L’Homme et la Terre/III/15

Librairie universelle (Tome quatrièmep. 533-603).
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE : NOTICE HISTORIQUE


France. Louis XIV naquit en 1638, il règne à partir de 1643 et gouverne de 1661 à 1715. Entre autres enfants, il eut de Marie-Thérèse, morte en 1683, le Grand Dauphin, et de Mme de Montespan qui succédant à Mlle de la Vallière, fut maîtresse en titre de 1668 à 1682, le duc du Maine (1670−1736) ; Mme de Maintenon, épouse du roi à partir de 16884, mourut sans enfant. Le Grand Dauphin meurt en 1711, son fils aîné, le duc de Bourgogne, en 1712, le duc de Bretagne, fils de celui-ci, en 1712, le duc de Berry, second fils du Grand Dauphin, en 1714. À la mort de Louis XIV, il ne reste plus que le duc d’Anjou, né en 1710, second fils du duc de Bourgogne ; il devient le roi Louis XV. Le Régent, Philippe d’Orléans, petit-fils de Louis XIII, meurt en 1723, peu après la majorité de Louis XV. Sous le nouveau règne, Fleury est au pouvoir de 1726 à 1743. Louis, fils de Louis XV, étant mort avant son père, en 1765 ; c’est le petit-fils de ce dernier qui, né en 1754, monte sur le trône en 1774 et règne jusqu’à la Révolution.

Prusse. C’est en 1415 qu’un Hohenzollern devint markgraf de Brandebourg. Frédéric Guillaume, grand électeur de 1640 à 1688, accueille les Huguenots ; son fils Frédéric III se fait roi et comme tel devient Frédéric Ier, Frédéric-Guillaume Ier, le roi-sergent, règne de 1713 à 1740, et Frédéric II, le Grand, de 1740 à 1786. Un neveu, Frédéric Guillaume II, lui succède en 1797, suivi d’autres Frédéric Guillaume.

Autriche. Charles VI, empereur et roi, (1711−1740), ne laisse qu’une fille, Marie-Thérèse. Elle exerce le pouvoir de 1740 à 1780, mais l’électeur de Bavière est nominalement empereur de 1742 à 1745, puis François Ier, époux de Marie-Thérèse et Joseph II son fils (1765−1790). Son frère Léopold lui succède, puis François II, fils de ce dernier (1792−1835).

Grande-Bretagne. A la mort d’Anne (1714), son frère Édouard Stuart étant exclu par sa religion, l’héritier de la couronne est George de Hanovre, descendant par sa mère de Jacques Ier. Quatre Georges se succèdent de 1714 à 1830.

Russie. La veuve de Pierre le Grand, Catherine Ier (1725-1727), une nièce de Pierre, Anna Ivanovna, (1730−1740), une fille de Pierre, Elisabeth (1741-1762), Catherine II (1762−11796), épouse d’un petit-fils de Pierre, furent, au xviiie siècle, les principaux monarques de ce pays.

Pologne. Entre 1697 et 1732, Auguste II de la maison de Saxe, et Stanislas Leczinski, alternent sur le trône, Auguste III, mort en 1764, et Stanislas Poniatovski furent les derniers et peu glorieux rois polonais.

Inde. Akhbar (1555−1605), Djihan-guir, Chah-Djihan (1627−1657), Aureng-Zeb, mort en 1706, sont les principaux Grands-Mongols.

Voici des renseignements sur quelques hommes de l’époque dont il s’agit ici.

Berkeley, philosophe irlandais 
 1680−1753
Alexandre Pope, poète, né à Londres 
 1688−1744
Jean-Baptiste Vico, philosophe et historien, né à Naples 
 1688−1744
Montesquieu, né près de Bordeaux 
 1689−1755
Quesnay, économiste, né à Montfort-l’Amaury 
 1694−1774
Voltaire (François-Arouet), né à Paris 
 1694−1778
Maupertuis, mathématicien, né à Saint-Malo 
 1698−1759
La Condamine, voyageur et savant, né à Paris 
 1701−1774
Benjamin Franklin, physicien, né à Boston 
 1706−1790
Mably (Gabriel Bonnot de), écrivain, né à Grenoble 
 1709−1785
Jean-Jacques Rousseau, né à Genève 
 1712−1778
Denis Diderot, né à Langres 
 1712−1784
Vauvenargues, philosophe, né à Aix-en-Provence 
 1715−1747
Condillac (Etienne Bonnot de), écrivain, né à Grenoble 
 1715−1780
D’Alembert, encyclopédiste, né à Paris 
 1717−1783
Buffon, naturaliste, né à Montbard 
 1717−1788
Morelly, écrivain français, né on ne sait où vers 
 1720?   — ?
Adam Smith, économiste, né à Kirkaldy 
 1723−1790
Emmanuel Kant, philosophe, né à Königsberg 
 1724−1804
James Cook, navigateur, né en Yorkshire 
 1728−1779
Ephraïm Lessing, poète et critique, né en Saxe 
 1729−1781
Bougainville, navigateur, né à Paris 
 1729−1814
Thomas Jefferson, homme d’Etat, né en Virginie 
 1743−1826

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
le XVIIIe siècle
Que de fois se renouvela l’illusion du bon
tyran réalisant l’idéal de la liberté et de
l’égalité des citoyens : ces trésors seront
conquis, ils ne seront point donnés.


CHAPITRE XV


HÉRITAGE DE LOUIS XIV. — LAW ET LA BOURGEOISIE FINANCIÈRE

LUTTES DE LA PENSÉE ET DU DROIT DIVIN. — CONSTITUTION ANGLAISE
RÈGNE DE FRÉDÉRIC II — LA COMPAGNIE DES INDES. — LE GRAND DÉRANGEMENT
LE CANADA CHANGE DE MAITRE. — ENCYCLOPÉDIE; PRINCES ET PHILOSOPHES
PARTAGES DE LA POLOGNE. — FUITE DES KALMOUK. — RÉVOLUTION D’AMÉRIQUE

LOUIS XVI ET LES ÉCONOMISTES. — MESURE DES ARCS DE MÉRIDIEN.

La domination du « Grand Roi » avait fini d’une manière déplorable ; non seulement son intervention avait été funeste à l’Europe dont il avait voulu régler les destinées, son gouvernement avait été surtout fatal à la France qu’il avait minée d’hommes et d’argent, appauvrie dans le sol et ses moissons. Déserté par le sort, il déplaisait même à ses courtisans, et tous l’abandonnaient pour se tourner vers l’un ou l’autre des deux personnages, le duc d’Orléans ou le duc du Maine, entre lesquels les chances de héritage flottaient encore incertaines. Mais, si désabusé que l’on fût sur l’homme dont la grandeur avait naguère paru surnaturelle, le principe de la royauté dans son essence ne se trouvait entamé en rien : la superstition de la monarchie absolue était si bien entrée dans les esprits que même les novateurs, les génies à la pensée la plus libre ne s’imaginaient d’amélioration possible que par la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’un bon tyran, d’un prince affable et doux, devenu omniscient par les soins d’un précepteur parfait, d’un philosophe vertueux comme ils l’étaient eux-mêmes : il leur fallait un duc de Bourgogne, élevé par un Fénelon, un « Télémaque » se rappelant les leçons d’un « Mentor ». Nul ne comprenait que la liberté appartient seulement à ceux qui la conquièrent ; on s’imaginait volontiers que la belle éducation d’un prince aurait pour conséquence heureuse l’éducation du peuple même aux destinées duquel il présiderait.

Heureusement pour la renommée du duc de Bourgogne, ce prince dévot, indécis, incapable, grand approbateur de la Saint Barthélémy et de la révocation de l’édit de Nantes, mourut à temps pour qu’on n’ait pu choisir précisément son exemple et montrer comment l’éducation la plus attentive et la plus savante porte toujours à faux quand elle a pour point d’appui l’orgueil de la naissance et du pouvoir. D’ailleurs, si Louis XV manqua de véritables éducateurs ou plutôt n’eut guère autour de lui que des incitateurs à la perversité, on ne lui demandait qu’une seule chose, de ne point mourir : ses peuples, qui voyaient en lui un « enfant du miracle » échappé au naufrage de la famille entière, eussent tout donné pour garder cette précieuse vie ; c’est de tout cœur qu’ils se précipitèrent au-devant de lui en un flot enthousiaste et qu’ils le proclamèrent le « Bien Aimé » lorsqu’à la suite d’une maladie grave il voulut bien renaître à la vie. Les dures expériences déjà faites ne suffisaient point à cette multitude d’asservis qui, sans confiance en elle-même, attendait tout de ses maîtres.

