L’Homme et la Terre/III/16

Librairie universelle (tome cinquièmep. 1-68).
RÉVOLUTION : NOTICE HISTORIQUE


Necker fut ministre des finances de 1777 à 1781, de Calonne de 1783 à 1787, Loménie de Brienne de mai 1787 à août 1788 ; Necker, rappelé, préside alors aux élections.

1789. 5 mai, ouverture des États généraux ; 17 juin, le Tiers-Etat se constitue en Assemblée nationale ; 20 juin, serment du Jeu de paume ; 22 juin, une partie du clergé se joint au Tiers État ; 23 juin, le roi casse les décisions du Tiers ; le 27, les trois ordres se réunissent.

11 juillet, exil de Necker ; 14 juillet, prise de la Bastille ; 4 août, abandon des privilèges.

1er et 3 octobre, la reine donne un repas aux gardes du corps ; 5 et 6 octobre, sortie des femmes de Paris, qui ramènent la famille royale de Versailles.

22 décembre, division de la France en départements ; 29 décembre, première vente de biens nationaux.

1790. 20 juin, abolition des titres, armoiries et livrées ; 26 décembre, décrets sur la constitution civile du clergé.

1791. 20 juin, la famille royale est arrêtée à Varennes ; 17 juillet, manifestation républicaine décimée au Champ de Mars ; 4 septembre, la Législative remplace l’Assemblée constituante.

Octobre-novembre, décrets contre les émigrés.

1792. 20 avril, déclaration de guerre à l’Autriche ; 8 juin, formation d’un camp révolutionnaire sous Paris ; 20 juin, le peuple envahit l’Assemblée et le Palais ; 5 juillet, « la Patrie est en danger » ; 26 juillet, manifeste du duc de Brunswick.

10 août, le Palais est pris d’assaut, le roi est conduit au Temple, la Convention est convoquée.

24 août, prise de Longwy ; 30 août, prise de Verdun ; du 2 au 5 septembre, massacres à Paris ; 20 septembre, combat victorieux à Valmy.

21 septembre, proclamation de la République par la Convention ; 5 novembre, victoire de Jemmapes.

6 novembre, rapport du Comité sur le procès de Louis XVI.

1793. 21 janvier, exécution de Louis XVI.

6 avril, formation du Comité de Salut public ; 31 mai, les révolutionnaires de Paris exigent la mise en accusation des Girondins.

Septembre, victoire de Hondschoote ; 16 octobre, victoire de Wattignies ; 5 décembre (15 frimaire, an II), la Convention se débarrasse des Hébertistes et, en avril 1794, des Dantonistes.

1794. 26 juillet (9 thermidor, an II), chute de Robespierre.

1795. 20 mars, défaite des révolutionnaires parisiens ; 20 mai, désarmement des faubourgs.

5 octobre (13 vendémiaire, an III), soulèvement royaliste à Paris, écrasé par l’armée ; 26 octobre, le Directoire remplace la Convention.

1796. Février à août, Conspiration et procès de Babœuf.

14 avril, victoire de Montenotte, campagne d’Italie.

1797. 4 septembre (18 fructidor, an V), le Directoire épure les Conseils de ses éléments royalistes.

1798. 18 juin (30 plairial, an VI), le Directoire est à son tour privé de plusieurs de ses membres.

1799. 9 novembre (18 brumaire, an VII), Coup d’Etat de Bonaparte.

Voici les noms de quelques hommes de valeurs diverses, contemporains de la Révolution française :

Condorcet, né près de St-Quentin, encyclopédiste 
 1743-1794
Lavoisier, né à Paris, chimiste 
 1743-1794
Goyay Lucientes, peintre, né en Aragon 
 1746-1828
Goethe (Wolfgang), poète, né à Francfort-sur-le-Mein 
 1749-1832
Godwin (William), littérateur, né près de Cambridge 
 1756-1836
Burns (Robert), poète écossais, né près d’Ayr 
 1759-1796
Schiller (Friedrich), poète, né à Marbach 
 1759-1805
Cuvier (Georges), naturaliste, né à Montbéliard 
 1768-1832
Chateaubriand, littérateur, né à St-Malo 
 1768-1848
Humboldt (Alexander von), voyageur, né à Berlin 
 1769-1859
Beethoven (Ludwig), né à Bonn 
 1770-1827
Hegel, philosophe, né à Stuttgart 
 1770-1831
Wordsworth, poète, né en Cumberland 
 1770-1850
Scott (Walter), romancier, né à Edimbourg 
 1771-1832
Turner (John), peintre, né en Devonshire 
 1775-1851

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
LA RÉVOLUTION
L’idée du ternaire sacré : Liberté, Egalité, Fraternité,
se perdit bientôt dans les campagnes ravagées et
les cités prises d’assaut.


CHAPITRE XVI


IDÉAL DE LA RÉVOLUTION. — LA REINE ET LE ROY. — ARMÉE, CLERGÉ, SERVAGE

ÉMEUTES ET RÉVOLTES. — CONVOCATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX
LE JEU DE PAUME. — LA BASTILLE. — LE 4 AOUT. — LES DROITS DE L’HOMME
LA FRANCE ET L’EUROPE. — LA TERREUR. — BABŒUF
RENOUVEAU DE LA SCIENCE. — CALENDRIER. — CONTRE-COUP DE LA RÉVOLUTION

PAYS-BAS, SUISSE, ITALIE. — EXPÉDITION D’ÉGYPTE. — SAINT-DOMINQUE

L’ensemble des événements qui se passèrent en France à la fin du dix-huitième siècle et qui a reçu par excellence le nom de « Révolution française » ne pouvait faire entrer en pleine réalisation que les idées complètement mûries. L’idéal ne se change en faits qu’après être devenu conscient, qu’après avoir été ardemment voulu, préparé, acheté, par le sacrifice de nombreuses victimes volontaires. Or, dans ce monde de sentiments, de pensées et d’imaginations qui fut agité pendant le siècle de l’Encyclopédie, quelle fut la dominante qui se dégage et prend un caractère impérieux sans laisser le moindre doute dans les esprits ? Cette idée dominante est résumée dans la fameuse brochure de Sieyès, Le Tiers État, le « tiers », c’est-à-dire la bourgeoisie, qui est tout et cependant était tenue pour rien. Par définition même, le tiers état devait être, en dehors de la noblesse et du clergé, l’ensemble de la nation, aussi bien le peuple des paysans et des ouvriers que les gens instruits ou riches ne différant des nobles que par le manque d’un arbre généalogique dans leurs archives familiales. Mais ceux qui revendiquèrent leurs droits d’hommes, ceux qui se dirent avec insistance les égaux des nobles et des prêtres, ce furent les bourgeois proprement dits, constituant la classe des propriétaires, des chefs d’industrie et des lettrés.

Sans doute, la lamentable population des pauvres, les paysans sucés par l’impôt et la gabelle, les vieux se traînant courbés sur le sillon, les hommes hâves auxquels la boue mêlée à la sueur faisait comme un enduit, et qui, dans les années de disette, mangeaient du pain d’écorce, tous ces miséreux et faméliques auraient eu l’âpre désir que leur situation changeât s’ils en avaient eu le moindre espoir. Mais pour eux comme pour le moujik russe, « le ciel était trop haut » ! L’idéal du dix-huitième siècle que réalisa la Révolution française est bien caractérisé par Les Brigands de Schiller, joués pour la première fois en 1782. Tous ces « brigands » sont des bourgeois amoureux de justice qui redressent les torts des seigneurs, du juge, du propriétaire, mais parmi ces révoltés qu’a soulevés l’iniquité du siècle, il n’y a pas un seul ouvrier, pas un seul paysan : Schiller ne s’était pas aperçu que ceux-là aussi étaient, comme les bourgeois ou les fils de bourgeois, des êtres odieusement exploités[1] : s’ils se plaignaient, personne n’entendait leurs plaintes.

Ainsi l’émancipation politique de la partie du Tiers constituant la bourgeoisie, déjà voulue, revendiquée par la grande majorité des intéressés, était inévitable : la révolution n’avait à cet égard qu’à confirmer ce que l’évolution des intelligences et des intérêts avait accompli d’une façon définitive. Mais ces bourgeois qui voulaient faire reconnaître leurs droits acquis étaient-ils républicains et leur triomphe devait-il aboutir à celui d’une forme politique égalitaire ? Nullement. De même que les colonies américaines, en se détachant de l’Angleterre, se croyaient encore fidèles, loyales, et protestaient avec une parfaite sincérité de leur dévouement à la mère-patrie, de même la France, en se lançant dans la grande aventure de révolte qui devait aboutir à la mort violente des souverains et à la proclamation de la République, était en toute franchise et enthousiasme complètement royaliste. La multitude ne comprenait point l’existence d’une société qui ne fût pas gouvernée par un roi, par un maître ou « débonnaire » ou « grand ». A part une très faible majorité, composée pour la plupart de penseurs appartenant à la noblesse et à la haute bourgeoisie, c’est-à-dire aux classes qui disposaient d’un loisir suffisant et qui pouvaient se rendre compte personnellement des agissements de la cour, la masse de la nation ne demandait qu’à se précipiter servilement et à pleurer d’émotion sur le passage d’un roi. Pendant les années les plus agitées qui précédèrent « Quatre-vingt-neuf », les hommes qui dans la suite se distinguèrent le plus par leur ardeur à combattre les agissements de la royauté et qui votèrent avec conviction la mort de « Louis Capet » avaient eu certainement pour idéal premier un royaume à degrés hiérarchiques, où toute loi, toute grâce aurait continué de s’épancher d’un trône comme d’une source naturelle. Il fallut que la logique impitoyable des événements les entrainât, les forçât quand même à devenir républicains. L’échafaud qui se dressa pour le Roi et la Reine fut un accident, l’effet d’une brouille momentanée entre les auteurs principaux du drame politique, et quand l’histoire reprit son cours normal, elle amena tout naturellement la restauration de la royauté.

Les hommes ne se débarrassent que lentement de leurs préjugés héréditaires, et plus d’un siècle après la Révolution — ainsi brièvement nommée comme si elle avait renversé toutes choses — on constate amplement en France que l’ancien fond monarchiste subsiste encore ; la plupart des prétendus citoyens n’ont pas l’audace de l’être. Ils demandent des maîtres qui pensent et agissent pour eux. Si l’ancien royaume ne s’est pas reconstitué, c’est que les candidats à la domination, y compris les tribuns du peuple, sont fort nombreux et se tiennent mutuellement en échec. Et si l’empreinte de la royauté s’est maintenue, de même celle de l’Eglise. La France est restée catholique aussi bien que monarchique ; certes, elle n’accepte plus les dogmes, mais elle est toujours éprise d’autorité, croyant aux coups de force et aux opinions toutes faites que lui présentent les « pasteurs des peuples. A cet égard, la nation ne changea point ou plutôt, elle ne se modifia qu’avec lenteur, par le déplacement du centre de gravité des hautes classes vers la classe moyenne, de la noblesse et du clergé vers la bourgeoisie de plus en plus nombreuse et consciente de son intelligence et de sa force.

Dans les dernières années de son existence prérévolutionnaire, la monarchie manqua complètement de sagesse, d’esprit de suite et de tenue. On eût dit que, prise de folie, elle se plaisait aux aventures et aux imprudences pour hâter le jour de sa ruine. Marie-Antoinette, qui n’était devenue Française que pour le triomphe des représentations fastueuses, pour la gaieté des fêtes et l’intérêt plaisant des intrigues, était restée princesse autrichienne pour les intérêts de sa maison et, très ouvertement, se faisait l’agent de sa mère Marie-Thérèse, puis de son frère Joseph II ; ses ingérences politiques la mettaient toujours en vue, et ses folles équipées, ses amitiés compromettantes, enfin la honteuse affaire du « Collier », qui la montra recevant des bijoux de mains déshonorées, toutes ces choses la retenaient au premier plan, sous l’attention malveillante du Paris frondeur. Quant au roi, homme de bonne pâte, de volonté nulle et de gros préjugés, il se laissait aller à toutes les incohérences, à toutes les contradictions des politiques diverses qui l’entraînaient successivement, tantôt comme roi de France, tantôt comme mari de l’ « Autrichienne », comme philanthrope au cœur sensible, puis comme gentilhomme, religieux observateur de tous les vieux abus. D’ailleurs, l’essence de la royauté, ce n’est pas le pouvoir, mais le caprice. Le prince doit se sentir au-dessus de tout droit, de toute règle, pour se croire vraiment le maître. « L’essence et la vie du gouvernement, dit Michelet, était la lettre de cachet ». Même lorsque le roi ne l’est plus que de nom, après la prise de la Bastille, en février 1790, il garde encore son privilège de faire enfermer qui lui plaît[2].

Jusqu’en l’année 1788, la torture avait été appliquée dans toute sa férocité par ordre du roi de France. La « question » qui, sous tant de formes, est encore d’usage courant devant les tribunaux civils et militaires, était présentée comme un devoir social. En 1780, Louis XVI avait accepté la dédicace d’une Apologie de la torture rédigée par un parlementaire d’Aix, Muyart de Vouglans, avec approbation spéciale du pape Pie VI.

le petit trianon ou marie-antoinette jouait à la fermière

Non seulement le roi s’étudiait de son mieux à conserver les institutions du passé, il les aggrava même en diverses circonstances. C’est ainsi qu’en 1781, il barra aux non-nobles tout avancement dans la carrière des armes, n’accordant le plus petit grade d’officier qu’aux gentilshommes ayant au moins quatre degrés de noblesse paternelle et ne donnant le titre d’officier général qu’aux personnages admis à monter dans ses carrosses royaux[3]. Ce fut même une des raisons qui rendirent l’armée si peu vaillante dans la défense de la royauté, lors des grand jours d’épreuve. Tous se jalousaient entre eux : les corps de troupes ordinaires en voulaient aux régiments privilégiés, les sous officiers étaient les ennemis naturels de leurs supérieurs immédiats, et ceux-ci avaient le même sentiment de haine spontanée contre les généraux qui trouvaient leur brevet dans le berceau. L’armée était désorganisée d’avance lorsque les événements la mirent en contact avec le peuple : on la vit se fondre devant les émeutes sans qu’il y eût même de conflit, les troupes lancées contre la foule fraternisaient avec elle.

Si les prélats de l’Eglise affectaient volontiers de plaisanter des choses saintes, ils étaient restés fort sérieux sur la questions des biens temporels, et même la résistance acharnée du clergé à toute mesure qui pouvait tendre à l’égalisation de l’impôt fut la principale cause du déficit qui ruina la France et mit le royaume à la merci du peuple. L’Eglise s’était bien soumise à participer quelque peu aux dépenses générales, mais elle ne déboursait de contribution annuelle qu’à titre de don gracieux au roi, tout au plus laissait-elle gager certains emprunts sur ses terres, ce qui ne lui coûtait rien. Déjà, au milieu du siècle, le projet qu’on avait eu d’estimer tous les biens — environ le quart du territoire français (A. Debidour) — avait été repoussé comme un sacrilège, car on aurait ainsi dévoilé la richesse du clergé et constaté officiellement ce que l’on savait déjà d’une manière générale, l’accaparement d’une valeur de quatre milliards en terres soustraites à tout impôt, en un pays où le laboureur succombait sous la dîme, les taxes et les corvées.

