L’Homme et la Terre/IV/08

Librairie universelle (tome sixièmep. 225-311).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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La CULTURE

et la PROPRIÉTÉ
Le pouvoir des rois et des empereurs
est limité, celui de la richesse ne
l’est point.


CHAPITRE VIII


AVOIR DE L’HUMANITE EN FAUNE ET EN FLORE. — DOMESTICATION

PARCS NATIONAUX ET RÉSERVES. — ESPÈCES HUMANISÉES
PROPRIÉTÉ COMMUNE. — PARTAGES PÉRIODIQUES. — PROPRIÉTÉ PRIVÉE
GRANDE ET PETITE PROPRIÉTÉ
TERRE DONNÉE EN FIEFS OU EN CADEAUX. — FERMAGE ET MÉTAYAGE
AMÉLIORATIONS AGRICOLES. — LE SOL ET LA FINANCE

TABLEAU GÉNÉRAL DE LA PRODUCTION. — CHAOS ET MISÈRE

L’avoir que s’attribue l’humanité et que représentent les jardins et les champs en culture, les troupeaux des prairies et des alpages, enfin les animaux domestiques s’est accru, d’une manière générale, proportionnellement au nombre des bénéficiaires ; cependant il ne semble pas que, depuis l’époque préhistorique, les acquisitions de l’homme en espèces nouvelles d’essentielle utilité aient été très considérables. Lors des temps les plus anciens auxquels remontent les témoignages écrits, les découvertes fondamentales étaient faites, l’homme broyait le grain et pétrissait la pâte qui se change en vie ; il avait aussi des amis, des associés, des serviteurs parmi les animaux : son monde s’était infiniment agrandi par celui de la flore et de la faune vivantes. On peut même remonter dans les âges antérieurs à la faune actuelle pour y retrouver les indices de l’association faite de gré, de ruse ou de force entre l’homme et d’autres bêtes. Les découvertes faites dans une grotte voisine de la baie Ultima Speranza, au milieu des archipels magellaniques, ne laissent point de doute à cet égard. Il est certain qu’avant la dernière période glaciaire les troglodytes de l’Amérique Méridionale possédaient déjà un animal domestique le grypotherium domesticum, un édenté gravigrade, qui depuis longtemps a cessé d’exister : d’épaisses couches de fumier d’environ 2 mètres, couvrant un espace de 2 600 mètres carrés dans la grotte que ces animaux habitaient à côté des hommes, prouve qu’on les élevait en véritables troupeaux[1].

la grande grotte d’ultima speranza

Comme toute évolution, celle des relations de l’homme avec les autres espèces vivantes, végétales et animales, comporte certains reculs. La culture ne s’est pas enrichie, améliorée d’un mouvement égal et continu ; à certaines époques, elle s’est au contraire très appauvrie. Pour la domestication des animaux il est certain que l’humanité se trouve partiellement dans une voie régressive. Des espèces ont été détruites qui auraient pu devenir des aides précieux, et d’autres encore qui, pour le moins, contribuaient à la beauté et à la gaieté de notre planète ; maintenant on ne les connaît plus dans les vitrines de nos collections que par de rares spécimens, et par les descriptions et les gravures que de sagaces naturalistes ont consacré à la faune disparue. Des espèces encore, tel le kangourou, sont gravement menacées, et si elles venaient à périr, la perte serait irrémédiable. D’autre part, des animaux autrefois apprivoisés sont retournés de nos jours à la vie errante.

la chaine des andes, vue de la grotte d’ultima speranza


Ainsi les archéologues ont constaté d’une manière indubitable que les Egyptiens de l’ « Ancien Empire » comptaient dans leurs troupeaux d’animaux domestiques trois espèces d’antilopes, l’algazelle (A. leucoryx), la gazelle proprement dite (A. dorcas) et le defalla (A. ellipsiprymna) ; en outre un bas-relief signalé par Lepsius dans ses Denkmaeler, — représente parmi les troupeaux d’animaux domestiques recensés par les scribes une quatrième espèce d’antilope, le damalis senegalensis, aux cornes en forme de lyre. Le bouquetin bedden, capra sinaitica, que l’on rencontre encore en multitudes sauvages entre le Nil et la Mer Rouge, ainsi que dans le massif du Sinaï, avait été également apprivoisé[2]. Mais dès le « Moyen Empire » l’algazelle était la seule de ces antilopes ou chèvres qui fût restée domestique, et, après l’invasion des Hyksos, tous ces animaux, que les Egyptiens seuls entre les hommes avaient su associer à leur existence, étaient redevenus sauvages.

Avec les diverses espèces de chiens que possédaient les Egyptiens et dont ils faisaient l’éducation, ils avaient su dresser deux animaux rapprochés de la hyène, dans lesquels Hartmann a reconnu le chien hyénoïde, canis pichus[3], qui vit encore en Abyssinie mais que l’on n’utilise plus nulle part comme chasseur, quoiqu’il sache très bien se grouper en meute et poursuivre le gibier avec une rare méthode, même en plein jour. Les Egyptiens n’avaient pas eu grand peine à profiter de cet instinct si remarquable, le chien hyénoïde se reproduisant dans la domesticité. Quant au guépard (felis jubata), que les chasseurs de l’Egypte tenaient aussi dans leurs chenils, il sert encore aux Beni Mzab d’Algérie, les aidant à la poursuite des antilopes. A l’autre extrémité du continent, dans les brousses de l’Afrique Méridionale, l’insouciance extraordinaire des colons, de race hollandaise, française ou britannique, a détruit, en l’espace de deux siècles, peut-être encore plus d’espèces d’animaux que l’homme eût pu associer à son travail. Deux de ces bêtes superbes ont complètement disparu pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle : ce sont l’antilope blaaubok et le couagga. Ce dernier aurait été facile à conserver, car il s’apprivoisait en peu de temps quand on le capturait jeune : il se croisait avec la jument et ne subissait point comme la plupart des autres bêtes la redoutable contagion apportée par la mouche tsétsé. C’est par millions qu’on eût pu compter les couaggas si l’élevage en avait été tenté, et maintenant il n’en reste plus que des squelettes et des peaux dans une douzaine de musées[4].

L’éléphant, qui faisait la gloire des grands cortèges d’Afrique, il y a deux mille ans, comme de nos jours encore dans les Indes, était récemment retourné à l’état sauvage dans le continent noir. Au milieu du dix-neuvième siècle, l’espèce africaine n’était plus représentée par un seul animal apprivoisé : la race était revenue à la sauvagerie primitive, et ce qui en restait était menacé de disparition très prochaine. On a calculé qu’en Afrique la production de l’ivoire éléphantin est de 800 000 kilogrammes par an. Une faible part de cette substance précieuse se compose d’ « ivoire mort », provenant des cadavres trouvés dans les forêts, mais presque toute la récolte se compose « d’ivoire vivant »[5]. C’est-à-dire qu’en prenant une moyenne de 15 kilogrammes par défense, les chasseurs tuent au moins 40 000 éléphants par an, sans compter ceux qui, après avoir été blessés, s’en vont mourir au loin, dans la brousse[6]. Et pourtant, combien l’animal vivant représente-t-il une richesse supérieure, par sa force de travail et par son intelligence, à celle de l’animal mort ! Au lieu de ces chasses d’extermination, on pourrait facilement apprivoiser le gigantesque animal, comme jadis les Ethiopiens, les « plus sages des hommes », et les transformer en serviteurs, mieux, en alliés, dans le travail d’aménagement du sol africain. Les récits des historiens et les gravures des monnaies ne permettent pas de douter que l’éléphant domestique des armées d’Hannibal appartint vraiment à l’espèce qui parcourt aujourd’hui les forêts nilotiques. La dimension considérable des oreilles et la forme du front caractérisent nettement cette espèce. Mais la guerre fit périr l’industrie de l’apprivoisement, et c’est maintenant à la paix, à la douceur patiente des éducateurs qu’il incombe de recommencer le très grand œuvre, car c’est vraiment un des suprêmes triomphes de l’homme, d’avoir su élever certains animaux jusqu’à la société supérieure qui conçoit et pratique le beau. L’éléphant n’est-il pas devenu le dieu Ganesa, c’est-à-dire le symbole de la Sagesse, et, cela, grâce à l’homme qui en fit son compagnon ? Et ne peut-on en dire autant d’espèces également divinisées, telles que le chien et le chat, qui, tout en gardant — surtout le chat — une certaine indépendance et l’originalité du caractère, se sont incontestablement humanisés pour vivre de l’existence de l’homo sapiens par le regard, les désirs, les sentiments et les passions ?

L’œuvre de reconquête de l’éléphant africain, au point de vue économique et moral, s’accomplit lentement, mais elle s’accomplit. Un essai malheureux, fait en 1879, pour acclimater quatre éléphants indiens sur les bords du Tanganyika, avait découragé les tentatives ; mais, depuis, Bourdarie et d’autres voyageurs ont cité des exemples de nombreuses réussites. Dans le Congo français, sur les bords du Fernand Yaz, l’éléphant Fritz, élevé par des noirs Pahouins, est parfaitement dressé au transport de charges de 350 kilogrammes, et traîne des troncs d’arbres pesant une demi-tonne[7]. A Yaumdé, dans le Kamerun, l’Allemand von Lottner se fait suivre gentiment par des éléphants apprivoisés, aussi familiers que des chiens ; il a constaté l’existence, dans le district, de deux variétés distinctes, l’une à poil clair et à crâne pointu, l’autre plus sombre et à tête large ; cette dernière est plus sauvage et demande plus de patience de la part de l’éducateur.

Cl. J. Kuhn, Paris.
l’éléphant d’afrique au jardin zoologique de londres
Cl. J. Kuhn, Paris.
l’éléphant indien au jardin zoologique de londres

En Afrique, le plus grand des oiseaux, l’autruche, était menacée de disparition comme animal domestique ; elle ne se rencontrait guère que çà et là chez les nègres du Soudan, en quelques villages de la Tripolitaine, et principalement autour du lac Tzadé, avant les razzias des récentes guerres[8]. Le superbe volatile ne fut sauvé que grâce aux éleveurs du Cap de Bonne-Espérance, qui comprirent les avantages matériels de l’éducation, comparée à la chasse destructive. Dans les steppes de la Russie méridionale, des tentatives du même genre ont parfaitement réussi, malgré les froids rigoureux, tandis que, jusqu’à maintenant, la domestication de l’autruche sur le littoral trop humide de l’Algérie, en des jardins trop étroits, a été tout à fait infructueuse au point de vue industriel. C’est sur la vaste étendue des plateaux que parcouraient naguère les autruches sauvages, exterminées par le général Margueritte et ses compagnons de chasse, c’est dans la même région aux horizons immenses que l’on pourra, si on le désire sérieusement, et avec méthode, renouveler la race de l’autruche algérienne.

Et que dire des plus belles espèces d’oiseaux, les lophophores, et ces merveilleuses et fantastiques « lyres » volantes, que l’on croyait jadis ne pouvoir vivre que bercées par le vent et volant au soleil, vers le » paradis » ? Ces oiseaux incomparables n’avaient pu se développer dans l’Indonésie que grâce à l’absence des grands rapaces, mais l’homme, le rapace par excellence, remplace amplement les tigres et les renards. La mode féminine des chapeaux ornés de plumes, de crêtes d’oiseaux, qui prévaut depuis les dernières décades du dix-neuvième siècle, et que les mœurs démocratiques ont propagée jusque sur les coiffures des mendiantes, a eu pour résultat de faire naître une classe de commis-chasseurs voyageant de par le monde pour tuer les plus beaux volatiles et les dépouiller de leurs plumes : les maisons de commerce entrent en concurrence pour se procurer les plus adroits agents de cette œuvre funeste, qui se poursuit contre tout ce qu’il y a de plus beau, les flamants, les hérons, même contre les hirondelles, honorées d’âge en âge.

C’est de nos jours que disparait le flamant de l’Amérique du Nord. Depuis longtemps, on avait pensé que les individus rencontrés çà et là devaient provenir d’une colonie établie quelque part dans l’archipel des Bahamas. Le naturaliste Frank Chapman la chercha et finit par la découvrir en mai 1904. Usant de précautions extrêmes, il réussit à observer ces animaux admirables, les plus gros oiseaux à plumage brillant ; sans les inquiéter, il put noter leurs mœurs et prendre de nombreuses photographies ; mais si le savant avait pu se cacher de l’animal, il ne réussit pas à empêcher d’autres hommes de suivre sa trace et, dans les six mois qui suivirent son expédition, les flamants disparurent presque tous sous la dent du chasseur[9].

La chasse aux « aigrettes », bien plus que les gisements d’or, telle fut la raison des conflits diplomatiques suscités entre la Grande Bretagne, le Venezuela et le Brésil, à la fin du dix-neuvième siècle. On parlait solennellement du droit des gens de précédents historiques et de devoirs internationaux, mais il ne s’agissait, en réalité, que des bénéfices à retirer par les spéculateurs de tel ou tel pays sur la capture annuelle de deux ou trois cent mille aigrettes[10]. Cependant, il ne manque pas d’exemples de procédés moins barbares qu’il serait facile de suivre et qui auraient pour résultat de sauvegarder les espèces et d’en assurer le produit régulier.

Cl. J. Kuhn, Paris.
le castor au jardin zoologique de londres


Au Venezuela et dans les autres parties de l’Amérique méridionale et tempérée, au Maroc, dans la Mésopotamie, en Chine, les oiseaux à aigrette se laissent docilement apprivoiser ; des spéculateurs mêmes, moins pressés de tuer que leurs confrères, ont fait en grand et avec succès des expériences d’apprivoisement sur des centaines d’animaux. Leur exemple arrive-t-il à temps pour sauver les espèces menacées par la manie destructrice des officiers, des chasseurs et des femmes du monde ?

C’est par des raisons semblables que les animaux à fourrure sont devenus si rares ou même ont disparu complètement en tant de pays du nord. Si le castor n’a pas été encore entièrement détruit, il ne vit plus à L’état de « nations », comme à l’époque où les Européens pénétrèrent dans le pays. Au dix-septième siècle déjà, les chasseurs canadiens français firent de tels dégâts parmi les tribus de castors que les Indiens du Mississippi durent se concerter pour la protection des villages de castors : il fallait y laisser au moins six mâles et douze femelles[11]. Maintenant, le nom de Beaver se retrouve aux Etats-Unis aussi fréquemment dans les régions dépeuplées de castors que les noms de Bièvre en France, de Bever en Flandre et de Bieber en Allemagne. C’est à une époque toute récente que le castor a été heureusement sauvé d’une destruction complète dans l’Amérique du Nord, au moyen du parquage. Une ferme de la Géorgie, d’une superficie d’environ 450 hectares, contient quelques centaines de ces animaux, jeunes et vieux, qui disposent de l’eau d’un ruisseau abondant pour la construction de leurs réservoirs et auxquels on donne toute facilité pour le travail, mais chaque année on en tue un certain nombre pour la vente des fourrures[12]. Une île de la côte du Maine, Outer Ileron, près de Boolhbay, de même les îles Pribîlov des mers d’Alaska, sont utilisées comme enclos pour les renards noirs et « bleus », dont les peaux se vendent à Londres jusqu’à 1 000 et 1 250 fr.[13] La spéculation réussit, mais si les éleveurs règlent l’abatage de leur gibier, assurent au moins la durée, et même, par le choix judicieux des reproducteurs, la beauté de la race, là se bornent leurs soins. Ils ne font rien pour l’éducation de l’animal ; cependant les victimes désignées sont emportées en pleine mer : on les sacrifie loin du rivage, afin que les renards de l’île ne voient point les traces du sang et n’en sentent pas l’odeur.

Récemment, le couronnement du roi d’Angleterre, Edouard VII, aurait dû coûter la vie à 108 000 hermines pour les manteaux des pairs et des pairesses, si, pour la beauté correcte des fourrures, il n’y avait eu des accommodements avec les fournisseurs de la cour.

Les loutres marines ont cessé d’être connues des chasseurs. Vers 1876 déjà, elles avaient disparu des côtes de la Californie, mais on les rencontrait encore sur le littoral de l’Orégon, vers l’Alaska et les Aléoutiennes. Maintenant il n’en reste pas assez, même dans les parages septentrionaux, pour qu’on les chasse encore : l’industrie n’existe plus. Les rares loutres qui continuant l’espèce ont change de mœurs : elles ne viennent plus à terre pour se reposer, elles se
Cl. J. Kuhn, Paris.
une otarie du jardin zooloqique de londres
caressant son gardien.
réfugient sur des masses d’algues flottantes et vont pâturer sur les roches à fleur d’eau[14]. Mais les jalousies commerciales, les haines internationales ont trouvé moyen de se satisfaire aux dépens de telle espèce marine, les otaries, qu’il serait singulièrement facile de transformer en animal domestique. C’est ainsi qu’en 1896, un acte du Congrès nord-américain enjoint aux gardiens des îles Pribîlov la destruction presque totale des otaries (cailorhinus ursinus), qui viennent aborder dans l’Archipel pour y élever leurs familles. Triste exemple de l’inintelligence humaine ! Pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, la tuerie se faisait sans aucune méthode, Russes et Anglais exterminaient en masse. On ne voyait plus même que des animaux isolés dans les îles du Pacifique septentrional, lorsque des fermiers américains eurent l’idée d’aménager les îles Pribîlov comme de grands parcs à bétail marin. En 1890, on n’y comptait pas moins de cinq millions de phoques, dont cent mille, soit environ les deux tiers de la production du monde entier, devaient être abattus chaque année au bénéfice de la compagnie d’adjudication. Puis est venue la lutte entre fermiers et pirates, lutte à laquelle a succédé l’extermination légale, destinée à mettre un terme aux disputes fréquentes qui éclatent entre les concessionnaires officiels et les chasseurs interlopes. Quand il ne restera plus que de rares survivants, peut-être regrettera-t-on de ne point avoir apprivoisé le doux animal.

Cl. J. Kuhn, Paris.
bison de l’Amérique du nord (Bonassus americanus)

Sur le continent voisin, dans l’Amérique du nord, la bête de chasse le plus fréquemment citée fut le bison, dont la chair entretenait tant de tribus indiennes avant que les blancs, saisis de la frénésie du meurtre, se fussent mis à tout exterminer devant eux. Encore au milieu du dix-huitième siècle, les bisons parcouraient les forêts et les savanes dans le « Pied-mont » oriental des Alleghanies[15], et même une colonie de huguenots français, à Manikintown, dans la vallée supérieure du James-River, avait domestiqué l’animal, sinon pour l’agriculture, au moins pour la production de la viande et du lait. C’est le bison qui a frayé toutes les routes conduisant de l’Océan atlantique vers le Far West, en traversant montagnes et vallées suivant les lignes de moindre fatigue ; l’homme n’a fait que suivre les traces de l’animal, remplacées bientôt par celles de ses bêtes de somme, et maintenant par ses voies ferrées.