Un intervalle de quelques années sépara les deux règnes de Louis XIV et de son arrière-petit fils, et presque tout cette période fut occupée par la régence de Philippe d’Orléans, qui, du moins, aura dans l’histoire le mérite exceptionnel d’avoir laissé faire, quoique n’ayant rien fait lui-même : on peut lui reconnaître aussi la qualité d’avoir été curieux des choses de l’industrie, de l’art et de la pensée. S’il n’eut été régent, il eût été bon homme, bien différent de son pupille qui fut l’égoïste par excellence, le roi qui mena gaiement son royaume au désastre en parfaite indifférence du lendemain : « Après nous, le déluge », disait-il plaisamment, sachant bien qu’il avait bien le temps de s’amuser et que l’échafaud ne se dresserait pas encore pour lui. Déjà, sous le régent, les événements qui devaient donner à la fin du siècle un caractère si tragique s’annonçaient d’une manière évidente : les anciens cadres de la société ne convenaient plus aux éléments nouveaux qui s’y pressaient et cherchaient un équilibre en rapport avec leurs intérêts ; la bourgeoisie qui, avec les Colbert avait mis sa gloire à servir le Roi, s’exerçait désormais à s’émanciper, à créer des forces économiques correspondant à sa toute-puissance prochaine.

N° 412. Puerto Escoces et l’Isthme de Panama.
L’ « isthme » du Darien relie l’embouchure de l’Atrato à la Baie de Saint Miguel.

Les entreprises de banque dont l’effondrement ruina tant de spéculateurs vers la fin de la Régence, témoigner de l’audace de cette bourgeoisie naissante. Industriels et commerçants se dégagent si bien de l’État qu’ils n’ont plus besoin de sa tutelle et même le subordonnent à leurs agissements. Ce sont eux qui entreprennent la colonisation, dirigent le commerce et la banque, se substituent au gouvernement pour la gérance du budget et le paiement des dettes. Law ne fut en cette occasion que le représentant, le paladin de la bourgeoisie qui se lançait dans sa première folie de jeunesse avec une sorte de frénésie, entraînant naturellement à sa suite de tardifs repentirs.

Law avait eu un prédécesseur en ces grandes affaires d’extension coloniale, dans cet appel au crédit, c’est-à-dire à l’utilisation présente de revenus futurs, assurés par la culture du sol et le développement des échanges. Un des compatriotes du banquier écossais, le général Patterson, qui avait fondé à Édimbourg un établissement financier dont la prospérité n’a cessé de grandir pendant les deux siècles écoulés depuis lors, avait suffisamment étudié la carte du Nouveau Monde pour comprendre l’importance géographique de premier ordre que présente la péninsule de jonction entre les deux Amériques : pressentant le futur canal des deux océans, il avait cru nettement que le possesseur de l’isthme aurait entre les mains la « clef du monde » et s’était empressé de prendre les devants dans l’espérance prématurée de pouvoir, sinon réaliser, du moins préparer l’œuvre des générations suivantes. À la tête d’un petit groupe d’Écossais, Patterson campa en 1698 sur le bord d’une crique peu éloignée du golfe d’Uralà, près des sentiers que suivaient les Indiens Cuna pour traverser l’isthme et gagner le golfe de San Miguel sur le Pacifique. Il se trouvait là sur territoire considéré comme domaine espagnol par les traités internationaux et sa position n’eût été tenable que si la Grande Bretagne, aussi ambitieuse que lui, l’avait soutenu résolument par l’envoi d’une flotte et par la construction d’une route. Mais on n’osa point à cette époque se lancer dans la grande aventure, et, en l’an 1700, des navires espagnols vinrent détruire ce qui restait de Puerto-Escoces ou Port-Écossais.

Les projets de Law avaient une bien plus large base géographique et s’appliquaient d’ailleurs à un territoire appartenant à la France par le droit de découverte et même de colonisation commençante : en 1717, lorsque se fonda la « compagnie d’Occident », sept cents Français, cultivateurs ou chasseurs de « pelus », s’étaient établis sur les bords du Mississippi ou de ses affluents. Déjà les hommes de prescience ou d’imagination créatrice, comme l’était Law, pouvaient prédire en toute sécurité l’avenir prodigieux qui se préparait en ces contrées si fécondes et si heureusement disposées pour l’expédition des produits. Même dans leurs rêves les plus audacieux, ils n’arrivaient certainement pas à faire apparaître devant eux un tableau qui ressemblât lointainement à celui que présente aujourd’hui le bassin du « Père des Eaux » avec ses populations grandissantes, ses riches cultures, ses puissantes usines et ses magnifiques cités, les métropoles jumelles de Saint-Paul et de Minneapolis, Saint-Louis, près du confluent des deux grands fleuves Missouri et Mississippi, les villes de l’Ohio ou « Belle Rivière » : Cincinnati et Louisville, et la gardienne des bouches fluviales, la Nouvelle Orléans, si bien située en amont des passes et tout près d’un lac en libre communication avec la mer ! Mais déjà le présent était fort beau et fournissait une ample garantie aux quatre millions de livres dont disposait le fondateur de l’entreprise, aux débuts de cet énorme remuement de capitaux qui lança le monde des joueurs dans la folie furieuse de la spéculation.

Cl. Sellier
les spéculateurs dans la rue quincampoix
D’après une estampe de l’époque.

Sans doute les actions du Mississippi eussent pu garder leur valeur et devenir une source régulière de revenus pour leurs possesseurs, si le « système » de Law, entraîné dans la frénésie du jeu, ne s’était compliqué en même temps du remaniement de tout le régime fiscal et financier de la France et de l’Europe. Tout devait se transformer à la fois, mais ces changements menaçaient les nombreux fonctionnaires et parasites qui vivaient de la routine, les fermiers généraux et les receveurs, les gens de loi et les gens d’église qui se liguèrent aussitôt contre le novateur. D’ailleurs, comment celui-ci n’aurait-il pas été vaincu, puisque tout en agissant en dehors de l’État, de sa pleine initiative, il n’en rêvait pas moins que l’ « abolition de l’abus se ferait par l’abus suprême, que la révolution allait s’opérer par le pouvoir illimité, indéfini, le vague absolutisme, le gouvernement personnel qui ne se gouverne pas lui-même »[1]. Quoi qu’il en soit, la banque de Law et celles qui naquirent vers la même époque en Angleterre, à Ostende et en Hollande, donnant lieu aux mêmes abus et aux mêmes catastrophes, n’en marquent pas moins une date capitale, le commencement d’une ère dans l’histoire de la bourgeoisie : sur le marché des écus — en attendant mieux — tous sont devenus égaux ; la banque ne distingue plus entre hommes et femmes, jésuites et jansénistes, nobles et roturiers, maîtres et laquais.

N°413. Embouchure du Mississippi.

Mais l’avènement financier de la bourgeoisie était peu de chose en comparaison de la liberté de parole et de pensée reconquise par les écrivains, hérauts de la société future. Déjà Voltaire, qui devait un jour personnifier le dix-huitième siècle, avait commencé son œuvre de révolution par l’ironie en rimant ses premiers vers, fort médiocres d’ailleurs, à la gloire d’un roi resté à demi huguenot, et proclamant la tolérance religieuse.

C’était d’une belle audace chez un jeune homme qui connaissait déjà la Bastille[2] ; mais, plus grand que Voltaire dans sa conception de l’histoire, Montesquieu ne s’attaque pas seulement aux oppresseurs, il ne se borne pas à plaider la cause de la pitié, il se fait encore le défenseur de la justice, il cherche, dans l’ensemble des âges et chez tous les peuples, quel est le droit dans son essence, non celui d’un homme, d’une classe et d’une nation, mais celui de l’homme lui-même. La portée de son œuvre dépasse de beaucoup en réalité le but qu’il voulait atteindre, car si le droit de l’homme est intangible, toute autorité qui l’abaisse, qui restreint son développement libre, n’est elle pas inique par cela même ? Logiquement comprise, la philosophie de Montesquieu, qui dans un autre ordre d’idées reproduit celle de Descartes, aboutit également à la suppression de l’autorité : « Je pense et ce n’est point un autre qui pense en moi ! Je reconnais ce qui est juste et nulle autre justice ne prévaudra contre la mienne » ! Ainsi la satire des Lettres Persanes s’élève bien au-dessus des patries, au-dessus des religions et, surtout, bien au-dessus de la routine abominable des lois. On brûlait encore des condamnés à Paris en 1726, et les prisons de Bordeaux, la ville où siégeait Montesquieu, renfermaient encore des cachots effrayants dans lesquels la victime ne pouvait être debout, ni couchée, ni assise !

