous avais annoncé mon retour pour aujourd’hui ; mais vous n’avez pas eu la patience de m’attendre ; c’est égal, rien n’est encore perdu. Vous suivrez mon conseil, vous rachèterez votre ombre que je vous rapporte, et retournerez sur-le-champ sur vos pas ; vous serez le bien-venu dans le jardin de l’inspecteur, et tout ce qui s’est passé n’aura été qu’une espièglerie. Quant à Rascal, qui vous a trahi et qui vous supplante auprès de votre maîtresse, j’en fais mon affaire : le scélérat est mûr. »

Je crus rêver : « annoncé son retour pour aujourd’hui. » J’y réfléchis de nouveau. Il avait raison : je m’étais constamment trompé d’un jour dans mon calcul. Ma main cherchait la bourse dans mon sein. L’homme en habit gris devina ma pensée, et reculant de deux pas : « Non, Monsieur le comte, me dit-il, elle est en de trop bonnes mains ; conservez-la. » Je l’interrogeais d’un regard fixe et étonné ; il poursuivit : « Je ne demande qu’une légère marque de votre souvenir ; vous voudrez bien me signer ce billet. » Le parchemin contenait ces mots :

Je soussigné lègue au porteur du présent mon âme après sa séparation naturelle de mon corps.

Muet d’étonnement, je considérais tour-à-tour et le billet et l’inconnu. Il avait cependant recueilli sur ma main, avec le bec d’une plume nouvellement taillée, une goutte de sang qui coulait des blessures que les épines m’avaient faites, et il me la présentait.

« Qui donc êtes-vous ? » lui dis-je à la fin. — « Que vous importe ? me répondit-il, et d’ailleurs ne le voyez-vous pas ? Je suis un pauvre diable, une espèce de savant, de physicien, qui, pour prix de tout le mal qu’il se donne à servir ses amis, n’est payé par eux que d’ingratitude, et n’a d’autre amusement dans ce monde que celui qu’il prend à ses expériences. Mais, signez donc ! là, au bas de l’écriture, Pierre Schlémihl. »

Je secouai la tête, et lui dis : « Pardonnez-moi, Monsieur, je ne signerai pas. — Vous ne signerez pas ! reprit-il avec l’expression de la surprise. Et pourquoi pas ? » — « Mais, lui dis-je, il me semble que c’est une chose qui mérite au moins réflexion : racheter mon ombre au prix de mon âme ! — « Ah ! ah ! reprit-il, en partant d’un grand éclat de rire, une chose qui mérite réflexion ! Mais, oserai-je vous demander, Monsieur, ce que c’est que votre âme ? l’avez-vous jamais vue ? et que comptez-vous en faire quand vous serez mort ? Estimez-vous heureux de trouver un amateur qui, de votre vivant, mette au legs de cet X algébrique, de cette force galvanique ou de polarisation, de cette entelechie, de cette sotte chose, quelle qu’elle soit, un prix très réel, le prix de votre ombre, auquel sont attachés la possession de votre maîtresse et l’accomplissement de tous vos vœux ; ou voulez-vous plutôt la livrer vous-même, la pauvre Mina, aux griffes de cet infâme Rascal ? Venez, je veux vous le faire voir de vos propres yeux ; je vous prêterai ce bonnet de nuage (il tirait quelque chose de sa poche), et nous irons, sans qu’on nous voie, faire un tour au jardin de l’inspecteur. »

Je l’avouerai, j’étais humilié d’entendre cet homme rire à mes dépens ; il m’était odieux, je le haïssais de tout mon cœur, et je crois que cette antipathie naturelle contribua plus que mes principes ou mes préjugés à me faire refuser la signature qu’il me demandait pour prix de mon ombre, quelque nécessaire qu’elle me fût en ce moment. Rien au monde n’aurait pu m’engager à faire dans sa compagnie le pèlerinage qu’il me proposait ; voir entre moi et mon amie, entre nos cœurs déchirés, ce hideux rieur aux écoutes, et endurer ses moqueries ; cette idée me révoltait, elle bouleversait tous mes sens ; je considérai les événements passés comme une destinée irrévocable, et ma misère comme consommée. Je repris la parole et lui dis :

« Monsieur, je vous ai vendu mon ombre pour cette bourse merveilleuse, et je m’en suis assez repenti ; voulez-vous revenir sur le marché, au nom de Dieu ! » Il secoua la tête, et une hideuse grimace donna à ses traits l’expression la plus sinistre. Je poursuivis : « Eh bien, je ne vous vendrai plus rien qui m’appartienne, même au prix de mon ombre, et je ne signerai pas. Vous concevrez donc, Monsieur, que le déguisement auquel vous m’invitez serait beaucoup plus divertissant pour vous que pour moi. Vous recevrez mes excuses, et les choses en étant là, séparons-nous.

— « Je suis vraiment fâché, Monsieur Schlémihl, que vous vous entêtiez sottement à refuser un marché que je vous proposais en ami ; mais je serai peut-être plus heureux une autre fois ; au revoir. — À propos, il faut que je vous montre encore que je ne laisse pas dépérir les choses que j’achète, mais que j’en prends soin, que je m’en fais honneur, et qu’elles ne sauraient être mieux qu’entre mes mains. »

À ces mots il tira mon ombre de sa poche, et la jetant à ses pieds du côté du soleil, en la déroulant avec dextérité, il se trouva avoir deux ombres à sa suite, car la mienne obéissait, comme la sienne, à tous ses mouvements.

Quand après un temps si long je revis enfin ma malheureuse ombre, et la retrouvai dans cet odieux servage, alors que son absence venait de me jeter dans une telle détresse, je sentis mon cœur se briser, et des torrents de larmes amères s’échappèrent de mes yeux. Cependant, l’odieux homme gris, souriant avec orgueil à sa conquête, et la promenant devant mes yeux, osa me renouveler impudemment sa proposition :

« Il tient encore à vous, allons, un trait de plume, Monsieur, et vous sauverez cette pauvre Mina d’entre les griffes d’un vil scélérat, pour la presser avec amour sur votre sein. Allons, comte, un trait de plume ! » À ces mots mes larmes redoublèrent, mais je détournai mon visage, et lui fis signe de s’éloigner.

Bendel cependant, qui, plein d’inquiétude, avait suivi jusqu’ici mes traces, arriva en cet instant. Cet excellent serviteur, me trouvant en larmes, et voyant mon ombre, qu’il lui était impossible de méconnaître, au pouvoir de cet étrange individu, résolut sur-le-champ de me faire rendre mon bien, dût-il avoir recours à la violence. Il s’adressa d’abord au possesseur, et lui ordonna, sans plus de discours, de me restituer ce qui m’appartenait. Celui-ci, sans daigner lui répondre, tourna le dos et s’éloigna. Mais Bendel, le suivant de près, et levant sur lui le gourdin d’épine qu’il portait, lui réitéra l’ordre de remettre mon ombre en liberté, et, comme il n’en tenait compte, il finit par lui faire sentir la vigueur de son bras. L’homme en habit gris, comme s’il eût été accoutumé à un tel traitement, baissa la tête, courba le dos, et, sans mot dire, continua paisiblement son chemin sur le penchant de la colline, m’enlevant à la fois et mon ombre et mon ami. J’entendis encore long-temps un bruit sourd résonner dans le lointain. Je restai, comme auparavant, seul avec ma douleur.