Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 37-51).


IV

Je serai forcé de glisser rapidement sur une époque de mon histoire où je trouverais tant de plaisir à m’arrêter, si ma mémoire pouvait suffire à retracer ce qui en faisait le charme. Mais les couleurs dont elle a brillé sont ternies pour moi, et ne sauraient plus revivre dans mon récit. Je chercherais en vain dans mon cœur ce trouble cruel et délicieux qui en précipitait les battements, ces peines bizarres, cette félicité, cette émotion religieuse et profonde. En vain je frappe le rocher, une eau vive ne peut plus en jaillir, le Dieu s’est retiré de moi.

Oh ! de quel œil indifférent j’envisage aujourd’hui ce temps qui n’est plus ! Je me disposais à jouer dans ce lieu un personnage important ; mais, novice dans un rôle mal étudié, je me trouble et balbutie, ébloui par deux beaux yeux. Les parents, qu’abusent les apparences, s’empressent de conclure le mariage de leur fille, et une mystification est le dénoûment de cette scène commune. Tout cela me semble aujourd’hui misérable et ridicule, et je m’effraie cependant de trouver ridicule et misérable ce qui alors, source d’émotions, gonflait ma poitrine et précipitait les mouvements de mon cœur. Je pleure, Mina, comme au jour où je te perdis. Je pleure d’avoir perdu mes douleurs et ton image. Suis-je donc devenu si vieux. Ô cruelle raison !… Seulement encore un battement de mon cœur ! un instant de ce songe ! un souvenir de mes illusions ! Mais non, je vogue solitaire sur le cours décroissant du fleuve des âges, et la coupe enchantée est tarie.

Bendel avait pris les devants pour me procurer un logement convenable à ma situation. L’or qu’il sema à pleines mains et l’ambiguïté de ses expressions sur l’homme de distinction qu’il servait (car je n’avais pas voulu qu’il me nommât) inspirèrent au bon peuple de cette petite ville une singulière idée. Dès que ma maison fut prête à me recevoir, Bendel vint me retrouver, et je continuai avec lui mon voyage.

La foule nous barra le chemin environ à une lieue de la ville, dans un endroit découvert. La voiture s’arrêta ; le son des cloches, le bruit du canon et celui d’une musique brillante et guerrière se firent entendre à la fois. Enfin, un vivat universel retentit dans les airs.

Alors une troupe de jeunes filles vêtues de blanc s’avança à la portière de la voiture ; la plupart étaient d’une grande beauté, mais l’une d’elles les éclipsait toutes, comme l’aurore fait pâlir les étoiles de la nuit. Elle s’avança la première en rougissant, et, fléchissant le genou, me présenta, sur un riche coussin, une couronne de laurier, de roses et d’olivier. Je ne compris pas le compliment qu’elle m’adressa en balbutiant ; je n’entendis que les mots d’amour, de respect, de majesté ; mais le son de sa voix fit tressaillir mon cœur. Je crus retrouver, tracés dans ma mémoire, les traits déjà connus de cette figure céleste. Cependant le chœur des jeunes filles entonna les louanges d’un bon roi, et chanta le bonheur de ses peuples.

Remarque, cher ami, que cette rencontre avait lieu en plein soleil, et moi, privé de mon ombre, je ne pouvais me précipiter hors de cette prison roulante où j’étais enfermé ; je ne pouvais tomber à mon tour aux genoux de cette angélique créature ; oh ! que n’aurais-je point en cet instant donné pour avoir mon ombre ! il me fallut cacher dans le fond de mon carrosse ma honte et mon désespoir. Bendel prit enfin le parti d’agir en mon nom ; il descendit, et, comme interprète de son maître, déclara que je ne devais ni ne voulais accepter de tels témoignages de respect, qui ne pouvaient m’être adressés que par une méprise ; mais que cependant je remerciais les habitants de la ville de leur obligeant accueil. Je tirai de mon écrin, qui était à ma portée, un riche diadème de diamants, destiné naguères à parer le front de la belle Fanny, et le remis à mon orateur. Il prit sur le coussin la couronne qui m’était présentée, posa le diadème à la place, offrit la main à la jeune personne, l’aida à se relever, et la reconduisit vers ses compagnes. Il congédia d’un geste de protection le clergé, les magistrats et les députations des différents corps ; ordonna à la foule d’ouvrir le passage, et remonta lestement dans la voiture, qui partit au grand galop des chevaux. Nous entrâmes dans la ville en passant sous un arc de triomphe qu’on avait élevé à la hâte et décoré de fleurs et de branches de laurier. Cependant le canon ne cessait de tonner. La voiture s’arrêta devant mon hôtel. J’y entrai avec précipitation, obligé, pour gagner ma porte, de fendre les flots de la foule, que la curiosité et le désir de voir ma personne avaient rassemblée à l’entour. Le peuple criait vivat sous mes fenêtres, et j’en fis pleuvoir des ducats. Enfin, le soir, la ville fut spontanément illuminée.