Maintenant, il n’y a plus de bison libre dans le Cis-Mississippi et l’on compte ceux qui existent au delà du grand fleuve. En 1900, le nombre de bisons américains se maintenait, il est vrai, mais non pas en des conditions de liberté : l’augmentation des animaux ne se faisait que dans des réserves tandis qu’il y avait diminution dans les plaines herbeuses[16].

Cl. J Kuhn, Paris.
zébu de Madagascar (Bibos radicus)

Cependant, dans l’Amérique canadienne, près du Fort Résolution, au bord du grand lac de l’Esclave, le bison continue de prospérer[17]; il reste en cet endroit une réserve naturelle contenant trois troupeaux de cinq cents têtes que les agents de la Puissance promettent de défendre contre les chasseurs ; la race de ces bisons est, du reste, d’un type plus long et plus épais que celle des plaines mississippiennes.

Le bison des États-Unis, désormais parqué, vivra peut-être, mais il est à craindre que le bison d’Europe succombe, car le troupeau de la forêt lithuanienne de Bela Veja, qu’il est défendu de chasser, diminue graduellement en force numérique depuis le milieu du siècle : on y comptait environ 1 900 bêtes en 1856 ; quarante ans après, elles n’étaient plus que 600, car si l’on prend soin de les nourrir pendant l’hiver, en leur ouvrant des granges pleines de foin, on n’a encore pu les protéger contre les loups ; en outre, d’après quelques naturalistes, la décroissance de la race serait due à la consanguinité, et il y aurait urgence de les croiser avec des bisons qui se trouvent encore dans le Caucase[18] et les autres représentants de la race conservés çà et là en des forêts privées. On désigne souvent le bison de Lithuanie par le nom d’auroch, c’est une erreur : il y a peut-être trois siècles que ce dernier animal a cessé d’exister comme le cerf megaceros et tant d’autres animaux des temps préhistoriques.

Si l’homme ne revient pas à la bonté, le caribou du Grand Nord, ou renne du Canada, partagera le sort du bison dans un avenir prochain. Indiens et Esquimaux, de même que les rares voyageurs blancs qui pénètrent dans les solitudes canadiennes, au nord du lac de l’Esclave, tuent chaque année des milliers de caribous, soit pour leur chair, soit seulement pour les langues, morceau de choix. La chasse s’en fait donc uniquement pour le « plaisir ». Certains territoires où ils étaient naguère fort nombreux en sont maintenant tout à fait dépeuplés[19].

Il existe bien d’autres espèces que l’homme a appris à utiliser, mais la plupart sont des auxiliaires de la chasse et de la pêche, et participent à cette œuvre de destruction où l’homme est si expert ; tels sont le furet, la loutre, l’épervier, le faucon, le cormoran, l’once, la panthère, le lion même. D’autre part, en dehors de nos basses cours et de nos parcs, de nos fermes et de nos volières, l’agriculteur a domestiqué le lama, la vigogne, le renne, le dromadaire, le chameau des terres africaines et asiatiques ; celui-ci est également acclimaté en Australie où, l’élevage n’ayant pas été abandonné au hasard, on a des individus de beaucoup supérieurs à ceux de l’Inde par la taille, la force, la résistance[20] ; le rhinocéros est apprivoisé dans les monts Garro où on le fait paître en troupeaux ; çà et là le tapir rend des services à l’homme ; des bœufs musqués ont été transportés du nord du Groenland à la Suède boréale pour être employés au travail des champs.

Cl. J. Kuhn, Paris.
cerf wapiti (Cervus canadensis).

Du reste, quelle espèce n’a pas des facultés sociables que l’on pourrait considérablement développer avec un peu de sagacité et de bienveillance, et qui, par la suite, ne demanderait qu’à nous aider : moineaux de nos jardins publics, serpents de l’Inde, pythons du Dahomey, écureuils, souris, marmottes, araignées, perroquets, carpes, toutes ces bêtes se rapprochent de nous dès que nous leur faisons la moindre avance. Et notre cousin le singe, encore tout au plus considéré comme objet de curiosité ! On peut se demander parfois si l’animal ne s’est pas plutôt domestiqué l’homme que celui-ci n’a asservi la bête. Les procédés tyranniques des chiens et des chats sont bien connus, mais le manège du coucou indicateur de l’Afrique méridionale, conduisant l’indigène vers la ruche de miel sauvage et sachant qu’il en aura sa part, est un exemple meilleur. Cette coutume est niée comme fut mise en doute toute histoire d’animal supposant en lui une dose d’intelligence tout à fait comparable à la nôtre — et une dose de bonté supérieure — et pourtant elle n’en est pas moins absolument digne de foi, ainsi que les nombreux faits qui montrent les progrès intellectuels dans le monde des animaux, tels les perfectionnements graduels dans les nids du martin-pêcheur, de l’hirondelle, du grèbe, du citelle gâche-pot[21], de la mouette, tel l’emploi du levier par le singe et par l’éléphant. Les chercheurs qui ont pénétré dans le monde animal en rapportent des merveilles[22].

L’association de l’homme et de l’animal n’est qu’un cas particulier des associations animales. Le coucou indicateur se comporte envers le rattel, quadrupède de la famille de l’ours, exactement comme envers le Hottentot, et l’animal comprend l’appel de l’oiseau tout aussi bien que le Hottentot peut le faire. Sur les côtes du Pérou, on a constaté qu’un certain volatile perche sur le dos de la tortue qui flotte et qu’à l’approche d’un bateau l’oiseau ne manque pas, avant de s’envoler, de donner quelques coups de bec sur la carapace de l’animal sommeillant. Il n’est pas nécessaire que chacun des participants retire quelque profit de leur coopération, il peut y avoir affection non partagée ; on rencontre souvent dans les Cordillières des troupeaux de mules dont le chef de file est un cheval hongre : c’est un moyen qu’emploient les conducteurs pour empêcher leurs bêtes de se disperser, car toutes prennent bientôt pour le cheval, surnommé la « madrina », la marraine, un tel attachement qu’elles ne peuvent souffrir d’en être longtemps séparées[23].

En somme, ce que l’homme a introduit de neuf dans le monde animal ce sont les croisements de races. C’est à lui que sont dus de nombreux gallinacés, léporides, hermione, bardot et mulet. Qu’un être hybride possède plus de raisonnement, de mémoire, d’endurance, d’affection et de longueur de vie que chacun des deux parents, semble indiquer que l’art a été plus fort que la nature (Darwin).

En 1900, les puissances européennes se sont mises d’accord pour empêcher la destruction des grosses bêtes d’Afrique, du moins pour en régler la chasse. En vertu de leur traité, il a été convenu que, dans la région centrale du continent, la poursuite des lions, léopards, hyènes, babouins, serpents venimeux et pythons restera provisoirement permise, tandis que celle du vautour, du secrétaire, du hibou et autres oiseaux utiles sera strictement interdite ; de même la girafe, le gorille, le chimpanzé, l’âne sauvage, l’élan, en danger d’extermination complète, doivent être protégés : quant à l’éléphant, au rhinocéros, à l’hippopotame, au zèbre, au buffle, la chasse des jeunes et des mères accompagnées de leurs petits n’en est pas autorisée.

N° 559. — Parc national de Yellowstone.


On le voit, cette convention n’est pas de nature à constituer de véritables réserves interdites à la férocité des chasseurs. Il eût été bien autrement efficace de délimiter nettement une contrée qui fût absolument close aux bûcherons, aussi bien qu’aux tueurs de bêtes et d’hommes, si ce n’est en cas de défense personnelle.

A cet égard, les prescriptions stipulées pour le parc de Yellowstone ou « Parc National » aux États-Unis eussent été le modèle à suivre. « Aucune violence ne doit être faite contre oiseau ou autre animal, aucun coup de hache ne doit être porté contre arbre de la forêt primitive, et les eaux doivent continuer de couler non polluées par moulin ou par mine. Tout doit rester en l’état pour témoigner ce qu’était le Far West avant l’arrivée de l’homme blanc ». On peut se demander si toutefois les hôtels avec leur outillage et leurs dépendances de toute nature n’entraînent pas peu à peu la violation de ces engagements. On a les mêmes craintes pour tous les « parcs » de ce genre établis dans le voisinage des grandes cités et des régions surpeuplées. Dans le New-Hampshire, un naturaliste a délimité en pleine région montagneuse une fort belle forêt de 17 000 hectares, où l’on a lâché 74 bisons, 1 500 élans et près de 2 000 autres cervidés d’espèces diverses, toutes bêtes sauvages qui ont trouvé là un milieu qui leur convient, et qui s’y multiplient. Les monts Adirondak de New-York ont aussi leurs réserves et chacun des États du Nord demande d’avoir les siennes[24]. Le même courant d’idées se fait jour en Australie et en Nouvelle-Zélande. Evidemment, l’aspect et le peuplement de ces divers parcs nationaux dépendra du goût sincère des habitants pour la nature et de la science de leurs zoologistes. En Afrique, on a constaté que la « réserve » établie par les Anglais sur la rive gauche du Chiré n’a point eu pour résultat de ramener l’éléphant dans la région d’où la chasse l’avait contraint de fuir. Les bêtes féroces, notamment les lions et leur gibier, se sont accrues dans le parc rhodésien mais l’éléphant n’a pas confiance[25] : peut-être craint-il une nouvelle ruse de l’homme, son ennemi par excellence.

Outre les animaux de chasse ou d’utilisation sur lesquels s’exerce l’influence de l’homme en divers sens, mais surtout dans le sens de la destruction, de très nombreuses espèces subissent indirectement cette influence. On ne saurait éviter l’élimination des multitudes par l’établissement des colonies, le défrichement, la culture des champs, la construction des routes et des usines. Si, dans nos pays d’Europe, les musées contiennent beaucoup d’espèces d’oiseaux migrateurs ou sédentaires qui ont complètement disparu pendant le dix-neuvième siècle[26] par suite de la frénésie des chasseurs, l’Amérique du Nord a perdu certains oiseaux par le simple fait de la colonisation humaine. Telle espèce, notamment l’ectopistes migratoides, était autrefois assez puissante en nombre pour que son vol obscurcît le soleil pendant des heures entières. Audubon, qui nous a laissé de ces passages d’oiseaux de saisissantes descriptions, visita dans le Kentucky une colonie de pigeons migrateurs qui s’étendait sur plus de 60 kilomètres et sur une largeur moyenne d’environ 5 kilomètres[27].

Cl. J. Kuhn, Paris.
terrasses au pays des geysers, parc de yellowstone

Le naturaliste, agronome ou médecin, agrandit chaque jour le cercle de ses études ; il cherche à poursuivre sur la face de la Terre l’action de l’homme dans la propagation, la diminution ou la disparition des insectes, des vers et des bactéries qui portent les maladies, les pestes ou les contre-poisons ; il entre, de plus en plus, dans le monde des infiniment petits. En pareille matière, on doit se borner à citer des exemples. C’est ainsi qu’on a pu calculer exactement le temps qu’a mis le fléau de la nigua ou « chique », sarcophyila ou pulex penetrans, pour traverser le continent d’Afrique, portée par les hommes dans leurs ulcères. On dit que le redoutable insecte atteignit la côte occidentale au port d’Ambriz, dans un sac de lest apporté par un navire brésilien. En 1885, la nigua avait déjà gagné le bassin intérieur du Congo au Stanley-Pool. En 1892, elle était arrivée au Nyanza et sévissait d’une manière si terrible dans l’Usinja et l’Urundi que des villages entiers furent dépeuplés. De là, l’insecte fut importé aux rives du Tanganyika par la route des caravanes et, en 1897, on le trouvait dans les villes de la côte orientale, à Bagamoyo et Pangani. Enfin, en 1898, l’île de Zanzibar avait aussi ses malheureux claudicants portant des chiques sous les ongles des pieds. On s’attend à ce que la redoutable bestiole franchisse bientôt l’Océan Indien pour se répandre dans tous les pays de la zone tropicale[28]. L’homme a pu longtemps se croire impuissant devant les dangers de cette nature, et cette impuissance même était une des causes pour lesquelles il invoquait un sauveur providentiel. Mais la science lui fournit maintenant les moyens de lutter. Il apprend à s’immuniser, à préserver son bétail contre toutes les pertes microbiennes ; il modifie même l’aspect de la nature pour empêcher la naissance et la propagation de certaines espèces. Les hygiénistes ne nous font-ils pas espérer que les terribles anophèles, porteuses des fièvres paludéennes, cesseront de décimer les populations humaines, grâce aux plantations d’arbres appropriées, au traitement chimique des mares, à la construction plus savante des demeures et à la forme des vêtements ?

Encore chasseur et carnivore, l’homme ne se pose guère le problème de ses devoirs envers le monde animal ; toutefois ses rapports plus étroits avec les bêtes qui travaillent pour lui font naître des questions morales très pressantes. Tout ce monde d’ouvriers quadrupèdes qui apportent leur concours généralement très volontaire aux entreprises de leur maître, constitue, dit Clemenceau, un « cinquième État »[29] fort semblable au quatrième, si ce n’est pourtant qu’il se trouve plus dans la situation de l’esclave des temps anciens que dans celle du salarié moderne. Et, chose lamentable, il se trouve toujours un esclave pour discipliner les esclaves, un homme du « bas » peuple pour se venger sur plus bas que lui ; un opprimé, lui-même fils de salarié lésé dans ses droits, se fait, pour le compte d’un maître, le bourreau de l’animal ; c’est un valet de ferme qui apprend à cingler de « quarante-deux manières » la peau de la bête rétive ; c’est le caravanier qui entretient avec soin la plaie de l’âne ou du mulet afin d’y planter le dard de l’aiguillon. Que de cités, sans être le « paradis » de personne, sont pourtant l’ « enfer des chevaux » !

N° 560. — Extension de la mouche tsétsé.

La mouche tsétsé — Glossina morsilans, G. fusca, G. palpalis et peut-être d’autres genres encore — est le principal agent de transmission aux animaux de la nagana et aux hommes de la maladie du sommeil, caractérisées toutes deux par la présence dans le sang d’un infusoir trypanosomo. La mouche tsétsé est localisée en certains endroits dont les conditions ne sont point encore élucidées ; on a constaté pourtant qu’elle était absente des territoires cultivés ; son domaine s’étend avec l’activité du trafic.

Carte dressée d’après les renseignements donnés par M. Sevrin, du Muséum de Bruxelles.

Là où le sentiment de cordialité naturelle entre compagnons de labeur et la puissance de l’opinion publique protègent l’animal domestique, lui assurent un bon traitement, un soigneux entretien, c’est un des spectacles les plus charmants que celui de l’œuvre commune où bipède et quadrupèdes, animés d’une même volonté, poussent d’un même effort. Un bel attelage de chevaux aux houppes flottantes, aux grelots sonores ; des bœufs au pas mesuré entre lesquels la main de l’homme tient le soc tranchant ; les vaillants chiens de Bruxelles qui aboient de bonheur quand la voiture pleine de jarres s’ébranle au-dessus de leurs têtes, est-il spectacle humain qui donne mieux l’idée d’un sentiment de solidarité dans une œuvre considérée comme un devoir ? La probité de la conscience pourrait-elle dépasser chez l’homme ce qu’elle est dans ces nobles animaux ? Et que de fois l’homme brute s’arroge-t-il sur la bête le droit de vie et de mort ? que de fois la bonne ou mauvaise destinée de l’animal domestique dépend absolument du hasard, des caprices du maître, de la bonne nature ou de la férocité de celui qui lui prend son labeur ? Il est vrai que, dans la plupart des pays dits « civilisés », se sont formées des « sociétés de protection des animaux », desquelles il ne faut point médire et qui font certes une grande part de bien, proportionnelle à l’initiative individuelle de bonté, à la passion de sympathie qu’apporteront à cette œuvre les citoyens eux-mêmes, car les lois appelées à leur aide par les amis des animaux n’ont de valeur que grâce au concours de l’opinion et ne sont effectivement sanctionnées que dans les pays comme l’Angleterre où l’homme aime réellement ses frères non doués de la parole. Comment les lois pourraient-elles fournir aux animaux domestiques une protection efficace puisqu’elles livrent les hommes aux caprices les uns des autres ? Du moins parmi les humains, les oppressés peuvent-ils résister à la ligue des oppresseurs, et, par la solidarité dans la révolte, par l’association dans les efforts, ont-ils déjà remporté mainte victoire ; mais que peuvent les animaux ? Ils ne se mettent point en grève et on ne saurait attendre l’amélioration de leur sort que de l’accroissement graduel de l’intelligence et de la bonté chez leurs éleveurs et maîtres.

Or, on peut se demander si, d’une façon générale, l’élève des animaux domestiques s’est faite d’une manière utile pour le développement de chaque espèce. Jusqu’à nos jours, on doit le dire, l’homme civilisé n’a guère apprivoisé l’animal qu’à son profit égoïste ; il n’a vu en lui que les qualités ou les produits qui peuvent être de quelque utilité à sa propre personne, à sa fortune ou à sa race. De même qu’il tuait l’homme ennemi, de même il se débarrassait de la bête gênante ; comme il avait l’habitude d’asservir le semblable dont le travail pouvait lui profiter, il chargeait de son fardeau l’animal docile en lui faisant accomplir son travail. Dirigé par cette morale purement personnelle, l’éducateur de la bête apprivoisée, puis domestiquée, l’a très souvent amoindrie de toute façon, affaiblie, enlaidie, avilie physiquement, rendue même tout à fait impropre à se maintenir par ses forces physiques isolées dans sa lutte pour l’existence ; il l’entretient dans une vie dont toutes les conditions sont artificielles : qu’il suffise de rappeler le hideux spectacle de ces masses de chair, à peine capables de se mouvoir, porcs primés dans les concours agricoles.