C’est un des faits les plus instructifs de cette période finale de l’ancien régime que le maintien féroce du servage dans les domaines appartenant à l’abbaye de Saint-Claude et comportant, outre la ville, les douze paroisses de sa banlieue, les quinze villages de la baronnie de Moirans et les cinq villages de la prévôté de Saint-Laurent-Grandvaux. De même que la noblesse, en y comprenant les riches anoblis, s’était faite le champion de l’esclavage des noirs dans les Antilles, de même le clergé voyait le plus saint des devoirs dans la conservation de sa propriété de serfs blancs, que les héritages, les confiscations, les intrigues, les captations lui avaient value aux siècles antérieurs.

Les religieux de Saint-Claude, au nombre de vingt-quatre, relevaient directement du pape, avec titre de chanoines, et portaient des ornements qui les assimilaient à des évêques. Elite des moines, ces hauts personnages étaient également une élite de noblesse, puisqu’ils ne pouvaient entrer dans la communauté qu’à la condition d’être nobles « de quatre races », à la fois du côté paternel et du côté maternel : ils représentaient donc le choix du choix parmi les privilégiés de France, et comme tels avaient à soutenir le combat pour les intérêts de leur caste.

N° 427. Saint-Claude et Ferney.


En 1770, lorsque les serfs « mainmortables de corps et de biens » que possédaient les chanoines de Saint-Claude adressèrent une humble supplique au roi, l’opinion publique se passionna pour ces malheureux : un avocat de Saint-Claude, Christin, plaida leur cause avec véhémence, puis Voltaire y apporta cette éloquence qu’il avait mise au service de Calas, et remua de nouveau la France et le monde ; mais rien n’y fit : appuyés sur le parlement de Besançon, dont quelques membres avaient aussi des mainmortables dans leurs domaines, les seigneurs-moines de Saint-Claude tinrent bon contre leur propre évêque, contre le roi, contre l’opinion ; jusqu’en pleine Révolution, après la prise de la Bastille, ils gardèrent leurs serfs, y compris les colons étrangers qu’un sort funeste avait fait résider un an et un jour dans le pays.

Et pourtant, cette France, où les survivances du moyen âge étaient encore si puissantes et si nombreuses, se croyait mûre pour constituer une société idéale de citoyens égaux et libres ! Pour la guider vers cet avenir, elle se tournait avec persistance vers le roi, qui, de son côté, avait le cruel embarras de choisir ses ministres, et, suivant l’impulsion qu’il subissait, les prenait alternativement parmi les adversaires ou les amis de la cour. Après le prodigieux gaspillage d’argent qui avait suivi le renvoi de Turgot, Louis XVI avait fait appel au protestant étranger Necker, quoique, par son culte même, ce fameux banquier fût, pour ainsi dire, hors la loi. Necker, qui voulait plaire à l’opinion, conquérir la popularité, réussit en effet dans son ambition, et cela en sacrifiant sa propre fortune, en s’attaquant aux pensions et aux sinécures, en s’abstenant d’accroître les impôts, même en établissant des cours provinciales pour contrôler son administration. C’était trop beau, et la Cour eut la bassesse d’exiger de lui, en récompense de ses efforts, qu’il « abjurât solennellement les erreurs de Calvin ». Il avait trouvé de l’argent par ses emprunts et l’on croyait n’avoir plus besoin de lui (1781).

On avait essayé de l’économie ; avec de Calonne, on allait essayer de la prodigalité. Puisque la richesse se mesure aux dépenses, il sembla qu’on ne pouvait trop dépenser : de Calonne jeta des millions sans compter, achetant des châteaux pour le roi, pour la reine, distribuant les cadeaux, les pensions, les bénéfices ! Si étranges furent les générosités de ce singulier ministre des finances que certains historiens ont cru voir dans ce personnage un révolutionnaire déguisé n’ayant perpétré toutes ces folies que pour préparer la catastrophe. « La réforme de la monarchie étant nécessaire, il fallait amener les grands corps à y consentir, presque à la vouloir, et pour cela, se rendre leur complice, leur partager magnifiquement et avec grâce les restes du trésor, les séduire, les gorger, et les conduire ainsi en riant jusqu’au bord de l’abîme »[4].

grenoble à l’époque de la révolution

La ruine prochaine du gouvernement semblait tellement inévitable que nombre d’autres gouvernements, pressés de recueillir l’héritage, se constituaient déjà au-dessous du monde officiel, dans les sociétés secrètes. Un mouvement de vie intense s’agitait parmi tous les hommes que le travail de la pensée et les ambitions du pouvoir groupaient diversement en dehors du contrôle administratif. Jamais la franc-maçonnerie et autres organismes occultes, qui ont existé de tout temps sous les dénominations les plus différentes, n’eurent une plus grande activité : si tout d’un coup l’Etat avec sa hiérarchie avait disparu en entier, il se serait trouvé soudain un nouveau personnel rompu aux délibérations et aux discours par une large pratique dans les conciliabules clandestins. Comme chef de la maçonnerie, le duc d’Orléans s’essayait déjà au rôle de royauté bourgeoise que la « branche cadette » devait exercer effectivement au dix-neuvième siècle. Presque tous les personnages qui devinrent fameux pendant les grandes journées de la Révolution avaient fait leur noviciat d’hommes politiques dans les loges des sociétés secrètes, et c’est aussi dans le mystère que l’on formula le « ternaire sacré », les trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité, choisis plus tard pour symbole de la République, admirable devise encore si éloignée d’être devenue réalité !

La part des diverses fractions géographiques de la France dans l’ensemble de l’œuvre révolutionnaire fut très inégale : en un vaste domaine tous les champs ne se ressemblent point en fécondité ; il en est même qui ne produisent rien. Des provinces entières traversèrent la période dramatique des événements sans que leur rôle prît un caractère actif. Le midi albigeois et toulousain, notamment, avait été trop privé de force, de sève vitale lors de son écrasement par les hordes féodales du nord pour qu’il eût retrouvé déjà un peu de vigueur et d’élan à mettre au service des libertés publiques.

En d’autres provinces, au contraire, notamment dans l’est du royaume, les émeutes populaires forment un prologue à la prise de la Bastille et acquièrent une importance toute spéciale par leur nombre et leur incessante répétition. L’insubordination croissante des « gens sans aveu, réfractaires et faux-sauniers », signalée par les autorités de Besançon entr’autres, dès 1788, les actes de brigandages égalitaires qui avaient rendu le nom de Mandrin si populaire dans les basses classes, les pamphlets irrespectueux qui circulaient partout, les marchés pillés, les boulangers pendus, les châteaux qui flambent, les archives et les parchemins brûlés — « les écritures maudites qui font partout des débiteurs et des opprimés »[5] —, tous ces coups de mains locaux furent oubliés dans l’ampleur du mouvement dont ils furent à la fois la préface et l’un des principaux facteurs. Et ces mouvements économiques ne cessèrent nullement à l’approche de la réunion des États Généraux — témoin le pillage des maisons Réveillon et Henriot, les 27 et 28 avril 1789, à Paris — ni durant les années qui suivirent ; on peut même citer la révolte tardive des paysans du canton de Vaud, en 1802, les Bourla-Papey, Brûle-Papiers, qui, aux cris de « Paix aux hommes, guerre aux Papiers », firent des autodafés de paperasses et prirent possession de terres contestées[6] !

N° 428. Grenoble et Vizille.

Cette Jacquerie agit sans relâche et constitue une sorte de basse aux brillantes variations qu’exécutaient à Paris les forces en lutte ; elle fut certainement influencée par les événements de la capitale, mais la compréhension de ceux-ci n’est possible que si l’on connaît l’appui que leur apportaient les masses populaires dans les campagnes.

Quant à la part que prit en province la bourgeoisie française, encore inconsciente de ce qui la différenciait du peuple[7], à l’œuvre préparatoire de la Révolution, elle se concentra en deux points vitaux, Rennes et Grenoble. Ces capitales appartenaient à des contrées ayant eu beaucoup moins à souffrir de la centralisation despotique du royaume[8] et conservaient ainsi une sorte de virginité. En vertu des traditions héréditaires et des conventions spéciales faites avec la royauté, chaque province se distinguait des autres par quelque trait de ses institutions : c’est ainsi que la Bretagne, très fidèle à son passé, avait encore un parlement qui n’était pas une simple assemblée de valets et de scribes ; loin de là, ce corps délibérant était aussi fier de ses prérogatives que si l’ancien duché avait été encore un pays libre et que l’union avec le royaume limitrophe eût été purement volontaire. Aussi lorsque la Cour eut brisé la résistance du parlement de Paris, vit-elle se dresser contre elle le parlement de Rennes. Il fallut mettre le siège devant son palais, arrêter les manifestants, en envoyer quelques-uns à la Bastille, au mépris de leurs privilèges de gentilshommes.

Mais à Grenoble, l’affaire fut plus grave. Là, le parlement avait le peuple avec lui, et ce peuple prenait l’initiative de la résistance. Le Dauphiné n’avait pas, comme la Bretagne, le souvenir de l’indépendance politique, mais il avait mieux : la pratique des libertés réelles. Les régions hautes de la province, voisines des neiges, ne communiquant avec les vallées basses que par d’âpres sentiers, avaient été laissées à elles-mêmes par des administrateurs paresseux ; elles se gouvernaient en républiques autonomes, conformément aux coutumes, et répartissaient l’impôt, toujours scrupuleusement acquitté, mais sans les conditions exigées ailleurs par le caprice royal. De là un esprit de fière résolution et de volonté tenace auquel participaient même des parlementaires, pourtant corrompus par la pratique de la chicane.

Lorsque l’ordre d’exil de ces magistrats fut parvenu à Grenoble, la ville se souleva pour leur faire honneur. On les accompagne en procession triomphale, un peu malgré eux, puis on les ramène plus triomphalement encore, les femmes du peuple les décorent de roses et de verdure, puis, saisissant leurs triques, elles se retournent contre la troupe, soufflettent les chefs, entourent les soldats, les immobilisent, les dispersent, s’emparent des portes de la ville, sonnent les cloches pour appeler les campagnards de la banlieue. C’est une révolution. Les ordres de la Cour sont formellement méconnus, et les délégués des trois ordres se réunissent de leur pleine initiative dans le château de Vizille, au bord de la tumultueuse Romanche (21 juillet 1788). Se sentant les représentants de la France et non seulement du Dauphiné, ils décident, en une longue séance de vingt heures, que désormais on n’octroierait plus les impôts à la simple demande du roi, mais seulement de par la volonté du peuple transmise par les États généraux. De toutes parts on avait les yeux fixés sur les députés dauphinois et on les encourageait à la lutte ; les soldats n’osaient plus tirer : les uns parce qu’ils étaient du peuple, les autres parce qu’ils ne savaient plus, devant la puissance de l’opinion publique, quels étaient les véritables maîtres. Les députés se dispersèrent, mais la convocation des États était devenue inévitable, et même avec prépondérance du Tiers, c’est-à-dire de la bourgeoisie française.

Précisément ce fut un ministère de combat, de pure violence, celui de Loménie de Brienne, présenté par la reine comme l’expression directe de sa volonté, qui, poussé par la force des choses, eut à convoquer les États, c’est-à-dire à subordonner le roi à la nation. Cet homme de défi avait renvoyé les notables pour montrer en quel mépris il tenait tout ce qui n’était pas dans la domesticité du roi, puis il avait, comme par gageure, offensé dans leur amour-propre tous ces pauvres parlements de Paris et de province, qui ne demandaient guère autre chose que les apparences extérieures dans le respect de leurs privilèges antiques. Enfin, il avait institué, comme par moquerie de la représentation nationale, une « cour plénière », composée de princes du sang et des courtisans immédiats. Quand même, lorsque la caisse se trouva vide, absolument vide, il fallut bien que Brienne se retirât et soumit le roi à l’humiliation de rappeler Necker, son ennemi personnel, qui commença dédaigneusement par soutenir le royaume de France de sa propre fortune et de son crédit. Les États généraux allaient se réunir. La bourgeoisie avait triomphé : la noblesse, le clergé, le roi passaient au second plan.

Le mouvement des élections prit un caractère de grandeur épique, dû non seulement à l’importance des événements mais aussi aux dangers immédiats de la situation : la France avait faim. Le froid de l’hiver, les mauvaises récoltes de l’année avaient triplé la misère ; la mortalité, aggravée çà et là par les émeutes, s’était grandement accrue et, malgré les maux qui s’abattaient sur lui, le peuple restait soutenu par l’espérance des temps nouveaux. Le vote, recueilli dans chaque province suivant des formes différentes, fut presque universel, si ce n’est à Paris, ville toujours iniquement traitée, où des conditions de cens s’attachaient à l’exercice du suffrage. En province, tous votèrent, à l’exception des domestiques : environ cinq millions d’hommes, fait unique dans l’histoire du monde, prirent part à la grande consultation nationale, et les délégués partirent pour Versailles, emportant les « cahiers » où se trouvaient consignés les doléances, les vœux, les résolutions, les espoirs du peuple. Quoique très modérés dans la forme, les cahiers du Tiers sont unanimes dans leurs revendications de justice et d’égalité. Mais ils témoignent aussi d’une foi monarchique très sincère, émue et respectueuse. Ils sont également pénétrés de vénération pour le christianisme sous sa forme catholique, et s’ils réclament la liberté de conscience, ils ne demandent point la liberté des cultes[9]. Quant aux nobles et aux prêtres, ils cherchent également à diminuer le fardeau qui pèsera sur leur propre caste et à reporter le poids sur la caste rivale. Les nobles veulent l’abolition des dîmes, la fermeture des couvents, la vente partielle des biens ecclésiastiques. Le clergé, de son côté, demande la suppression des privilèges du gentilhomme et, en échange d’une partie de ses terres, il réclame ce qu’il réclama toujours : l’éducation des enfants, l’âme des générations futures[10].

Les États se réunirent le 5 mai 1789, grande date considérée historiquement comme le début d’une ère nouvelle, celle de la domination bourgeoise dans l’Europe occidentale. Tout d’abord on piétina sur place : les ordres, noblesse, clergé, tiers, restant séparés dans leurs salles de délibérations respectives, on ne s’occupa, ici que de maintenir les privilèges, là que de les supprimer. Mais l’assemblée du Tiers, portée par tout le mouvement du siècle, eut les fortes initiatives : il se constitua en « Assemblée nationale » et somma les deux autres États d’avoir à se rendre dans la salle des délibérations. Les curés, qui se sentaient peuple par la pauvreté et qu’exaspérait l’isolement de leurs collègues, les prélats, furent les premiers à obéir, d’abord isolément, puis en masse. La Cour, qui possédait encore la force brutale, s’imagina qu’elle avait aussi la force morale et que l’Assemblée n’aurait pas le courage de se réunir si des soldats lui barraient la porte. Mais déjà les représentants du peuple, tout royalistes qu’ils fussent, étaient devenus républicains sans le savoir et, chassés d’une salle, ils s’élancèrent dans une autre, la salle fameuse du Jeu de paume, pour y faire serment à l’unanimité, en un élan d’enthousiasme, de « ne se séparer jamais ». En personne, le roi vint pour ordonner aux députés de se disperser et d’attendre son bon vouloir. Et c’est alors que Mirabeau foudroya le maître des cérémonies de la fameuse apostrophe : « Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes » !

D’après une estampe de l’époque.
la prise de la bastille

Déjà Paris venait à la rescousse pour soutenir l’Assemblée, qui, sans lui, eût probablement cédé, après emprisonnement ou massacre préalables. On attaque une prison pour en délivrer les captifs, puis on brûle les barrières d’octroi, on s’empare des poudres et des armes ; les soldats de la garde française, presque tous Parisiens, se mêlent au peuple ; le régiment de Châteauvieux, composé de Suisses vaudois de langue romande, se sentant
Cabinet des Estampes.Bibl. Nationale.
de launay
gouverneur de la Bastille, est conduit à l’Hôtel-de-Ville où il n’arriva pas vivant.
Français de mœurs et de tendances, refuse de tirer sur la foule ; les milices s’organisent, d’autant plus ardentes à la lutte qu’elles sont entourées de troupes étrangères, Suisses, Allemands, Croates, Pandours, soudards dont on ne comprend pas même le langage.

Et soudain, malgré les chefs et les conseillers, malgré tout bon sens mais entraîné par une foi soudaine, par un instinct unanime, le peuple se précipite follement contre le bloc énorme de la Bastille, contre le noir cube de pierre à l’ombre duquel la ville s’agitait impuissante, et la forteresse, qui eût pu se défendre par sa seule masse, finit par ouvrir ses portes, fait tomber ses ponts-levis, parce que ses défenseurs eux-mêmes sentent que le grand jour est venu : la Bastille se livra, « par mauvaise conscience »[11], la volonté collective de Paris l’avait hypnotisée.

La reddition de la Bastille fut un événement capital qui fit trembler les rois, enthousiasma les peuples et prit un sens symbolique universel dont l’effet dure encore ; mais, s’il est beau, en des moments désespérés, de tout risquer pour la cause que l’on aime, combien funeste fut souvent cette illusion, née de la prise
Croquis exécuté par David d’après nature.

né à Saumur en 1717, pendu à la lanterne à Paris en 1789. Sa tête est promenée dans Paris au bout d’une pique, la bouche pleine de foin.
triomphante de la Bastille, que l’enthousiasme populaire suffit pour accomplir l’impossible ! Non, les multitudes en désordre, munies seulement de pierres et d’armes de rencontre, risquent fort de se heurter inutilement à des remparts solides, garnis d’hommes disciplinés qui savent pointer les canons ! La trompette de Jéricho ne renverse plus les remparts des villes. Il est imprudent de se griser de paroles, vaines sonorités. Pour combattre, le plus sûr est toujours d’être le plus fort, en même temps que le plus clairvoyant : à la ferveur, à la puissance de la volonté, il importe d’ajouter la science invincible.

Les événements de Paris réveillèrent certaines populations restées passives par l’effet du long sommeil dû aux exterminations anciennes et à l’oppression continue. Jusqu’aux Pyrénées, jusqu’à la mer de Gascogne, le peuple fut secoué d’un grand frisson, annonciateur de conjonctures redoutables. Ce fut, disent les contemporains, le temps de la « grande peur ». Accoutumés à pâtir, les paysans se préparaient en maints endroits à de nouvelles souffrances, cherchant un refuge dans les bois et cavernes. Mais l’exemple de Paris avait donné une nouvelle ardeur aux masses impatientes de secouer le joug : chaque ville de province s’empare de sa Bastille, et les villes entraînent à leur tour les villages et les hameaux. Le cultivateur comprend qu’il dispose de la force, il assiège le château du seigneur local, s’empare des archives qui faisaient de lui un taillable et corvéable, brûle les titres qui lui enlevaient son bien, cesse de payer les redevances, et, pour un temps, redevient un homme libre. Malheur au propriétaire détesté qui avait brutalisé ses vassaux pendant les temps de prospérité ! Lui aussi, il connaîtra l’insulte, les coups, son château sera démoli, et lui-même risquera la mort, à moins qu’il ne s’enfuie à l’étranger. Car la France s’organise, chaque jour elle apprend le maniement des armes, et, dans cette foule immense qui sait désormais attaquer aussi bien que se défendre, les soutiens particuliers du caprice royal et de la noblesse, les régiments d’Allemands et de Suisses, recrutés à grands frais, se perdent comme dans une mer.

Les députés de la noblesse siégeant à Versailles, dans l’Assemblée, prirent galamment les choses. Puisque le peuple, naguère asservi, jetait au feu leurs chartriers, parchemins et arbres généalogiques, puisqu’il cessait d’acquitter les corvées, de s’astreindre aux servitudes personnelles, eh bien ! les gentilshommes en feraient superbement le sacrifice ! Sans doute quelques-uns d’entre eux comprirent que la prudence leur commandait de séparer leur cause de celle des nobles émigrés qui fuyaient en ennemis et se préparaient à combattre la France ; d’aucuns se laissèrent aller au faste traditionnel du grand seigneur qui joue avec les dettes et prodigue l’or comme s’il en avait toujours trop ; mais d’autres aussi, pénétrés au-dessous de l’épiderme par la philosophie du siècle, savaient parfaitement que leurs anciens droits étaient en dehors du droit et constituaient une injustice qu’il était temps de se faire enfin pardonner. Le haut sentiment du sacrifice et la grâce avec laquelle on sut l’accomplir fit de cette « nuit du 4 août », en cette même année 89, une date inoubliable. Tous étaient émus, heureux de se sentir égaux, de voir tomber ces barrières de la féodalité qui de l’homme avaient fait l’ennemi de l’Homme. L’émulation de justice et de renoncement gagna les villes et les provinces privilégiées qui successivement et par acclamation renoncèrent à tous les avantages que la monarchie leur avait concédés pour se fondre dans la grande unité française. On put croire qu’en cette nuit de révolution se résumaient et se réalisaient tous les vœux, tous les espoirs des générations passées.

La réflexion vint pourtant et, dès le lendemain, l’œuvre des « hommes sages » s’attacha à reprendre en détail ce qui avait été abandonné par une
Portrait par Isabey
le guen de kerangal
né à Landivisiau en 1746. Le premier noble qui, durant la nuit du 4 août, renonça à ses privilèges.
enthousiaste déclaration de principe. Les décrets du 5 au 11 août notifient que, sauf la dîme, les servitudes réelles ne sont pas supprimées, mais que les paysans avaient le droit de les racheter « s’ils s’entendent sur le prix avec leurs seigneurs. Et encore ces décrets, que le roi ne sanctionna qu’en octobre, ne furent-ils jamais dûment promulgués.

La Jacquerie continua — rien qu’en Bretagne vingt-cinq châteaux furent pillés ou brûlés avant le mois de mars 1790 —, des paysans furent pendus, et ce n’est qu’en juin 1792 qu’une loi définitive abolit les droits sans rachat.

La déclaration des « Droits de l’homme » donna un corps à l’ensemble des réformes votées par acclamation, mais des lois nouvelles, des décrets, des ordonnances vinrent rapidement prouver que vraiment peu de chose était changé à l’ancien régime.

La grande diversité d’origine, d’apparence, de mœurs et même de langue qui existait dans la nation française explique en partie comment les représentants venus de toutes les provinces se sentirent entraînés à fonder l’unité nationale, non sur un prétendu lien du sang ni sur une fraternité traditionnelle, mais sur le droit humain. Les formules d’après lesquelles on constitua le peuple français auraient parfaitement convenu à la création d’une république embrassant l’humanité tout entière[12]. C’est qu’en effet le mouvement de la pensée pendant le dix-huitième siècle avait pris un caractère universel : dépassant de beaucoup les limites de la France et du temps présent, il s’était étendu à l’ensemble des pays et des temps ; souvent l’attention des historiens s’était portée bien plus sur les agissements de Frédéric II, sur le fonctionnement de la constitution anglaise, sur la guerre d’indépendance des colonies américaines que sur les affaires intérieures de la France ; les mœurs du peuple chinois étaient présentées en exemple ; on s’intéressait aux noirs de Saint-Domingue, aux insulaires de l’Océanie. C’est donc par une sorte de floraison naturelle que l’Assemblée nationale proclama les droits du Français en les appuyant sur la pierre angulaire du droit de tous les hommes. Sans doute, les législateurs se trompèrent, puisque, suivant la conception maçonnique de l’époque, ils cherchèrent en dehors de l’homme, dans un Etre suprême, le garant de la morale humaine : ils prirent leur point d’appui en dehors de la conscience individuelle, qui, bien que vacillant elle-même, n’en est pas moins le grand ressort de toute œuvre sincère : considérant l’homme comme un éternel mineur, comme un sujet, ils voulurent le guider par des lois, émanation de la volonté divine dont ils étaient les interprètes. Quoi qu’il en soit, les droits de l’homme, qu’ils proclamèrent sous la pression de l’opinion souveraine qui trouvait enfin des hérauts, représentent bien le fait capital de l’histoire depuis les origines de l’humanité jusqu’à nos jours. Pour la première fois une nation se déclare solidaire de toutes les nations du monde, de toutes les races, au nom du droit que possède chaque homme d’aller à la recherche du bonheur.

En cette grande époque, la plus belle qu’ait encore traversée l’humanité, l’idéal des plus hauts philosophes qui avaient émis la pensée humaine dans toute sa beauté parut être sur le point de se réaliser. En mai 1790, lors de la discussion sur le droit du pouvoir exécutif de déclarer la guerre, Volney propose à l’Assemblée de regarder l’universalité du genre humain comme formant une seule et même société dont l’objet est la paix et le bonheur de tous et de chacun de ses membres ; que dans cette grande société générale, les peuples… considérés comme des individus, jouissent des mêmes droits naturels et sont soumis aux mêmes règles de justice que les individus des sociétés particulières et secondaires ; que, par conséquent, aucun peuple n’a le droit d’envahir la
Cabinet des Estampes.
volney,
né a craon en 1757, mort en 1820
propriété d’un autre peuple ni de le priver de la liberté et de ses avantages naturels ». Ainsi tout le globe terrestre était désormais, dans la pensée des novateurs, embrassé par le même droit des gens. La fédération des hommes se constituait en vue du bonheur universel.

Ce bonheur, c’est par l’élaboration de « lois justes » et leur égale application à tous les citoyens qu’on espérait pouvoir le réaliser. Certes, il n’est pas difficile de comprendre la passion fervente qui s’empara des Français d’alors à l’égard de la Loi, révérée symboliquement comme une déesse. C’est qu’elle devait remplacer le bon plaisir. Elle allait être substituée au caprice royal multiplié par les mille autres caprices des subordonnés qui, du maître jusqu’au dernier des valets, descendait sur les malheureux en une cascade de brutalités, d’injustices et de crimes. Par définition même, la loi, représentée par une balance, serait absolument juste, égale pour tous, et cette assurance suffisait aux malheureux qui avaient tant souffert de l’iniquité des jugements rendus au nom du Roy. Ils s’imaginaient que, désormais, la justice impersonnelle planerait au-dessus de la nation, lumineuse et bienfaisante pour tous comme les rayons du soleil. Ils ne savaient pas que la monarchie en devenant polyarchie ne cesse pas d’être une royauté : autant d’hommes privilégiés par la possession d’un pouvoir, autant de petits rois qui discutent, sanctionnent et appliquent les lois à leur profit. La loi fut toujours celle qu’imposa le plus fort.

Armée par la puissance du peuple du droit de fabriquer des lois, l’Assemblée nationale eût bientôt de nouveau lié la France pour la ramener aux pieds du gouvernement fort dont elle aurait été le seul conseiller. Mais la nation vivait déjà de sa propre vie et s’organisait spontanément pour se défendre contre le retour offensif des seigneurs, contre le fisc, contre les gens d’affaires, contre les dangers que suscite la peur.

De village à village les paysans s’associaient ; ils se groupaient en fédérations avec les villes ; et de province à province, par-dessus les anciennes limites, se faisaient les alliances : ayant les mêmes intérêts, le même amour de la paix, le même souci des récoltes prochaines et de la liberté conquise, les citoyens se reconnaissaient et s’embrassaient comme frères, oubliant que jadis leurs pères s’étaient entre-haïs. Naturellement les unions d’amitié se formaient surtout entre communes et pays que rapprochaient les mœurs des habitants, la facilité des communications, les avantages réciproques de l’échange, et, à cet égard, il serait très utile d’étudier la répartition des groupes en cellules primitives qui se constituèrent ainsi en spontanéité parfaite dans la France entière ; mais à cette grande époque on se sentait attiré mutuellement non seulement en vertu des ressemblances mais aussi en vertu des contrastes : on aimait à se rencontrer de la plaine à la montagne et du vignoble au bocage, parce qu’on voulait se connaître et fraterniser en un même sentiment d’héroïsme et de bonté. Tous étaient devenus meilleurs : ce furent les plus beaux jours qu’ait jamais vus la France, ils sont uniques en son histoire. La nation s’était exaltée par l’enthousiasme bien au-dessus d’elle-même jusqu’à l’amour de tous les hommes.

L’unification de la France, naguère découpée en États féodaux distincts que la main royale reliait en un seul faisceau, s’accomplissait donc d’une manière toute spontanée. Il n’y aurait eu qu’à laisser faire pour que l’ensemble de la nation devînt vraiment « un », mais avec la diversité normale de tous les groupes naturels constitués pour le tracé et la confection des routes, pour la demande des subsistances et autres intérêts communs. La France avait déjà, en quelque sorte, ses cantons, ses arrondissements et départements ayant que Sieyès ne conçût le projet de division formelle, que Robert de Vaugondy n’en dressât la carte, et que Thouret ne la fit voter par l’Assemblée ; celle-ci, désireuse d’établir son propre pouvoir, afin de régler le rendement des impôts, les attributions et la hiérarchie des fonctionnaires, la subordination des communes à l’Etat, ne se laissa point influencer par les vœux des populations et procéda brutalement à la division du royaume, obéissant à la préoccupation de faire les parts de dimensions égales.

Cl. P. Sellier.
les chevaliers de saint louis rapportant leurs insignes distinctifs, ainsi que les porteurs d’eau

Tout d’abord même il avait été convenu que chacun des 80 ou 81 (9 fois 9) départements serait divisé en neuf districts ou arrondissements, divisés à leur tour en neuf cantons. Sans doute, la nature des choses, indépendamment de la volonté des législateurs, exigeait la suppression des anciennes divisions historiques, féodales, administratives, cléricales, militaires, fiscales ou douanières, qui avaient été souvent établies par un coup de caprice et que l’on avait toujours maintenues sans aucun souci de la volonté des populations intéressées : provinces politiques, généralités financières, intendances civiles, diocèses ecclésiastiques, gouvernements de l’armée, bailliages ou sénéchaussées judiciaires, ressorts parlementaires, pays de droit romain et de droit coutumier, de gabelles et de rédemption, d’aides et de gratuités, de concordat et d’obédience[13], tout cela devait nécessairement disparaître, débarrasser la France de son inextricable réseau de frontières entremêlées — et ce qui en reste encore ne peut être conservé que d’une manière artificielle — ; mais les limites de départements, arrondissements et cantons ne sont pas moins artificielles pour la plus forte part de leurs contours, et s’effaceront aussi, non d’ailleurs sans avoir eu le résultat funeste de rompre bien des communications naturelles et d’embarrasser de mille manières le mouvement spontané des populations.