Je ne savais encore ce que tout cela signifiait, ni pour qui on me prenait ; j’envoyai Rascal aux informations. On lui raconta comment on avait eu la nouvelle certaine que le roi de Prusse voyageait dans le pays sous le simple titre de comte ; comment mon chambellan s’était trahi et m’avait fait découvrir ; et, enfin, quelle avait été la joie publique à la certitude de me posséder dans ces murs.

Maintenant que l’on voyait quel strict incognito je voulais garder, on se désolait d’avoir si indiscrètement soulevé le voile dont je m’enveloppais. Cependant, ma colère avait été mêlée de tant de marques de clémence et de grâce, que l’on espérait que je voudrais bien pardonner aux habitants en faveur de leur bonne intention.

La chose parut si plaisante à mon coquin, que, par ses discours insidieux et ses graves remontrances, il fit tout ce qui dépendait de lui pour affermir ces bonnes gens dans leur opinion. Il me rapporta ces nouvelles avec beaucoup de gaîté, et voyant qu’il me divertissait, il alla jusqu’à se vanter de son espièglerie. Faut-il l’avouer ? j’étais en secret flatté des honneurs que je recevais, bien que je susse qu’ils s’adressaient à un autre.

J’ordonnai de préparer pour le lendemain au soir, sous les arbres qui ornaient la place où donnaient mes fenêtres, une fête, à laquelle je fis inviter toute la ville. La vertu secrète de ma bourse, l’activité de Bendel, l’adresse inventive de l’ingénieux Rascal, levèrent tous les obstacles, et triomphèrent de la brièveté du temps. Tout s’arrangea avec un ordre et une précision admirables. Magnificence, délicatesse, profusion, rien ne manqua. L’illumination brillante était disposée avec tant d’art, que je n’avais rien à craindre ; je n’eus, en un mot, que des louanges à donner à mes serviteurs.

À l’heure indiquée, tout le monde arriva, et chaque personne me fut présentée. Le mot de Majesté ne fut plus prononcé, mais chacun me salua avec le plus profond respect sous le nom de comte. Que pouvais-je faire ? J’acceptai le titre, et me laissai nommer le comte Pierre. Cependant, au milieu de cette foule empressée et joyeuse, mon âme ne soupirait qu’après un seul objet. Elle parut enfin, bien tard au gré de mon impatience, celle qui, digne de la couronne, en portait sur son front le simulacre — le diadème que Bendel avait échangé contre l’offrande de cette bonne ville. Elle suivait modestement ses parents, et semblait seule ignorer qu’elle était la plus belle. On me nomma M. l’inspecteur des forêts, Madame son épouse et Mademoiselle sa fille. Je réussis à dire mille choses agréables et obligeantes aux parents, mais je restai devant leur fille muet et déconcerté, comme l’enfant qui vient d’être pris en faute ; enfin je la suppliai, en balbutiant, d’honorer cette fête en y acceptant le rang dû à ses grâces et à sa beauté. Elle sembla, d’un coup d’œil expressif et touchant, réclamer mon indulgence ; mais aussi timide qu’elle-même, je ne pus que lui offrir en hésitant mes hommages comme à la reine de la fête. La beauté de mon choix réunit facilement tous les suffrages ; on adora en elle la faveur et l’innocence, qui a bien aussi sa majesté. Les heureux parents de Mina s’attribuaient les respects que l’on rendait à leur fille. Quant à moi, j’étais dans une ivresse difficile à décrire. Sur la fin du repas, je fis apporter dans deux bassins couverts toutes les perles, tous les bijoux, tous les diamants dont j’avais autrefois fait emplette pour me débarrasser d’une partie de mon or, et je les fis distribuer, au nom de la reine, à toutes ses compagnes et à toutes les dames. Cependant, du haut des différents buffets élevés derrière les tables, on jetait sans interruption des pièces d’or au peuple rassemblé sur la place.