Toutefois, si acérée que soit l’ironie, si profonde qu’en soit la portée, elle ne vaut pas encore la parole directe d’accusation fulminée contre les grands. Et cette parole, nul ne l’avait encore prononcée. D’ailleurs, après la mort du régent, l’autorité du droit divin s’était pleinement ressaisie. Ni jansénistes, ni protestants, quelles que fussent les persécutions endurées, ne pouvaient pousser le cri de liberté, puisque leur dogme les enchaînait absolument et que, même dans les supplices, ils étaient tenus de vénérer le prince comme le représentant du Dieu qu’ils adoraient. Quant aux penseurs libres, aux hommes dégagés du « mensonge conventionnel », de toute superstition religieuse et monarchique, ils n’osaient pas encore tout dire, ni surtout écrire, de peur de la Bastille ou du bourreau ; leur audace éloquente ne se manifestait d’ordinaire que dans les salons et les cafés, excusée d’avance par l’animation du discours et des répliques, la gaieté et l’esprit des saillies. Et puis la pensée ne vit pas seulement d’elle-même, elle s’accommode facilement à son milieu. Rares étaient les écrivains que les conditions ambiantes portaient vers l’indépendance du caractère et de la parole ; chez ceux d’entre eux qui étaient fonctionnaires la fonction finissait par avoir raison de la vaillance : le bel héroïsme qui s’était attaqué d’abord à tout le mécanisme social se bornait à la critique de tel ou tel abus et ne demandait plus que des réformes.

C’est ainsi que Montesquieu, reçu solennellement par les hauts personnages de l’Angleterre en grand seigneur qu’il était, revint en France fasciné par ce Parlement qu’il avait vu fonctionner avec assez de puissance pour balancer le pouvoir de la royauté. En réalité, la constitution britannique ne s’appliquait qu’à une faible partie de la nation, celle qui comprend les nobles, anciens riches, et les délégués des communes, enrichis récents : la grande masse du peuple, paysans, ouvriers, prolétaires, restait en dehors de ce fonctionnement électoral. Pourtant le mécanisme duquel devait sortir l’équilibre entre les dominateurs de la nation, royauté, noblesse, bourgeoisie, parut un tel chef-d’œuvre politique à Montesquieu que son enthousiasme, devenu communicatif, fut partagé pendant un siècle et demi par tout le monde civilisé, et qu’après tant d’essais de toute nature, ce système finit par être adopté presque universellement jusque chez les jaunes du « Soleil levant » et chez les Nègres de Liberia[3]. Telle fut la réforme qui, pour un grand nombre de politiciens, masqua le véritable
Cabinet des Estampes.
montesquieu (1689-1755)
problème de l’émancipation humaine dans son ensemble.

Du moins, sous le régime de ce Parlement anglais, la pensée se manifestait plus librement que sous la dictature du cardinal Fleury, lui-même terrorisé par les jésuites. Plus d’un siècle auparavant, l’Angleterre avait eu sa période littéraire par excellence ; maintenant elle se trouvait au point suprême de sa gloire scientifique : après avoir eu Shakespeare, elle avait Newton. Grâce à lui, la loi universelle de la gravitation était conquise par l’observation et par le calcul ; une ère nouvelle s’ouvrait pour le génie de l’homme. En même temps, toute une école de philosophes se dégageait de l’influence du christianisme et même réagissait contre lui. De son voyage chez les Anglais, Voltaire rapportait non seulement les théories de Newton mais aussi les doctrines rationalistes de Locke, dont l’exposé eut l’honneur d’être brûlé par la main du bourreau. Sous une forme plus grave, moins brillante et moins littéraire, mais aussi profonde qu’en France, la pensée humaine abordait en Angleterre toutes les sciences d’observation ; même l’œuvre de l’Encyclopédie, dirigée par des penseurs libres, y prenait une forme analogue à celle que lui donna plus tard le fougueux génie de Diderot, puisque c’est le Dictionnaire universel des Arts et des Sciences ou Cyclopedia, publié par Ephraïm Chambers en 1728 qui suggéra l’idée de l’ouvrage français, dont le premier des dix-sept volumes date de 1761 et le dernier de 1765.

Toutefois les États de l’Europe ne pouvaient abandonner le passe-temps de la guerre. Les armées continuaient d’aller et de venir, souvent sans que l’on sût trop quel était l’ami ou l’ennemi, et on changeait d’adversaire, d’alliés, de politique, suivant les conseils d’un confesseur ou les caprices d’une dame de la cour. Mais, lorsque la grande guerre recommença, il y eut au moins un capitaine, Frédéric II de Prusse, qui prit la chose très au sérieux et dont la claire volonté, d’ailleurs insoucieuse de tout scrupule, devait nécessairement triompher de gens qui ne savaient pas vouloir. C’était, dans la dualité des États principaux de l’Allemagne, le prince dont le royaume représentait la plus grande unité nationale. Tandis que l’Autriche était un magma de peuples hostiles les uns aux autres, ayant des mœurs, des traditions, des langues différentes, et toujours difficiles à mettre en ligne, à tenir sous une même direction, la Prusse embrassait un ensemble de populations, sinon très unies, du moins très solidement martelées et assujetties : Allemands et Slaves plus ou moins organisés formaient une masse compacte, bien dressée à l’obéissance, de même que l’armée réglementée par les souverains de la Prusse avec un zèle qui touchait à la manie.

Depuis la paix de Westphalie, le petit État de Prusse s’était graduellement agrandi, consolidé, dégagé des puissances voisines, Suède, Pologne, Empire d’Autriche. Très ambitieux et prenant part à toutes les intrigues diplomatiques de l’Europe, le « grand Electeur » Frédéric Guillaume avait même voulu, presque sans marine, se donner un empire colonial ; au risque de se brouiller avec ses voisins jaloux, les marchands hollandais, il avait fait établir un comptoir sur le cap des Trois Pointes, un des promontoires de la Côte de l’Or. Mais bientôt après cette entreprise, qui ne devait point avoir de résultats utiles, la Prusse eut un coup de fortune, la révocation de l’édit de Nantes, qu’elle sut utiliser en accueillant largement les protestants fugitifs. Plus de quinze mille Français se prévalant de l’édit de Potsdam mirent au service de l’Allemagne leur intelligence, leur instruction, leurs industries : du coup l’équilibre des forces vives se trouva déplacé en Europe. La Prusse, et notamment la ville de Berlin, gagna ce qu’avait perdu la France.

Cl. J. Kuhn, édit.
berlin. musée d’antiquités et lustgarten
Ces constructions datent du début du xixe siècle.


Et non seulement des protestants introduisaient leurs professions et leurs métiers en Allemagne, ils surent y créer des entreprises entièrement nouvelles, grâce à l’esprit d’initiative qu’ils avaient à développer forcément sous peine d’humiliation et de misère : il leur fallait accommoder leurs capacités diverses à un milieu dont les conditions différaient entièrement de celles qui leur étaient familières. Ainsi de très sérieux progrès dans le travail et les procédés scientifiques compensèrent, au profit du Brandebourg et de l’Europe en général, les pertes énormes subies par les districts protestants français.

Pendant près de deux siècles, la colonie huguenote de Berlin s’est maintenue, malgré les croisements, les changements et traductions de noms et la pénétration intime de l’ambiance germanique.

En l’an 1701, la Prusse constituait un État assez puissant déjà pour que le prince Frédéric Ier crût le moment venu de se déclarer roi. De ses mains, il ceignit la couronne, mais sa vie de faste, de dépenses irréfléchies, de caprices bizarres, montra combien la vanité l’emportait chez lui sur l’orgueil, car, en prenant le titre, il faisait des concessions humiliantes à l’empire. Il était en train de défaire ce royaume qu’il avait baptisé tel tout en l’affaiblissant, lorsque la mort le surprit. Frédéric Guillaume Ier était un tout autre homme, une vraie brute, fier de son ignorance, d’une étroitesse de vues telle qu’il devint la risée générale, mais si âpre dans sa volonté que tout cédait devant lui. Il était si économe que son premier coup fut de réduire au cinquième tous les appointements des gens de sa cour. Il était si correct sur la discipline qu’on ne lui arracha qu’à grand’peine la grâce de son fils, condamné à mort comme « déserteur ». Sa manie particulière était celle des revues et des parades militaires. Il avait divisé le royaume en districts correspondants aux régiments de son armée ; l’alignement, la symétrie, la régularité des corps de troupe était sa grande préoccupation, il tenait par-dessus tout à ses compagnies de beaux hommes recrutés par tous les moyens possibles, y compris l’achat et l’enlèvement en pays étrangers. Mais il aimait tant son armée qu’il se refusait à la détériorer par la guerre : c’est à son successeur Frédéric II que devait revenir l’emploi de cet outil formidable. La préparation de la guerre n’est point une raison de paix, comme le dit un proverbe menteur, au contraire, elle entraîne toujours la guerre. Si l’industrie de la Prusse fut longtemps, comme on l’a dit, l’art de la guerre, c’est au Prussien par excellence, à Frédéric Guillaume Ier qu’on doit en faire remonter la responsabilité. Frédéric II trouva les éléments de la guerre tout préparés, des hommes, des arsenaux, de l’argent, et il s’en servit aussitôt. Le zèle avec lequel son peuple le suivit dans l’œuvre de conquête s’explique en partie par la pauvreté naturelle des landes, des sables et des marais du Brandebourg et autres provinces qui constituaient le noyau de la Prusse proprement dite : la richesse des terres avoisinantes promettait un ample butin.