Cl. Vanderheuvel.
un attelage de chien à bruxelles

L’action de l’homme sur l’animal pourrait être beaucoup plus profonde si elle se produisait, non pour rendre l’animal plus utile à l’homme, mais pour rendre l’animal plus utile à lui-même, en le faisant plus beau, plus fort, plus intelligent. Sans le secours de l’homme le cochon, le mouton, les volailles de basse-cour auraient bientôt disparu du monde moderne ; les bœufs se trouveraient en danger d’extinction rapide ; les chiens et les chats ne reviendraient à la vie des aïeux qu’après avoir perdu par la famine plus de la moitié de leur race[30] ; il en serait probablement de même du cheval. Mais si la plupart des animaux ont été rendus moins aptes au combat pour la vie matérielle, si même diverses espèces, celles qu’on élève seulement pour la viande ou la laine, comme les bœufs de boucherie et les moutons, ont été abruties, réduites à de simples masses ambulantes, il est aussi des bêtes qui se sont si bien associées à l’homme, intellectuellement et moralement, qu’on ne peut désormais les séparer : l’alliance s’est faite d’une manière absolument intime entre nous et leurs races humanisées ; nous constituons un grand tout appartenant au même ensemble de civilisation.

Cl. P. Sellier.
le lotus au japon

L’histoire de la flore dans ses formes d’initiation par l’homme s’est développée parallèlement à l’histoire de la faune. Il est aussi des espèces qui, dans leurs diverses variétés, appartiennent si bien au champ, au jardin, à la plate-bande de la cabane, qu’on ne peut se les représenter sans le voisinage immédiat des travailleurs qui les sèment, les plantent, les soignent, les arrosent, veillent à leur entretien journalier. Comment s’imaginer les familles dans l’état normal du bien-être sans le pain domestique, sans les légumes verts et secs, sans les fines herbes et la salade, sans les fruits savoureux de la vigne et du verger ?

L’homme n’est pas toujours resté fidèle aux plantes qui nourrissaient ses aïeux. D’après Homère, il semble bien que les Lotophages de la côte des Syrtes et de l’île devenue actuellement Djerba tenaient la baie du rhamnus lotus ou zizyphus lotus pour l’élément le plus précieux de leur nourriture, et lui attribuaient des vertus souveraines, tandis que, de nos jours, ce n’est au plus qu’une occasion de maraude pour le berger désœuvré.

Cl. P. Sellier.
les chrysanthèmes au japon


Et de l’autre côté du monde, n’avons-nous pas eu toute une littérature pour célébrer la gloire du soma, la boisson divine dont s’enivrait Indra, et qui n’est connue maintenant, sous forme de mauvaise bière, que de peuplades obscures des vallées afghanes ? On peut considérer dans une certaine mesure la marche de la civilisation comme le remplacement graduel d’un pain grossier par un pain plus substantiel et plus vivifiant. Les débris laissés dans les grottes des préhistoriques, comparés à ceux qu’on trouve actuellement dans nos greniers, montrent les progrès immenses qu’on a faits à cet égard. Déjà, pendant la génération contemporaine, on peut constater quelle extension n’a cessé de prendre le généreux froment. Et que de transformations se préparent dans le même sens, grâce aux engrais chimiques, grâce à la connaissance et à la méthode ! La grande conquête agricole qui se prépare n’est-elle pas la culture des microbes fabricateurs de composés nitriques assimilables par les plantes et, en conséquence, créateurs d’espèces plus riches et plus nourrissantes ? Le génie de l’homme a pour ambition de domestiquer à son profit les multitudes innombrables des infiniment petits[31].

Et tous les progrès qui ont été faits depuis un siècle dans la science de la vie, animaux, et plantes, ont été en même temps un accroissement du pouvoir humain dans la transformation, l’éducation des espèces, la compréhension de tout l’ensemble harmonique des choses. Les vrais prédécesseurs de Darwin, ceux qui firent son éducation et que l’on devrait considérer comme les auteurs de la doctrine d’évolution, sont les éleveurs et les jardiniers qui, par leurs ingénieuses recherches, ont su faire s’épanouir de si belles roses, développer de si merveilleux chrysanthèmes, embellir si étonnamment les espèces de nos compagnons domestiques[32]. Chaque année voit s’accroître les miracles. Les horticulteurs dévoués au monde de plantes qu’ils développent autour d’eux sont ravis de voir combien les résultats dépassent leurs peines. « C’est précisément le contraire de ce que disent les indifférents et les novices. Ils s’imaginent que le jardinier verra disparaître le résultat de son travail avec le changement des saisons, tandis que, d’année en année, s’accroissent la splendeur et la variété des richesses florales, grâce à un peu de pratique des lois de la vie »[33].

Les immenses conquêtes de l’homme, obtenues par l’amélioration des espèces, se sont également étendues en nombre : elles ont eu autant d’importance au point de vue extensif qu’au point de vue intensif. Les nouveaux besoins de l’industrie utilisent des espèces dont on ne connaissait pas la valeur autrefois, et tout l’équilibre économique des migrations se trouve changé par la nécessité de trouver tels ou tels produits en des lieux très éloignés des centres de culture. Ainsi la découverte du Nouveau Monde fut-elle, peu de temps après, suivie par le déplacement des industries coloniales, culture de la canne à sucre, du caféier, du bananier, et c’est à cette extension des champs de culture par delà les mers que sont dus les énormes mouvements de population d’un continent vers l’autre et les problèmes, si redoutables, des conditions du travail. Une révolution nouvelle s’est produite quand les matières élastiques et imperméables, gutta-percha et caoutchouc, ont pris une valeur de premier ordre dans l’industrie moderne.

N° 561. — Production mondiale du caoutchouc.

Un très grand nombre de plantes fournissent des matières élastiques et de très faible conductibilité électrique : caoutchouc, gutta-percha, balata, etc., tous produits groupés ici. Le grisé A indique les lieux de production ; le grisé B ceux de consommation. L’importance relative de l’exportation pour les années 1901-1903 est indiquée par des cercles hachurés : 1, Brésil ; 2, Indonésie, y compris Bornéo ; 3, autres pays d’Amérique ; 4, État du Congo ; 5, autres pays d’Afrique ; 6, autres pays d’Asie, dont Ceylan, où le grisé a été oublié.


En certains pays, comme dans l’île de Sumatra, on a brutalement détruit par l’abatage des arbres la source des richesses, tandis qu’ailleurs on a pu l’entretenir par le reboisement des terrains productifs ou qu’on a eu la chance, comme au Congo et dans les selves immenses de l’Amazonie, de trouver des éléments de production naturelle d’une abondance encore supérieure aux besoins grandissants. Par suite de cette exploitation des caucheros, un mouvement continu de migration s’établit entre l’État de Cearà et les forêts de l’intérieur brésilien ; des colonies temporaires se forment çà et là au milieu des solitudes, et l’équilibre des républiques américaines se déplace forcément. C’est la « question du caoutchouc » qui a fait surgir la petite communauté politique d’Acre et menacé d’allumer la guerre entre les deux États voisins, Brésil et Bolivie : un déplacement des frontières, naturellement au profit de la puissance la mieux armée, a été le résultat de ces discussions, qui amèneront en outre l’ouverture de routes nouvelles à travers la forêt préandine. Et quel rôle joue dans les rapports internationaux le « caoutchouc rouge » — rouge du sang de l’indigène — brouillant la Belgique, associée malgré elle à la politique de l’Etat indépendant du Congo, avec l’Angleterre.

Une autre essence, qui donne lieu à un moindre mouvement d’affaires mais qui a cependant aussi une influence considérable sur les marchés du monde, le chinchona, présente cet étrange phénomène que l’industrie s’en est entièrement déplacée. La cascarilla, l’écorce du Pérou, ne vient plus pour l’Europe de la région des Andes. L’incurie des indigènes a été dûment punie : ayant tué tous les arbres qui leur fournissaient le précieux remède, ils n’ont plus rien à expédier désormais, et, quand ils sont malades eux-mêmes, ils sont obligés de s’adresser aux hôpitaux d’Europe, qui s’approvisionnent de quinine en diverses contrées non américaines, mais surtout à Java. C’est en 1832 que cette île reçut les premières plantes de l’espèce si insuffisamment soignée en son pays d’origine. Peu d’années après, l’Anglais Markham réussit, par d’ingénieux subterfuges, à doter l’Inde et Ceylan de la plante péruvienne, et, tandis que celle-ci disparaissait de la mère-patrie, elle se multipliait dans les jardins étrangers. Au commencement de ce siècle, on compte environ cent millions d’arbres en rapport, mais c’est Java qui fournit au monde médical la meilleure part de la récolte[34].

Jusqu’en 1868, le thé vendu en Grande Bretagne provenait presqu’exclusivement de Chine ; le thé indien, qui avait fait sa première apparition sur le marché de Londres en 1845, représentait en 1882 un tiers de la consommation anglaise. Le caféier, dont la feuille était attaquée par un champignon spécial, Hemeleia vastatrix, disparut de Ceylan, et y fut remplacé par l’arbre à thé. De 1895 à 1905, l’exportation des pays producteurs vers l’Angleterre se répartit ainsi : Ceylan 35 %, Inde (en premier lieu, la province d’Assam) 60 %, Chine 5 %. La provenance du café consommé en Europe s’est également beaucoup déplacée depuis cinquante ans.

Cl. J. Kuhn, Paris.
jeune caféier à madagascar

La culture du coton est aussi l’occasion de tentatives nombreuses. Depuis 1840, les États-Unis envoient sur le marché européen, et avec la seule intermittence provenant de la guerre de Sécession, plus de la moitié du coton qui y est consommé ; au début du xxe siècle, l’Amérique du Nord entre pour plus des trois quarts dans la production mondiale. Les essais que les capitalistes d’Europe font pour secouer l’omnipotence du syndicat des planteurs des États du Sud, de la Caroline au Texas, n’ont point encore abouti à des résultats bien marqués.

Ainsi la destruction d’une part, la restruction de l’autre se produisent à la surface de la Terre, sous l’influence des passions et des intelligences en conflit. Les chercheurs d’orchidées parcourent les forêts de la Colombie et du Brésil, non seulement pour trouver à leur profit des exemplaires rares, mais pour détruire, au dommage de leurs rivaux, les fleurs précieuses qu’ils ne peuvent pas emporter. Quant aux honnêtes agriculteurs, ils suppriment les espèces par centaines, peut-être par milliers, et pour cause d’uniformité, de régularité, de méthode obligatoire dans les cultures. Le labour et la friche sont forcément ennemis. La flore des landes, celle des marais disparaissent dans les campagnes où se promène la charrue. A Chamblande, près de Lausanne, sept espèces de plantes n’ont point reparu après le défrichement. Pour la même raison, les anciennes terres marécageuses de la Prusse orientale n’ont plus ni la trapa natans, ni la betula nana, ni autres plantes, naguère très communes. Conwentz propose de garder çà et là quelques hectares de marais qui serviraient de musées botaniques aux étudiants des alentours[35].

Dans l’ensemble, les hommes ont travaillé sans méthode à l’aménagement de la Terre. Ils savaient bien quelle part du sol convenait à leurs cultures et ils la choisissaient judicieusement, mais avec quelle barbarie procédaient-ils à la préparation du terrain ! Encore maintenant, aux États-Unis, au Canada, au Brésil, des pionniers de l’agriculture commencent leur œuvre d’enrichissement de la terre par la destruction de la forêt vierge. Ils attendent la saison favorable des sécheresses pour allumer le bois et l’on voit l’incendie se propager effroyablement d’une rivière à l’autre, ou bien entre deux montagnes, brûlant en même temps les animaux, noircissant le ciel de leur fumée, livrant au vent des cendres qui se répandent jusqu’à des centaines de kilomètres. Tout est dévasté sur la terre noirâtre : à peine quelques énormes souches ont-elles résisté aux flammes, se dressant en fûts inégaux et calcinés au-dessus des lits entassés du charbon. Quelques années d’attente, et ces fourrés de bois qu’on a niaisement carbonisés auraient pris une valeur extrême pour la charpente et l’ébénisterie ! Ils auraient gardé surtout leur part dans l’hygiène générale de la Terre et de ses espèces, car, dans la distribution des formes géographiques, la forêt a son rôle essentiel, après les étendues océaniques et l’architecture des plateaux et des monts.

ferme établie aux dépens de la forêt, colombie britannique

C’est principalement au point de vue du climat que les forêts ont été mal gérées ou plutôt abandonnés au hasard. Et, cependant, la Terre devrait être soignée comme un grand corps, dont la respiration accomplie par les forêts se réglerait conformément à une méthode scientifique ; elle a ses poumons que les hommes devraient respecter puisque leur propre hygiène en dépend.

Il est certain que, pendant ces derniers siècles, la superficie des forêts, entamée par l’agriculture et surtout par les défrichements sans méthode, les transformations en pâtis, a diminué de millions et de millions d’hectares. Non seulement elle s’est considérablement amoindrie, mais aussi les forêts qui subsistent sont moins belles, moins riches en hautes futaies, et les pins, les sapins rigides à la sombre verdure y ont, en beaucoup d’endroits, remplacé les arbres feuillus. Etudiant la nomenclature géographique de l’Allemagne, von Berg a constaté, en 1871, que, sur un ensemble de 6 905 noms de lieux, dus à la végétation forestière, 6 115 se rapportent à des arbres feuillus, même en des contrées où ces arbres manquent complètement aujourd’hui ou, du moins, n’ont aucune importance en comparaison des conifères. Vers 1300, le Hanovre, le Holstein, la Westphalie du nord n’avaient point de forêts de pins, essence qui envahit ces contrées depuis le dix-neuvième siècle. Les conifères se sont avancés graduellement de l’est vers l’ouest, de la Slavie en Germanie parce qu’ils sont d’une croissance plus rapide et se contentent d’un sol moins riche. Mais ce sont des arbres à forme rudimentaire, beaucoup moins riche et variée que celle des arbres feuillus, et les progrès de la sylviculture consistent à nous rendre les forêts d’autrefois[36].

C’est donc le hasard qui nous gouverne aujourd’hui. L’humanité n’a pas encore fait l’inventaire de ses richesses et décidé de quelle manière elle doit les distribuer pour qu’elles soient réparties au mieux pour la beauté, le rendement, l’hygiène des hommes. La science n’est pas encore intervenue pour établir à grands traits les parts de la surface terrestre qui conviennent au maintien de la parure primitive et celles qu’il importe d’utiliser diversement, soit pour la production de la nourriture, soit pour les autres éléments de la fortune publique. Et comment pourrait-on demander à la société d’appliquer ainsi les enseignements de la statistique, alors que, devant le propriétaire isolé, devant l’individu qui a le « droit d’user et d’abuser », elle se déclare impuissante !

Un fait capital domine toute la civilisation moderne, le fait que la propriété d’un seul peut s’accroître indéfiniment, et même, en vertu du consentement presque universel, embrasser le monde entier. Le pouvoir des rois et des empereurs est limité, celui de la richesse ne l’est point. Le dollar est le maître des maîtres : c’est par sa vertu, avant toute autre raison, que les hommes sont répartis diversement sur la face de la terre, distribués çà et là dans les villes et les campagnes, dans les champs, les ateliers et les usines, qu’ils sont menés et ramenés de travail en travail, comme le galet de grève en grève.

Le type essentiel du civilisé d’Europe, ou mieux de l’Américain du Nord, est de se dresser pour le gain, en vue de commander aux autres hommes par la toute-puissance de l’argent. Son pouvoir s’accroît en proportion exacte de son avoir. Telle est actuellement la loi universellement reconnue, non seulement dans les pays de culture européenne mais aussi dans les contrées d’Asie qui se sont développées vers le monde idéal économique, et dans toutes les autres parties du monde, entraînées par l’exemple de l’Europe et par sa toute-puissante volonté. Les anciennes formes de propriété, qui reconnaissaient à chaque habitant de la commune l’égalité des droits à la jouissance de la terre, de l’eau, de l’air et du feu, ne sont plus que d’antiques survivances en voie de disparition rapide.

Là où la tribu était peu nombreuse, tandis qu’en proportion le sol était illimité, pour ainsi dire, personne ne songeait à s’approprier un lot de terrain pour des cultures particulières. Il y avait surabondance de sol productif : le prenait qui voulait, de même que chacun respirait à son aise et se chauffait au soleil quand il avait froid. Encore au douzième siècle, alors que les habitants du Jura étaient fort clairsemés il était de droit public qu’un individu défrichant un terrain en devenait propriétaire[37]. Le principe est universellement reconnu dans l’Inde et dans tout l’Orient que l’on acquiert l’usage légitime de la terre en la vivifiant, c’est-à-dire en la cultivant de ses bras. Mais la culture une fois interrompue et la terre étant retombée en friche, tout nouvel arrivant peut se permettre, après un laps de trois ou de cinq années, de procéder à une nouvelle appropriation du sol par son travail[38].

En certaines parties de la Chine, au Setchuen, par exemple, les paysans sont aux aguets sur les bords du Yangtse-Kiang ; dès que les eaux du fleuve ont baissé, révélant des îles et des battures, des champs naissent comme par enchantement et des cases de bambou apparaissent sur le sol à peine égoutté. L’opinion publique et, par une conséquence naturelle, la loi surveillant jalousement l’agriculteur qui n’apprécie pas avec assez de sollicitude la terre qu’il a la chance de posséder, l’abandon des champs est puni de la confiscation ; la mauvaise culture se paie à coups de bambou ; ne pas faire produire le grain nourricier que la terre consentirait à donner est un crime contre tous.

A la forme première de l’appropriation — car la terre que l’on cultive en reconnaissant qu’on n’aura plus le droit de la dire sienne quand on cessera d’en féconder le sol par le travail n’est point encore une propriété —, à cette forme première succède la propriété collective. C’est déjà une limitation du droit primitif de labour appartenant à tous. On comprend en effet que les habitants d’un district voient avec déplaisir des voisins, qui, eux aussi, ont leurs campagnes, leurs domaines de champs, de prairies et de forêts, empiéter sur le territoire que par suite de la longue habitude on était accoutumé à dire « sien ». Il s’établit peu à peu, par la force des choses, une distribution des terres entre les communautés ou groupes de villageois ou de familles, analogue à la part d’activité qui se répartit physiologiquement entre les cellules. C’est un fait récemment mis en lumière par les historiens économistes que la propriété commune fut jadis le régime dominant parmi les sociétés. D’ailleurs il y a lieu de s’étonner qu’il ait fallu, pour ainsi dire, « découvrir » cet ancien état de choses, alors qu’on peut en constater encore dans tous les pays soit la durée persistante, soit du moins des vestiges nombreux. C’est que les hommes d’étude ne voyaient les institutions qu’à travers les livres en s’aidant des préceptes du droit romain. Tous ignoraient les lois les plus évidentes de la société même dont ils faisaient partie. Ainsi, le Polonais Lelewel aurait été le premier, en 1828, à signaler l’existence des propriétés communautaires, et l’ouvrage allemand de Haxthausen, qui attira l’attention des savants sur cette forme de l’exploitation du sol en commun, ne parut qu’en l’année 1847. Il fallut attendre le millésime de 1883 avant qu’un écrivain de la Transylvanie, Teutsch, démontrât que des communautés de ce genre existaient dans les pays « saxons » des Carpates[39].