Il est certain qu’une division naturelle en « pays » eût donné à la carte de France un aspect tout autrement irrégulier, la superficie des divers éléments juxtaposés eût facilement varié du simple au décuple : les affinités électives diffèrent dans toutes les régions suivant la nature et les productions du sol, le développement moral et intellectuel des populations, la circulation générale de la vie. En outre, les progrès de la civilisation et l’accroissement des facilités dans les rapports de voisinage n’eussent pas manqué, en l’absence d’une autorité centrale, de supprimer toutes ces divisions partiellement factices. A l’époque où furent tracées les lignes administratives départagé, il fallait des semaines pour que le va-et-vient des ordres et des réponses pût se faire entre la tête et les extrémités du grand corps ; hier il fallait encore des heures, quelques minutes suffisent aujourd’hui. C’est donc un véritable contresens que de vouloir fixer par des lignes immuables une histoire qui se modifie et se transforme toujours.

La nouvelle distribution administrative de la France devait amener les législateurs des diverses assemblées à discuter avec passion les théories contradictoires relatives à l’organisation politique du royaume, fédéralisme ou centralisation. C’est précisément la question qui s’était posée pour les colonies américaines après leur victoire commune sur les forces britanniques ; mais la solution ne pouvait être la même dans les deux contrées, puisque les traditions historiques et les conditions présentes différaient de part et d’autre. En France les centralisateurs intransigeants eurent gain de cause, la patrie fut déclarée « une et indivisible », en ce sens que les mêmes lois, les mêmes formes d’administration devaient s’appliquer aux populations les plus opposées par l’origine, les mœurs et les précédents : partout, au pied des Pyrénées et des Alpes comme dans les Ardennes et en Bretagne, les citoyens — ou plutôt les sujets — auraient à se conformer aux ordres venus du centre, s’accommoder aux vêtements que l’on avait taillés pour eux. Evidemment l’unité artificielle que l’on voulait ainsi fonder était en désaccord avec le mouvement de l’histoire, avec le rythme de la Terre, et d’ailleurs elle ne triompha qu’en apparence, car, suivant les milieux, les lois sont toujours diversement appliquées.

N° 429. Pays et Cantons du Pays Basque et du Béarn.

Dans les limites de la carte, il n’y a guère que les pays des hautes vallées dont l’unité ait été respectée par la division en canton.

Les points noirs indiquent l’emplacement des chefs-lieux de canton.

Encore en 1791, un député de l’Assemblée constituante, Achard de Bonvouloir, protesta contre l’absurde unification des lois, déclarant que la « majorité des ci-devant Normands entendait conserver sa coutume », et plaidait pour une « variété de lois et de règlements en rapport avec les mœurs et les habitudes particulières de chaque province ». Mais le fanatisme de l’autorité, jouant sur le sens de l’expression « égalité entre les hommes », voulut ignorer quand même les traditions locales, les coutumes héréditaires auxquelles tenaient précieusement les indigènes comme à une part de leur existence, et le niveau égalitaire fut choisi pour symbole de la Révolution. Telle province y gagna, telle autre y perdit, notamment les « vallées », c’est-à-dire les petites républiques pyrénéennes que les remparts naturels de leurs montagnes avaient de tout temps défendues contre le caprice des seigneurs, et qui, désormais ouvertes par la construction des routes, le défrichement des forêts, et surtout par l’agrandissement de l’horizon intellectuel et moral, devaient participer à la vie générale de la grande nation qui les embrassait dans son vaste domaine. C’est ainsi que les communautés libres, les « universités » des montagnards perdirent la gérance incontrôlée de leurs intérêts et leurs assemblées souveraines, où chacun et chacune avaient le droit absolu de présence, de parole et d’initiative. Cette confiscation d’un héritage inappréciable eut pour conséquence d’inévitables rancunes qui s’ajoutèrent aux éléments de réaction et de déchirement national.

Musée de Versailles.Cl. J. Kuhn. édit.
prise des tuileries (10 aout 1792)
par j. bertaux.

Les beaux jours de l’enthousiasme initial ne pouvaient durer. A l’exception de quelques représentants, le clergé s’était prêté de mauvaise grâce au sacrifice des privilèges et, partout où il fut assez fort pour exciter et soulever le peuple, il revendiqua très âprement la possession de ses terres : des paysans qui n’avaient rien étaient entraînés à se battre pour conserver les milliards des prélats. Le Cambrésis s’était révolté, emporté par le même mouvement clérical que les Flandres voisines, où la population des campagnes se pressait autour de ses curés, clamant pour le maintien des antiques traditions, c’est-à-dire pour leur propre asservissement. Les paysans murmuraient dans les diocèses de l’ouest et du midi ; même dans les villes telles que Nîmes et Montauban, où les haines étaient entretenues par le contact immédiat des catholiques et des protestants, les assassinats et les tueries commençaient. En ce conflit, le clergé avait un précieux avantage : « il savait très bien ce qu’il voulait »[14], tandis que l’Assemblée ne le savait pas. Aussi, lorsque les députés catholiques sommèrent leurs collègues de la noblesse et du Tiers d’avoir à déclarer franchement si oui ou non ils professaient la religion traditionnelle de la France, ces députés hésitants, incertains et timides parce qu’ils appartenaient à un âge de transition, parce qu’ils étaient à la fois catholiques par la survivance, libres penseurs par l’éducation, se trouvèrent-ils fort embarrassés. En 1790, l’Assemblée constituante discuta plusieurs heures pour savoir si la Révocation de l’édit de Nantes devait être maintenue ! puis elle s’occupa de la constitution du clergé, tout en ignorant le dogme que professait l’église, et décida de payer chèrement des cérémonies bizarres, fort bonnes pour le peuple, mais méprisables pour la plupart de ses membres. Comme le satyre de la fable, les représentants de la nation soufflaient le froid et le chaud. La France devait donc rester catholique, puisque la foi nouvelle de la fraternité des hommes en dehors de tout commandement divin n’avait pas encore conscience d’elle-même. Si la bourgeoisie survécut, triomphante, à tous les événements chaotiques de la Révolution, c’est qu’elle avait achevé son évolution préalable et ne se laissait point détourner de son idéal. Mais la pensée libre n’en était pas encore là : elle ne s’était pas dégagée du mysticisme évangélique et croyait toujours à une morale divine qu’aurait distillée l’Eglise. Aussi celle-ci reprit-elle le dessus, la série de ses avatars n’était point achevée.

La société civile essaya pourtant d’un accommodement avec la religion chrétienne. Des curés républicains se prêtèrent à cette conciliation, s’imaginant qu’ils pourraient obéir à la fois à l’Evangile du Crucifié et à celui des Encyclopédistes. Très sincèrement, ils restaient observateurs de leur foi, tout en prononçant le serment exigé d’eux, en qualité de fonctionnaires, qu’ils seraient « fidèles à la nation, à la loi et au roi, et maintiendraient la constitution ». Mais de nouveau se vérifia le proverbe des Ecritures que l’on ne peut, servir deux maîtres. Le pape désapprouva les prêtres assermentés, et bientôt la foule des catholiques forcenés vit en eux autant de suppôts du démon, de magiciens empoisonnant l’hostie par leurs maléfices ; on repoussa leurs prières ; on s’écarta de leurs cérémonies avec horreur, tandis qu’on se pressait autour des saints qui n’avaient pas souillé leur bouche par des paroles que condamnait l’Eglise, et qui restaient en communion directe avec le saint Père, représentant par excellence de l’ancien régime, bien mieux que le roi lui-même. L’antagonisme entre la société révolutionnaire et la chrétienté traditionnelle devint plus violent, plus inconciliable, lorsque l’Assemblée, convaincue que le peuple ne pouvait se passer de culte décida que la grande fête nationale serait désormais celle de la Raison et qu’on la célébrerait dans l’église même de Notre-Dame, aux lieu et place du culte supprimé, sur son autel. De pareilles cérémonies, exécutées avec une pompe théâtrale et fausse, n’étaient quand même qu’une sorte de parodie de la messe catholique et lui étaient de beaucoup inférieures puisqu’elles ne venaient point du peuple et que parmi les figurants nul n’était ému. Le conflit entre la Raison et l’Eglise devait se terminer au profit de cette dernière, puisque la Raison se gérait aussi en déesse, pauvre, impuissante imitation du passé. Etait-ce une Minerve, une Vierge nouvelle ? Mais les prières ne montèrent point vers elle, tandis qu’au fond des cryptes, les antiques survivances courbaient encore des fronts devant des effigies noircies par le temps.

D’ailleurs en dehors des formes du catholicisme traditionnel, que l’on n’osa point proscrire et que même Robespierre, devenu presque pape en un monde de fidèles, protégea ostensiblement, comme pour y trouver la garantie la plus sûre du pouvoir absolu, tous les républicains, leurs institutions et leurs œuvres participaient de l’esprit catholique ; tous avaient la prétention de faire de gré ou de force le bonheur de l’humanité, de lui dicter des lois inviolables, conçues en une cervelle infaillible. « Tant que vous n’aurez pas acheminé sur une même trace et moulé à une même forme tous les enfants de la patrie, disait Ducos, c’est en vain que vos lois proclameront la sainte égalité ». Chaque révolutionnaire portait en soi un dictateur. Heureusement que, pendant la grande et fervente époque de la Révolution, encore portée par son premier élan, toutes ces dictatures se combattaient entre elles et que de leur choc naissait la résultante, la grande œuvre du peuple. Car si puissants que se soient montrés tels et tels individus, si énergiquement que leur vouloir ait pénétré dans le chaos des choses, pourtant ni Mirabeau ni Danton, ni aucun autre n’eussent rien fait sans la pression d’en bas, sans la poussée des mille clubs, des assemblées pullulantes qui partout se formaient, se groupaient, se fédéraient, aidant à composer, à renouveler, à ranimer les assemblées plus nombreuses, plus rapprochées du pouvoir.

Cabinet des Estampes.
les chevaliers du poignard
désarmés en présence de Louis XVI (Février 1791).


Les fédérations entraînaient les clubs, et ceux-ci les grands corps délibérants. Les Cordeliers, les Jacobins préparaient, décidaient d’avance ce que la Commune de Paris, la Constituante, la Convention décrétaient ensuite. C’est ainsi que la population française que soulevait l’enthousiasme révolutionnaire prenait part, avec ou sans mandat, aux délibérations communes.

A la guerre civile qui se préparait, allumée par les prêtres, et dont les premiers brandons faisaient naître parfois des incendies, menaçait de s’ajouter la guerre étrangère, d’autant plus redoutable que l’armée était encore commandée par des nobles, ennemis plus ou moins déguisés de la Révolution, et que le roi lui-même, qu’il le voulût ou non, était forcément le complice et le chef virtuel de l’armée des émigrés. Les camps d’attaque s’étaient formés dans le voisinage de la frontière, à Turin et à Trêves, et des deux côtés, les communications se faisaient à peu près librement : même les officiers recevaient leurs pensions et l’Etat payait les uniformes et les chevaux ; on ne savait où commençait ni où finissait la France, et, pour Louis XVI, elle était bien certainement loin de Paris : là des troupes solides, de fidèles Allemands l’attendaient pour le ramener triomphalement dans sa capitale tremblante et désarmée.

Cl. P. Sellier
club des jacobins
Aujourd’hui divisé en plusieurs salles abritant la Société d’Anthropologie de Paris et ses collections.

Aussi essaya-t-il de s’enfuir : il avait même parcouru en chaise de poste plus des trois quarts de la route, vers le camp de Montmédy, d’où il aurait pu donner la main aux émigrés de Trêves, lorsqu’il fut reconnu et ramené de Varennes dans son palais des Tuileries (1791). Le coup fatal était porté. Désormais le roi et la reine, plus que soupçonnés d’avoir trahi la nation, ne pouvaient plus espérer de se réconcilier avec la France, et quels que fussent les témoignages de respect et les serments de patriotisme échangés de part et d’autre, la rupture devait aboutir au procès et à la condamnation de Louis XVI. Il fut exécuté le 21 janvier 1793.

Cabinet des Estampes.
louis xvi devant la convention

Cet événement transporta de fureur l’Europe monarchique, surtout l’Angleterre, qui avait à se faire pardonner l’exécution de Charles Ier. D’ailleurs meurtre pour meurtre, le premier fut grandement dépassé par le second en importance symbolique. La révolution anglaise n’avait été dans l’histoire qu’un fait d’ordre insulaire, national, une dispute entre sectes, tandis que la mort de Louis XVI fut un défi lancé à tous les monarques. La Révolution française proclamant les Droits de l’homme avait pris un caractère mondial, et c’est au nom de tous les peuples opprimés qu’elle guillotinait son roi. Il s’agissait ici d’une lutte entre deux principes, la royauté de provenance réputée divine et la liberté de tous les hommes virtuellement égaux dès leur naissance. Louis XVI se trouvait être la victime représentative de tout, l’ancien régime, de toutes les survivances longtemps considérées comme saintes, et les émigrés français qui portaient les armes contre leur patrie, implorant contre elle les gouvernements étrangers, étaient très logiquement les défenseurs de la cause commune de tous les privilégiés d’Europe. Au-dessus des divers États et de leurs frontières changeantes, planaient, comme dans les légendes antiques, les deux esprits qui se disputent le monde.

La France, comme nation, était alors dans une situation qui semblait absolument désespérée. Dans l’ouest, les prêtres et les gentilshommes avaient réussi à soulever les paysans contre les bourgeois des villes, qui, de leur côté, s’étaient rangés avec enthousiasme au nombre des amis de la Révolution. Ainsi, les vieilles rancunes, auxquelles s’ajoutait chez les rudes cultivateurs le juste mécontentement causé par l’arrogante centralisation parisienne, avaient fait surgir de nouveau la guerre qui sévissait autrefois entre les villes latinisées, christianisées, et les villageois restés païens. De siècle en siècle, l’écart s’était maintenu ; quoique les anciens adorateurs des pierres levées eussent appris à se prosterner dans les églises, l’inimitié avait persisté entre les deux castes. La haine de la gabelle et autres impôts, qui s’était amassée dans les cœurs de la paysannerie trouvait maintenant à s’exhaler contre les « bleus », et l’annonce d’une levée de 300 000 hommes par conscription mit le feu aux poudres. En réalité, les « chouans » étaient fédéralistes, et ne faisaient que satisfaire leur vieil instinct républicain en allant « chasser la perdrix » en compagnie de leurs hobereaux, à demi paysans comme eux. Cadoudal dit le mot juste à un officier nouvellement débarqué : « L’ami, allez dire aux princes qu’on se bat ici pour mieux qu’eux ».