À peine sur le trône, Frédéric s’occupa d’arrondir ses domaines en s’emparant de la belle Silésie, qui avait précisément cet avantage d’un rendement fructueux et qui promettait de compléter élégamment le royaume par le haut bassin de l’Oder et la frontière naturelle des Sudètes.

N° 414. La Prusse au dix-huitièms siècle.

A l’avènement de Frédéric II (1740), la Prusse était formée de morceaux disjoints : le grand duché de Prusse, autour de Konigsberg, la Poméranie et le Brandebourg, le duché de Magdebourg, la principauté d’Halberstadt, puis les districts de Cottbus, Halle, Lippstadt, Minden, Lingen, Bielefeld, Unna, Clèves et quelques autres, puis Herstal (1732−1740), Turnhout (1732−1753) et Montfort (1732 1754), enfin la principauté de Neuchâtel (1707−1807).

Frédéric occupa la Silésie en 1742, sous prétexte de droits sur plusieurs villes (Liegnitz, Oderberg, etc.), puis, en 1772, réunit les deux fractions principales du royaume par l’acquisition de la basse Vistule, de Seeburg à Czarnikov. Le district d’Emden échut à la Prusse et le duché de Mansfeld, près de Halle, en 1780.

Le successeur de Frédéric ajouta à ses domaines, les territoires de Baireuth et d’Ansbach (1792), Dantzig (1793) et partie de la Pologne, de Posen à Bielostok (1793 et 1795).


Les arguments ne manquent jamais aux conquérants, et Frédéric avait généralement comme bonne raison la force agressive de son armée. Non encore aguerri lui même, il débuta par un incident ridicule, puisqu’il s’enfuit du premier champ de bataille, se croyant vaincu alors que ses troupes étaient victorieuses ; mais il s’habitua vite au sifflement des balles, et bientôt la Silésie arrachée à l’Autriche agrandit la Prusse jusque vers les sources de la Vislule (1742). Ce fut le premier acte de ces deux guerres de Sept ans, 1741−17/18 et 1756−1763, qui se déroulèrent principalement autour de la malheureuse Silésie, piétinée, dévastée, et dans la Bohême, plus malheureuse encore à cause de sa valeur stratégique comme centre de l’Europe.

Pendant la première moitié de la lutte, Frédéric fut d’abord partiellement soutenu par la France, dont la politique traditionnelle était de combattre la puissance autrichienne ; mais cette alliance française était incessamment neutralisée par les intrigues de cour et de confessionnal qui donnaient à l’Autriche et à sa souveraine Marie-Thérèse l’appui des machinations secrètes, ourdies contre son propre pays par le cardinal Fleury, inspirateur officiel de ses agissements. Puis, lors de la deuxième guerre, l’influence des jésuites triompha ouvertement : la France conclut une alliance offensive avec la Russie et la Suède pour soutenir l’Autriche et la Saxe contre Frédéric II. Celui-ci eût donc été complètement entouré par un cercle d’ennemis s’il n’avait eu quelques petits princes allemands pour alliés, et, par delà le détroit, le concours de la flotte anglaise. Mais en ce danger imminent, il se révéla tacticien incomparable par l’art de diviser ses adversaires pour les surprendre et les battre isolément. Il se délivra d’abord de la France par la victoire de Rossbach (1757), journée d’ « immortel ridicule », où il dispersa devant lui plus de dames, de coiffeurs et de cuisiniers que de soldats, et qui lui valut non seulement l’admiration enthousiaste de ses propres troupes mais encore celle de ses ennemis, surtout de la France elle-même. Pourtant il lui eût été impossible de résister jusqu’au bout contre le déluge d’hommes qui, du sud, de l’est, du nord, inondait son royaume s’il n’avait pu reconstituer ses armées, terriblement amoindries, par la foule des aventuriers et déserteurs étrangers accourant vers lui de toutes parts, et si l’Angleterre ne l’avait soutenu de ses millions. Enfin, lorsqu’il semblait presque fatalement pris, comme entre deux mâchoires, entre les Autrichiens et les Russes, une mort de tsar, un changement de règne le sauvèrent soudain et lui permirent de se dresser vainqueur, désormais inattaquable.

Pour la première fois dans l’histoire du monde, les guerres de l’Europe avaient eu leur contre-coup direct dans les autres continents : les conflits s’étaient propagés sur une grande partie de la surface planétaire, que cherchaient à s’approprier les émigrants des diverses nations occidentales. La guerre de Sept ans se poursuivait aussi dans les Indes orientales et dans l’Amérique du Nord, des deux côtés au grand avantage de l’Angleterre, dont la puissance militaire s’appuyait sur une industrie de plus en plus active et sur un commerce extérieur toujours grandissant. Dans la lutte de navigation qui se continuait entre la Hollande et la Grande Bretagne, celle-ci remportait rapidement en dépit des avantages acquis et de la pratique coutumière que possédait sa rivale. Pendant la deuxième moitié du dix-septième siècle, période de sa grande prospérité, ce tout petit peuple batave possédait à lui seul près de la moitié du tonnage de toutes les flottes commerciales appartenant aux nations européennes, soit environ 900 000 tonnes sur 2 millions[4]. Mais la grande île disposait à la fois de ports plus nombreux et plus sûrs, d’une population plus considérable et surtout d’une industrie propre plus active, plus facile à développer et plus riche en produits variés. Au commencement du dix-huitième siècle, Daniel de Foë signale la prospérité croissante de Manchester, dont la population aurait doublé en quelques années, grâce à la fabrication des tissus[5]. Dès l’année 1585, Manchester et Bolton, sa voisine, n’avaient-elles pas été le refuge des tisseurs de coton d’Anvers, échappés aux massacres que commandait le duc d’Albe ? Pourtant, au milieu du dix-huitième siècle, l’outillage des manufactures anglaises était encore aussi rudimentaire que celui des humbles ateliers hindous : les découvertes industrielles que l’on avait déjà faites en maints endroits, en Italie, en France, en Allemagne, dans les Flandres, n’étaient point appliquées au nord du Pas-de-Calais. La grande révolution du travail qui devait se produire à la fin du siècle ne s’annonçait pas encore.

Après son grand triomphe sur Louis XIV, la politique anglaise avait été relativement pacifique, surtout sous le long ministère de Robert Walpole, cynique philosophe qui préférait mener les hommes par la corruption que les contraindre par la violence. D’ailleurs le gouvernement anglais avait alors deux grandes difficultés à vaincre : en premier lieu celle de consolider le pouvoir de la dynastie de Hanovre qui régnait sur les îles Britanniques et de sauvegarder en même temps, sans en déplacer le centre de gravité, ses intérêts sur le continent ; en second lieu de prévenir ou de réprimer toute tentative de restauration de la part des représentants de l’ancienne dynastie des Stuart. Incessamment s’ourdissaient de nouvelles conspirations dirigées par d’infatigables jésuites disposant de toutes les forces occultes de l’Église. Le danger ne fut définitivement écarté qu’en 1746 : Charles-Édouard, le fils du prétendant Jacques III, ayant débarqué en Écosse, occupa le château d’Édimbourg et pénétra en Angleterre, mais il dut bientôt rebrousser chemin et sa petite armée fut anéantie dans les landes de Culloden. Les massacres, l’échafaud, les cachots, les confiscations donnèrent raison au loyalisme d’introduction récente sur le loyalisme traditionnel.

Désormais débarrassée de la question d’Écosse et n’ayant plus à craindre que les rancunes de l’Irlande, non suivies d’effet, la puissance britannique pouvait s’exercer librement dans le monde et notamment dans les Indes orientales. L’influence du Portugal y avait rapidement faibli, et, d’ailleurs, n’avait pas dépassé le versant occidental des monts. À cette époque la domination de l’Hindoustan, du golfe de l’Indus jusqu’à celui du Bengale, appartenait à la dynastie dite du « Grand Mongol » qui s’était emparée de Delhi dans la première moitié du seizième siècle et qui avait fait de cette ville un lieu somptueux où venaient s’amasser les richesses prélevées, de l’Himalaya au Dekkan, sur une population de peut-être cent millions d’hommes. Dans le reflux de la civilisation iranienne qui s’était portée sur l’Inde avec le sultan Baber et son cortège de Mongols et de Tartares iranisés, les villes hindoues occupées par le Grand Mongol avaient singulièrement profité de l’art des constructeurs persans : les cités du nord-ouest, où ils avaient établi le siège de leur puissance, montrent encore d’admirables constructions de cette période, tours, palais, forteresses, édifices qui, du reste, ne sont point sans mélange d’éléments hindous, et même européens puisque le principal décorateur du fameux Tadj Mahal fut, nous disent les annales, le Bordelais Austin. Les plus beaux monuments d’Agra datent du temps de Rubens, de Poussin, de Velasquez (Roger Peyre).