Et maintenant c’est un fait de connaissance banale — tant les documents abondent — que les villages de toute la plaine magyare et les montagnes environnantes étaient entourés d’un champ commun ou « champ de partage », appelé aussi « champ de la flèche » parce que le sort se manifestait temporairement pour les copartageants par le tir d’une flèche. Au treizième siècle, la communauté des terres était générale dans tout le territoire qui constitue aujourd’hui la Hongrie, et les villages se déplaçaient avec leurs habitants lorsque les terres en culture avaient perdu leur force productive et qu’il fallait rechercher des campagnes vierges ou renouvelées par les jachères. Or, les Slaves, qui avaient précédé les Magyars dans ces contrées, pratiquaient le même régime communautaire[40] et, avant eux, les autres résidants du pays, les vétérans romains et les Gètes avaient suivi le même mode de culture.

N° 562. — Riz sauvage dans l’Amérique du Nord.

La présence du riz sauvage, oriza saliva (menominee en algonquin, wild rice en anglais), est affirmée par diverses appellations géographiques : 1, Menominee, ville du Wisconsin ; 2, Ricelake city, dans le même État ; 3, Wildrice ; et 4, Rice lake, villages du Minnesota ; 5, Menominee, rivière, ville et comté du Michigan ; 6, Menominee, ville de l’Illinois ; etc. Il y a aussi des Pshu et des Psimmdse, mots qui ont la même signification en siou et autres dialectes peau-rouge.


Ainsi, depuis les commencements de l’histoire écrite de la Danubie, la terre était restée commune, et jusque pendant le courant de ce siècle, on trouve des traces de cet ancien état de choses, ainsi d’après Taganyi, la propriété personnelle n’existe dans la campagne transylvaine de Felvincz, sur le Maros, que depuis 1845. De la franche communauté première au régime actuel du domaine privé, la transition s’est faite graduellement par l’effet des partages inégaux : les Magyars recevant une plus grosse part que les Slaves ou les Roumains, les nobles et les fonctionnaires se faisant également avantager, puis arrivant à se faire attribuer définitivement leur lot, agrandi de partage en partage.

Cl. J. Kuhn, Paris.
le bananier et son régime
Cl. J. Kuhn, Paris.
un bosquet de bananiers en nouvelle-grenade

Avant que l’influence du droit romain se fît sentir dans les sociétés modernes, l’ancienne propriété collective eut des formes diverses, dépendantes des milieux et des temps. Ainsi, la Russie, qui mérite une attention toute particulière au point de vue du régime domanial, puisqu’elle est encore dans la période de transition entre la propriété collective et la propriété privée, eut certainement une forme d’organisation très différente antérieurement au servage et à la main-morte, il y a trois siècles. À cette époque, en effet, on ne retrouve aucune trace du partage périodique des terres, comme dans le mir actuel, ce qui a permis à Tchicherin et à Fustel de Coulanges d’émettre l’hypothèse que la propriété collective elle-même avait été de création seigneuriale, les propriétaires fonciers ayant trouvé bon d’égaliser les parts de leurs paysans par une répartition périodique, afin de mieux assurer leurs revenus annuels. Mais cette hypothèse a été renversée par la découverte qu’avant les temps de la répartition périodique, les terres à cultiver étaient assez vastes pour que chaque famille de paysans s’appropriât la quantité de terrain dont elle pourrait avoir besoin ; elle-même, suivant un ancien dicton, limitait son domaine par la charrue, par la faux et par la hache dans les terres de labour, les prés et les forêts. Lorsque les terres s’épuisaient, la famille en cherchait d’autres plus favorables.

Jusque pendant le dix-neuvième siècle, ce régime primitif de la libre possession du sol par les membres d’une même commune s’est maintenu en Russie ; encore en 1875, un territoire des Cosaques du Don, ne formant qu’une seule commune mais comprenant 74 stanitzi ou grands villages, se trouvait à l’état complètement indivis : chaque ménage pouvait s’en approprier tous les ans une plus ou moins grande étendue, qui lui restait allouée aussi longtemps qu’il la gardait en culture. L’accroissement de la population force les habitants à recourir au partage proportionnellement au nombre des « âmes », par village ; partout les champs labourables ont été lotis, mais non les prés ; dans plusieurs stanitzi ils restent indivis, la fauchaison se fait en commun et l’on en répartit le rendement.

On comprend comment le premier partage de la propriété communale en lots familiaux est d’ordinaire suivie périodiquement de nouveaux lotissements. L’égalité première s’étant graduellement rompue entre les familles copartageantes, une lutte s’établit entre celles qui sont le plus favorisées et celles qui se trouvent moins bien partagées ; la rupture d’équilibre augmente de plus en plus et, finalement, les mécontents font procéder par la commune à une division nouvelle, à moins que les intérêts des plus riches, soutenus par le gouvernement, ne finissent par prévaloir : dans ce cas, les partages, devenant graduellement moins fréquents, sont à la fin triomphalement écartés par les propriétaires privilégiés, et le régime de la propriété privée s’établit. C’est l’évolution, qui, après s’être accomplie aux siècles précédents chez les peuples de l’Europe occidentale, s’accomplit maintenant dans le Pendjab et en diverses contrées de la Russie[41].

A la fin du dix-neuvième siècle, la Petite Russie, dont les terres fertiles sont recherchées avec convoitise, est passée au régime individualiste pour un peu plus du tiers de sa surface, tandis que la Grande Russie, pays moins fécond, est encore presque entièrement fidèle au mir avec partages périodiques[42].

Dans l’île de Java se poursuit une évolution analogue à celle de la Russie. La propriété individuelle l’emporte maintenant en étendue sur la propriété collective. Les parts fixes du sol sont devenues la règle dans 13 201 des 23 473 villages dont les rizières, les terrains vagues et les forêts appartenaient à tous les communiers[43].

Mais, en Java comme en Russie, les parts ne se « fixent » pas et les propriétés privées ne se constituent pas seulement au profit des agriculteurs : les Chinois, les Arabes, les Européens sont les principaux acheteurs du sol, qu’ils ne cultivent pas eux-mêmes. Dans les Indes, on constate une évolution identique. En Asie, comme en Europe, on a vu la même transition économique de la propriété commune au partage périodique et de celui-ci à la propriété privée. Que ce soit au Bengale ou en Scandinavie, dans l’Himalaya ou dans les Alpes, nous assistons à des transformations analogues, beaucoup plus communes qu’on ne le croit généralement. En Angleterre, c’était encore chose habituelle au xve siècle de pratiquer les partages successifs de la propriété collective entre communiers : usage connu sous le nom de running ou « danse en rond ». Bien plus, il existe encore dans la Grande Bretagne des prairies dites lammas d’après le nom anglais du 1er août, qui sont alternativement propriétés privées jusqu’à la première coupe des foins, puis propriétés collectives pendant l’automne et l’hiver, jusqu’au 25 mars[44].

Dans la Suisse, on observe toute la série des transformations possibles entre l’ancienne forme de propriété communale et la propriété strictement personnelle. En nombre de villages, les communaux sont transformés en biens de la commune pour être affermés à long bail au profit fiscal de la municipalité. Ailleurs, comme
Cl. Mussier, à Sion.
bisse de vex aux mayens de sion
à Gandria, dans le canton du Tessin, ils appartiennent non pas à l’ensemble des communiers mais à un nombre limité de familles, qui parfois sont remplacées par d’autres, en vertu de telle ou telle circonstance nouvelle.

Dans le canton de Vaud, on ne comptait plus, à la fin du dix neuvième siècle, que 202 communes ayant encore des biens appartenant à tous[45]. Dans le Valais, où les montagnes sont plus hautes et où il serait difficile de partager les pâturages supérieurs pour les transformer en parcelles privées, la propriété communautaire s’est maintenue, du moins sur les hauteurs, et tous les travaux qui s’y font doivent servir au profit commun. Notamment la distribution normale des eaux a été bien comprise et pratiquée par les communiers et se continue comme autrefois, même là où des prairies irriguées des pentes moyennes et inférieures ont été acquises par des particuliers. Les Valaisans prennent au sortir des hautes sources ou des glaciers les ruisseaux violents, les eaux sauvages qui descendaient en bondissant sur les rochers, et les rejettent à droite et à gauche sur les versants opposés des vallées : ces fosses ou bisses, se développant parallèlement autour de la montagne, ont été tracées suivant les courbes de niveau par d’impeccables géomètres. Le travail, qui, sans doute, employa de longs siècles à se faire dans son ensemble et dont l’entretien et les réparations représentent chaque année une somme de labeur considérable, permet aux habitants des hauteurs de régler l’irrigation de toutes les pentes et de compter annuellement sur d’abondantes récoltes : les bisses sont la richesse du pays. Aussi les Valaisans ont-ils un grand respect de cette œuvre sans laquelle les eaux se perdraient inutiles ; jadis ils leur témoignaient même une sorte de culte. La croupe de la montagne où deux bisses venues de vallées différentes rejoignaient leurs eaux et se divisaient en rameaux secondaires était un lieu sacré, c’est là que l’on tenait les cours de justice, et, d’ailleurs, les conflits qui pouvaient avoir lieu étaient le plus souvent causés par les mille accidents du réseau d’irrigation, et la question devait être étudiée et jugée sur place. Dans l’ancien dialecte germanique du Haut Valais, les bisses étaient dites suonen, mot dérivé de suon, le « juge » ou « l’arbitre »[46].

Ainsi que le fait remarquer un historien, il serait aussi vrai de parler de la mort naturelle des soldats tués dans un champ de bataille que d’attribuer à une évolution normale, volontaire de la part des indigènes, l’extinction des communautés de village[47]. Certes, elles se sont réellement éteintes dans presque toutes les contrées de l’Europe occidentale, mais parce que les décrets, les ordonnances, la force brutale, les ont supprimées. La valeur de la terre s’étant accrue, les accapareurs du sol, seigneurs ou marchands, n’eurent qu’à s’appuyer sur les lois qu’ils dictaient eux-mêmes à l’Etat pour annexer graduellement à leurs domaines la meilleure part des communes, et ils en profitaient en même temps pour détruire jusqu’aux derniers vestiges de l’autonomie locale. L’époque de la Réforme surtout, au milieu du xvie siècle, fut marquée par cette grande révolution économique de l’expropriation effective des paysans en Suisse, en Allemagne, en Angleterre. Dans ce dernier pays commença déjà, par une même évolution, la transformation des terres de culture en pâturages. Les fiefs de l’Eglise ayant été distribués aux nobles par Henri VIII, les nouveaux cessionnaires avaient usé de leur droit légal pour expulser tous les manants qui leur semblaient inutiles et les remplacer par des troupeaux. Des révoltes, des brigandages en avaient été la conséquence, mais l’Etat avait maintenu l’ « ordre » par des massacres. L’opération fut répétée à diverses reprises, et notamment au dix-neuvième siècle, de 1810 à 1820, dans le nord de l’Ecosse : des milliers de paysans furent évincés de la terre qu’ils cultivaient et remplacés par le mouton et le cerf[48].

Cl. J. Kuhn, Paris.
grande propriété écossaise, troupeau de biches dans l’ile d’arran

Nulle autorité ne procéda d’une manière plus catégorique contre la propriété collective que la Convention. Elle appliqua le principe que la monarchie absolue avait pu se donner comme but : Ne permettre l’existence d’aucun intérêt intermédiaire entre ceux de la nation et ceux de l’individu. L’Etat, un et indivisible, régnant sur une poussière de particuliers, voilà l’idéal. Le département, l’arrondissement, le canton, la commune ne devaient être que des expressions administratives et il fallait que la Loi veillât à détruire tous les anciens liens entre les unités formant un même groupement. Aussi la Convention décréta-t-elle la vente de tous les terrains communaux ; seulement son existence fut trop courte pour qu’elle réussît partout. Là où des conditions géographiques favorisaient les domaines collectifs, ils ont persisté jusqu’à nos jours.

Cl. Nels, Bruxelles.
paysage d’ardenne, au bord de la semois

En fait, il n’est pas un seul pays d’Europe où les traditions de l’ancienne propriété communautaire aient entièrement disparu ; en certaines régions, notamment dans les Ardennes et dans les parties escarpées de la Suisse, où les paysans n’eurent pas à subir un écrasement pareil à celui qui frappa les villageois allemands après les guerres de la Réforme, les propriétés communes sont encore assez étendues pour constituer une part considérable du territoire.

Dans les Ardennes belges, le territoire collectif comporte trois parties : le bois, le sari et le pâturage, auxquelles s’ajoutent souvent la terre arable et les carrières. Les bois, qui forment la plus grande partie de la propriété, sont divisés en un certain nombre de coupes, vingt à vingt-deux en général. Tous les ans une coupe est divisée par voie du sort entre les différents feux de la commune, l’écorce des chênes ayant été préalablement enlevée au profit de la caisse communale. Pour le travail du gros bois, les familles sont réparties en groupes de cinq et dans ceux-ci chacune d’elles à tour de rôle se charge de l’abatage, de l’équarrissage, du transport. Après la coupe, chacun procède à l’essartage de la portion de terrain qui lui est échue et sème le seigle qu’il récolte l’année suivante. Deux ans et demi après la récolte du seigle, les habitants se partagent les genêts qui ont poussé dans les sarts, après quoi la coupe qui a déjà repris un certain développement est laissée à elle-même jusqu’à ce que recommencent les mêmes opérations. La pâture se fait sans organisation spéciale et en commun dans les terrains incultes, dans les bois de haute futaie et dans les taillis six ou sept ans après la coupe ; les pierres s’extraient librement des carrières, sauf avis préalable.

Cl. Nels, Bruxelles.
un village des ardennes belges

Ces coutumes influent manifestement sur le caractère moral des individus et développent grandement l’esprit de solidarité, de complaisance mutuelle et d’affabilité cordiale ; c’est ainsi qu’il est d’usage de pratiquer les corvées volontaires au profit de ceux qui en ont besoin ; il suffit à ceux-ci d’énoncer leur demande en bassinant à travers le village, et clamant : « Un tel a besoin de tel service ! Qui est-ce qui veut s’en charger ? » Et immédiatement plusieurs sont là se concertant pour voir qui pourra entreprendre la besogne avec le plus de facilité, et le service est rendu[49]. De pareils récits nous viennent aussi des Queyras[50].

Dans la Suisse entière, les deux tiers des prairies alpines et des forêts appartiennent aux communes et celles-ci possèdent, en outre, tourbières, roselières et carrières aussi bien que des champs, des vergers, des vignobles. En maintes occasions, les copropriétaires de la commune ont à travailler ensemble de manière à se croire plutôt à la fête qu’au labeur. Ce sont les jeunes hommes et les jeunes filles qui montent aux alpages en poussant devant eux des troupeaux tintant leurs harmonieuses sonnailles. D’autres fois l’œuvre est plus ardue, les bûcherons armés de haches vont abattre les hauts sapins dans la forêt communale, quand la neige recouvre encore le sol ; ils écorcent les billes et les font glisser dans les couloirs des avalanches jusqu’au torrent qui les emportera dans ses tournants et dans ses fuites.

Et les soirées, les nuits d’hiver, pendant lesquelles tous sont convoqués, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, suivant l’urgence du travail, soit pour égrener du maïs, soit pour écaler des noix, ou bien pour travailler à la corbeille d’une fiancée : dans ces réunions le travail est une joie et les enfants veulent y prendre part. C’est que là tout est nouveau pour eux : au lieu d’aller dormir, ils veillent avec les grands ; sous la cendre chaude cuisent les châtaignes dont les meilleures seront pour eux ; à l’heure des rêves, ils entendront des chansons, on leur racontera des histoires, des aventures, des fables que leur imagination transforme en apparitions merveilleuses. C’est en de pareilles nuits de bienveillance commune que s’oriente souvent d’une manière définitive l’existence de l’enfant ; c’est là que naissent les amours et s’adoucissent les amertumes de la vie.

Ainsi l’esprit de pleine association n’a point disparu dans les communes malgré tout le mauvais vouloir des riches particuliers et de l’Etat, qui ont tout intérêt à rompre le faisceau des résistances à leur avidité ou à leur pouvoir et qui cherchent à n’avoir devant eux que des individus isolés. Même l’entr’aide traditionnelle se manifeste entre gens de langues et de nations différentes ; il est d’habitude, en Suisse, d’échanger les enfants de famille à famille entre les cantons allemands et les cantons français ; pareillement les campagnards béarnais envoient leurs enfants au pays basque, accueillant en retour de jeunes Euskariens comme garçons de ferme, en sorte que les uns et les autres puissent bientôt connaître les deux langues sans que les parents aient eu à augmenter les dépenses. Enfin, il exista de tout temps entre charbonniers et charbonniers, chasseurs et chasseurs, marins et marins, et d’une manière générale entre tous les individus d’un même métier ayant des intérêts communs, des confraternités virtuelles, sans constitutions écrites ni signatures, mais formant quand même de petites républiques étroitement liguées. A travers le monde entier, les forains, que le hasard des voyages fait se rencontrer, sont liés en une sorte de franc-maçonnerie bien autrement sérieuse que celle des « frères » assemblées dans les temples d’Hiram.

Naturellement, tout homme devenu maître de ses semblables par la guerre, la conquête, l’usure ou tout autre moyen constituait par cela même la propriété privée à son profit, puisque, en s’appropriant l’homme, il s’emparait également de son travail et du produit de son labeur, enfin de la partie même du sol commun où l’esclave avait fait naître la moisson. Le roi, en quelque endroit de la terre qu’il eût des sujets, et quelle que fût la ténacité du peuple pour le maintien des traditions antiques, se trouvait toujours, en vertu même de son pouvoir, entraîné vers la satisfaction de son caprice : il prenait les hommes, il prenait la terre, et distribuait le tout suivant sa fantaisie. Les formes de remerciement, les hommages de vassalité, les conditions de tenure variaient suivant les pays et les temps, mais le fait essentiel est que la propriété cessait d’être assurée à celui qui travaillait pour être attribuée à celui qui ne savait manier la bêche ni diriger la charrue.