Bendel, le lendemain matin, me prévint en confidence que les soupçons qu’il avait conçus depuis long-temps sur la fidélité de Rascal s’étaient enfin changés en certitude ? — « Hier, pendant la fête, me dit-il, je l’ai vu détourner et s’approprier plusieurs sacs pleins d’or. » — « N’envions point, lui répondis-je, à ce pauvre diable, le chétif butin qu’il a pu faire. J’en enrichis bien d’autres, pourquoi celui-là ne tirerait-il pas parti de la circonstance ? Il m’a bien servi hier, ainsi que les gens que tu as nouvellement attachés à mon service ; ils ont tous contribué à ma joie, il est juste qu’ils y trouvent leur profit. »

Il n’en fut plus question. Rascal resta le premier de mes domestiques, car Bendel était mon confident et mon ami. Celui-ci s’était accoutumé à regarder mes richesses comme inépuisables, sans jamais s’enquérir quelle en pouvait être la source. Se conformant à mes caprices, il m’aidait à inventer des occasions de faire parade de mes trésors et de les prodiguer. Quant à l’inconnu, il savait seulement que je croyais ne pouvoir attendre que de lui la fin de mon opprobre. Il me voyait en même temps redouter cet être énigmatique en qui je mettais ma dernière espérance, et persuadé de l’inutilité de toute perquisition, me résigner à attendre le jour que lui-même m’avait fixé pour une entrevue.

La magnificence de ma fête et la manière dont j’avais représenté confirmèrent d’abord les habitants de la ville dans leur prévention. Cependant, les gazettes ayant démenti le bruit du prétendu voyage de S. M. Prussienne, les conjectures se tournèrent d’un autre côté. Il fallait absolument que je fusse roi, et l’une des plus riches et des plus royales majestés qui eussent jamais existé. Seulement on se demandait quel pouvait être mon empire. Le monde n’a jamais eu, que je sache, à se plaindre de la disette de monarques, et moins de nos jours que jamais. Ces bonnes gens, qui cependant n’en avaient encore vu aucun de leurs yeux, devinaient l’énigme avec autant de bonheur les uns que les autres. J’étais tantôt un souverain du Nord ; tantôt un potentat du Midi. Et, en attendant, le comte Pierre restait toujours le comte Pierre.

Un jour il arriva aux bains un négociant qui avait fait banqueroute pour s’enrichir ; il jouissait de la considération générale, et réfléchissait devant lui une ombre passablement large, quoique un peu pâle. Il venait dans ce lieu pour dépenser avec honneur les biens qu’il avait amassés. Il lui prit envie de rivaliser avec moi et de chercher à m’éclipser ; mais, grâce à ma bourse, je menai d’une telle façon le pauvre diable, que, pour sauver son crédit et sa réputation, il lui fallut manquer derechef, et repasser les montagnes ; ainsi j’en fus débarrassé. — Oh ! que de vauriens et de fainéants j’ai faits dans ce pays !

Au milieu du faste vraiment royal qui m’environnait, et des profusions immenses de tous genres par lesquelles je me soumettais tout, je vivais dans l’intérieur de ma maison très solitaire et très retiré ; je m’étais fait une règle de la plus exacte circonspection : personne, excepté Bendel, n’entrait sous aucun prétexte que ce fût dans la chambre que j’habitais. Je m’y tenais, tant que le soleil éclairait l’horizon, exactement renfermé avec mon confident, et l’on disait que le comte travaillait dans son cabinet ; on supposait que les nombreux courriers que j’expédiais pour les moindres futilités étaient porteurs des résultats de ce travail. Je ne recevais que le soir, dans mes salons ou dans mes jardins illuminés avec éclat, mais toujours avec prudence, par les soins de Bendel, et toujours surveillé par ses yeux d’Argus ; je ne sortais que pour suivre la jolie Mina au jardin de l’inspecteur des forêts, car mon amour faisait le seul charme de ma vie.

Oh ! mon cher Adelbert ! j’espère que tu n’as pas encore oublié ce que c’est que l’amour ! Je te laisserai ici une grande lacune à remplir. Mina était en effet une bonne, une aimable enfant ; j’avais enchaîné toutes les puissances de son être. Elle se demandait, dans son humilité, comment elle avait pu mériter que je jetasse les yeux sur elle. Elle me rendait amour pour amour ; elle m’aimait avec toute l’énergie d’un cœur innocent et neuf. Elle m’aimait, comme les femmes savent aimer : s’ignorant, se sacrifiant elle-même, sans savoir ce que c’est qu’un sacrifice, ne songeant qu’à l’objet aimé, ne vivant qu’en lui, que pour lui : oui, j’étais aimé !