La force d’appel exercée par cette magnifique cour du Grand Mongol, avec ses trésors remplis de métaux précieux, de diamants et de perles, attira de très nombreux voyageurs d’Europe, parmi lesquels des savants, tels que le médecin Bernier qui séjourna plusieurs années auprès de l’empereur Aureng Zeb : des compagnies financières, soutenues par des privilèges de leurs gouvernements respectifs, s’établirent dans les ports de l’Inde pour entrer en relations de commerce avec le puissant souverain et avec ses vassaux. La compagnie néerlandaise fut la première en date, environ un siècle après le voyage de Vasco de Gama, et la compagnie britannique la suivit de près (1600). Ses progrès furent rapides : à diverses reprises elle accrut ses attributions, même politiques ; elle acquit le privilège de haute et de basse justice. Les marchands de la compagnie exerçaient en réalité le pouvoir royal, sous un prétendu contrôle que la distance rendait illusoire. La flotte de transports pacifiques était aussi une escadre de guerre : on distinguait difficilement entre ses commis et ses officiers. Les conquêtes de la compagnie étaient en même temps celles de la Grande Bretagne.

Cl J. Khun, édit.
le tadj-mahal, près d’agra, au bord de la djemna

Cet édifice, mausolée de Chah-Djihan et de son épouse, fut construit à la fin du dix-septième siècle. Sa hauteur au-dessus de la plateforme est de 78 mètres.

Avant d’opérer celle de l’Inde, ce qui n’était encore dans les ambitions de personne — tant la puissance du Grand Mongol semblait inattaquable —, il fallait en déblayer les abords. C’est ce que firent les Anglais en rasant la ville d’Ormuz (1622), qui avait été si longtemps le centre du commerce des Portugais dans la mer des Indes[6]. Puis les comptoirs qu’ils établirent sur la côte de l’Inde, Surate à l’ouest, Masulipatam à l’est, devinrent graduellement des points d’appui politiques ; même, en 1639, la compagnie reçut d’un radjah du littoral l’autorisation de construire le fort de Saint-George pour la protection de la factorerie qui, de nos jours, a, sous le nom de Madras, pris rang parmi les grandes cités : Ce fut le premier pas dans l’œuvre prodigieuse de la conquête. Peu à peu les acquisitions formèrent comme un collier le long du littoral hindou. L’ile de Bombay, que la femme portugaise de Charles II lui avait apportée en dot, fut transmise à la compagnie en 1668 ; puis, avant la fin du siècle, trois villages de la rive droite du Hougli servirent de noyau à la cité grandissante de Calcutta, protégée par les canons du fort William.

Cabinet des Estampes.Cl. Sellier.
le comptoir des français à chandernagor

Mais déjà la compagnie française des Indes, fondée par Colbert en 1664, entrait en conflit direct d’intérêts avec la compagnie britannique, surtout dans les districts où les points d’opération étaient rapprochés, comme entre Madras l’Anglaise et Pondicherry la Française, entre Calcutta et Chandernagor. Les rivalités étaient permanentes et les déclarations de guerre faites en Europe étaient aussitôt mises à profit dans les possessions hindoues.

N° 415. L’Inde de Dupleix

Les établissements français sont inscrits en petit texte ; le Comptoir de Pondicherry date de 1674, Chandernagor de 1688, Mazulipatam de 1724, Mahé de 1725, Karikal de 1739, Yanaon de 1750. La côte orientale était sous la domination des Français et leur influence s’étendait jusqu’au voisinage de la côte du Konkan.


En 1746, les Français s’emparent du fort Saint-George et de la ville de Madras, qu’ils sont forcés de rendre deux années après, lors de la paix d’Aix-la-Chapelle ; mais la guerre ne cessa point malgré la trêve apparente entre les puissances d’Europe et les compagnies respectives ; elle se continua par l’intermédiaire des alliés et des vassaux hindous. Dupleix, le gouverneur de Pondicherry, génie extraordinaire dans la connaissance et le maniement des hommes, entreprit de gouverner tout le sud de la Péninsule sous le nom des princes indigènes, qu’il savait opposer les uns aux autres et dont il utilisait toutes les faiblesses. Marié lui-même à une femme hindoue, il était considéré par les radjahs comme un des leurs et reçut le titre de nabab « protecteur ou dominateur » de toutes les contrées situées au sud de la Kistna. En peu d’années, l’humble compagnie de marchands, qui s’était d’abord gérée presque en suppliante auprès des riches souverains hindous, se trouvait maîtresse, directement ou indirectement, de toute la région dravidienne de l’Inde. Mais il y avait un moyen de vaincre Dupleix, l’artisan de toutes ces conquêtes, c’était de le faire rappeler par la cour de Versailles : en ce centre de machinations, de perfidies et de bassesses, où les affaires de l’Inde lointaine n’intéressaient personne, Dupleix ne trouva point d’homme qui pût comprendre ses vastes projets ; il fut abandonné de tous et peu après mourut obscurément. Il partageait le sort de Labourdonnais, le vainqueur de Madras, envers lequel il avait eu personnellement des torts et qui eut également à souffrir de la disgrâce et de la misère. Le traité de 1763 remettait les choses en l’état qui avait précédé la guerre, c’est-à-dire que la France perdait tout son empire colonial de l’Inde, gardant seulement quelques comptoirs, menacés par le canon des Anglais.

Cependant ceux-ci avaient réalisé dans le nord de l’Inde une œuvre de conquête analogue à celle qui avait été accomplie, temporairement, par Dupleix dans le sud de la Péninsule. Clive, jeune favori de la guerre, eut autant de bonheur que d’audace. Dans la bataille de Plassey, qui fut livrée en 1757 sur les bords de la Baghirati Ganga, en des campagnes maintenant emportées par le fleuve, Clive ne réussit pas seulement à dégager la ville de Calcutta, mais il remporta aussi une victoire décisive qui fit de la compagnie la puissance dominante dans le Bengale. Le butin qu’il avait conquis, représentant une valeur de 50 millions, l’encourageait à pousser plus avant, à se mesurer avec le Grand Mongol dont les palais étaient plus riches encore. La bataille de Bagsar (1764) établit définitivement la puissance britannique représentée par la compagnie « Nous sommes les maîtres de l’Aoudh, écrivait Clive, et demain nous pourrons nous emparer, si nous le désirons, de l’empire du Grand Mongol. » Les conquérants n’eurent pas besoin de se presser.

Document communiqué par Mc Massieu.
tombeau du chah djihan
fondateur de la ville actuelle de Delhi, père d’Aureng Zeb.


L’immense domaine de l’Inde, des hautes vallées de l’Himalaya jusqu’au promontoire de Comorin, tomba graduellement entre leurs mains par fragments de différentes grandeurs, et si l’œuvre d’annexion rencontra des obstacles imprévus, du moins le pouvoir suranné des princes qui régnaient à Delhi ne la gêna nullement : au contraire, les Anglais se servirent du nom de l’Empereur pour substituer peu à peu leur puissance à la sienne, pour emprunter tout son système d’administration et d’impôts. De nos jours encore, après plus d’un siècle de domination, l’Angleterre, héritière de la compagnie, gouverne ses possessions de l’Inde, non suivant les us britanniques mais beaucoup plus en conformité des méthodes persanes qui prévalaient sous l’empereur Akhbar. Ainsi que le veut la loi commune de l’histoire, les Anglais, faible groupe perdu au milieu d’une mer d’hommes étrangers, furent beaucoup plus conquis que conquérants : le travail d’égalisation entre les races qui s’accomplit au contact des différents peuples a commencé dans le pays des castes par la constitution d’une caste britannique non moins rigide et fermée que celle des brahmanes. L’Orient l’emporte encore sur l’Occident.