Le désordre chaotique de la province avait laissé à la guerre le temps de se préparer, et il fut d’autant plus difficile de réprimer le soulèvement, surtout en Vendée, que la nature du pays était des plus propices aux embuscades et aux surprises. Un labyrinthe d’enclos dont les indigènes connaissent seuls les détours, des collinettes coupées de plis et de vallons, sans aucun observatoire naturel d’où l’on puisse avoir une vue d’ensemble sur la contrée ; mille, cent mille défilés formés par les chemins creux où l’on bute contre les pierres, où l’on patauge dans la boue, où l’on s’enlize dans les marais ; partout des champs épars, des prés, autant de réduits fortifiés, dissimulés par des haies d’arbres aux branches entremêlées ; partout des meurtrières entre les feuilles d’où l’on peut tirer sans être vu ; de toutes parts des signaux imitant les sons de la campagne, le chant lointain d’un oiseau, un battement d’ailes, le bec du pivert qui sonde les troncs d’arbres. Ces bruits rassurants sont autant d’appels à la mort.

Puis, de l’autre côté de la France, ce sont les rumeurs de la grande guerre, ce sont les régiments en ligne, les corps d’armée, les batteries de canons, les vieux généraux de Frédéric II.

N° 430. Théâtre de la guerre de Vendée.

Les principaux districts de l’insurrection vendéenne sont hachurés d’après Vidal de La Blache.

Les premières rencontres de la guerre sont celles de Saint-Florent, de Beaupréau, des Aubiers (25 avril 1793), de Cholet, où les Vendéens furent victorieux. Bressuire, Thouars, Saumur (6 juin) furent occupés par eux, mais Nantes résista et les insurgés rentrèrent dans leurs cantonnements qu’ils surent défendre pendant plusieurs mois contre les armées de la Convention. Enfin ils furent défaits à Châtillon, puis à Cholet (17 octobre). Alors eut lieu la lamentable expédition vers Granville pour donner la main aux Chouans de la Mayenne et aux Anglais. Au retour, les Vendéens furent mis en déroute au Mans, puis à Savenay (23 décembre).

La guerre qui avait débuté, du côté des Blancs, par les massacres de Machecoul (mars-avril 1793) se termina par les noyades de Nantes et la dévastation de la Vendée par les « colonnes infernales », mais la guerre d’embuscade dura jusqu’en 1796.

Le désastre de Quiberon date de juin-juillet 1795.


Tous les gouvernements d’Europe s’ébranlent successivement contre la France, coupable de leur avoir jeté en défi la tête de son roi. La Prusse, l’Autriche, d’autres États alliés fournissent les troupes, que guident les nobles émigrés, tandis que l’Angleterre donne les subsides. Une nouvelle croisade se forma contre la nation française et, sans compter la fureur vindicative du clergé, l’enthousiasme religieux ne manqua pas à cette guerre sainte. En mainte famille britannique, ce fut vraiment une partie essentielle de la religion que de haïr les Français, peuple de libertins unissant à la fois les superstitions catholiques aux blasphèmes de la libre-pensée et aux futilités du monde élégant. On cherche toujours des raisons pour justifier ses haines, et même plus que des raisons : des inspirations divines. Il resta donc convenu, et durant des générations, que le patriotisme et la piété n’allaient point sans maudire l’ennemi héréditaire.

Il semblait vraiment impossible que la France pût résister à l’Europe conjurée contre elle en même temps qu’à la révolte de ses propres enfants. Et d’ailleurs avait-elle une armée ? Les bandes qui lui restaient gardaient-elles quelque cohésion dans ce vertigineux chaos des révolutions intérieures et sous le commandement d’officiers qui trahissaient la République ? C’est en pleine guerre qu’il fallait réorganiser toutes les forces militaires, transformer l’armée du roi en armée de la nation, lever, dresser, discipliner les recrues par centaines de mille et les opposer aux solides bataillons des envahisseurs.

De toutes les œuvres de la Révolution, ce fut précisément celle-là, désespérée en apparence, qui réussit le mieux. Le centre de la guerre se déplaça rapidement : de la France nord-orientale où la lutte avait commencé, le conflit fut reporté en Belgique et en Allemagne ; les événements se succédèrent avec la rapidité d’une éruption volcanique. Ces étourdissants succès militaires, qui consternaient la réaction européenne, auraient dû la rassurer au contraire, car ils provenaient de ce que le mouvement de la Révolution était désormais dévoyé, écarté de son but. C’est à bon escient que de fins politiques avaient essayé de détourner l’ardeur de la nation vers la passion des batailles.

L’impulsion à laquelle obéirent les Français de la Révolution hors de leurs frontières est du même ordre complexe que celle d’où sortit le mouvement des Croisades, lorsque chevaliers, moines et paysans lancés à la délivrance du Saint-sépulcre se donnaient naïvement comme prétexte la foi religieuse pour satisfaire leur passion de guerre aventureuse. Des sentiments élevés se mêlaient pour une certaine part à l’élan qui poussa tant de jeunes hommes vers la frontière. Quelques-uns se croyaient des hérauts de justice et de liberté, ils pensaient à l’émancipation de leurs frères d’Outre-Rhin et de par delà les Alpes.

N° 431. Les Guerres de la Révolution.

Les hachures serrées recouvrent le territoire que Louis XIV et Louis XV avaient ajouté au royaume de France. Le district de Montbéliard obéissait au Wurtemberg, ceux de Brisach, de Salm, de Saar-Union, d’Haguenau à divers princes allemands ; Mulhouse était unie aux cantons suisses ; Landau, Philippeville, Marienbourg, Bouillon faisaient partie de la France.

L’évêché de Liège est recouvert de hachures espacées. La = Lawfeld et Ro = Rocourt sont des lieux de bataille de la guerre de Sept ans. Peut-être même que, dans son ensemble, l’armée républicaine fut vaguement pénétrée d’un peu de cet idéal et se trouva ainsi soulevée au-dessus de la vie ordinaire des camps. Du moins ce zèle de propagande armée fut-il le prétexte que l’on fit valoir tout d’abord. Mais combien vite les mœurs de la soldatesque, les instincts de meurtre et de pillage eurent pris le dessus, combien l’ambition, désormais permise au soldat, fit miroiter à ses yeux les broderies et galons de l’officier, et jusqu’au « bâton de maréchal » ! L’idée du « ternaire sacré » se perdit bientôt dans les campagnes ravagées et les cités prises d’assaut.

D’ailleurs les victoires des armées dites républicaines furent achetées bien cher ! Devant l’imminence des dangers où l’on risquait de sombrer, le gouvernement de la France, que les rumeurs de la foule entraînaient d’ailleurs dans cette voie, prit « le salut public » pour règle de sa conduite et sanction de ses actes[15].

De même que naguère les prêtres avaient Dieu pour seul juge de leurs agissements envers les hérétiques, de même les chefs de la Convention, devenus des maîtres de la République, ne croyaient plus avoir de responsabilité que devant leur intime sentiment du bien. Ils n’obéissaient qu’à un seul devoir : sauver la patrie, quels que fussent les moyens employés et quelles que fussent les victimes à sacrifier. Or, le gouvernement se compose toujours d’hommes en chair et en os, ayant leurs instincts, leurs passions, leurs amours et leurs haines : la nature humaine voulait que les détenteurs du pouvoir et toute la tourbe des parasites gravitant autour d’eux vissent des ennemis publics surtout dans leurs ennemis personnels, et les exécutions sommaires devaient très fréquemment tomber à faux. Par un monstrueux contre-sens, il se trouva qu’au moment précis où la République, succédant à la monarchie, prétendait constituer le droit humain, et proclamer comme règle première le respect, de la liberté individuelle, le nouveau régime procéda au contraire en sens inverse de son principe, et prit pour axiome que la vie d’un membre de la communauté est chose parfaitement négligeable pour la communauté elle même : quelques gouttes de sang en plus ou en moins.

Ce fut l’époque dite de « la Terreur », non qu’en ces deux années commençant aux massacres de septembre 1792 il y ait eu plus de tueries qu’en nombre d’époques antérieures ; l’histoire de la France et celle
Cabinet des Estampes.Bibl. nationale.
“ la véritable guillotine ordinaere
ha le bon soutien pour la liberté ”
d’autres pays racontent beaucoup d’événements pendant lesquels le sang fut répandu en plus grande abondance ; mais cette fois, le sang versé était celui de roi, de prêtres et de nobles : de là l’épithète de « terrible » donnée tout particulièrement à ces journées de vengeance, où la classe des oppresseurs vit la hache se retourner contre elle.

Toutefois, ce mouvement de réaction, phénomène de rétribution si normal dans une masse inconsciente, eut pour la France républicaine, qui naissait à la vie morale, les plus funestes effets. Tandis que, parmi les citoyens, les uns s’accoutumaient à la vue du sang, aux dénonciations, aux pratiques policières et se groupaient d’avance à la suite d’un despote quelconque, les autres se faisaient peur à eux-mêmes et cessaient de croire à la réalisation de leur idéal. Parmi les têtes qu’on voyait tomber, quelques-unes étaient certainement de celles où le plus de pensée avait vibré et qui cherchèrent le plus ardemment le secret de l’avenir. L’opinion publique hésita, les meurtriers tremblèrent devant leur œuvre de mort et la réaction devint inévitable. La France, désormais sans boussole, sans ligne de conduite, laissa le pouvoir aux mains des ambitieux et des habiles. La Révolution
Musée Carnavalet.
assiette portant l’inscription :
« je veille pour la nation »
n’avait été qu’un long espoir et l’illusion d’un jour ! La réalisation en était renvoyée aux siècles futurs.

L’égalité ne pouvait être qu’un vain mot pour ceux qui n’avaient aucune part à la propriété, c’est-à-dire pour la majorité de la nation. On répète volontiers que la vente des terres nobles et des domaines de mainmorte ecclésiastique eut pour résultat de transformer le paysan en propriétaire, mais cette appréciation banale n’est point d’accord avec les faits. Ce qui est vrai, c’est que le nombre des possesseurs du sol s’accrut en de notables proportions, non fixées d’une manière précise par les statistiques de l’époque. Ce fut là certainement une révolution économique de grande importance, car elle associa de nouvelles couches à la vie de la terre et produisit une poussée vers l’accroissement de la production, mais le principe de la répartition des biens suivant les chances de l’hérédité, du savoir-faire et du hasard ne fut en rien modifié, et la foule des prolétaires ruraux resta comme ci-devant privée de tout lopin de terre, condamnée à ne récolter le blé que dans les champs d’un propriétaire noble ou bourgeois. La loi reconnaissait, il est vrai, glorifiait le droit à la propriété, mais pour ceux qui possédaient déjà, comme dans la parabole de l’Evangile : « Celui qui a aura davantage, et à celui qui n’a rien, on ôtera même ce qu’il a ». Telle était la conséquence forcée de ce maintien du droit romain dans le régime des terres. En réalité, c’est bien cela que la bourgeoisie, enivrée de son accession au pouvoir, entendait par « Droits de l’homme » ; elle proclamait sa puissance politique, corrélation à sa puissance économique et à sa main mise sur le sol producteur. Aussi l’émotion toucha-t-elle au scandale lorsqu’en septembre 1789, un curé d’Issy-l’Evêque, pittoresque village de l’Autunois, prit au sérieux le mot d’égalité et se mit tranquillement à procéder au partage égal des terres. On s’empressa de lui faire savoir qu’il portait la main sur l’arche sainte de la propriété, bien plus sacrée que tous les tabernacles religieux. Les pauvres, les vagabonds devaient rester hors la propriété, hors la loi.

Même politique à l’égard des ouvriers d’industrie. Par la suppression des « jurandes » et des « maîtrises » on libéra le travail de l’armature de lois et de coutumes qui interdisait l’accès des métiers aux artisans ambitieux et aux bourgeois incompétents ; mais les ouvriers n’étaient point armés contre les entreprises de leurs patrons. Les « défenseurs de toutes les libertés », c’est-à-dire les législateurs, interdirent aux ouvriers par la loi du 14 juin 1791, le droit de se coaliser pour la défense de leurs intérêts, qualifiés de « prétendus » dans le texte officiel. Chapelier, le rapporteur de cette loi, qui, sous diverses formes, a toujours prévalu depuis, établit très nettement la théorie qui devait permettre aux patrons isolés ou associés de briser toujours la résistance des ouvriers isolés. « Il n’y a plus de corporations dans l’Etat, disait-il, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire ». En vertu de ces principes, la société pourrait logiquement interdire la formation d’un club de joueurs à la balle ou d’une assemblée d’archéologues. Ainsi la bourgeoisie, arrivée à son but, interdisait au peuple encore opprimé de reprendre pour sa propre cause le langage qu’elle avait employé elle-même. Les conquérants du pouvoir, se substituant aux anciens nobles, s’étaient empressés de fermer la herse de la citadelle dans laquelle ils venaient d’entrer. Et pour assurer encore plus solidement le droit exclusif des propriétaires, ceux qui n’avaient rien furent exclus du droit de suffrage ; plus du quart des Français étaient privés du vote : ils n’acquittaient point la contribution exigée, trois journées de travail, soit trois francs environ.

Du reste, la multitude encore inconsciente, dont la poussée s’exerçait d’une manière irrésistible sur les législateurs, n’avait que très vaguement l’instinct de son droit à la propriété du sol. Les idées socialistes étaient à peine représentées dans le grand mouvement qui aboutit à la Révolution. Presque toutes les brochures écrites sur la grande ferveur du renouveau proclament le respect dû à la propriété, et, par une singulière inconséquence, c’est au nom de la propriété même, le premier des privilèges, que l’on demande la suppression des privilèges. « Des réformes, pas de révolution » ! tel était le cri universel des novateurs qui s’engagèrent, sans le savoir ni le vouloir, dans l’engrenage de la Révolution. En résumé, une vingtaine d’écrits vaguement socialistes par l’expression, cinq ou six autres dont la tendance est plus précise, déjà conscients, telle est la place du socialisme dans les quatre mille brochures qui, avec les cahiers, expriment les vœux de la France en 1789[16]. Et durant le cours des événements tragiques des années suivantes, la logique des choses ne fit guère jaillir un idéal nouveau de la pensée des écrivains, l’instinct primitif n’avait pas encore pris forme sociale. Ni la masse populaire, ni ceux qui la représentèrent, les Jacques Roux, les Varlat, les Leclerc, n’eurent de doctrines bien nettes. Ceux qu’on appela les agitateurs du peuple ne le guidaient pas, ils le suivaient[17], se bornant à traduire ses vagues aspirations qui étaient simplement le « désir de mieux, le rêve de manger à sa faim ». Et pourtant l’histoire constate que la Révolution, quoique n’ayant pas même vagi les premiers mots du socialisme, en fut néanmoins le précurseur. C’est qu’elle osa et qu’une première audace engendre des audaces nouvelles.