Et moi cependant, oh ! quelles heures terribles, heures pourtant que rappellent mes regrets, j’ai passées dans les larmes, entre les bras de Bendel, depuis que, revenu d’une première ivresse, je fus rentré dans moi-même ! Moi, dont le barbare égoïsme, du sein de mon ignominie, abusait, trahissait, entraînait après moi dans le précipice cette âme pure et angélique. Alors je prenais la résolution de m’accuser moi-même devant elle ; ou soudain je faisais le serment de m’arracher de ces lieux, de fuir pour jamais sa présence ; puis, je répandais de nouveaux torrents de larmes, et je finissais par concerter avec Bendel les moyens de la revoir le soir même dans le jardin de son père.

D’autres fois je cherchais à me flatter de l’espérance de la visite prochaine de l’homme en habit gris ; mais mes larmes coulaient de nouveau, lorsque en vain j’avais essayé de me repaître de chimères. J’avais sans cesse devant les yeux le jour qu’il avait fixé pour me revoir, jour aussi redouté qu’impatiemment attendu. Il avait dit : d’aujourd’hui en un an, et j’ajoutais foi à sa parole.

Les parents de Mina étaient de bonnes gens, qui, sur le retour de l’âge, n’avaient d’autre affection que le tendre amour qu’ils portaient à leur fille unique. Notre amour les surprit avant qu’ils s’en fussent avisés, et, dominés par les événements, ils ne savaient à quoi se résoudre. Il ne leur était pas d’abord venu dans l’esprit que le comte Pierre pût jeter les yeux sur leur enfant ; et voilà qu’il l’aimait et qu’il en était aimé. La vanité de la mère allait jusqu’à se bercer de la possibilité d’une alliance, dont elle cherchait même à aplanir les voies ; mais le bon sens du père se refusait à une aussi folle ambition. Tous deux cependant étaient également convaincus de la pureté de mes sentiments ; ils ne pouvaient que prier Dieu pour le bonheur de leur fille.

Une lettre de Mina, écrite dans ce temps, me tombe en ce moment sous la main. Oui, c’est son écriture ! je vais te la transcrire.

« J’ai de bien folles pensées. Je m’imagine que mon ami, parce que j’ai pour lui beaucoup d’amour, pourrait craindre de m’affliger. Tu es si bon, si incomparablement bon ! Entends-moi bien : il ne faut pas que tu me fasses aucun sacrifice ; il ne faut pas que tu veuilles m’en faire aucun. Mon Dieu, si je le croyais, je pourrais me haïr. Non, tu m’as rendue infiniment heureuse, tu t’es fait aimer. Pars. Je n’ignore pas mon destin. Le comte Pierre ne saurait m’appartenir ! il appartient au monde entier. Avec quel orgueil j’entendrai dire : Voilà où il a passé ; voilà ce qu’il a fait ; voilà ce qu’on lui doit ; là, on a béni son nom, et là on l’a adoré. Quand j’y songe, je pourrais t’en vouloir d’oublier tes grandes destinées auprès d’une pauvre enfant. Pars, mon ami, ou cette pensée détruira mon bonheur, moi qui suis par toi si heureuse. N’ai-je pas orné ta vie d’un bouton de rose comme j’en avais mêlé dans la couronne que je t’offris. Ne crains pas de me quitter, ô mon ami, je te possède tout entier dans mon cœur. Je mourrai, je mourrai heureuse, oui, au comble du bonheur, par toi, pour toi. »

Je te laisse à penser combien ces lignes me déchirèrent le cœur. Je lui déclarai un jour que je n’étais nullement ce que l’on semblait me croire ; que je n’étais qu’un particulier riche, mais infiniment misérable ; que je lui faisais un mystère de la malédiction qui pesait sur ma tête, parce que je n’étais pas encore sans espérance de la voir finir ; mais que ce qui empoisonnait la félicité de mes jours, c’était l’appréhension d’entraîner après moi dans l’abîme celle qui était, à mes yeux, l’ange consolateur de ma destinée. Elle pleurait de me voir malheureux. Loin de reculer devant les sacrifices de l’amour, elle eût volontiers donné toute son existence pour racheter une seule de mes larmes.

Mina interpréta autrement ces paroles ; elle me supposa quelque illustre proscrit dont la fureur des partis poursuivait la tête, et son imagination ne cessait d’entourer son ami d’images héroïques.