Dans le Nouveau Monde, le conflit entre l’Angleterre et la France pour l’expansion de l’empire colonial avait eu le même résultat qu’en Asie. Déjà au commencement du siècle, 1718, le traité d’Utrecht avait favorisé les Anglais en leur transférant les possessions de la France sur le pourtour du continent américain, de la baie de Fundy à la mer de Hudson. Presque toutes ces contrées n’avaient encore que leur faible population indigène ; toutefois la petite péninsule d’Acadie aujourd’hui Nova-Scotia — ayant reçu pendant le siècle précédent quelques immigrants français, presque tous originaires de la Normandie et du Perche, constituait en 1718 une colonie de 2 100 individus. Les conquérants anglais installèrent leur garnison dans la place de Port-Royal, devenu Annapolis, tandis que les paysans français restés sur leurs héritages, continuaient de prospérer en paix : au milieu du siècle, ils étaient plus de 14 000, ayant sextuplé en quarante années sans le secours d’aucune immigration d’Europe[7].

Les Anglais furent effrayés de cet accroissement rapide de colons étrangers par l’origine, parlant une langue et professant une religion qui n’étaient pas les leurs. Le danger leur paraissait d’autant plus pressant que ces catholiques français avaient été reconnus « neutres » par les traités et que le serment d’allégeance, demandé par le gouvernement britannique, leur garantissait le droit de ne jamais être obligés de combattre leurs anciens compatriotes ni les tribus indiennes. En réalité, le vrai tort des Français était de posséder les meilleures terres de la colonie, de récolter les plus belles moissons : il fut décidé que l’on déplacerait cette population, coupable de trop de bien-être.

N° 416. Embouchure du Saint-Laurent.


En 1755, Laurence, le gouverneur de Nova-Scotia, ainsi nommée parce que des colons écossais allaient s’établir sur les champs des Français, fit réunir tous les Acadiens dans les églises pour leur annoncer que leurs terres, leurs maisons, leurs troupeaux étaient confisqués par la couronne et « qu’ils seraient eux-mêmes déportés, mais que le roi gracieux, dans sa grande bonté, comptait bien avoir toujours en eux des sujets fidèles en quelque endroit du monde où le sort dût les jeter ». Ce fut « le grand dérangement » : quelques milliers d’Acadiens s’enfuirent et furent recueillis dans les clairières des forêts par les Peaux-Rouges amis, d’autres, qui résistèrent aux capteurs, furent massacrés ; mais le gros de la nation, près de huit mille individus, fut réparti dans les diverses colonies américaines pour y travailler les plantations de cannes à sucre ou de tabac, à côté des nègres esclaves ; des centaines échouèrent en Angleterre, quelques-uns revinrent en France, notamment à Belle-Isle-en-Mer, où on leur fit une petite concession de terre. Nombre de fugitifs retournèrent plus tard en Acadie, lorsque les Anglais en lutte avec les colonies américaines cherchèrent à se concilier les colons d’origine française. Actuellement les descendants des Acadiens y sont au moins dix fois plus nombreux qu’à la veille du « grand dérangement » ; mais ils ne forment plus de groupe homogène au point de vue ethnologique et se mêlent diversement aux éléments écossais, anglais, irlandais, Scandinaves, allemands. Le poème d’Evangeline où Longfellow raconte les abominations du bannissement est devenu classique pour les fils des colons qui dépouillèrent les malheureux Acadiens.

La perte de l’Acadie et des terres voisines placées devant l’estuaire du Saint-Laurent devait désormais rendre très difficiles les communications de la France avec les colonies canadiennes bordant en amont les deux rives du fleuve. Le demi-cercle des possessions françaises qui se déployait autour des colonies britanniques, de la bouche du Saint-Laurent à celles du Mississippi, se trouvait rompu à son point de départ. D’ailleurs ce cercle d’investissement était en grande partie fictif : le grand hémicycle de la Nouvelle France, dans son développement formidable de 2 500 kilomètres, n’avait qu’une illusoire réalité en dehors du Canada proprement dit. Quelques postes, fort éloignés des uns des autres, séparés par d’immenses prairies, de larges rivières, des marécages, des forêts difficiles à traverser, contenaient un petit nombre de centaines d’habitants, et, dans le reste du territoire, l’influence française n’était représentée que par de rares « voyageurs » ou marchands de pelleteries, presque tous métis ou « bois brûles », jargonnant à peine quelques mots de la langue paternelle et réprouvés comme des criminels par les pères jésuites du Canada.

N° 417. Le Nouveau Monde en 1740.

Les Français cédèrent l’Acadie à l’Angleterre en 1714, puis la compagnie d’Hudson les pressaient au nord, enfin, en 1763, ils durent abandonner le reste de leur domaine sauf la Louisiane. Les Anglais occupèrent le pays à l’est du Mississippi, tandis que les Espagnols échangèrent la Floride contre la rive droite du fleuve.


Aussi dès que les colons bostoniens et virginiens eurent franchi les montagnes bordières pour redescendre sur le versant du Mississippi, ils n’eurent point de peine à percer la ligne des prétendus assiégeants. La seule difficulté militaire fut de réduire le fort Duquesne que les Français avaient élevé au point vital où se réunissent les deux rivières maîtresses de l’Ohio, l’Allegheny et la Monongahela. Ce fortin, remplacé actuellement par la populeuse et puissante ville de Pittsburg, témoigne de la sûreté de coup d’œil qui avait indiqué ce lieu de défense, mais il eût fallu que la petite garnison de la place s’appuyât sur une population d’immigrants : elle restait dans le vide, pour ainsi dire, et en 1768, après avoir subi de nombreux assauts, elle dut se retirer sous la double poussée civile et militaire des Anglais ; même la déclaration de guerre eût été inutile, accroissement rapide de la population qui se faisait sous pavillon britannique eût suffi pour noyer les îlots presque imperceptibles de provenance française parsemés à de grandes distances sur le versant du Mississippi. Si ces petits groupes n’avaient représenté symboliquement la nation ennemie qui, pendant des siècles, avait soutenu contre leurs aïeux une lutte héréditaire, les Anglais eussent pu les considérer comme une quantité négligeable.

Mais il y avait les Indiens. Les colons français du Saint-Laurent et du lac Champlain, quoique très peu nombreux en comparaison des Anglais du littoral atlantique, étaient cependant assez fortement établis dans ces régions de l’arrière-pays pour empêcher l’extension et l’immigration britannique dans la direction du nord et du nord-ouest ; en outre ils étaient alliés à des tribus indiennes qui leur servaient d’avant-garde dans la guerre presque incessante des frontières. Les « Bostoniens », ainsi qu’on nommait alors les blancs de la nouvelle Angleterre actuelle, avaient même été obligés de changer leur politique à l’égard des Peaux-Rouges par suite de l’obstacle que leur opposait la colonisation française. Tandis que, dans les premiers temps, ils se considéraient, lecteurs assidus de la Bible, comme un nouveau « peuple élu » entrant dans une nouvelle « Terre promise », avec ordre divin d’en exterminer les Philistins, la continuation de la guerre d’extermination eût pu désormais devenir trop dangereuse et, pour résister aux Français et à leurs confédérés indiens, ils durent entrer à leur tour dans la voie des traités avec de puissantes peuplades aborigènes. C’est ainsi que s’engagea l’inexpiable lutte entre les Hurons, amis des Français, et les cinq nations des Iroquois alliés des Anglais. Un siècle plus tôt, les Hurons auraient été probablement de taille à se mesurer avec les Iroquois, que les Bostoniens lançaient contre eux ; mais ils avaient été « convertis » par les jésuites. privés de leur vaillance première, transformés en une pâle molle et ductile, comme l’étaient, dans l’autre moitié du Nouveau Monde, les Guarani du Paraguay.

N° 418. Bostonie et Canada.


Aussi les Iroquois restés eux-mêmes dans la pleine conscience de leur force, mais ignorants de l’œuvre funeste à laquelle on les destinait, furent-ils les vainqueurs dans cette lutte à mort, où il s’agissait en réalité de l’extermination de leur propre race.

Débarrassés des Indiens par la force ou par la ruse, les Bostoniens, aidés par une armée anglaise, pouvaient donc se considérer d’avance comme maîtres du Canada français. Lorsque la guerre décisive éclata enfin, en 1759, les corps
Cabinet des Médailles.
monnaie de billon frappée à pondicherry
dite de la demi-biche.
de troupes qui envahirent la colonie par trois côtés à la fois, le centre et les deux extrémités de l’amont et de l’aval, formaient un effectif presque égal en nombre à celui de tous les habitants français de la contrée, hommes, femmes et enfants. On comprend à peine comment la résistance fut possible et même entremêlée de victoires pour cette petite nationalité qui d’avance était vaincue. Les Anglais avaient été battus lorsqu’une flotte de secours, entrant dans les eaux de Québec, assura définitivement l’annexion du Saint-Laurent à l’empire colonial de l’Angleterre. Les ports de France, bloqués par les vaisseaux anglais, n’avaient pu envoyer de renforts au Canada, et, d’ailleurs, qui, au milieu des fêtes et des intrigues de Versailles, s’inquiétait de ces « quelques arpents de neige » ?