L’ancien régime féodal, d’après lequel une province continentale ou une île donnée jadis par la couronne reste de siècle en siècle et presque sans changement dans une seule famille, s’est maintenu jusqu’à nos jours. En Amérique, on en voit encore des exemples typiques, non modifiés depuis l’époque de la donation. Ainsi, l’île d’Anticosti, l’ancienne Natikosteh des Indiens, appartient à un seul individu. Bien que paraissant insignifiante sur nos cartes, en pleine bouche du Saint-Laurent, l’île n’en a pas moins une superficie de 628 000 hectares, et est à peine inférieure à la Corse ; sur son versant sud, tourné vers le soleil, se trouvent des étendues cultivables. Sans doute, des forêts d’arbres bas, entremêlant leurs branchages de manière à former une sorte de feutre, et de vastes tourbières ne constituent pas une richesse très appréciée, mais les animaux à fourrures et les milliers d’ours noirs, venus sans doute en hiver sur la glace continue de l’estuaire, auraient dû attirer les chasseurs et l’on eût pu explorer cette île, ne fût-ce que pour savoir si elle renferme des trésors miniers dans ses roches siluriennes. Mais Anticosti, concédée en 1680 à Jolliet, est toujours restée propriété d’un seul et les rares habitants que l’on y tolère, actuellement au nombre de cinq centaines, sont des pêcheurs ou chasseurs, ou des employés, gardiens de phare ou sauveteurs. Très souvent les naufragés, échoués sur ces grèves désertes, eurent à s’entre-dévorer, poussés par le délire de la faim[51].

Evidemment c’est à la non-division de la terre qu’est dû l’abandon presque complet de la grande île. Récemment une des charmantes îles de la rangée des Petites Antilles, la Barbuda, n’avait également qu’un seul maître ; maintenant elle est partagée en deux domaines, dont les feudataires sont tenus de faire au gouverneur de l’île voisine, Antigua, l’hommage annuel d’une brebis grasse ou d’un cerf[52]. Mais les grands propriétaires ont fait le vide dans cette terre pourtant fertile et salubre : de toutes les Antilles, elle est de beaucoup la moins peuplée ; en 1890, sa population était seulement de quatre habitants par kilomètre carré, tandis que celle de Barbadoes était cent fois plus élevée (426 individus). De même superficie que les îles Normandes, Barbuda n’abrite pas 1 000 personnes, tandis que 100 000 habitants se nourrissent à l’aise à Jersey et Guernesey.

Telle est aussi la raison pour laquelle la Grande Bretagne, pourtant si fière de ses colonies, doit reconnaître l’humiliant contraste que présentent, dans l’Amérique centrale, sa grande possession du British Honduras et les colonies voisines habitées par des blancs d’origine espagnole et des ladinos de race mêlée. Cette différence si grande entre son vaste domaine presqu’inutile et les territoires voisins, enrichis par leurs cultures et l’exportation de leurs produits abondants, provient de ce que le Honduras « britannique » est en entier concédé à de grands propriétaires, pourquoi travailler en esclave à côté d’un pays où l’on peut rester libre ?

Soit par l’effet de l’hérédité féodale, comme dans la Grande Bretagne, dans l’Allemagne du Nord, en Lombardie, soit en vertu de la conquête, comme en Irlande, ou d’acquisitions énormes, comme en Australie, la division du sol en domaines de très grande étendue est devenue la règle en certaines contrées, où les vrais laboureurs sont presque exclus de toute part de possession sur le sillon nourricier. On cite principalement l’exemple classique de l’Ecosse du Nord, où le territoire se trouve pour ainsi dire en entier dans les mains de quelques privilégiés : nombre d’entre eux ne pourraient, au galop de leurs chevaux, traverser en un jour tout leur domaine de frontière en frontière, et, d’ailleurs, la plupart ne se sont pas même donné la peine de l’explorer : il leur suffit d’en toucher les revenus. Le comté de Sutherland, 6 200 kilomètres carrés, appartient presqu’en entier au nobiliaire qui comme de juste porte ce même nom de Sutherland. En 1890, treize autres grands seigneurs possédaient chacun plus de 100 000 acres (405 kilomètres carrés) en un seul tenant ; la surface totale de ces domaines atteint 15 000 kilomètres carrés et peut se comparer comme grandeur aux deux Savoies agrandies du département des Hautes-Alpes.

N° 563. Edimbourg et le Warrender Park.

En 1695, la municipalité d’Edimbourg concéda à l’un de ses membres, G. Warrender, moyennant le paiement annuel d’un shilling d’argent, une maison et un parc de 30 hectares, sis à plus d’un kilomètre de la ville, qui, alors, ne s’étendait guère au delà de la rue principale menant de Holyrood (Ho) au Château (G). Edimbourg, par son développement graduel, engloba Warrender Park (W. P. laissé en blanc sur la carte) dans ses tentacules vers 1890. La propriété fut divisée en lots qui furent loués. Le loyer annuel revenant au sixième descendant de G. Warrender par ordre de primogéniture est estimé à 1 600 000 francs. L’échelle est de 1 à 50 000.

Les grands propriétaires anglais n’ont pas de si vastes étendues à gouverner, à peine peut-on en citer quatre — et trois d’entre eux ont leur propriété en Irlande — dont le territoire atteigne 500 kilomètres carrés, mais ils détiennent des sources de revenus dont l’importance est bien autrement considérable que les grands domaines ruraux de l’Ecosse. Ce sont des mines et des carrières, des ports et des cités. Un seul d’entre eux est maître de la ville galloise de Cardiff, avec toutes ses houillères d’approvisionnement, tout son outillage de voies ferrées, de bassins, de cales, d’appontements, d’entrepôts. Le sol de Londres, la cité mondiale, appartient à un petit nombre de ducs et barons qui emploient chacun tout un ministère de receveurs et d’huissiers pour la perception de leurs loyers toujours grandissants. C’est ce régime que l’aristocratie dominatrice de l’Angleterre voulait appliquer à son profit dans tout l’empire colonial en des proportions encore plus monstrueuses que dans la mère-patrie. Ainsi, dans l’Autralie orientale, quatre colons se partageaient, dans les Liverpool Downs, une superficie de 3 250 000 hectares — la Belgique n’en compte que 2 945 000 —, où chacun d’eux élevait 70 000 têtes de bétail sans autres frais que l’entretien d’une demi-douzaine de bouviers. Ces grands feudataires, auxquels leur royaume n’avait coûté que le paiement d’une patente de 250 francs, portaient le nom démocratique de squatters, ou « accroupis », comme s’ils étaient assis sur le sol occupé. C’est à grand’peine que la pression populaire put forcer le gouvernement à modifier ce régime scandaleux de la propriété.

Cl. J. Kuhn, Paris.
un cocotier à madagascar

Comme les lords anglais, les grands propriétaires allemands profitent des survivances de la féodalité pour conserver intacts leurs immenses domaines ; ils jouissent, en outre, d’une législation spéciale pour la vente de leurs produits. Les quinze plus grands propriétaires fonciers de l’empire possèdent ensemble plus de 4 600 000 hectares ; tout un sixième du grand-duché de Bade appartient à l’un d’entre eux. Mais ces personnages ne sont que d’humbles sires en comparaison du tsar de toutes les Russies, dont la propriété privée comprend 51 millions d’hectares, à peu de chose près la superficie de la France.

En certaines contrées, notamment en Andalousie, il n’est de propriétaires que les grands seigneurs : il n’existe pas de classe moyenne entre le millionnaire et le prolétaire dépendant absolument du maître pour le pécule de chaque jour, comme l’esclave antique, peut-être pis encore. Les possesseurs du sol se sont unis en un syndicat pour l’abaissement du salaire au prix de famine, même à 2 réaux ou 50 centimes par jour. Pourtant le duc d’Osuna, honteux de ses richesses si facilement acquises, eut vers 1880 l’idée de partager ses domaines entre les cultivateurs et de créer ainsi la petite propriété : ce fut un cri général contre lui ; on le traita de fou, de traître et, finalement, le syndicat des grands propriétaires fit intervenir le gouvernement pour réduire le prince philanthrope au maintien de son monopole[53].

De même, on a vu récemment dans le Nouveau Monde, et à un autre stade d’évolution de la propriété, l’opinion publique et le gouvernement susciter des difficultés au maintien de formes communautaires se trouvant en désaccord avec les pratiques courantes et les rubriques administratives. Il s’agit des Dukhobortzi ou « Lutteurs par l’esprit », auxquels leurs convictions religieuses interdisent de porter les armes et que le gouvernement russe avait mis en demeure de fournir quand même leurs jeunes hommes au service militaire. On sait que les Doukhobors avaient résisté avec une constance héroïque aux sommations, aux coups de fouet, à l’emprisonnement, à l’exil, même aux fusillades, et que le gouvernement avait dû céder à la fin, mais sans grandeur, en autorisant les sectaires à quitter le solde la Russie. Un premier convoi de 1 126 individus était parti pour l’île de Cypre, où des quakers anglais avaient préparé un asile, mais insuffisant et très insalubre. La mortalité fut grande, et la foule des émigrés, changeant de direction et fortement grossie en route, prit le chemin du Manitoba, où d’autres terres, favorablement situées, les attendaient. En 1900, sept mille Doukhobors se trouvaient installés dans le territoire nord-occidental de la Puissance canadienne, n’ayant laissé derrière eux, dans les provinces caucasiennes, qu’un petit nombre des leurs. Là commencèrent des difficultés d’un autre ordre dont quelques détails ne sont point encore résolus (1905). Tout d’abord, les immigrants, habitués aux pratiques des autorités russes, ne voulurent point laisser enregistrer officiellement les actes d’état civil, il fallut se contenter de leurs déclarations verbales relatives aux naissances et aux décès ; quant aux mariages, ils n’estimaient pas avoir à en rendre compte.

N° 564. Propriétés des Blancs aux îles Samoa.

A. Domaines acquis par des maisons allemandes, b. Domaines appartenant à des Anglais ou à des Américains. Au partage de 1899, ces îles sont échues à l’Allemagne. Les blancs ont déclaré non-recevables les réclamations d’un chef local ; il prétendait sien un territoire qui comprend toute la moitié nord-ouest de Savaïi et cela en vertu de traditions remontant à 22 générations[54].


L’attribution cadastrale des lots de terre fut plus difficile à régler. Le gouvernement se refusait à les inscrire au nom d’une collectivité, tandis que les nouveaux venus rejetaient toute appropriation individuelle, car « la propriété privée ne peut se maintenir que par des lois de contrainte et le service militaire ou policier »[55]. On pensa aussi choisir des hommes de paille, propriétaires légaux qui ne devaient jamais exciper de leur caractère officiel vis-à-vis des occupants du sol. Mais le danger était trop grand : déjà quelques-uns s’étaient abandonnés au courant de la richesse ; ils avaient changé l’orientation de leur vie et prenaient pour idéal non la communauté des intérêts dans une société d’amis et d’égaux, mais le bien-être privé comme propriétaire et capitaliste ; ils se moulaient sur la forme d’exploitation à outrance qui régit actuellement les sociétés, peut-être plus encore dans le Nouveau Monde que dans l’Ancien. Il ne fallut rien moins que la menace d’un nouvel exode pour convaincre les hommes d’Etat canadiens, qui entre-temps avaient pu constater les hautes vertus des immigrants et l’utilité qu’il y avait de les conserver dans le pays : on avait vu qu’ils possédaient la parfaite pratique du travail agricole, et on s’était assuré de leur probité traditionnelle. Le gouvernement se résigna donc à souscrire aux exigences de ces gens d’une douceur parfaite, chez lesquels les persécutions séculaires et le principe de la « non-résistance » avaient développé l’esprit du martyr. Plutôt que de délaisser leur genre de vie communautaire, que de s’humilier à une inscription sur le livre officiel des propriétaires, des époux légitimes, des pères armés de la verge d’autorité, les « Lutteurs par l’Esprit » eussent préféré reprendre le bâton de l’exil et cheminer encore à travers le monde jusqu’à la rencontre d’un peuple pitoyable qui les accueillît ou jusqu’au repos final dans le tombeau.

Au régime de la grande propriété, défendu par l’évolutionniste moderne, s’oppose, çà et là, celui de la division du sol en petits domaines. Le partage normal, que l’on observe principalement en Chine, est celui qui donne à la famille exactement la quantité de terres qu’elle peut travailler en moyenne pour en obtenir la récolte nécessaire à son entretien. Mais nulle part la répartition n’a été faite d’après le bon sens ou la raison pure, elle fut plutôt le résultat des conflits qui se sont produits pendant la succession des siècles entre les intérêts opposés. Partout le laboureur a tâché de défendre son lopin de terre contre la rapacité du conquérant ou de l’acheteur lorsque la glèbe est sortie de l’indivision nationale ou communale et, parfois, les circonstances lui ayant été propices, il a réussi à sauvegarder son petit enclos. En maints endroits, la nature même lui a été favorable par la forme son relief ou les conditions de son climat : ici le sol qu’il cultive est défendu par des escarpements, des murailles de rochers, des marais, des lisières de bois ; ailleurs, il s’est retranché derrière des canaux, en des îlots ou des clairières ; il s’est fait petit pour ne pas être aperçu. Enfin, dans certaines contrées, il a conquis de haute lutte son droit à l’usage personnel de la terre ; il s’est fait craindre pour garder sa bêche dans le sillon patrimonial : c’est par la révolution que la petite propriété s’est constituée. C’est grâce à la force du peuple se redressant contre le roi, la noblesse et l’Eglise que les serfs de Saint-Claude ont pu se découper des champs personnels dans l’immense domaine de l’abbaye ; c’est également grâce à la force que les esclaves de Saint-Domingue ont dépecé les plantations des blancs pour s’y camper en résidants libres.

Les péripéties de la lutte qui, en dehors de toute question de principes, sévit entre le travailleur libre du sol et celui qui surveille des esclaves ou des salariés peinant à son profit, entraînent des conséquences fort inégales, différant dans tous les pays avec la diversité des lois. En telle contrée, la petite propriété tend à se perdre dans les grands domaines ou à s’agglomérer en terrains de moyenne étendue, de beaucoup supérieurs à la puissance de culture d’une seule famille et cependant d’un revenu plus fort, par le fait des mercenaires dont on exploite le labeur. Toutes les oscillations économiques de la société qui affectent les classes des travailleurs et des capitalistes, nobles ou bourgeois, se représentent sur le sol et modifient le réseau des lignes divisoires. L’accroissement des familles, dans les pays où prévaut la coutume de l’égalité des partages, détermine un véritable émiettement du sol, et, en conséquence, ceux qui veulent garder le petit domaine dans son intégrité première s’abstiennent d’avoir plusieurs enfants : le pays se trouve, par cela même, menacé de dépopulation. La pratique traditionnelle finit par réduire le lot de chaque « partageux » à un simple sillon ; parfois même, on pousse la logique jusqu’à répartir entre plusieurs individus des objets qui, par leur nature même, sont indivisibles. Il est déjà bizarre que l’on puisse découper un champ en bandes ou en pièces tellement étroites que la culture en devient illusoire ; mais combien plus absurdes encore apparaissent des coutumes poussant les ayant-droit à scinder une maison en autant de propriétés distinctes qu’elle a d’étages — c’est ce que l’on fait à Nice, à Edimbourg et en d’autres lieux —, ou bien à dépecer virtuellement les animaux de charge, pour en attribuer le corps et les membres séparés à des conducteurs différents[56] —, ou même à répartir un arbre en rameaux ou en faisceaux de branches dont chacun a son propriétaire en titre — comme dans le Djurdjura berbère ou à Ceylan. Récemment, dans cette île se jugeait un procès dont l’enjeu était la propriété d’un deux mille cinq centième de dix cocotiers (Emerson Tennent).

Pareilles inventions ne semblent-elles pas imaginées tout exprès pour susciter les haines et faire naître les procès ?

Comme entre la propriété commune et la propriété privée, la guerre sévit éternellement entre la grande et la petite propriété ; non seulement elles créent chacune un groupement de classe hostile à l’autre, elles se heurtent aussi comme deux systèmes différents et ennemis. Quoique nées l’une et l’autre des appétits et des passions de l’homme, les deux formes de propriété sont présentées par leurs partisans comme des régimes à maintenir définitivement, à cause de leurs vertus essentielles. Tout d’abord, la petite propriété, qui semble plus rapprochée de l’équité naturelle, est vantée comme l’état par excellence : la famille des cultivateurs y trouve intégralement une vie de travail incessant et l’emploi régulier des heures et des journées ; même quand les champs reposent, les gens de la maison ont à s’occuper de leur bétail et de la mise en œuvre de leurs produits, ils ornent aussi leur demeure : l’art a son rôle normal dans l’existence du petit paysan. Le roman s’empare volontiers de la cabane rustique où il voit un cadre charmant pour l’idylle qu’il rêve et qui, d’ailleurs, a pu se réaliser maintes fois ; mais combien plus souvent une misère sordide s’est-elle assise au foyer, et, quand même l’humble groupe familial a la chance de jouir d’un modeste bien-être, que peut-il faire pour accroître son horizon, pour élargir ses idées, renouveler son avoir intellectuel, apprendre même ce qui se rapporte à son industrie ? La routine qui l’attache à la glèbe héréditaire le tient également enserré dans les anciennes coutumes : quoique libre en apparence, il n’en garde pas moins l’âme de l’esclave.

C’est par la prétention d’être les éducateurs en agriculture rationnelle que les propriétaires de vastes domaines cherchent à justifier l’usurpation des terres communales et privées qu’ils doivent à leur naissance, à leurs richesses héréditaires ou à leurs spéculations. En tout cas, cette prétention est déplacée chez ceux des grands seigneurs qui se gardent bien de résider sur leurs terres, comme la plupart des titulaires de domaines irlandais qui se savent haïs de leurs tenanciers. Ne serait-ce donc pas une idée purement grotesque de parler d’eux comme d’éducateurs ? Et que dire de ceux qui seraient fort bien accueillis par leurs manants, habitués à la condition de non-propriétaires, mais qui, uniquement soucieux de toucher leurs revenus, se déchargent de tous soucis de gestion sur des économes, administrateurs ou gens de loi dont la gérance n’est pas non plus désintéressée.

N° 565. Grande propriété en France.

La statistique de la propriété foncière est pleine de lacunes, d’obscurités et de contradictions. Ici, on a indiqué, département par département, le pourcentage de la superficie qui est constitué par des « cotes foncières » d’au moins 40 hectares. Il est possible qu’en certains districts montagneux, quelques-unes de ces cotes se rapportent à des biens communaux, ce qui vicierait les données de ce tableau. D’autre part, une grande propriété pouvant être composée par deux ou plusieurs petites cotes, il est probable que tous ces chiffres sont trop faibles.