Un seul nom rappelle des tentatives faites pendant la Révolution en vue d’une transformation sociale qui aurait eu pour mobile l’égalité entre les hommes
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franç. émile gracchus babeuf
né à Saint-Quentin en 1760, exécuté à Vendôme le 26 mai (?) 1797.
et pour résultat la mise en commun de la terre et de ses produits. Ce nom est celui de Babeuf, auquel s’ajoute le prénom de « Gracchus », symbole d’une reprise audacieuse des terres auxquelles tous les citoyens ont droit. La société fondée pour réaliser cet idéal fut celle des « Egaux », qui voulaient réaliser « la communauté des biens et du travail »[18] ! On leur donna le nom « d’anarchistes » qu’ils ne méritaient point, car ils comptaient, eux aussi, créer l’égalité par les lois, les ordonnances, la constitution d’un comité de salut public, l’organisation d’une armée de conjurés dont les soldats n’auraient pas même été tous initiés au but de l’entreprise. Ces savantes combinaisons échouèrent et la « Terreur », qui fonctionnait maintenant au profit de la réaction, écrasa la société des Egaux : la mort, les prisons, l’exil eurent raison de leurs efforts. Babeuf fut guillotiné en 1797, mais son compagnon, le Pisan Buonarotti (1761-1837), vécut assez longtemps pour donner la main, après 1830, à de nouveaux apôtres de l’Egalité, les représentants des écoles socialistes naissantes.

Ainsi, la grande Révolution fut absolument stérile pour la réalisation du seul idéal qui eût fait la révolution vraie, la suppression de la pauvreté. Le mouvement économique continua son cours qui devait aboutir au groupement des capitaux, à la fondation des grandes usines, au développement du prolétariat. Quant à la prélibation du gouvernement sur le travail des citoyens, elle était restée la même. Ainsi que l’expose spirituellement un écrivain sceptique, la réforme des impôts de l’ancien régime fut une simple mascarade : on leur donna d’autres noms pour faire plaisir au bon public naïf des contribuables. La « taille » et les « vingtièmes » furent qualifiés de « contributions foncières » ; la taxe des « maîtrises et jurandes » et le droit du « marc d’or » furent remplacés par les « patentes » ; on désigna le droit du « contrôle » par le mot de « timbre » ; les « aides » se dénommèrent « contributions indirectes et droits réunis » ; l’affreuse « gabelle », que maudirent tant de malheureux condamnés aux galères et à la mort, n’est plus que le modeste « impôt du sel » ; les « corvées » furent supprimées, mais on les remplaça par les prestations. Il n’y eut qu’un changement : le langage administratif s’enrichit de mots nouveaux[19]. Mais il y avait un autre impôt, celui du sang. Jamais il ne devait être aussi effroyablement acquitté que dans les années qui suivirent l’avènement officiel de la bourgeoisie parlementaire.

Du moins, une chose restera l’œuvre de la Convention, interprète de la classe qui établissait alors sa domination politique. La bourgeoisie comprenait que le savoir lui était indispensable pour assurer sa puissance et sut profiter pour la génération naissante de tous les progrès qui s’étaient accomplis dans l’ensemble des sciences. Elle fonda de grandes écoles, tables toujours abondamment servies dont les miettes tombèrent heureusement sur le peuple assemblé autour du festin. Sans doute, ces fondations devaient aboutir à la constitution d’un nouveau monopole, celui des diplômes, de la dictature intellectuelle, mais les initiateurs du nouvel ordre de choses ne virent d’abord dans leur œuvre que le côté généreux de l’entreprise ; l’extension des études et les recherches prirent un essor merveilleux.

La Révolution française correspond dans l’histoire de la pensée à une très grande évolution, celle qui remplaça les spéculations métaphysiques par la mensuration, le pesage, la sériation, le classement, et ceci précisément à une époque où le langage de la « sensibilité », de la « sensiblerie », prévalait encore, où le tragique de la vie était presque toujours accompagné de rhétorique. Lavoisier, l’une des victimes de la Révolution, avait montré par des pesées infinitésimales comment un des éléments de l’air se combine avec les corps oxydés ; Guyton de Morveau avait instauré, par sa méthode de notation chimique, une langue nouvelle qui put servir pendant un siècle, et même encore de nos jours, à guider les savants dans leurs études ; enfin par la fixation et l’emploi du mètre et de ses dérivés, œuvre due aux recherches des astronomes et des mathématiciens de l’époque, la besogne matérielle des savants se trouva grandement simplifiée : la clarté se fit dans leurs calculs, et du coup la vie en fut comme allongée puisqu’on pouvait y presser une quantité plus grande de travail. La forme même de la planète qui nous porte, mesurée dans l’Europe occidentale, en Laponie et dans les régions équatoriales de l’Amérique avait servi à déterminer la longueur primaire de l’étalon, que l’on multiplie par les puissances successives de dix pour obtenir tous les multiples du mètre initial — et que l’on divise par ces mêmes chiffres pour avoir les subdivisions du mètre —, et qui sert également à déterminer les poids en prenant le volume de l’eau pour intermédiaire. Malgré la ténacité de la routine, la mesure nouvelle a graduellement remplacé les « aunes » et « brasses » employées jadis, et peu à peu, elle fait la conquête du monde, même chez les peuples que son acte de naissance, dans cette « période affreuse de la Révolution », remplit d’une sainte horreur.

Le changement du calendrier n’a pas eu le même succès, quoique le calendrier encore employé chez les nations dites civilisées soit un ensemble d’absurdités dont quelques-unes touchent au ridicule. Quelle est cette date du 1er janvier, qui ne correspond absolument à rien de terrestre ni à rien de stellaire ? Les chrétiens ne peuvent trouver d’autre argument en sa faveur que la légende relative à la circoncision de l’Homme-Dieu, rite par lequel Jésus fut incorporé à cette même religion juive qu’il devait détruire. Mais astronomiquement, logiquement, on ne saurait faire partir l’année que du commencement d’une des quatre saisons, soit des solstices de l’hiver ou de l’été, soit encore des équinoxes du printemps ou de l’automne. La Révolution française prit son point de départ à ce dernier changement de saison, au premier vendémiaire, date qui devait en même temps rappeler aux âges futurs la proclamation de la République française. Cependant, la plupart des tribus primitives, et l’on peut le dire, tous les hommes obéissant à leur instinct naturel placent le premier jour de l’année aux premiers jours du printemps ou « prime-temps » et fêtent alors le « renouveau ». La division de l’année en mois inégaux n’est pas moins bizarre. Pourquoi cette différence de jours — 28, 29, 30 et 31 —, différence qui n’est fondée sur rien, et qu’on se rappelle non par une raison logique de quelque nature que ce soit mais par des moyens mnémotechniques plus ou moins étranges ? Ne serait-il, pas naturel, comme le firent les mathématiciens novateurs de la Révolution, de donner à chaque mois le même nombre de jours — trente, groupés en trois décades —, et d’ajouter à la fin de l’année les cinq ou six jours réglementaires qu’exige la position respective de la planète, du soleil et du monde stellaire ? Quant aux noms de ces mois, survivances du calendrier romain, ne devraient-ils pas être changés, non seulement au nom du bon sens, mais aussi à celui de la dignité humaine ? Car s’il est absurde d’appeler septembre le « neuvième » mois, et ainsi de suite jusqu’à décembre ou « dixième », qu’est le douzième mois ? Il est vraiment bas de continuer dans nos langages les pratiques de flatteries qu’avaient inventées des courtisans agenouillés devant le conquérant Jules César et le tout-puissant Auguste. Enfin, importe-il de conserver l’ancienne division chaldéenne des mois en semaines ou groupes de sept jours, dont le rythme est indépendant de celui des années, et ne faut-il pas changer la nomenclature des jours, empruntés sans aucune méthode aux mythologies d’autrefois, naturiste, latine et chrétienne ?

La Révolution française résolut cette question du calendrier par les soins du mathématicien Romme. Se dégageant avec fierté de la « routine chrétienne », la nation « inscrivit la République dans la géométrie céleste » (M. Chelet), tandis que le chansonnier Fabre d’Eglantine, élevé au-dessus de lui-même par le souffle de l’Heure (Laurent Tailhade), inventa pour désigner les mois en appellations magnifiques ces vocables superbes qui forment, à eux seuls, tout un poème : « Vendémiaire, Brumaire, Frimaire, Nivôse, Pluviôse, Ventôse, Germinal, Floréal, Prairial, Messidor, Thermidor, Fructidor, tous noms qui, malgré la contre-révolution, sont entrés dans la langue et qui resteront quand même sous nos climats de l’Europe occidentale. En d’autres pays, des noms imaginés suivant les mêmes principes, seront indiqués par la marche des saisons.

N° 432. Le 1er Floréal en Allemagne.

Cette carte, due à E. Ihne (Petermann’s Mitteilungen, 1905, p. 97), est basée sur la date de floraison d’une douzaine d’espèces — prunellier, prunier, groseillier, cerisier, poirier, pommier, syringa, marronnier, aubépine, cytise, sorbier, cognassier — observée pendant une série d’années dans de nombreuses stations ; les plus importantes sont marquées par les premières lettres de leur nom. Les renseignements manquent encore pour les pays alpins.

Quant au changement d’ère introduit dans la série des temps par la Révolution française, il n’avait aucune raison de durer, et certainement l’avenir n’y reviendra point. L’an 1er de la République ne fut pas l’avènement d’une nouvelle humanité, débarrassée des préjugés traditionnels et vivant heureuse en tout esprit de justice et de paix fraternelle : l’âge d’or toujours attendu, toujours retardé, n’avait point encore surgi cette fois ; la lueur fugitive que l’on avait aperçue n’était qu’une fausse aurore. L’ère républicaine remplaçant l’ère chrétienne n’était qu’une illusion succédant à une autre illusion. Aucune révolution, si importante qu’elle soit, en son idéal et en ses conséquences réalisées, ne détache le genre humain de son passé, et la mission de l’histoire consiste précisément à montrer le déroulement systématique des événements à travers le cycle des âges, de même que leur répercussion de peuple en peuple à travers la surface terrestre. L’ère vraie, encore à trouver, est celle qui déterminera scientifiquement les dates précises du fait connu le plus ancien dans les annales de l’humanité[20].

La répercussion du grand drame de France sur les autres contrées de l’Europe et du monde fut très diverse, suivant les milieux. Rude était la secousse, et tandis que certains États, comme la Grande Bretagne, exaspéraient leur résistance devant le danger, d’autres, profondément ébranlés, devaient s’accommoder au nouvel ordre de choses, se conformer à de nouvelles répartitions géographiques : au vieil équilibre instable en succédait forcément un nouveau, mieux en rapport avec les conditions ambiantes.

C’est ainsi que la Belgique entra dans le remous révolutionnaire. Ancienne dépendance contre nature de l’Espagne, que celle-ci, par suite de l’impossibilité matérielle des relations à travers le territoire de la France, avait dû transmettre à son alliée, la non moins catholique et dévotieuse Autriche, la Belgique avait aussi fait sa révolution quelques mois après la prise de la Bastille. Ramenée de force sous la domination impériale, elle avait été envahie dès 1792 par les armées républicaines pour devenir un grand champ de bataille, où se disputaient, en sol propice, les destinées de l’Europe. Quant à la Hollande voisine, les jours n’étaient plus où elle pouvait se mesurer victorieusement avec les flottes de la France et de l’Angleterre. Le vieil esprit républicain avait disparu, et la bourgeoisie, gavée de richesses par la vente des épices, avilie moralement par la mauvaise conscience que donne le parasitisme, n’avait plus l’énergie nécessaire pour employer ses capitaux à la défense du territoire national. Successivement plusieurs atteintes graves avaient été portées à l’indépendance de la Hollande par ses voisins anglais et prussiens, lorsque les troupes françaises se
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ch. g. romme.
né à Riom en 1750. Condamné à mort à la réaction de Prairial an III, il se poignarda avec cinq de ses amis.
présentèrent à leur tour : en quelques semaines Le pays était livré presque sans défense, et la République batave, satellite naturel de la République française, était constituée (1795). Mais le nouvel État n’avait plus de flotte, ou ce qui en restait ne suffisait plus à écarter les vaisseaux de guerre anglais. Les colonies lointaines de la Hollande, coupées de leurs communications avec Amsterdam et dépourvues de forces locales organisées qui pussent résister à de nouveaux envahisseurs, tombèrent rapidement aux mains des Anglais. Ce fut pour ceux-ci la revanche de la grande perte qu’ils avaient faite par la scission des États-Unis : il est vrai que partie de ce monde colonial dut être rendue plus tard à la Hollande, mais l’Angleterre garda le point stratégique si important du Cap de Bonne-Espérance, et l’Afrique méridionale avec ses colons hollandais, que, depuis, pendant la durée de près d’un siècle, elle n’arriva point à concilier.

Les nations sont rattachées les unes aux autres par un lien d’étroite solidarité : l’intense mouvement de réaction qui s’était produit en Angleterre se reportait sur la France pour la ramener également en arrière. Il semble, au premier abord, que ce soit un paradoxe de voir les causes principales de l’avortement qu’eut à subir la Révolution dans la conquête de l’empire Indien par la compagnie des Indes et, d’une manière générale, dans le parasitisme colonial de l’Angleterre, avec ses conséquences forcées, la destruction des ennemis indigènes et l’esclavage des noirs. Et cependant cette affirmation s’appuie sur des faits indéniables. Parmi tant de raisons qui firent dévier l’esprit révolutionnaire et le lancèrent dans la voie fatale de la guerre à outrance et de la conquête, la plus importante ne fut-elle pas l’attachement inébranlable de l’Angleterre à tout le vieux régime du droit divin et des privilèges seigneuriaux ? N’est-ce pas là, grâce à la domination des mers et aux bénéfices du commerce, que l’Europe monarchique trouva le solide point d’appui qui finit par lui amener la victoire ? Et cette force réactionnaire, où l’aristocratie anglaise l’avait-elle trouvée, sinon dans la complicité que lui avait fournie le peuple même, perverti par ses victoires dans les régions lointaines, par la gloire militaire, par les guerres de course et toutes les infamies du parasitisme colonial ? Les grands crimes commis par la traite d’Afrique et par l’exploitation outrancière d’Asie avaient fait déchoir le peuple à souhait depuis la période révolutionnaire du dix-septième siècle, et ce recul permettait aux nobles anglais d’employer contre une deuxième Révolution la nation même qui avait accompli la première.

Il est remarquable, en tous cas, que la Révolution se soit faite en France alors seulement qu’elle avait perdu toutes ses colonies.

L’empire d’Allemagne pouvait, par sa masse même, résister très énergiquement aux armées républicaines qui luttaient pour la possession de la vallée du Rhin. De ce côté, la guerre eut des alternatives diverses, mais le résultat général du conflit devait développer dans les populations germaniques un mouvement d’unité patriotique analogue à celui qui s’était produit en France. Ne fût-ce que par le choc et le tassement, le chaos se régularisait quelque peu à peu. A la fin du dix-huitième siècle, la Révolution française avait trouvé le Saint-Empire composé de dix-neuf cents États, grands et petits, si l’on énumère à part tous les fiefs de la noblesse réputée maîtresse absolue chez elle[21].

N° 433. La vallée du Rhin à la veille de la Révolution.