Pourtant les Canadiens, tout en exécrant le traître Louis XV qui les avait ainsi négligemment abandonnés, n’en continuèrent pas moins de rester Français à leur manière, et même avec une fidélité singulière, qui s’explique par l’isolement relatif dans lequel ils se sont trouvés pendant le siècle suivant, par leur groupement solide en une société distincte au point de vue de la langue et de la religion, enfin par l’extraordinaire vitalité de leur race, qui, sous cet heureux climat, grâce au bienfaisant travail de la terre, se développa numériquement en des proportions qui sont presque sans exemple. Les soixante-sept mille Franco-Canadiens qui vivaient aux bords du Saint-Laurent en 1763, lorsque le traité de Paris en fit des sujets anglais, étaient devenus plus d’un million d’hommes un siècle plus tard ; ils sont deux millions aujourd’hui.

La France échappait à la guerre de Sept ans aussi profondément humiliée qu’elle le fut jamais. Le traité de 1763, que l’on signa dans Paris, comme pour en faire peser plus lourdement la honte sur le vaincu, assurait à la Grande Bretagne presque tout ce qui avait constitué les possessions coloniales de la France en Asie et dans le
Archives Nationales.Cl. Sellier.
monnaie de carte
émise au canada en 1749

Valeur 7 sols 6 deniers.
Nouveau Monde. À ce prix, l’Angleterre consentait à ne pas garder Belle-Ile qu’elle avait occupée et à ne pas trop insister sur la démolition des fortifications de Dunkerque, exigée comme « monument éternel du joug imposé à la France ». D’autant plus grande était la honte d’un pareil traité que Paris élevait à cette occasion la statue équestre du roi et que les ministres y trouvaient encore moyen d’accroître leur fortune personnelle. Il était impossible de tomber plus bas.

Et pourtant, c’est précisément alors que la France, justement méprisée comme État, avait atteint, comme nation le plus haut de sa gloire : jamais elle n’eut sur le monde plus grande et plus légitime influence. En ce « siècle de l’Esprit », celui de tous les siècles qui fut le « plus grand » par le mouvement de la pensée libre, c’est en France que retentirent les voix les plus éloquentes pour clamer tout ce qui pouvait agrandir l’intelligence des êtres humains, tout ce qui contribuait à les unir en une même compréhension de la vérité.

Bien plus que le siècle de la Renaissance, et en des proportions tout autrement considérables, le siècle de la philosophie prit un caractère largement objectif, ignorant les frontières des étroites patries pour s’étendre non seulement à l’Europe mais aussi à l’humanité tout entière, avec ses races diverses par les langues et les couleurs : il s’adressait à tous les hommes de bon vouloir dans l’universelle patrie. L’amour de tous les êtres embrassés dans le même idéal de justice et de bonté s’étend jusqu’aux étoiles : « Si, dans la Voie lactée, un être pensant voit un autre être qui souffre, et ne le secourt pas, il a péché contre la Voie lactée. Si, dans la plus lointaine étoile, dans Sirius, un enfant, nourri par son père, ne le nourrit pas à son tour, il est coupable contre tous les globes » (Voltaire). Ce beau caractère d’unité des mondes se montre admirablement dans l’œuvre de Montesquieu, l’Esprit des Lois, qui plane bien au-dessus de la France de Louis XV pour aller chercher en tous les pays et en tous les temps, dans les rapports de l’homme avec la nature, les causes des diversités politiques et sociales.

Voltaire entreprend une œuvre analogue dans son Essai sur les Mœurs, avec moins de sérénité mais avec une bien autre ardeur. Ce livre est un livre de combat dirigé surtout contre l’ « infâme », c’est-à-dire contre les hommes noirs, inventeurs de mensonges, faiseurs d’obscurité, artisans d’ignorance, qui pervertissaient, abêtissaient et corrompaient les foules pour les opprimer plus sûrement. Buffon, le plus majestueux des écrivains du dix-huitième siècle, s’écarte de la lutte bruyante, mais son labeur patient avait pour but d’écarter aussi les légendes absurdes et les niaises redites de l’Église sur l’origine du monde et de montrer, dans leur succession magnifique, les Époques de la Nature déterminées, non par une création d’en haut mais par une évolution graduelle de la matière. Puis vient le merveilleux, l’incomparable Diderot, qui, dans sa naïveté sublime d’honnête homme, tente de réaliser l’impossible en associant tous les savants, tous les artisans, tous les penseurs à la rédaction de l’Encyclopédie, grand livre exposant toutes les connaissances, toutes les industries et faisant la lumière sur toute chose, de manière à prévenir désormais le retour offensif de ces prêtres qui, pourtant, avaient encore une bonne part du pouvoir matériel dans les mains et que Diderot lui-même ne brava pas toujours sans danger.

Bibliothèque Nationale.Réduction d’une page originale.
une page de l’encyclopédie.

Quoique personne ne lise plus l’Encyclopédie, remplacée depuis longtemps par la science, dans ses progrès incessants, cette œuvre n’en reste pas moins un monument symbolique du bel idéal qui se montrait alors à l’humanité consciente : le dix-huitième siècle est avant tout le siècle de l’Encyclopédie. Pour en atténuer l’effet, les jésuites, obligés de renoncer pour un temps à l’emprisonnement et au bûcher, leur méthode préférée de réfutation, essayèrent de lutter par une entreprise analogue. De leur couvent de Trévoux, ils lancèrent leur Dictionnaire, ancien ouvrage de Furetière, remanié par le protestant Basnage, puis de nouveau accommodé par les révérends pères à l’usage des bien pensants[8]. Mais, au point de vue de l’ébranlement moral produit, nulle comparaison n’était possible entre les deux « Encyclopédies ». Les jésuites eux-mêmes désertaient leur ordre pour se convertir à la libre-pensée, à la recherche désintéressée du vrai. L’abbé Raynal fut
Cabinet des Estampes.
denis diderot, 1713-1784.
Portrait par J.-B. Greuze.
un de ces transfuges, et il donna un beau gage de la sincérité de ses convictions nouvelles en publiant l’Histoire philosophique des deux Indes, à laquelle collabora le grand Diderot, et qui fut accueillie avec enthousiasme dans le vaste monde conquis alors à la langue française.

Jean-Jacques Rousseau, qui resplendit encore avec Voltaire en pleine apothéose comme l’un des représentants par excellence de la période d’évolution qui précéda la Révolution française, fut un tard-venu dans la lutte, puisque son fameux Discours sur les origines et les fondements de l’Inégalité parmi les Hommes ne parut qu’en 1760, mais aussitôt il remua la société tout entière : on vit en lui le précurseur d’un nouvel ordre de choses. Arrivant au moment psychologique où la classe élégante et raffinée, se développant à part de l’humanité laborieuse d’en bas, avait déjà mauvaise conscience de ses privilèges, de ses vices, de sa prétendue civilisation, il prêchait hardiment à tous ces gens, las et désabusés de la vie, le retour vers la nature et le travail rénovateur. Bien plus, il proclamait l’égalité entre les hommes : alors que Voltaire écrivait l’histoire d’un Louis XIV, d’un Charles XII, Rousseau évoquait une société dans laquelle le droit public naîtrait du contrat de tous les citoyens. Déjà les revendications desquelles devait jaillir le socialisme du siècle suivant se formulaient dans ses écrits : « citoyen de Genève », il ne lui suffisait pas de donner aux peuples la forme républicaine, il voulait aussi leur assurer le bien-être et l’instruction. Sans doute, il n’était point encore arrivé à la conception que ces transformations politiques et sociales dussent être réalisées par la libre volonté des individus se groupant en sociétés qui se formeraient et déformeraient pour se reconstituer à nouveau, suivant les initiatives personnelles et le jeu des intérêts communs créés par les conditions du milieu. Encore très simpliste dans ses conceptions, il ne comptait que sur la puissante organisation de l’Etat, auquel il concédait une force irrésistible. La raison d’État, appuyée sur la religion d’État, eût permis d’écraser toute opposition ; logiquement, Rousseau devait donner naissance à Robespierre. Toutefois, l’œuvre du siècle en général et celle de Rousseau en particulier étaient infiniment complexes, grosses de conséquences diverses, heureuses ou funestes, et c’était déjà un très grand progrès dans l’ensemble de l’évolution qu’un auteur en vînt à présenter ses idées sur le fonctionnement normal des sociétés non comme une utopie, mais comme un plan proposé aux peuples en vue de la réalisation. L’homme sortait du rêve pour entrer dans le monde de l’action.