Si d’illustres agronomes, qui étaient en même temps de grands propriétaires, ont introduit, dans certains pays, d’excellentes méthodes de culture, s’ils ont traité leurs champs avec science, comme des usines de produits chimiques où l’on applique les plus récents procédés, ont fait connaître des espèces nouvelles de plantes ou d’animaux, ou bien encore pratiqué des industries que l’on ignorait avant eux, il ne faut cependant pas oublier que le latifundium, dans son essence, comporte fatalement la privation de la terre pour le plus grand nombre : si quelques-uns ont beaucoup, c’est parce que la majorité n’a plus rien. Quelques grands propriétaires, qu’a saisis la passion du sol, peuvent avoir aussi l’ambition d’être admirés comme bienfaiteurs locaux ; mais le fait que la grande propriété mange la terre autour d’elle est un désastre à peine moindre que la dévastation et l’incendie : elle finit d’ailleurs par arriver au même résultat, c’est-à-dire à la ruine des populations, et souvent aussi à celle de la terre elle-même. Sans doute, de grands seigneurs intelligents peuvent former d’excellents valets de ferme ; ils auront des domestiques d’une correction irréprochable ; mais, en supposant même que l’industrie féconde inaugurée par eux donne à toute la population des environs un travail surabondant, n’est-il pas inévitable que, par leur façon d’agir autoritaire, absolue, de dicter le travail, ils fassent des sujets au lieu de préparer de nobles égaux ? Ils s’efforcent de conserver une société à caractère essentiellement monarchique ; bien plus, ils cherchent à revenir vers le passé, à détruire, dans leur milieu, tous les éléments démocratiques, à reconstituer un monde féodal où le pouvoir appartienne à celui qu’ils jugent le plus méritant, c’est-à-dire à eux-mêmes, et, à défaut de mérite, au mieux apanagé. Il suffirait d’étudier une carte de la France pour y lire l’action exercée par les grands domaines. Parmi les raisons qui livrent d’avance tel ou tel canton à des représentants et à des maîtres réactionnaires, à la fois cléricaux et militaristes, il n’en est pas de plus décisive que l’influence des grands propriétaires qui, sans même se donner la peine de faire voter leur valetaille et leurs fermiers, les dirigent naturellement dans une voie de tel abaissement moral qu’ils votent sincèrement en vue d’un régime d’obéissance envers le maître héréditaire ; c’est le même esprit qui dicte les suffrages des larbins et des fournisseurs dans les quartiers élégants des cités et dans les villes d’eaux.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander si la grande propriété, vantée comme l’initiative du progrès, n’est pas dans son ensemble, par ses influences totalisées, moins efficace au point de vue des améliorations matérielles que la petite propriété, si divisée soit-elle.

N° 566. Canal de Carpentras.

Le Canal de Carpentras, commencé il y a une cinquantaine d’années, a été grandement amélioré à la fin du siècle ; il mesure 88 kilomètres de longueur à partir du point où, près de Cavaillon, il se sépare d’autres canaux plus petits. Les six mètres cubes pris à la Durance permettraient d’arroser 5 400 hectares répartis sur le territoire de douze communes ; 64 % seulement furent effectivement irrigués en 1903.


Si, dans l’économie générale de la France, on devait établir en détail d’un côté tous les excédents de bénéfice dus à la gérance d’un seul dans les grands domaines, et de l’autre côté toutes les déperditions causées dans les communes par les parcs réservés à de rares privilégiés, les territoires de chasse, les landes qui se substituent aux petites propriétés, peut-être que la balance pencherait beaucoup du côté du dommage et que la grande propriété resterait pour les peuples modernes ce qu’elle fut pour les peuples anciens, le fléau de la mort. D’autre part, dans la petite propriété l’initiative a réussi quand même à se faire jour parmi les maraîchers, les horticulteurs et les petits cultivateurs, aussi bien que parmi les riches agronomes, quoique avec moins de faste et de littérature. Le pauvre est routinier sans doute et n’aventure ses quelques sous rognés par le fisc et l’usure qu’avec une extrême prudence, mais il les aventure pourtant ; quelques-uns savent observer, expérimenter, apprendre : les générations, les siècles ne passent pas sur eux sans qu’ils aient réalisé des expériences durables. Les faits sont là : la terre de l’âpre paysan rapporte aujourd’hui le double de ce qu’elle rapportait lorsque Young parcourait les provinces de France et qu’il en constatait la désolante pauvreté. Il y a progrès par le fait seul de l’initiative privée, et cependant l’union des forces, qui jouit de tous les avantages de la grande et de la petite propriété, n’est presque pas intervenue : elle ne fait que s’annoncer.

Parmi les conséquences qu’entraîne la grande propriété, il ne faut pas oublier l’obstacle qu’elle crée à la libre circulation, quand les populations des alentours n’ont pas su passer outre aux interdictions. En Grande Bretagne, le droit de passage, right of way, agite l’opinion locale dans vingt endroits à la fois. Les habitants se voient fermer d’anciens chemins l’un après l’autre, et malheur aux communautés qui s’adressent aux tribunaux, si elles ne possèdent pas des titres indiscutables ! En maints districts d’Ecosse, les seigneurs ont fait interdire par la justice l’accès des montagnes, et les piétons en sont réduits à la même chaussée du fond de vallée qu’utilisent bicyclettes et automobiles. Les cartes de l’Etat-major anglais portent même la prudente mention : « L’existence d’une route sur la carte n’implique pas le droit de s’en servir ». Et il en cuira au voyageur qui s’avise de pénétrer sous bois ou de traverser un champ en jachère ! Les derniers péages sont en train de disparaître — hier encore, en 1893, on rachetait 600 000 francs l’enlèvement d’une barrière qui fermait au bétail le libre accès de Gower Street à Londres, soit la rue Bergère, à Paris —, mais de nombreux nouveaux poteaux prohibitifs les ont remplacés. Le prétexte habituel des propriétaires fermant les chemins traversant leur domaine est la préservation du gibier ; aussi la grande propriété a-t-elle le braconnage pour corollaire essentiel. Aux « tableaux » dont s’enorgueillit le chasseur autorisé, s’opposent les hécatombes de son collègue nocturne, les pêches à la dynamite qui dépeuplent une rivière en quelques heures ; mais la sanction légale n’est point la même dans l’un et l’autre cas. En pratique la chasse à l’homme est permise au propriétaire et à ses gardes, tandis qu’on ne pourrait évaluer ce que, durant le dix-neuvième siècle, la poursuite du lapin et de l’ « oiseau sacré » a valu d’années de prison et de bagne, même combien d’individus elle a conduit à l’échafaud.

Il est souvent question parmi les hommes d’Etat et les économistes d’encourager la petite propriété : au Danemark notamment, toute facilité est offerte à l’acquisition d’un domaine de moins de quatre hectares. On pense aussi à l’exemple de la homestead exemption des Etats-Unis qui déclare incessible et insaisissable une petite superficie de terrain par famille ainsi que la maison qu’elle habite, en des conditions qui varient quelque peu d’Etat à Etat. Mais, il est évident que pareil système devrait rester limité à une faible fraction de la population, sinon chaque producteur ayant accès au sol, son indépendance serait assurée, et la conception actuelle de la société ébranlée en sa base même. Aussi peut-on être sûr que rien de semblable n’acquerra force de loi en France, à moins de restrictions telles que l’effet en serait illusoire. Les Islandais sont, parmi les peuples européens, les seuls qui se soient mis en garde contre le monopole des terres : depuis 1884, le propriétaire qui ne cultive pas lui-même son fonds est tenu de le louer à un autre.

On oppose souvent l’Occident et l’Orient comme s’ils étaient absolument différents par le génie et les mœurs, mais il se trouve précisément que les pratiques fondamentales, celles de l’utilisation du sol par la culture, ont suivi de part et d’autre la même évolution : Chinois, Slaves, Germains et Gaulois se sont laissé diriger par les mêmes considérations dans la gérance de leurs intérêts majeurs, ceux qui leur donnent le pain, et les conflits de classes qui se produisirent à ce sujet furent identiques. La Chine eut aussi le mir communal comme la Grande Russie de nos jours, après avoir eu la communauté des terres, sans partage temporaire ; elle a gardé en maints endroits des traces de ces deux modes de propriété commune, de même que tous les pays de l’Occident. En Chine, comme partout où s’est fortement constitué le pouvoir central, les maîtres ont abusé de leur force pour acquérir, soit en fiefs soit en propriété absolue, des terres beaucoup trop vastes qu’ils ne peuvent cultiver eux-mêmes, et sont assez puissants pour faire travailler par fermiers, métayers, ou même manouvriers. Mais un phénomène économique pareil à celui qui s’est produit en Grande Bretagne, par exemple, où l’agriculture est, pour ainsi dire, moribonde[57], a détourné pour un temps les capitaux libres vers l’industrie et le commerce, représentant un effort plus simple, plus uni que celui des travaux agricoles ; et il en est résulté que les travailleurs de la terre ont ainsi pu garder leurs champs, où ils trouvent de quoi sustenter leur existence, mais qui sont pour les riches de trop faible rendement. Le régime qui prévaut en Chine, comme en certaines parties de la France, est donc celui de la petite propriété, souvent maintenu sous forme familiale. Cependant le mouvement de transformation économique est plus rapide en Occident que dans l’Extrême Orient. L’agriculture chinoise représente actuellement un état analogue à celui de l’agriculture européenne au siècle dernier. Chaque paysan entretient autour de sa maisonnette, dans un petit jardin coupé de canaux, tout ce dont il a besoin pour se nourrir et se vêtir : du riz, du blé, du coton ou de la ramie, quelques mûriers et des vers à soie, des bambous, des porcs dans la cour, et dans la mare, des poissons et des canards ; chaque culture répète la voisine[58].

De même, dans l’ancienne France, chaque paysan libre ou métayer avait sa récolte de blé, d’orge et d’avoine, quelques pieds de vigne pour son vin ou des pommiers pour son cidre, un noyer et d’autres arbres à fruit, un peu de lin et de chanvre pour ses draps de lit et ses chemises, un porc, des canards ou des poules : toutes les petites propriétés étaient organisées de la même manière. Maintenant les pays de l’Europe occidentale se trouvent en état de transition entre l’ancien aménagement des cultures qui fournissait au paysan tout ce qui lui était nécessaire mais ne lui permettait pas de rien vendre et le nouveau système basé sur la production la plus abondante possible des denrées de vente locale ou d’exportation et l’achat des autres articles nécessaires.

terrasses pour la plantation du riz, au pays des igorrotes (philippines)
D’après le National Geographical Magazine, 1904.

Les vicissitudes de la lutte entre les deux modes extrêmes de culture, par l’homme libre ou par l’esclave, se manifestent en des institutions intermédiaires. Le fermage est à la fois la plus simple et la plus répandue. Le propriétaire étant lui-même incapable de gérer son domaine, trop vaste pour qu’il puisse le parcourir seulement, le confie en entier ou par fragments à un ou à plusieurs spécialistes qui se chargent de faire valoir la terre. Si les conditions sont favorables, si le fermier a l’esprit ouvert et joint l’expérience, la méthode à la compréhension des idées nouvelles, s’il cultive honnêtement le sol sans l’épuiser, si la durée de son bail est assez longue pour lui permettre les expériences à résultats de lointaine échéance, en un mot, s’il a le mérite personnel et que tout le seconde, il peut arracher la terre brute à son état d’inculture, augmenter en d’énormes proportions les revenus annuels et contribuer singulièrement par son exemple à éclairer les paysans routiniers. Mais d’ordinaire, le fermier n’éprouve pour cette terre, qui ne lui appartient pas et qu’il lui faudra quitter un jour, qu’un intérêt modéré ; il se garde bien de l’aimer pour s’éviter d’avoir à en souffrir : il se borne donc en général à la cultiver uniquement en vue de l’argent qu’elle lui rapporte, et si, dans les dernières années de son fermage, il trouve intérêt à forcer les récoltes au détriment du sol, peut être négligera-t-il de penser aux droits de son successeur. Pourquoi le fermier, délégué moyennant finance à la gestion du sol, vaudrait-il mieux que le patron ?

Et le métayer, qui partage à demi, à tiers, quart ou cinquième, que peut-on dire de son association avec le propriétaire, si ce n’est qu’elle figure un éternel combat ? Il reçoit en avances et rembourse en produits : ses intérêts sont donc en toutes circonstances directement opposés à ceux du maître. L’un et l’autre livrent le moins possible ; ils disputent sur tout, ne prononçant pas un mot qui ne soit bien pesé, de manière à épargner un grain ou à rapporter un centime. C’est ainsi que les choses se passent quand le contact est immédiat entre les représentants des deux classes ; mais la plupart se meuvent en des mondes absolument distincts, et les intérêts réciproques se traitent par l’intermédiaire d’agents, deuxièmes parasites, glissant presque toujours sur la pente facile des affaires qui les incitent à tromper l’un et l’autre des copartageants. Lorsque prévalent de pareilles pratiques, comment la préoccupation du meilleur traitement de la terre pourrait elle agiter l’esprit du métayer ? Vivoter simplement, s’accommoder comme il peut à son destin funeste, il ne saurait avoir d’autre désir[59].

Parmi d’autres combinaisons intermédiaires dans la tenure du sol, on peut citer aussi la pratique dite en Bretagne des « domaines congéables », pratique moins injuste en apparence que fermage ou métayage, mais beaucoup plus instable encore. On comprend facilement comment naquit cette coutume. Maints gentilshommes auxquels on avait attribué de vastes domaines ne savaient qu’en faire, puisqu’ils n’avaient aucun personnel pour les utiliser ou pour fournir à des métayers des éléments de travail. Ils se bornaient donc à offrir au premier occupant venu ces terres qui leur eussent été inutiles et, en échange, ils obtenaient un loyer quelconque, fort minime d’abord, mais s’accroissant en proportion des demandes en concession qu’on leur faisait d’ailleurs. Si de meilleures conditions de louage s’offraient à eux, ils avaient le droit de congédier leurs locataires, à condition de leur rembourser le prix de toutes les constructions élevées et de toutes les améliorations faites sur le domaine. Forts de cette condition, les cultivateurs « domaniers et convenanciers » N° 567. Accroissement de valeur de la Terre de Grande-Bretagne, 1860-1906.

a, 0,96 à 1,25. — b, 1,25 à 1,50. — c, 1,50 à 1,75. — d, 1,75 à 2,00. — e, 2,00 à 2,50. — f, accroissement supérieur à 2,50. Il atteint 3,36 en Renfrew ; 3,44 en Essex ; 4,14, en la portion Sud du Yorkshire ; 5,16 en Glamorgan ; 6,92 dans le comté de Londres. Quant au prix de location, il varie de 5 fr. l’hectare (Sutherland) à 1 427 (Lancashire) et à 2 510 (comté de Londres). (Voir le Statesman’s Year Book, 1907.)
L’échelle de la carte est de 1 à 7 500 000.
de la Bretagne réussissaient à garder longtemps leurs terres et, même, certains d’entre eux les rachetaient à faible prix aux propriétaires légaux ; mais ceux-ci, toujours en vertu de leurs titres et privilèges, ne cessaient d’agir auprès du pouvoir et des tribunaux pour réduire à peu de chose ou à rien la valeur des travaux accomplis sur leurs terres par les domaniers. En 1647, les États de Bretagne, réunis à Nantes, firent défense aux cultivateurs de porter la valeur des édifices et « droits réparatoires » au delà d’une proportion fixe de la valeur du fonds ; à la fois juges et parties, les membres des États décidaient qu’ils acquéraient désormais le droit de faire banqueroute à leurs locataires et de les congédier pour traiter avec d’autres preneurs, cette fois fermiers ou métayers. A mesure que le sol augmentait en valeur, le propriétaire s’enrichissait et posait des conditions au lieu de les subir[60].

Récemment encore, on s’imaginait volontiers qu’après la disparition présumée des formes antiques de la propriété communautaire, il ne resterait plus d’autre conflit pour la tenure du sol qu’entre la grande et la petite propriété, mais voici que se présentent d’autres champions, les sociétés financières et les associations de travailleurs : la bataille change d’aspect entre adversaires qui, au fond, sont toujours les mêmes. La propriété n’est plus comme autrefois une étendue visible et tangible de terrain attachée au roc solide sous-jacent ; elle tend de plus en plus à n’être qu’une valeur changeante représentée par des papiers qui passent, de main en main ; c’est une quantité qui se déplace et tournoie dans le grand mouvement de spéculation où tout se trouve entraîné, mines, chemins de fer, flottes, et jusqu’aux empires eux-mêmes. Désormais, la lutte a pris de telles proportions que l’enjeu ne se compose plus de simples domaines, si vastes qu’ils soient, ni de classes rurales, en masses si nombreuses qu’elles se pressent, il s’agit en même temps de paysans, d’ouvriers, de tous les hommes de travail, de la société tout entière : le problème de l’agriculture doit être étudié non point à part mais dans ses rapports avec l’ensemble de la question sociale.

En arrivant à la fin de la période actuelle caractérisée par l’effort du petit propriétaire cultivant personnellement son lopin contre le grand seigneur faisant travailler pour lui des mercenaires, on doit constater que la situation générale du cultivateur est en mainte contrée tout à fait au-dessous de ce qu’exige la dignité humaine, et qu’elle peut se décrire presqu’exactement dans les mêmes termes à des milliers d’années d’intervalle. Ameneman, un des bibliothécaires du fastueux Sésostris, parlait ainsi des cultivateurs dans une de ses lettres[61] : « T’es-tu jamais représenté l’existence du paysan ? Avant même qu’il ait moissonné, les insectes détruisent une portion de sa récolte, des multitudes de rats sont dans les champs, puis viennent les invasions de sauterelles, les bestiaux qui ravagent la moisson, les moineaux qui s’abattent en troupes sur les gerbes. S’il néglige de rentrer assez vite ce qu’il a moissonné, les voleurs viennent pour le lui prendre ; son cheval meurt de fatigue en tirant la charrue. Le collecteur d’impôts arrive au débarcadère, accompagné d’agents armés de bâtons, de nègres avec des branches de palmiers. Tous disent : « Donne-nous de ton blé », et il n’y a pas moyen de repousser leurs
une forêt de bambous (Phyllostachys quilioi)
D’après le National Geographical Magazine, 1904.
Le bambou atteint son maximum de hauteur en une seule saison. Les arbres de cette forêt sont âgés d’une quinzaine de jours.
extorsions. Puis le mal heureux est saisi, envoyé aux corvées de canaux, sa femme est attachée, ses enfants sont dépouillés… »

Ce qu’étaient les paysans, il y a deux siècles, pour la société policée « de la ville et de la cour », on le sait par la poignante description que fait La Bruyère ; toutefois, il est probable que cette page terrible est d’une vérité seulement partielle, déjà effroyable puisqu’elle s’appliquait à des millions d’êtres humains. Un observateur tel que le peintre des Caractères devait avoir étendu son champ d’études sur l’ensemble de la nation et ce qu’il écrivit sur l’état des paysans doit être surtout compris comme un acte d’accusation contre le régime politique et social qui pesait sur le peuple. Du maréchal de Vauban à Richard Heath[62], c’est la description du même tableau, l’exposé des mêmes plaintes. D’autres documents, fort tristes à voir, nous montrent l’impression générale de la société policée relativement aux travailleurs de la terre. Qu’on examine les uns après les autres les tableaux des Breughel, des Teniers et de tant d’autres peintres fameux qui peignaient à leurs côtés ou après eux, figurant des scènes de la vie rustique ! Y eut il chez eux une trace quelconque de respect et d’affection, ou seulement une lointaine apparence de pitié envers ceux qui nous donnent le pain ?