Un jour, je lui dis : « Mina, le dernier jour du mois prochain décidera de mon sort ; mais si l’espérance m’abuse, je ne veux point ton malheur ; il ne me restera qu’à mourir. » À ces mots, elle cacha son visage dans mon sein. — « Si ton sort change, me dit-elle, laisse-moi seulement te savoir heureux. Je ne prétends point à toi ; mais si le malheur s’appesantit sur ta tête, attache-moi à ton destin, et laisse-moi t’aider à le supporter. »

— « Ô mon amie, quelles indiscrètes paroles se sont échappées de tes lèvres ! Rétracte ! rétracte ce vœu téméraire ! Connais-tu le destin que tu t’offres à partager, et l’anathème qui me flétrit ? Me connais-tu bien ? Sais-tu… ? Ne me vois-tu pas frémir et hésiter ? Ne me vois-tu pas, dans mon désespoir, entretenir un fatal secret entre toi et moi. » Elle tomba à mes pieds en sanglotant, et me répéta avec serment la même prière.

L’inspecteur entra, et je lui déclarai que mon intention était de faire la demande solennelle de la main de sa fille le premier jour du mois suivant. Je ne lui précisais ce temps, ajoutai-je, que parce que d’ici là certains événements pourraient beaucoup influer sur ma position, mais que mes sentiments pour sa fille étaient inaltérables.

Le bon homme parut confondu d’une telle proposition de la part du comte Pierre. L’amour paternel a aussi son orgueil. Ravi de la brillante destinée offerte à sa fille, il me sauta cordialement au cou ; puis, revenant de son émotion, il sembla confus de s’être un instant oublié. Cependant, au milieu de sa joie, il lui vint quelque scrupule. Il parla de sûretés pour l’avenir ; du sort qu’il devait chercher à régler en faveur de son enfant : le mot de dot enfin lui échappa. Je le remerciai de m’y avoir fait songer, et j’ajoutai que : désirant me fixer dans un pays où je paraissais aimé, pour y mener une vie retirée et libre, je le priais d’acheter, sous le nom de sa fille, les plus belles terres qui se trouveraient en vente dans les environs, et d’en assigner le paiement sur ma cassette. Je le laissais, lui dis-je, maître de tout, parce que dans cette occasion c’était à un père à servir un amant. Cette commission, dont il se chargea avec joie, ne fut pas pour lui sans peines, car un inconnu mettait partout l’enchère sur les biens sur lesquels il jetait les yeux ; aussi ne put-il en acquérir que pour environ la somme d’un million.

J’avoue que je n’étais pas fâché de lui procurer quelque occupation qui l’éloignât de nous. C’était une ruse que j’avais déjà employée plusieurs fois, car le bonhomme ne laissait pas que d’être un peu fatigant. Pour la mère, elle avait l’ouïe dure, et n’était pas, comme son mari, jalouse de l’honneur d’entretenir M. le comte. Ces heureux parents me pressèrent de prolonger avec eux la soirée. Il fallut me refuser à leurs instances. Nous étions au milieu du jardin, et déjà je voyais la clarté de la lune s’élever à l’horizon ; je n’avais pas une minute à perdre, mon temps était accompli.

Le lendemain je revins au même lieu. J’avais jeté mon manteau sur mes épaules et rabattu mon chapeau sur mes yeux ; je m’avançai vers Mina ; elle leva les yeux sur moi et tressaillit. À ce mouvement, je me rappelai cette nuit lugubre où, jadis, je m’étais exposé sans ombre aux rayons de la lune. En effet, c’était elle-même que j’avais vue cette nuit-là ; m’avait-elle aussi reconnu ? Elle était silencieuse et abattue ; ma poitrine était oppressée. Je me levai de mon siège ; elle se jeta sans rien dire dans mon sein et l’inonda de ses pleurs. Je m’éloignai.

Souvent, depuis lors, je la trouvai dans les larmes, et l’avenir s’obscurcit de plus en plus pour moi. Ses parents, cependant, étaient au comble du bonheur.

La veille du jour fatal arriva. À peine pouvais-je respirer. J’avais, par précaution, rempli d’or un assez grand nombre de caisses. J’attendais avec impatience la douzième heure. Elle sonna. Assis vis-à-vis de la pendule, l’œil fixé sur les aiguilles, chaque minute, chaque seconde que je comptais, était un coup de poignard. Je tressaillais au moindre bruit qui se faisait entendre. Le jour se leva, les heures se succédèrent lentement, comme si elles avaient eu des ailes de plomb ; la nuit survint. Onze heures sonnèrent. Les dernières minutes, les dernières secondes de la dernière heure s’écoulèrent ; personne ne parut. Voilà minuit !… Je compte, les uns après les autres, les douze coups de la cloche ; au dernier, mes larmes s’échappèrent comme un torrent, et je tombai à la renverse sur mon lit de douleurs. Je n’avais plus d’espérance, et je devais, à jamais sans ombre, demander le lendemain la main de ma maîtresse. Un sommeil plein d’angoisse me ferma les yeux vers le matin.