Parmi la centaine de domaines distincts dans les limites de la carte, signalons : Spire et les propriétés de son évêque (Sp.), Strasbourg et les propriétés de son évêque (St.), les districts du seigneur de Lichtenberg (L.); les villes dites libres : Landau (La), Wissembourg ou Weissenburg (Wei.), Haguenau (H.), Wasselonne (Wa.), Schlettstadt (Schl.), Offenburg (0.), Gegenbach (G.), Zell (Z.) et Harmersbach (H.).


Cent ans après, tous ces États distincts, à l’exception de deux, n’existent plus que sous la forme de vestiges ou tout au moins de « cadavres récalcitrants », et ce contraste est dû en entier aux événements déterminés par les guerres et par l’esprit de la Révolution.

A l’est de la France, la Suisse se trouvait dans un état de confusion, en un chaos politique comparable seulement à celui de l’empire allemand. Les États ou cantons confédérés formaient la moindre partie du territoire helvétique : celui-ci comprenait également des bailliages ou pays-sujets. Sept cantons sur treize avaient rang de « villes libres impériales » et quelques familles patriciennes y commandaient à des populations urbaines et rurales privées de tous droits politiques. Dans les autres cantons, le pouvoir appartenait au clergé. Puis des alliés se rattachaient plus ou moins directement à la Suisse : telle la république de Genève, telles les principautés ecclésiastiques de Baie, Valais, Saint-Gall, la confédération des Grisons, les principautés de Neuchâtel et Valengin. L’intervention française, soutenue, principalement dans le canton de Vaud, par des insurrections locales, contrariée ailleurs, surtout dans les vieux cantons, par l’observance héréditaire des coutumes, vint mettre fin à tout cet ensemble de survivances contradictoires, mais sans respect pour les « Droits de l’homme » solennellement proclamés. En 1798, la République helvétique fut constituée, en pays pratiquement vassal, puisqu’il devait prendre part aux guerres de la république voisine, lui fournir dix-huit mille hommes de troupes, conformément aux traditions de la royauté, et lui ouvrir deux routes militaires à travers les montagnes[22].

C’est donc bien à tort que, par un sentiment pourtant très naturel d’amour-propre, les Suisses se trouvent entraînés à se considérer comme une race élue, supérieure à leurs voisins par les mérites : sous l’empire de cette philosophie commode qui attribue le malheur aux péchés et le bonheur à la vertu, les habitants des cantons républicains des Alpes et du Jura se flattent volontiers d’être bien meilleurs que Français, Allemands ou Italiens, quoique le fait même de l’union entre populations de langues différentes en une confédération démontre suffisamment l’influence capitale déterminante du relief helvétique. C’est aux monts protecteurs et aux conditions spéciales qui en dérivèrent que les Suisses doivent leur liberté politique ; le respect des droits humains n’y est certainement pour aucune part, puisque la principale industrie des cantons suisses, depuis le moyen âge et jusqu’au commencement de ce siècle, fut de vendre des hommes à tous les tyrans de l’Europe :

N° 434. La Suisse en 1795.
La Carte est à l’Echelle de 1 à 3 000 000

Voici, d’après A. Himly, les principaux éléments dont se composait la Suisse :

Les 13 cantons : Zürich, dont relevaient les villes libres Stein et Winterthur ; Berne avec Brugg, Lenzburg, Aarau et Zofingen ; Lucerne avec Sempach et Sursee ; Uri et le pays d’Andermatt ; Schwitz avec la ville vassale de Küssnacht et le pays d’Einsideln (Ei.) ; Unterwalden ; Zug ; Glaris et la ville vassale de Werdenberg (We.) ; Bâle ; Fribourg ; Soleure ; Schaffhouse et enfin Appenzell.

Les pays assujettis : Sargans (Sa), Thurgovie et Frauenfeld (Fr.) appartenant aux 8 vieux cantons et Appenzell ; — Baden (B.), Bremgarten (Br.), Mellingen (Me.), Rapperswyl (Ra.) à Zürich, Berne et Glaris ; — Bellinzona (Be.) et la Riviera aux 8 vieux cantons ; — Locarno (Lo.), Val Maggia (Ma.), Lugano (Lu) et Meudrisio (Me.) à tous les cantons sauf Appenzell ; — Morat (Mo.), Grandson (Gr.), Orbe (Or.) et Echallens (Ec.) à Berne et Fribourg ; — Uznach (Uz,) et Gams (Ga.) à Schwitz et Glaris ; — Engelberg et Gersau, libres sous la protection des 4 cantons forestiers ; — le pays de Vaud à la ville de Berne.

Les pays associés : L’abbaye de Saint-Gall, Toggenburg, la ville de Saint-Gall et Bienne. Les pays alliés : le Valais —, Mulhouse —. Neuchâtel et Valengin —, Genève —, une partie de l’évêché de Bâle, avec Val Moutier (Mo.) et Neuveville (Ne.) —, les Grisons et ses sujets, Valteline, Chiavenna (Ch.) et Haldenstein (Ha.).


maintenant encore on trouverait dans les vallées alpines des vieillards qui se vantent d’avoir été parmi ces mercenaires. Malgré la proclamation de neutralité permanente qui, après 1815, fit à la Suisse une situation tout à fait à part dans l’ensemble de la politique européenne, les cantons continuèrent à fournir des troupes à différents États, la France, les Pays-Bas, la Prusse. En 1816, on comptait environ 30 000 soldats suisses fournis aux souverains étrangers[23]. Enfin la constitution fédérale de 1848 interdit les enrôlements pour le service militaire étranger, mais sans réussir à les supprimer complètement : c’est en 1869 seulement que cette vente des hommes fut imputée à crime[24].

Des révolutions analogues à celle de la Suisse se produisirent par l’effet de la grande poussée générale dans les États de la péninsule italienne. Là aussi, le dix-huitième siècle avait fait son œuvre préparatoire au changement d’équilibre. L’impulsion qui avait été assez puissante pour forcer le pape Clément XIV à condamner, à chasser les jésuites et qui avait dicté à Beccaria son livre de noble humanité sur Les Délits et les Peines agitait toute la société bourgeoise, surtout dans le nord de l’Italie et en Toscane. La question de la propriété avait été également soulevée, et l’on avait osé porter la main sur les biens du clergé. On dit qu’au milieu du dix-huitième siècle, les deux tiers des campagnes de l’Italie, et peut-être plus encore, se trouvaient possédées par les ordres ecclésiastiques : du tiers restant, la plus forte part consistait en grandes propriétés nobiliaires ; un neuvième à peine du territoire italien était cultivé directement par les possesseurs. La pression de l’opinion publique, éloquemment proclamée par les philosophes contemporains, obligea les gouvernements de l’Italie du nord à séculariser en grande partie les biens de l’Eglise, comme on le fit aussi en Espagne, en Autriche et en Bavière ; mais cette sécularisation ne profita guère qu’aux riches capitalistes de la bourgeoisie et la terre n’en resta pas moins presqu’immobilisée[25].

L’irruption des armées françaises en Italie eut pour résultat majeur non de modifier les conditions économiques, mais de changer les relations de vasselage. L’empereur d’Autriche se trouvait être le véritable suzerain de l’Italie septentrionale, soit directement, soit par l’entremise de princes qui gravitaient autour de lui. Il s’agissait donc pour la France de repousser les Autrichiens de l’autre côté des Alpes : en réalité l’histoire recommençait, sous des apparences nouvelles, le mouvement de va-et-vient qui tant de fois avait oscillé au nord entre les bouches de la Meuse et celles du Rhin, au centre vers les sources du Danube, à droite dans les plaines du Pô.

N° 435. Les républiques sœurs.

La république Batave vécut de 1795 à 1806 ; la république Helvétique se transforma en 1798 ; la république Cispadane, formée le 16 octobre 1796 au sud du Pô, s’incorpora dans la république Cisalpine ; celle-ci, fondée le 9 juillet 1797, devient, en 1802, la république Italienne avec Bonaparte pour président. La république Ligure date du 5 juin 1797 et se fondit dans l’empire en 1805. La république Romaine dura du 13 février 1798 au mois de septembre 1799 ; la république Parthénopéenne vécut du 23 janvier au 13 juin 1799.


La force d’attaque, les méthodes nouvelles, rapides, déconcertantes dans l’art de la guerre, enfin, dans une certaine mesure, la faveur des populations dont le sort politique était l’enjeu, donnèrent l’ascendant aux armées républicaines, et le traité de Campo-Formio constata pour un temps (1797) l’humiliation de la maison d’Autriche.

Le changement d’équilibre consista principalement à constituer en Italie diverses petites républiques vassales de la France : une république « Cisalpine », dont le nom même rappelait l’ancienne domination de Rome pour laquelle les campagnes du Pô étaient « en deçà » des Alpes, prit Milan pour capitale. Une république Ligure reçut Gênes pour chef-lieu ; les États de l’Eglise furent grimés en une république Romaine, et le sang de saint Janvier dans la cathédrale de Naples eut ordre de se liquéfier pour annoncer joyeusement la fondation de la république Parthénopéenne. Le Directoire, ministère dictatorial qui gouvernait alors la France, avait adopté cette ligne de conduite politique, très habile si elle eût été sincère, de grouper autour de la république maternelle toute une poussinière de républiques filiales se succédant d’Amsterdam à Naples et formant à la France un rempart de peuples défenseurs qui eussent assuré désormais l’équilibre européen. Toutefois, ces républiques n’étaient guère qu’un nom sans réalité objective, de simples peintures badigeonnées sur la carte de l’Europe. Créées surtout par la force militaire et maintenues par elle, ces filles n’attendaient qu’un nouveau coup de force pour se détacher de leur mère. D’ailleurs n’avaient-elles pas été averties du sort qui leur était réservé par les proclamations du général Bonaparte montrant à ses soldats du haut des Alpes les belles campagnes de l’Italie ? « Vous êtes mal nourris et presque nus… Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde : vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces, vous y trouverez honneur, gloire, richesses »[26].

Ces villes, ces provinces, on les pilla, on les accabla de contributions et d’amendes, en leur annonçant la liberté, la prospérité future. Le général vainqueur, étourdissant, effrayant son propre gouvernement par ses victoires successives, soudaines comme des coups de foudre, agissait désormais à sa guise : il ne se donnait même plus la peine de lire les ordres du Directoire. Il épargne le pouvoir temporel du pape au mépris des engagements ; il épargne même l’Autriche et, bassement, par le traité de Campo-Formio, lui abandonne la république de Venise, à laquelle l’indépendance avait été promise avec attestations.

D’ailleurs ce vieil Etat, qui semblait vénérable par sa grandeur passée, était tombé au dernier degré de la décrépitude morale. Lorsque Venise, supplantée par le Portugal et l’Espagne, puis par la Hollande et par l’Angleterre, eut perdu son commerce lointain et ensuite son industrie, elle avait conservé les richesses acquises, mais elle eut à les déplacer du mouvement des échanges : elles furent employées aux prêts, aux hypothèques, à l’usure, à l’achat des terres. La république prudente, qui jadis évitait de faire des acquisitions en dehors des îles et des promontoires faciles à défendre par mer, s’occupait désormais de bons placements sur terre ferme. Ses nobles capitalistes se transformèrent en grands propriétaires fonciers. En 1780, Venise possédait en Italie et en Istrie, sur les côtes dalmates et albanaises ainsi que dans les îles Ioniennes de très vastes domaines, peuplés de près de trois millions d’habitants. Mais ces immenses propriétés restaient immobilisées entre les mains de leurs détenteurs : le courant circulatoire général s’était arrêté pour Venise comme pour la plus grande partie des régions italiennes[27]. Dès le dix-septième siècle, les citoyens de la fameuse république eurent l’humiliation de voir les Hollandais et les Anglais leur faire une concurrence heureuse dans les ports de Livourne, de Naples et d’Ancône. Venise finit par expédier ses propres marchandises à Livourne où venaient les chercher les chargeurs anglais pour les porter en Orient. Enfin, à la veille de sa chute, l’aristocratie vénitienne ne vivait plus guère que par les formes les plus basses du commerce capitaliste, le jeu et la prostitution, un des plus beaux édifices de la ville était consacré aux jeux de hasard et les patriciens seuls, en robes de magistrats, y siégeaient comme banquiers, représentant l’Etat dans sa majesté, quoique n’étant en réalité que des agents salariés d’une compagnie de capitalistes juifs et chrétiens. Tous les joueurs se présentaient en masques, tandis que les banquiers avaient la face découverte[28].

A quel degré de honte que se fût abaissée Venise par l’effet du détraquement des institutions d’Etat où toute initiative était refusée au peuple, la vieille république n’eût pas été ainsi livrée à la monarchie autrichienne si la France elle-même ne s’était alors trouvée dans un état de transition entre la forme républicaine et le pouvoir d’un seul. Une volonté personnelle prenait la direction de la France et se faisait obéir : elle dictait la conclusion immédiate de la paix avec l’Autriche pour éviter que d’autres généraux, sur les bords du Rhin, n’obtinssent des résultats encore plus décisifs que ceux dus à Bonaparte.

Cette même volonté décida l’étonnante et romantique expédition d’Egypte. Evidemment la masse de la nation française ni même la majorité d’un conseil de gouvernement n’eut la moindre part dans ces aventures chimériques conçues par un chef d’armée en quête de la gloire d’un Alexandre ou d’un César. Néanmoins le Directoire donna volontiers son assentiment à l’exécution de cette fantaisie, seul moyen de retarder l’avènement d’un maître redoutable, peut-être dans l’espoir secret qu’il ne reviendrait jamais du périlleux voyage.

Si génialement qu’elle pût être conçue, si brillamment qu’elle fût mise en scène, l’expédition d’Egypte devait aboutir à un insuccès, puisque l’objectif prétendu de l’entreprise était d’arracher la domination des Indes à la Grande Bretagne et que la route de Calcutta passait alors par le cap de Bonne-Espérance : d’où le nom fantastique d’ « aile gauche de l’armée d’Angleterre » donné aux troupes envoyées dans la vallée du Nil. L’Egypte, qui avait été l’intermédiaire naturel entre l’Orient et l’Occident et qui devait le redevenir un jour, ne l’était précisément plus à l’époque où Bonaparte allait en faire la conquête. L’expédition ne pouvait avoir rien de sérieux : le gouvernement de la France y voyait une prolongation de pouvoir, un délai dans l’échéance inévitable de la retraite ; le général qui s’aventurait au hasard en un pays lointain ne cherchait qu’une fausse gloire, une conquête fictive embellie de souvenirs classiques et de belles déclamations humanitaires.

Accompagné de 36 000 soldats à chacun desquels il avait promis au retour de l’expédition « de quoi acheter six arpents de terre »[29], Bonaparte remporta tout d’abord de faciles victoires. Après s’être emparé de Malte d’une façon déloyale et avoir eu la chance d’échapper à la poursuite des navires anglais, il put s’ériger en envoyé d’Allah, en favori de Mahomet, en thaumaturge commandant au grand serpent sorti du pied de la colonne de Pompée[30] ; mais les mauvais jours succédèrent au triomphe rapide : la flotte française fui anéantie par Nelson dans les eaux d’Aboukir, puis l’armée alla se heurter inutilement contre les murs de Saint-Jean d’Acre ; après une campagne horrible par ses cruautés, que Bonaparte, devenu pour un temps despote oriental, comme les Timur et les Murad, croyait sans doute permises en ce pays éloigné de l’Europe attentive, il s’enfuit, abandonnant son armée, et, réussissant à tromper les vaisseaux anglais, débarqua en France pour apparaître de nouveau comme l’ « Homme providentiel ».