Musée de Bruxelles.
théodore van thulden (1606-1676) — une noce de village (fragment)


Non, tous ces artistes qui composaient leurs groupes et brossaient leurs toiles voulaient tout d’abord, consciemment ou inconsciemment, plaire à leur clientèle, et c’est pour cela qu’ils se moquaient largement, grossièrement, impudiquement de ces rustres que salit le contact avec le fumier de la terre nourricière. Ils aimaient à se gausser de tous ces miséreux, qu’ils figuraient comme une race absolument inférieure physiquement à celle qui produisait les gens à leur aise et leurs seigneuries, les fonctionnaires. Certainement, ces types existent çà et là : on trouve bien dans le Brabant et dans les provinces voisines des individus massifs, au tronc énorme tout d’une venue, à la grosse tête enfoncée dans les épaules, aux membres grêles et patauds ; mais nulle part on ne voit des populations entières composées de ces êtres disgracieux, tous occupés en même temps aux basses fonctions de la vie dans l’ordure des carrefours et des arrière-cuisines. Il y a là parti pris évident de faire rire la bonne société et de satisfaire en même temps son aversion pour une race supposée inférieure : c’est ainsi qu’en Amérique, les nègres doivent être représentés sous forme de monstres grotesques à l’effroyable rictus[63].

Musée du Louvre.
françois boucher (1703-1770). la musette

Combien fausses également, mais dans un autre sens, furent les images du paysan telles que feignaient de les voir les peintres « amants de la nature » pendant le siècle qui précède la Révolution française ! Ces bergers enrubannés, vêtus de soieries, qui jouent de la flûte en faisant des grâces devant leurs bergères aux écharpes flottantes, étaient de singuliers représentants des rudes travailleurs qui bêchent le sol et le rendent fécond par l’incessant labeur ! Mais puisque la mode avait décidé le retour vers la nature, on revenait vers elle, en lui donnant les afféteries et les mignardises dictées par l’usage du monde élégant. De terribles drames sociaux, des guerres et des massacres, l’invasion de l’industrie manufacturière, tout une ère nouvelle durent succéder à l’ancien régime pour que l’artiste se trouvât enfin devant le paysan véritable et qu’il osât le comprendre avec sa vraie nature, avec ses poignantes misères, ses joies, ses douleurs et les liens d’humanité commune qui en font le frère des autres hommes, nés ouvriers ou bourgeois. Même l’artiste et l’écrivain qui le présentent sous l’aspect le plus lamentable de misère et d’effondrement physique ou moral peuvent le faire parfois sous la poussée même de leur affection et de leur désir du mieux : Zola aime le paysan quand il le décrit dans La Terre, avide, rusé, bas et grossier. Millet l’aime aussi, le vigneron, quand il nous le montre abattu par la fatigue et par la chaleur, sur la berge du champ, ruisselant de sueur, bouffi d’un sang qui ne circule plus, masse effondrée sans force et sans conscience du peu de vie qui reste encore.

D’ailleurs, le paysan, tel qu’on le connut autrefois, est en voie de disparition : la tenure de la terre changeant autour de lui, il doit changer en proportion. Même le petit propriétaire qui cherche à marcher encore dans les sabots de son père et se cramponne avec désespoir à l’ancienne routine de la culture ne peut ignorer les méthodes du voisin, ni fermer les oreilles aux récits qu’il entend sur le champ de foire. Sans cesse il voit le cercle des intérêts grandir autour de lui ; qu’il s’en informe ou non, il sait que le blé de Russie, que le maïs des Etats-Unis viennent faire concurrence à ses produits et en diminuent la valeur de vente ; quand même il est engrené dans la spécialisation du travail ; de plus en plus il se rapproche de l’état de l’ouvrier qui, dans les villes, est enrôlé dans les travaux de la grande industrie. A mesure que l’exploitation du sol se fait plus scientifique, il voit s’atténuer les caractères qui le séparaient des travailleurs des villes. De prolétaires à prolétaires, les classes tendent à se confondre, comme elles se sont déjà confondues entre les seigneurs de la terre et ceux de la manufacture.

Tout ce chaos apparent des forces en lutte, de l’humble cultivateur du sillon au fastueux capitaliste qui dispose des moissons dans mille endroits du monde, a pour résultat fatal d’entraîner une production désordonnée, sans règle et sans méthode. S’il est permis de prévoir que les éléments nécessaires pour la mise en culture du sol, la croissance et la maturation des plantes nourricières ne manqueront jamais à l’homme — car rien ne se perd dans la nature, il ne peut y avoir que modifications et déplacements — toutefois une imprévoyante gestion a pour conséquence de disperser les ressources indispensables à la terre et d’épuiser les champs pendant une longue
Musée de Bruxelles.
la glèbe, de constantin meunier
période. Il peut arriver qu’ici ou là le « fonds de roulement de la vie », transporté ailleurs, devienne insuffisant là où il abondait autrefois et que les pays les plus féconds se transforment en déserts. Telle serait, d’après nombre d’auteurs, la raison pour laquelle la Bactriane, la Mésopotamie et d’autres régions de l’Asie, ainsi les abords du Taklamakan, auraient perdu partiellement leurs habitants : la disparition du phosphore entraîné vers les mers ne permettrait plus aux céréales de se former, aux moissons de surgir et par conséquent aux hommes de vivre. Toutefois, ces affirmations paraissent exagérées, car, de nos jours encore les terres, cultivées il y a trois mille ans par les ancêtres des Turcs, les Aryens, les Elamites et les Akkad, produisent des récoltes en abondance, pourvu que l’eau pluviale s’y déverse en quantité. Les flots du Tarim, de l’Oxus, du Tigre et de l’Euphrate apportent en suffisance le phosphate et autres éléments de fécondité.

Comme pour les contrées de l’Asie centrale et de l’Asie antérieure, on a pu attribuer en grande partie la diminution de la richesse agricole de la Tunisie à la sécheresse croissante du climat[64] ; toutefois les documents anciens relatifs à la météorologie locale n’ont pas la précision de chiffres qui seul permettrait de se prononcer. D’autre part, il est aussi possible que la pauvreté actuelle du sol provienne de causes purement humaines. C’est un dire ordinaire chez les auteurs arabes qu’à l’époque de l’invasion musulmane en Maurétanie, on aurait pu se rendre de Tripoli à Tanger en cheminant de village à village sous les arbres. En fait, autour de la cité ruinée de Sbeitla, l’ancienne Suffetula, carthaginoise puis romaine, située dans un désert entre Kairouan et Tebessa, l’exploration détaillée du sol a révélé sur un espace de 27 000 hectares l’existence antérieure, outre Sbeitla, de 3 villes, de 15 bourgs, de 49 villages, enfin de 1 007 moulins à huile. D’après les moindres évaluations, ce nombre de lieux habités et de moulins devait correspondre à une population de plus de 40 000 individus et à des plantations de 400 000 oliviers. Maintenant, cet espace, parcouru par 1 500 nomades environ, n’a plus que des tentes posées parmi de maigres broussailles. A l’époque romaine, les cultivateurs des coteaux voisins de la Medjerda retenaient l’eau par tous les moyens possibles[65] ; l’étude d’un grand nombre de plans locaux ont prouvé à Carton qu’il n’y avait de source, ni de simple suintement à la surface du sol, qui n’eussent été captés ; quand la terre ne contenait aucune humidité, on y suppléait à l’aide de citernes. De simples bourgs, même des fermes isolées, possédaient un remarquable outillage de canaux et de réservoirs. Les guerres ont détruit tout cela, comme elles ont détruit les oliveraies de Sbeitla et d’autres lieux. Depuis les fils du désert jusqu’aux Français, tous les conquérants se sont acharnés contre les arbres pour mieux exterminer les habitants. S’il est vrai que les pluies aient été jadis plus fortes qu’aujourd’hui et qu’elles aient duré plus longtemps chaque année, il est très admissible que la cause en soit à la disparition du tapis de verdure, et on peut espérer que le rétablissement graduel de l’olivier, qui s’accommode de la faible humidité que ses longues racines trouvent dans le sol, puisse ramener l’ancienne prospérité agricole.

Si les guerriers, si même les bûcherons et les agriculteurs, tous ceux qui travaillent à la surface de la terre, ont fait du mal, beaucoup de mal temporaire, la mer n’est-elle pas le réservoir commun et ne peut-elle rendre sous diverses formes ce que les fleuves lui ont apporté ? Elle donne aux riverains de l’Océan, en Saintonge, en Poitou, en Bretagne, le « sart », la « tangue », ses plantes et ses sables fortifiants. N’a-t-elle pas comme en garde, par milliards et milliards de tonnes, des réserves de coquillages, de vases et de débris d’animaux attendant la drague des industriels futurs ? Sur les côtes du Massachusetts, le poisson est recueilli parfois en si grande quantité qu’on l’utilise comme engrais.

la récolte du varech à l’île de ré

Là où le sol vierge est soumis à la charrue et où la terre depuis longtemps féconde est soutenue par le travail de l’homme et par une nourriture d’engrais appropriée, la récolte des bonnes années et même des années moyennes fournit amplement la quantité des produits nécessaires à l’alimentation de tous, campagnards et citadins ; mais il peut arriver que par les contrariétés du climat ou les conditions économiques, les récoltes soient insuffisantes, sinon sur la terre entière ou sur un continent, du moins dans une vaste contrée ou dans une province. Il ne se passe guère d’année sans que le mot « famine » ou du moins celui de « disette » soit prononcé sur quelque point du monde, et même le plus souvent dans les pays qui produisent habituellement une surabondance de grains. Cependant, si on laisse de côté tous les hommes qui ont faim — et ils sont nombreux — par suite des conditions sociales, on doit constater que les famines proprement dites sont devenues relativement rares parmi les peuples civilisés, et ce qui en témoigne d’ailleurs, c’est que lorsque la nourriture vient à manquer, les hommes de nos jours sont complètement pris au dépourvu et ne savent aucunement s’ingénier pour trouver les aliments dans les corps innombrables qui nous entourent et qui renferment des substances assimilables ; mais en attendant cette ère, annoncée par Berthelot, de la future synthèse chimique de la nourriture, il est certain que les civilisés de nos jours le cèdent en invention aux prétendus sauvages.

Lors du siège de Paris, toute la sagacité des chercheurs de vivres consistait à capturer des chiens, des chats errants, à faire la chasse aux rats et bestioles ; la grande majorité des faméliques se croisaient les bras et n’avaient plus qu’à laisser venir la mort, à s’éteindre de maladies et d’épuisement quand se fermeraient les boulangeries et les épiceries et que les maigres rations administratives viendraient à manquer. En Russie, lorsque les récoltes ont été insuffisantes et que les paysans reconnaissent qu’il leur sera impossible de se procurer par le travail ou la mendicité la nourriture qui leur serait nécessaire, ils ont recours à ce que l’on appelle la « couchée » (liojka), c’est-à-dire à une sorte d’hibernation par le sommeil ; la même nécessité leur donne les mêmes mœurs qu’à la marmotte. La famille prend ses dispositions pour dormir pendant quatre ou cinq mois : la maison est calfeutrée, le haut du four et les étagères rapprochées du plafond sont arrangées pour servir de couches, on atténue la vie par l’obscurité, le silence. Le sommeil ne s’interrompt que pour les choses strictement nécessaires qui s’accomplissent comme dans un rêve. La population de districts entiers s’ingénie ainsi à suspendre partiellement l’existence pour suppléer au manque de pain[66].

Tout au contraire, lors d’une famine récente dans le pays des Zoulou, ceux-ci trouvèrent le moyen de suppléer aux vivres habituels par les racines, tiges, feuilles ou baies de 32 espèces de plantes, dont aucune partie n’avait été auparavant utilisée pour l’alimentation[67].

L’égalisation des conditions économiques n’était pas possible à une époque où les voies de communication n’existaient pas, ou du moins étaient si difficiles et si coûteuses que le trafic s’arrêtait à de faibles distances des grands chemins de la mer et des rivières navigables. Dans l’intérieur des terres, on conservait les blés non en vue de la vente mais en perspective des disettes futures ; on ne pouvait s’occuper que du temps, non de l’espace. De même qu’aux âges lointains de l’antique Égypte, on emmagasinait tous les excédents en des greniers de réserve au risque de les voir dévorer par les charançons et les rats.

Cl. du Photo-Globe.
la moisson au japon


Ces « magasins d’abondance » contenaient quelquefois des blés centenaires : la réserve de Strasbourg, en 1633, renfermait encore des blés de 1525 et même de 1439 conservés à grands frais et avec d’infinies précautions. Dans les provinces différentes, les prix variaient fréquemment de l’unité au décuple ou même davantage ; en 1197, le blé se vend seize fois plus cher dans le Cotentin que dans le pays d’Auge ; en ramenant les monnaies et les mesures à celles de nos jours, on constate que les prix de l’hectolitre de froment oscillent entre 87 centimes, près d’Evreux, et 43 fr. 50 près de Strasbourg. Aussi la famine est-elle une visiteuse constante, attendue, toujours présente en quelques parties de l’Europe, toujours accueillie avec la résignation que l’on doit à l’inévitable destin[68].

La crainte du manque de pain hantait à tel point les imaginations populaires, à l’époque où les voies océaniques et continentales n’étaient pas largement ouvertes dans tous les sens, que l’on arrêtait à tout propos le commerce d’exportation des céréales : au moindre indice de disette, on supprimait même les transports de village à village, et souvent on se laissait aller à piller les blés dans la crainte, très fréquemment justifiée d’ailleurs, qu’ils ne fussent accaparés par les grands propriétaires, les collecteurs d’impôts ou les rois eux-mêmes.

A diverses reprises, des prophètes de malheur annoncent que l’imprévoyance de l’homme aura pour résultat fatal et prochain un rendement insuffisant des récoltes, et par suite l’affaiblissement, la ruine, la mort de l’humanité. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, le chimiste Liebig prédisait l’appauvrissement graduel de toutes les cultures par la disparition des sels de potasse et autres que les cours d’eau emportent sans retour vers la mer. Cinquante ans plus tard, en 1898, devant l’Association Britannique des Sciences réunie à Bristol, un autre chimiste et physicien, Crookes, proclame que les terres vont manquer pour la culture du blé, que le nitrate de soude sera épuisé avant 1930, que le seul moyen d’éviter la famine universelle et définitive est de trouver le moyen pratique de la production artificielle de ce sel. Mais ces cris d’alarme n’ont point empêché que le nombre des hommes se soit accru et qu’il y ait eu pour eux les aliments nécessaires, autant du moins que le comporte la misère des faméliques, peut-être en voie de diminution. D’ailleurs, si, toute autre affaire cessante, le genre humain s’occupait d’accroître méthodiquement les produits du sol et de ne rien laisser au hasard, que d’œuvres entamées pourraient s’achever, que de connaissances certaines pourraient être appliquées, que de progrès s’accompliraient ! En utilisant l’eau de toutes les rivières qui se perdent dans l’océan, en recueillant avec soin les éléments décomposés qui retournent au grand tout, en mettant sous culture réglée les espaces en friche ou négligemment entretenus, on accroîtrait la production en bonds annuels d’une singulière ampleur ! Mais en supposant que, pour un temps, l’agriculture ne fasse point de progrès dans l’application des procédés scientifiques et ne prenne pas un caractère plus intensif, eh bien, l’ensemble des récoltes suffirait quand même à nourrir amplement tous les hommes, à condition naturellement que ces produits fussent répartis et employés d’une manière équitable. En prenant la situation agricole telle qu’elle est aujourd’hui, on peut affirmer que la terre produit assez pour tout le monde et que chacun peut manger à sa faim. Ce n’est pas le sol qui a jamais refusé la nourriture à l’homme ; c’est l’appropriation capitaliste des terres cultivables qui empêche l’homme de s’en servir.

N° 568. Jersey, pays se suffisant à lui-même.

L’île de Jersey a une superficie de 116 kilomètres carrés et 52 796 habitants, en diminution de près de 4 000 depuis 1871. La densité kilométrique est de 452. Celle de Guernesey atteint 800 — 40 777 habitants répartis sur 5 106 hectares — et la population augmente d’année en année.

D’ailleurs, les faits sont là. Jusqu’à présent, le grand nombre des hommes sur un territoire donné n’a point empêché le sol de leur fournir la nourriture en suffisance. Il existe des districts qui, de mémoire d’homme, n’ont jamais connu la disette, bien que les habitants s’y pressent en groupes serrés. Au contraire, les pays soumis à des famines périodiques ou endémiques sont loin d’être peuplés en proportion de la fertilité du sol et des conditions avantageuses du climat. Que l’on compare la partie de la Russie d’Europe située au sud du 60° de latitude et la Belgique, par exemple : la densité de population est huit fois moins élevée dans le grand empire que dans le petit royaume ; l’existence de l’habitant y est bien moins assurée et, pourtant, la Russie comprend des étendues d’une fertilité légendaire. L’Inde contient à peu près autant d’habitants au kilomètre carré que la France ; il n’y manque ni les plaines abondamment arrosées ni le soleil vivifiant. Si l’homme savait se servir de cette terre, elle serait l’un des grands centres d’approvisionnement du globe. D’un autre côté, prenons les îles Normandes, pays qui se suffit évidemment à lui-même. Elles jouissent d’un heureux climat, mais qui n’a rien d’exceptionnel dans l’Europe atlantique. Si les insulaires font venir du dehors des denrées coloniales depuis les épices jusqu’aux bananes, s’ils importent de la viande de boucherie et de la farine, leurs fermes fournissent du lait, du beurre, du fromage, de la volaille et des œufs en telle quantité que le petit archipel constitue un appoint important pour la nourriture de la métropole anglaise ; en outre l’Angleterre importe un grand nombre de vaches laitières venues de Jersey et de Guernesey ; enfin ces îles se livrent à l’industrie des primeurs et, dans des serres qui couvrent des hectares, forcent des légumes et des fruits mis en vente à Londres au début de l’hiver. En valeur et même en poids, la balance des produits entrés et sortis est grandement à l’avantage de la culture locale, et pourtant la population spécifique atteint à Guernesey huit habitants par hectare, chiffre dépassé dans nos statistiques par celui de l’île Tsung-ming seulement.

A priori donc, on pourrait éviter d’entrer dans le détail des chiffres par catégories d’aliments : les disettes ne proviennent ni d’un refus du sol ni d’un trop grand nombre de participants au banquet de la vie, elles doivent être attribuées au seul fait que le travailleur n’a point accès à la terre. Il n’est pourtant pas mauvais de voir la même constatation sortir de l’étude des chiffres.

Sans doute, il est impossible d’évaluer exactement la quantité des aliments que recueillent tous les agriculteurs des deux mondes, car les statistiques ne sont pas régulièrement tenues dans tous les pays de production, et ne sont pas comparables entre elles dans tous leurs détails ; mais les renseignements annuels, recueillis par les spécialistes qui s’occupent du commerce des céréales et contrôlés, discutés par les industriels obéissant à des intérêts opposés, permettent d’arriver à une approximation très grande de la vérité.

Cl. J. Kuhn, Paris.
un dattier à biskra


On sait à peu près quelle est la quantité de céréales et d’autres denrées d’alimentation qui passent chaque année sur les marchés des pays embrassés par le commerce général du monde civilisé ; quant aux autres contrées, dont les habitants vivent encore à l’écart du trafic international, il est inutile de s’en occuper dans une statistique collective, puisqu’elles appartiennent à une période historique antérieure à la nôtre. Mais dès maintenant le témoignage des chiffres est indiscutable : il est même d’une telle évidence que l’on a cessé d’employer l’argument naguère le plus habituellement lancé contre les « utopistes », contre les « songe creux » rêvant de la jouissance équitable des biens de la terre par tous les hommes. On se garde bien de mettre en avant la redite d’autrefois sur le manque du pain. « Puisqu’il n’y en a pas assez, il faut bien que les pauvres s’en passent ! » Non, personne n’ignore que le blé est en suffisance pour tous, et l’on a dû recourir à un argument de second ordre, que chacun a entendu mille fois ! « Mais enfin, dans votre société de l’avenir, pour qui réservez-vous le Sauterne et le Clos-Vougeot ? »

Commençons par les céréales, l’élément principal de la nourriture. La production moyenne du blé froment en Europe, dans le Nouveau Monde, dans la Chine septentrionale, dans l’Inde et dans quelques colonies africaines, telles que l’Algérie et l’Afrique australe, dépasse un milliard d’hectolitres. Or, le nombre des hommes qui mangent du pain de froment n’est qu’une minorité : on ne peut l’évaluer à plus de 300 millions d’individus ; si tout le blé était transformé en farine, il en donnerait plus de 80 milliards de kilogrammes, soit plus de 600 grammes de pain par jour et par tête, ce qui est inférieur à la moyenne de l’alimentation normale pour les mangeurs exclusifs de pain, d’ailleurs relativement rares, mais ce qui est très supérieur à la proportion de pain consommé par le civilisé d’Europe ou d’Amérique. A la production du blé froment, il faut ajouter d’autres céréales servant à la fabrication du pain et faisant partie de la nourriture des populations de souche européenne et des noirs américains qui se sont rattachés aux mœurs des blancs. Le seigle et l’orge, l’avoine, le maïs et autres grains en dehors du riz, qui entrent dans l’alimentation de l’homme et des animaux, fournissent une récolte moyenne de beaucoup supérieure à deux milliards — d’hectolitres : c’est une énorme quantité de substance nutritive dont plus de la moitié, destinée à la fabrication du pain et des mets comestibles, suffit aux besoins de 300 millions d’hommes ; une très forte proportion de ces grains est, d’autre part, employée à la fabrication de la bière et à divers usages industriels.

Quant au riz, la céréale par excellence pour les deux cinquièmes du genre humain, peut-être bien pour une proportion encore plus considérable, la production n’en est pas connue d’une manière suffisamment approximative pour qu’il soit possible de se prononcer avec des chiffres à l’appui. On sait en quelle partie du territoire chinois le riz est la denrée de principale culture et l’on sait aussi d’une manière générale que les récoltes, sollicitées par de généreux engrais et par un pieux labeur, sont très abondantes en raison de la semence. Pour le Japon, les statistiques donnent la superficie des cultures et la quantité du rendement ; de même les « livres bleus » de la Grande-Bretagne disent quelles sont dans les Indes l’étendue des rizières et la quantité de tonnes que représente l’ensemble des moissons.

N° 569. Fruits en Europe.
Bananes, dattes, oranges et pommes sont indiquées par des grisés de sens différents.
a, Abricots ; b, Amandes ; c, Ananas ; d, Bananes ; b, Cerises ; f, Châtaignes ;
g, Citrons ; h, Coings ; i, Dattes ; j, Figues ; k, Fraises ; l, Framboises ;
m, Grenades ; s, Groseilles ; o, Noisettes ; p, Noix ; q, Oranges ; e, Pêches ;
s, Poires ; t, Pommes ; u, Prunes ; v, Raisins frais ; x, Raisins secs.


On sait aussi quelle est la sobriété des Hindous et de quelle modeste part de grain ils se contentent pour leurs repas ; mais ce que l’on saurait ignorer, c’est que les famines, fréquentes dans l’Inde, sont dues, moins au manque éventuel des pluies qu’à la dépendance absolue du malheureux ryot. La terre n’est point à lui, la cabane de roseaux, l’amas de boue dans lequel il gîte ne lui appartient point ; toute propriété, tout droit, toute volonté lui sont ravis ; le riz qui pourrait servir à sa nourriture est ensaché par lui-même et empilé dans les trains de marchandises pour les brasseurs de bière et les meuniers d’Europe ; on spécule même sur sa misère pour diminuer chaque année son maigre salaire : pendant le dernier siècle, le revenu journalier de l’Hindou a baissé ainsi d’une manière effrayante ; d’environ 20 centimes en 1850, il n’était plus que 15 centimes en 1882 et de 7 à 8 centimes en 1900. C’est là ce qu’on appelle la « prospérité de l’Inde »[69]. On comprend combien il serait absurde, en pareilles conditions, de vouloir inférer des famines de l’Inde que la culture du riz, confiée à un peuple de laboureurs possédant leur champ en propriété collective ou personnelle, serait insuffisante, pendant le cours des générations, à nourrir une population grandissante. L’Inde, de par la nature, est encore plus féconde que la Chine : elle pourrait également subvenir à l’alimentation des siens.

Mais « l’homme ne vit pas de pain seulement ». Les légumes verts et secs, les grains des légumineuses s’ajoutent aux produits des céréales. Pois, haricots, fèves, lentilles, soya des Mandchous et des Chinois représentent une quantité qui n’a point été évaluée avec la même approximation que les céréales, parce que ces graines ont moins d’importance dans l’alimentation du monde, mais on reste certainement en dessous de la vérité en estimant la récolte annuelle de ces produits à 200 millions d’hectolitres, ce qui, pour chaque individu, homme, femme, enfant, ajouterait encore au pain plus d’un litre par mois de la nourriture la plus substantielle. La production des pommes de terre, de plus grande valeur économique, bien que de moindre richesse proportionnelle en force nutritive, atteint ou dépasse chaque année un milliard d’hectolitres, appoint fort considérable dans l’alimentation des hommes. Quant aux légumes verts et aux fruits, ils ne sont l’objet d’aucune statistique générale, par le fait de leur extrême abondance et du manque presque absolu de centralisation dans les marchés : à l’exception des primeurs, des légumes de choix, des fruits de beauté ou de saveur exceptionnelle, tout se consomme sur place ; chaque petite ville a d’ordinaire ses rues ou ses halles abondamment pourvues, et que de pertes, que de gaspillages dans le transport, l’exposition, la longue attente des acheteurs ! Des centaines d’individus se nourrissent de déchets de légumes que l’on ramasse autour des halles de Paris ; des millions d’hommes pourraient vivre des fruits, pommes, poires, cerises, pêches, qui, dans les bonnes saisons, tombent des arbres et que personne ne se donne la peine de ramasser, parce que, dans le district même, tous en ont en surabondance et que l’exportation, la conservation et la préparation en gelées, pâtes ou confitures coûteraient trop cher. Dans les vergers du Delaware, on enterre des millions de pêches au pied des arbres ; dans
nodosités sur une racine de légumineuse
Ces nodosités, représentées ici aux deux tiers de la grandeur réelle, d’après le National Geographical Magazine, 1904, sont dues à des bactéries (Rhizobium leguminosarum) qui fixent l’azote atmosphérique. La décomposition de ces racines enrichit donc le sol. La racine de la gravure provient d’un champ d’expérience soigneusement inoculé.
les ports des Antilles et de l’Amérique centrale, on jette à l’eau tous les chargements de bananes que les acheteurs des grands navires refusent d’emporter. Dans les rues des cités brésiliennes, les gamins lancent leurs oranges à terre pour se disputer le port d’un parapluie.

Un très simple calcul, reproduit des milliers de fois depuis Humboldt, établit que tout le genre humain trouverait amplement à se nourrir du produit des bananeries de la zone tropicale. Le sucre, si indispensable à l’alimentation de l’homme, est aussi fourni par les plantes, canne, betterave, érable ou sorgho, et représente, pour l’Europe seule, la masse énorme de 6 millions de tonnes, qui, pourtant, répartie entre la population des continents, ne donnerait guère par tête et par jour, sous la forme de sucre cristallisé, qu’une quarantaine de grammes, ce qui, d’ailleurs, suffit très largement à une bonne hygiène.

Les aliments pris dans le monde animal sont obtenus par la chasse ou la pêche ou par l’élève du bétail domestique et des volailles, ou bien encore par l’utilisation du lait et de 3 œufs. Il fut un temps où une partie notable du genre humain disputait sa proie aux carnassiers, mais, actuellement, le nombre des hommes vivant du produit de la chasse est devenu si minime qu’on peut le considérer comme n’ayant plus de valeur économique. Il n’en existe plus en Europe ; dans le continent africain, on ne peut guère citer comme se nourrissant surtout de gibier que de misérables tribus de nains, dans la partie équatoriale du continent, et les Bushmen du désert de Kalahari[70].

Toutefois, le vaste monde sibérien est encore parcouru par des tribus de chasseurs voyageant en d’immenses territoires à la recherche des animaux à chair nourrissante et à fourrure. L’Amérique, en ses deux continents, et l’Australie sont les terres où l’état primitif du chasseur est encore représenté par des peuplades typiques, d’ailleurs toutes réduites à un petit nombre d’hommes, à cause des difficultés de leur vie toujours errante en d’énormes espaces. Aussi n’y a-t-il plus, à proprement parler, de « peuples chasseurs ». Nulle part, dit Grosse, ils n’ont pu se développer assez puissamment pour mériter ce nom : il n’existe que des « tribus chasseresses ». Mais la pêche, dans les profondeurs marines, représente toujours une quantité notable de l’alimentation humaine, surtout le long des côtes poissonneuses, dans les îles du Pacifique, au Japon, et sur le littoral chinois, en Norvège et dans l’Amérique septentrionale. Des populations presqu’exclusivement ichtyophages se sont maintenues en divers parages insulaires et côtiers. Bien que la mer ne soit pas inépuisable et que, même, certaines espèces pourchassées par l’homme soient devenues rares, la valeur annuelle de la pêche n’a cessé d’augmenter parce que les gens du métier emploient des engins et des embarcations de mieux en mieux adaptés à la besogne, et qu’en divers endroits on a commencé le repeuplement des baies, de même que celui des lacs, des étangs et des rivières.

La part de nourriture que représente la chair des animaux domestiques, dans les pays européanisés de l’Ancien Monde et du Nouveau, est approximativement connue. On l’évalue à 20 milliards de kilogrammes, soit à une trentaine de kilogrammes par individu. En admettant, ce que nient beaucoup d’hygiénistes et que nombre de populations en divers pays du monde prouvent par leur exemple être complètement inexact, en admettant que les aliments carnés soient indispensables à l’homme, il y aurait donc une part de viande parfaitement appréciable dans la succession des repas, bien qu’insuffisante pour les gros mangeurs, d’autant plus qu’on pourrait y ajouter les 20 milliards d’œufs que fournissent les poulaillers des mêmes contrées, ainsi que les 60 milliards de kilogrammes de lait, et les 15 milliards de kilogrammes de fromage donnés par les fermes. L’immense Chine produit aussi d’énormes récoltes d’œufs, peut-être supérieures à celles d’Europe et d’Amérique.

Cl. T. S. Palmer.
récolte des œufs d’albatros sur l’île laysan (Diomedea immutabilis)
d’après le National Geographical Magazine, 1904.

Un certain nombre d’espèces d’oiseaux se sont partagé cette île de l’archipel Sandwich, qui a cinq kilomètres sur trois, et ils respectent rigoureusement leurs domaines respectifs. Il est maintenant interdit de toucher aux œufs de l’albatros dont les mœurs sont très familières.

Toute cette nourriture, comprenant, à côté des céréales et d’autres grains essentiellement nourriciers, une singulière variété d’aliments végétaux et carnés, forme un total dépassant de beaucoup l’ensemble des besoins ; encore n’a-t-il pas été question des produits que l’on pourrait appeler de luxe parce qu’ils ne sont pas fournis directement par la nature et proviennent d’une élaboration achevée par l’homme : telles les boissons, liqueurs, huiles, essences, depuis le soma de la période védique jusqu’au vin qu’inventa le Noé de la légende, au pied de l’Ararat, où l’on est censé l’avoir bu pour la première fois, et devenu la gloire de tant de vignobles, de la France à la Californie et de l’Australie à la République Argentine.

En l’année 1882, déjà, le revenu alimentaire de l’Europe et des Etats-Unis avait été calculé d’après les plus bas rendements annuels et fixé au chiffre d’apparence hyperbolique de 380 milliards de kilogrammes, non compris les boissons, soit de plus de mille kilogrammes par tête. Or, en suivant pour sa nourriture l’une ou l’autre des indications données par les médecins hygiénistes pour l’établissement d’une ration physiologique normale, on peut toujours combiner les éléments de son alimentation de manière à ne pas dépasser en moyenne 475 kilogrammes de nourriture par année, car il ne s’agit point ici du mangeur exceptionnel, mais de l’homme moyen, en y comprenant les enfants, les femmes et les vieillards. C’est dire que, dans l’état actuel d’une agriculture encore rudimentaire sur une grande partie de la surface terrestre, les ressources totales de la production sont plus que doubles des nécessités de la consommation[71].

Et pourtant, la table n’est pas servie pour tous au banquet de la vie ! Il y a des faméliques, et même, ils sont nombreux ; en outre, l’avenir n’est pas sûr pour les fortunés et, parmi ceux qui mangent d’ordinaire à leur faim, il y a des millions et des millions d’individus qui regardent devant eux avec effroi, mangeant aujourd’hui dans l’appréhension de ne pas avoir à manger demain. La peur de la misère persécute jusqu’aux riches, et très justement, car la fortune est changeante, et ceux qui, dans cette minute, se dressent triomphants, debout sur le char, risquent, au moment qui vient, d’être écrasés sous les roues ensanglantées. Evidemment, si la société n’était pas toujours dirigée par la survivance des sociétés antérieures, si le mort ne continuait pas de saisir le vif, les hommes actuels n’auraient pas de souci plus urgent que celui d’assurer à tous ce pain nécessaire à la vie, que le laboureur lui fournit et qui, de nos jours, s’égare souvent en route et se gâte, se gaspille par mille accidents, sur place, dans les wagons et les navires, dans les greniers, les entrepôts et, surtout, dans les mille magasins de détail. La première chose à faire serait d’introduire l’ordre et la sûreté dans la distribution ; elle consisterait à expédier et à répartir les divers produits, farines, légumes et fruits, avec autant de méthode qu’on remet à chacun, à l’heure matinale, les lettres et les journaux. La chose est faisable pour les aliments, puisqu’elle se fait pour le papier ; mais, pour accomplir cette révolution de justice et de bon sens, il faudra porter la main sur l’ « arche sainte », violer cette inégalité si chère aux privilégiés et qui leur assure non seulement le monopole de la terre et des produits de la terre, mais aussi les usines et toutes les œuvres du travail humain, surtout le pouvoir, le droit de se dire les maîtres et de dominer, en effet, adulés, respectés, adorés par ceux mêmes qu’ils oppriment.



  1. R. Hanthal, Revista del Museo de la Plata, tome IX, pp. 409 et suiv.
  2. Fr. Lenormant, Les Premières Civilisations.
  3. Dümichen ; Hartmann, Resultate der archäologisch-photographischen Expedition.
  4. Graham Renshaw, Zoologist, cité dans la Revue Scientifique, 30 mars 1901.
  5. Ivoire mis en vente sur les trois grands marchés de Londres, Liverpool et Anvers, en 1895 : 674 550 kilogrammes.
  6. Revue Scientifique, 21 sept. 1895.
  7. Globus, 1 sept. 1900, p. 132.
  8. Huart, Géographie, 15 mars 1904.
  9. Century Magazine. — National geographical Magazine. Jan. 1905.
  10. I. Forest, Congrès des Sociétés nationales de Géographie, Lorient, août 1896, Revue Scientifique, 28 nov. 1896, p. 700.
  11. Michelet, Histoire de France, XV, Régence, p. 189.
  12. Revue Scientifique, 13 mars 1897, p. 343 ; 8 janv. 1898, p. 58.
  13. Revue scientifique, 24 avril 1897, p. 537 ; P. Difloth, Revue Universelle 1902.
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  15. G. Brown Goode, National Geographical Magazine, aug. 1896, p. 273.
  16. Bisons des États-Unis, d’après Nature, 22 nov. 1900 :
    1889, en liberté, 835 ; en captivité, 256 : Total 1091. (D’après H. Ornaday.)
    1900, en liberté, 340 ; en captivité, 684 : Total 1024. (D’après Marc Sullivan.
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  19. J. Mackintosh Bell, Geographical Journal, sept. 1901.
  20. David Carnegie, Scott. Geogr. Magazine, 1898, p. 113.
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  23. M. Monnier, Des Andes au Para.
  24. Revue Scientifique, 30 avril 1898, p. 569.
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  28. Oscar Baumann, Pelermanns Geogr. Mitteilungen, VII, 1898.
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