Musée Carnavalet.
hausse-col d’officier portant la déclaration des droits de l’homme

L’armée d’Egypte était nécessairement perdue. Elle n’eût pu se maintenir qu’à une condition, celle de sacrifier tout espoir de retour et de camper résolument sur la terre conquise pour s’y constituer en État indépendant, à la façon des routiers du moyen âge ; mais les soldats français tenaient à rentrer dans leur patrie, et se trouvaient ainsi d’avance condamnés à la capitulation, puisque la mer était occupée par les Anglais. Le souvenir de l’étonnante expédition disparut comme un mirage. Il n’en resta que les mémoires précieux, le monument élevé par les 175 membres de la « Commission des sciences et des arts ». Ces savants qui avaient accompagné les régiments jusqu’à la première cataracte pour étudier le sol, le climat, les inscriptions, les statues, les tombeaux et tout ce qui restait de l’antique civilisation égyptienne représentaient sur la terre d’Afrique la poussée triomphante de l’esprit du dix huitième siècle, devenu volonté, grâce à la Révolution française. Ce concours de recherches intelligentes devait aboutir à la reconquête de toute une histoire passée que l’on croyait à jamais ensevelie. La pierre que l’on découvrit à Rosette, et que les hasards de la guerre ont fait transporter au British Muséum, mit, grâce à son inscription trilingue, les chercheurs sur la voie du déchiffrement des hiéroglyphes, et peu à peu, de stèle en stèle, de manuscrit en manuscrit, se sont révélées les annales du monde ancien. Les recherches de la Commission d’Egypte, de si heureuse initiative pour la connaissance du passé, eurent une moindre part à la préparation de l’avenir. Les mesures de nivellement, faites par Lepère pour établir la possibilité du creusement d’un canal entre la Méditerranée et la mer Rouge, donnèrent des résultats décourageants, dont, cinquante ans après, on put heureusement constater l’erreur. D’après ce géodésien de l’expédition, le niveau du golfe de Suez aurait été de près de 10 mètres (9,908) supérieur à celui des eaux pélusiennes ; pour éviter l’inondation des plages de la Méditerranée, il eût fallu se borner à construire un canal à écluses, du Nil à la mer Rouge. N’importe, le monde africain faisait désormais partie de la zone d’attraction européenne, et, moins de trois quarts de siècle après les batailles fastueuses et inutiles des Pyramides et du mont Tabor, l’Egypte redevenait la grande porte commerciale de l’Ancien Monde, comme au temps des Pharaons et des Ptolémées.

De l’autre côté de la Terre, la Révolution française devait avoir également son écho. Cependant la nouvelle république des Etats-Unis, très anglaise de mentalité et de morale, ne pouvait guère se laisser influencer par un mouvement révolutionnaire qui ne visait à rien moins que la proclamation des Droits de l’homme. Ayant conquis son indépendance grâce aux alliés français venus avec Lafayette et Rochambeau, elle n’eut point le mauvais goût de rompre complètement avec la nouvelle république, mais elle se tint sur une grande réserve qu’un rien eût changé en hostilité. La sympathie fut plus grande dans les petits groupes de la bourgeoisie créole, qui s’étaient formés à Mexico, Lima, Buenos-Aires, et de loin subissaient l’influence de la philosophie des encyclopédistes. Toutefois ces groupes étaient de trop faible importance numérique pour que leurs prudentes sympathies pussent se transformer en actes. Il n’y eut de soulèvement à tendances républicaines que dans les colonies portugaises du Brésil, où le généreux Tiradentes, avec quelques étudiants et officiers, essaya vainement de faire acclamer l’indépendance nationale : c’était en 1789, l’année même qui, en France, vit tomber la Bastille. La révolte s’était produite près d’un siècle trop tôt.

No 436. Égypte et Syrie de Bonaparte.

Quant à la grande insurrection péruvienne, celle que dirigea Tupac Amaru « Couleuvre resplendissante » et qui éclata en 1780, deux années avant que l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique fût définitivement reconnue, ce n’était nullement une révolte ayant pour objectif l’émancipation nationale : quoique provoquée par un insupportable régime d’oppression, ce ne fut au fond qu’une guerre dynastique, dont le but était simplement un changement de maître, par la reconstitution du pouvoir des Inca. Les conditions mêmes de cette insurrection, d’ailleurs très rapidement et très atrocement réprimée, prouvent combien les milieux de l’Amérique septentrionale et de l’Amérique du Sud étaient alors peu comparables entre eux. Tandis que les colons de langue anglaise, ayant fait autour d’eux la place nette d’indigènes, n’avaient nullement à craindre une ligue de tribus indiennes qui pût mettre en péril leur absolue domination, les descendants des conquistadores vivaient au contraire dans toutes les parties de leur immense domaine au milieu de la foule des populations asservies : ils se trouvaient immédiatement en face d’un élément ethnique mû contre eux par la haine et la rancune, et moins ennemi de l’Espagne lointaine que des fils de l’Espagne, ses oppresseurs directs. C’est par une confusion de perspective, due au voisinage des deux continents américains, que des écrivains ont cherché des causes analogues pour des mouvements d’origine tout à fait distincte. En tout cas, l’influence des idées qui s’étaient élaborées dans l’Europe occidentale pendant le dix-huitième siècle n’y fut absolument pour rien.

Là où le contre-coup de la Révolution française se fit sentir d’une manière directe et puissante, ce fut dans la grande île désignée à cette époque sous le nom de Saint-Domingue et dans les autres Antilles appartenant politiquement à la France. C’est dans l’île d’Española, on le sait, et dès les premières années de l’occupation castillane, que des nègres africains avaient été introduits comme esclaves. En 1617, l’importation annuelle des noirs, régularisée par un édit, s’élevait à quatre mille par an, et dès l’an 1522, ils étaient assez nombreux sur les plantations de don Diégo Colon, fils de l’amiral, pour ravager la colonie. On a souvent répété, pour excuser les planteurs, que le travail de la terre était impossible aux blancs sous le soleil des Antilles ; mais cette affirmation est inexacte, ainsi que l’ont démontré les propriétaires eux-mêmes, en important des « engagés » blancs, qu’ils demandaient à la mère-patrie, et qui, en échange des dépenses d’entretien et de quelque menu salaire, promettaient de travailler pour leur patron pendant un certain nombre d’années. Toutefois, le régime de l’esclavage africain se substitua à tous les autres modes de travail, et les traitants du Sénégal et autres sociétés privilégiées, anglaises, hollandaises, françaises, rivalisèrent de zèle aux dix-septième et dix-huitième siècles pour la livraison de belles « pièces d’Inde » aux propriétaires établis dans les Antilles.

N° 437. Ile d’Haïti.

Durant le xviie siècle, des colons français s’établirent au nord-ouest de l’île et le traité de Ryswick (1697) reconnut la division d’Haïti entre les Espagnols et les Français. Ceux-ci acquirent la moitié espagnole en 1795. Lorsque les Français eurent été expulsés, des états rivaux se formèrent. Depuis 1844, les deux républiques de Saint-Domingue et d’Haïti se partagent l’île par moitié, est et ouest, avec Santo-Domingo et Port-au-Prince pour capitales.


Les planteurs français qui, dans la partie occidentale de Saint-Domingue, s’étaient substitués aux Espagnols, eurent bientôt la réputation de posséder le plus beau cheptel humain, acquis d’ailleurs, comme celui des autres colonies, par la ruse et de monstrueuses férocités. Le « citoyen » Ducœurjoly, dans son précieux Manuel des Habitants de Saint-Domingue[31], Paris, an X, décrit complaisamment les « quatre moyens les plus généralement employés pour se procurer les nègres nécessaires à la culture ». Le premier moyen, « et le plus productif », était l’enlèvement. La manière de procéder était simple. « Quelques-uns se cachent dans les forêts ou près des routes, attendant le voyageur sans défiance, comme le chasseur attend la proie timide ; d’autres se mettent en embuscade dans les champs de riz et enlèvent tous les enfants qu’on y place pour chasser les oiseaux ; il y en a aussi qui se tiennent près des sources et saisissent tous les malheureux que la soif force d’y venir se désaltérer, ou près des baies, afin d’y prendre ceux qui y pèchent pour leur nourriture. Mais le poste le plus avantageux est dans les prés, lorsque l’herbe est haute, ou à côté du sentier qui communique d’un village à l’autre ». Un autre moyen pour se procurer des esclaves, c’est d’allumer la guerre entre les souverains de la Guinée.

Les vaincus qui échappent à la mort sont condamnés à l’esclavage… Arrive-t-il des vaisseaux ? les chefs de tribus marchent aussitôt à la conquête de quelques cantons, brûlent des villes, saccagent les campagnes, et emmènent captifs tous les habitants, à moins que, victimes de leur cupidité, ils ne deviennent eux-mêmes la proie du traitant ». En troisième lieu on pourrait « exciter plusieurs souverains contre leurs propres sujets ». Enfin le dernier moyen, plus ingénieux, était de « faire substituer aux anciennes pénalités pour les crimes et les délits parmi les nations noires la peine unique d’être réduit en esclavage et vendu… On multiplia les crimes pour multiplier les coupables. Les souverains avaient des gradations subtiles dans les délits afin d’en établir dans les punitions ; ils statuaient que les forfaits graves coûteraient la liberté non seulement aux coupables mais à tous les mâles de sa famille, mais à sa famille entière, mais à ses amis, et aussi loin qu’il lui plairait d’étendre sa rigueur despotique. On vendait aussi les débiteurs insolvables et, sur la côte, des marchands avaient des réserves d’enfants dont on trafiquait dès qu’ils étaient parvenus à l’âge du travail ».

De pareilles atrocités devaient émouvoir la nation qui, par ses représentants, venait de proclamer les Droits de l’homme avec un délirant enthousiasme. Et pourtant quelques timides voix à peine s’élevèrent en faveur de ces noirs, les plus opprimés des hommes ! Ce que l’on appelle les « droits acquis », c’est-à-dire les crimes traditionnels, en imposaient aux philosophes les plus généreux. On n’osait pas toucher à la propriété des nobles et fastueux satrapes qui gagnaient si facilement des millions par le travail d’autrui et que l’on avait vus parfois dans Paris ouvrir si généreusement la main. On n’osait pas dépouiller de si puissants aristocrates mais ceux-ci, dont la conscience n’était pas tranquille, protestaient d’avance contre une expropriation qui semblait logiquement inévitable et commençaient tout d’abord la persécution sans merci contre les hommes libres de couleur qui se permettaient de revendiquer leur droit de vote : c’est ainsi que le mulâtre Vincent Ogé, puni seulement pour avoir voulu voter, eut à subir le supplice de la roue.

Cl. P. Sellier.
une sucrerie à saint-domingue


La fureur des propriétaires devint folie lorsque l’Assemblée Constituante, en 1791, toujours insoucieuse du droit des nègres, crut cependant devoir accorder aux gens de sang mêlé, nés de père et de mère libres, le privilège de siéger dans les assemblées coloniales. C’est alors que la plupart des blancs de Saint-Domingue décrétèrent la scission d’avec la France, coupable d’avoir promulgué la « Déclaration des Droits de l’Homme ». De même que les émigrés de Coblenz s’alliaient aux Prussiens et aux Impériaux contre la Révolution, de même, et sous la pression d’intérêts de caste, les planteurs de Saint-Domingue se firent Anglais ou Espagnols contre la mère-patrie.

Les noirs s’agitaient à leur tour comme s’étaient agités les hommes de sang mêlé déjà libres. Ils prirent leur affaire en mains, s’émancipèrent eux-mêmes, chassèrent, égorgèrent çà et là leurs anciens maitres. C’est alors, mais alors seulement, que la République française, reconnaissant le fait accompli, proclama enfin, bien tardivement, l’égalité des races devant le droit humain. Le représentant Santhonax, annonçant la bonne nouvelle, fut aussitôt entouré, adoré comme un dieu. Une armée de noirs, heureux et libres, se précipita pour reconquérir en entier le territoire de l’île ; Anglais, Espagnols furent expulsés. Depuis on a souvent bafoué ceux qui, à l’exemple de Dupont et de Robespierre, disent : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Mais, cette fois, c’est précisément parce que la République avait fini par observer le principe qu’elle garda triomphalement sa colonie et même en doubla l’étendue. Et quelques années après, c’est parce que le principe avait été violé que la colonie fut définitivement perdue pour la France.



  1. Jean Jaurès, le Théâtre Social.
  2. Histoire de France, vol. XVII, p. 337.
  3. Michelet, Histoire de France, vol. XVII, p. 358.
  4. Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, 2e édition, Tome II, p. 151.
  5. Cité par Taine, Les Origines de la France Contemporaine.
  6. Eug. Mottaz, Les Bourla-Papey et la révolution Vaudoise.
  7. Michel Bakounine, note manuscrite.
  8. Michelet, Histoire de France, vol. XVII, p. 419.
  9. Ch. L. Chassin, Génie de la Révolution.
  10. Michelet, Histoire de France, XVII, pp. 463, 464.
  11. Michelet, Histoire de la Révolution Française, I, p. 203, édition de 1877.
  12. Jacques de Boisjolin, Des Peuples de la France, p. 9.
  13. Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, II, p. 402 ; — Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la Société Française pendant la Révolution, p. 393.
  14. Michelet, Histoire de la Révolution française, vol. I, passim.
  15. Théodore Duret, Revue Blanche, 15 mars 1901, p. 419.
  16. André Lichtenberger, Revue Socialiste, 2 juin 1898.
  17. Bernard Lazare, Histoire des Doctrines révolutionnaires, p. 13.
  18. B. Philippe Buonarotti, Conjuration pour l’égalité, dite de Babeuf, p. 87.
  19. G. de Molinari, Grandeur et décadence de la Guerre, p. 221.
  20. Voir à ce sujet : Nouvelle proposition pour la suppression de l’ère chrétienne. Temps nouveaux, 6 mai 1905.
  21. A. Himly, Histoire de la formation territoriale des États de l’Europe centrale, t. I, pp. 273 et suiv.
  22. Ernest Nys, Notes sur la Neutralité, pp. 50, 51.
  23. E. van Muyden, Essais Historiques, la Suisse sous le pacte de 1815, t. I, pp. 531 et suiv.
  24. Ernest Nys, Notes sur la Neutralité, p. 93.
  25. G. de Greef, Essai sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, VIII, p. 5.
  26. Proclamation d’Albenga, 20 germinal, an IV.
  27. G. de Greef, Essai sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, VIII, pp. 4, 5.
  28. Daru, Histoire de Venise.
  29. Proclamation du 3 floréal, an VI.
  30. Entrevue de Bonaparte… et de plusieurs muphtis et imans dans l’intérieur de la grande Pyramide… le 25 thermidor, an VI.
  31. Cité par A. Cone, Nos Créoles, pp. 24, 29.