Une autre révolution s’était accomplie, et surtout par intermédiaire de Rousseau : des femmes prenaient ardemment part à la propagande des idées nouvelles contre l’ancien monde de l’autorité cléricale et monarchique ; la citadelle par excellence de la foi traditionnelle et de l’obscurantisme était définitivement entamée. La littérature nouvelle les autorisait à sortir de l’ignorance où le dix-septième siècle — notamment par la comédie des Femmes savantes — avait voulu les maintenir. Elles s’étaient passionnées, elles avaient pleuré à la lecture de la Nouvelle Héloïse ; en comprenant que l’amour était chose grave et non pas un simple divertissement, elles apprenaient aussi le sérieux de la vie. Elles savaient, grâce à Rousseau, que la mère doit être « maternelle » et ne pas déléguer ses soins et son amour à une mercenaire. Émile leur enseignait également l’importance majeure de tous leurs actes dans l’éducation des enfants qui, demain, deviendraient des hommes et devraient accomplir de grandes choses. Quoique tenue pour inférieure à l’homme par Rousseau et réduite à une part secondaire dans son instruction, la femme du dix huitième siècle s’associa de tout cœur à l’œuvre de libération intellectuelle, et que de fois elle intervint pour secourir les écrivains pauvres ou affligés, pour donner un asile aux persécutés, pour les sauver de la prison ou de la mort ! Combien surtout son action fut-elle efficace pour désorganiser la répression, pour empêcher le fonctionnement de l’autorité rendue ridicule aux yeux mêmes de ceux qui l’exerçaient ! Chaque salon se dressait contre l’autel et contre le trône.

Mais bien peu nombreux étaient ceux qui osaient aller jusqu’au bout de leurs principes d’égalité et de liberté ! On s’arrêtait en route, chacun à l’endroit du chemin où il se trouvait personnellement à l’aise. La plupart s’accommodaient de l’existence d’un « Grand Architecte de l’Univers », pourvu qu’il n’eût pas son cortège de prêtres, et de la domination d’un roi, pourvu qu’il s’entourât de philosophes. On admettait volontiers la hiérarchie des classes, même on se laissait aller à vitupérer contre la « multitude », et l’on se déclarait satisfait si tous devaient avoir du pain.

Le plus logique et le plus hardi parmi les novateurs de l’époque fut Morelly, qui, dès 1755, en son Code de la Nature, exposait avec franchise la doctrine communiste, « Maintenir l’unité indivisible du fonds et de la demeure commune ; établir l’usage commun des instruments de travail et des productions ; rendre l’éducation également accessible à tous ; distribuer les travaux selon les forces, les produits selon les besoins ; n’accorder aucun privilège au talent que celui de diriger les travaux suivant l’intérêt commun, et ne pas tenir compte, dans la répartition, de la capacité, mais seulement des besoins, qui préexistent et survivent à toute capacité ; ne pas admettre de rétribution en argent parce que toute rétribution est inutile ou nuisible : inutile dans le cas où le travail, librement choisi, rendrait la variété et l’abondance des produits plus étendus que nos besoins ; nuisible dans le cas où la vocation et le goût ne feraient pas remplir toutes les fonctions utiles ». Ainsi le communisme avait ses représentants : il fit même des recrues parmi les hommes politiques, puisque Mably, l’un des plus fins diplomates de l’Europe, mais aussi le contempteur de l’Académie, accueillit le Code de la Nature et reconnut également que les hommes, inégaux en fait par leurs facultés et leurs besoins, n’en sont pas moins égaux en droits.

Certes, la Révolution attendue se fût accomplie d’une manière beaucoup plus prompte et plus sûre si les protagonistes de la grande transformation avaient été à la hauteur de leur enseignement, par la force et la noblesse du caractère. Evidemment, ils devaient être souvent désunis, puisque chacun, plus ou moins libéré des préjugés antiques, défendait ses convictions personnelles ; mais aussi nombre d’entre eux compromettaient leur propre cause par des travers ou des vices. À part l’incomparable Vauvenargues, en sa douce austérité, et le généreux Diderot, étendant sur tous sa large bienveillance, quels furent les grands écrivains du siècle faisant vraiment honneur à l’humanité par l’accord de la vie et des principes ? Combien grande fut la part des défaillants, à commencer par les deux personnages les plus illustres. Voltaire, qui fut un roi et en eut tous les caprices, toutes les faiblesses ; Rousseau, qui fut un misanthrope et en connut tous les soupçons et toutes les rancunes ? Néanmoins, ce monde incohérent, dans lequel se produisaient parfois des tourbillons de haines et de calomnies, n’en présente pas moins un ensemble prestigieux par la véhémence de la passion, l’éclat et la vérité de la pensée. De près, c’était le chaos, et dans la perspective de l’avenir, ce fut une harmonie supérieure aux mille voix concordantes en leur diversité.

Ces mêmes souverains, que leur profession de rois obligeait à persécuter les libres-penseurs et les révoltés, étaient subjugués par la philosophie, sinon personnellement, du moins en leur entourage intime. Ce que Louis XV n’eût pas fait, la Pompadour l’obligeait à le faire : tantôt il poursuivait les auteurs de l’Encyclopédie, tantôt on les protégeait, on les encourageait en son nom. L’aristocratie presque tout entière était devenue libérale et souriait à l’aurore d’une société meilleure ; il semblait naturel que les maîtres eux-mêmes se prêtassent à un rôle qu’ils n’avaient guère essayé jusqu’alors, celui de « faire le bonheur de leurs sujets ». La puissance de la philosophie était devenue telle, dans ce milieu charmant et spirituel des salons, que les princes, eux aussi, affectaient d’être philosophes ou même croyaient l’être en toute naïveté. Du moins pouvaient-ils, par ambassadeurs, se laisser représenter comme tels : si des circonstances spéciales, des coutumes difficiles à changer brusquement, des déconvenues dues à l’inintelligence des fonctionnaires condamnaient leurs réformes à l’insuccès, ils n’en avaient pas moins fait preuve de bonne volonté apparente et, plus tard, n’auraient plus qu’à rejeter sur d’autres la non-réussite de leurs projets. S’ils ne devenaient pas les « pères du peuple », du moins en parlaient-ils savamment le langage.

Cl. J. Kuhn, édit.
potsdam. palais de frédéric II

D’ailleurs, les prétentions n’empêchaient point les souverains de se livrer au « noble jeu de guerre » avec toutes ses conséquences atroces, d’appliquer les anciennes lois répressives et d’en proclamer de nouvelles à leur caprice, de garder tout leur cortège d’exacteurs, de gendarmes, de geôliers, de bourreaux, conformément aux usages antiques du droit divin. Le landgrave de Hesse-Cassel, qui s’était érigé en précepteur de justice et de mansuétude dans son écrit intitulé Pensées diverses sur les Princes, était ce même Frédéric de Hesse qui, en 1776, vendit 12 000 hommes à l’Angleterre pour combattre les colons révoltés de l’Amérique, et qui, en 1781, vers la fin de la guerre, n’avait pas moins de 22 000 hommes en location[9], beaucoup plus que n’en pouvait fournir sa principauté de trois cent mille habitants. Il avait dû se faire maquignon d’hommes pour se procurer en dehors de la Hesse la quantité voulue de chair humaine.

Et pourtant le peuple naïf, pourtant ces mêmes philosophes qui se donnaient pour mission d’étudier l’âme humaine et de pressentir les intentions secrètes se laissaient aller à l’illusion des « bons princes » ! Ils espéraient qu’un bras puissant détournerait cette révolution dont on entendait déjà le grondement rapproché. Evidemment, Voltaire obéissait à l’empire de cette illusion, d’ailleurs jointe à un sentiment de vanité enfantine et de courtisanerie lorsqu’il devenait l’intime de Frédéric II, son conseiller et le correcteur de ses effusions poétiques ; Diderot croyait aussi à la transformation des peuples par une volonté souveraine, lorsqu’il pérorait devant l’impératrice Catherine et lui exposait naïvement tous ses plans de rénovation sociale. Les empereurs d’Allemagne furent aussi philosophes à leur manière, ainsi que scrupuleux observateurs de l’étiquette, défenseurs du droit divin et adversaires acharnés de la Révolution. Enfin les papes eux-mêmes, les représentants de Dieu sur la terre, c’est-à-dire par définition les oppresseurs de toute liberté intellectuelle, firent bonne mine aux philosophes et se réclamèrent de leur amitié : c’est à un pape que Vico dédia son œuvre sur la Scienzia Nuova, d’ailleurs très sincèrement, tandis que Voltaire mettait une pointe d’ironie à inscrire un autre nom de pape sur la feuille de dédicace de son Mahomet. Bien plus, on vit Clément XIV, entraîné par l’exemple des rois réformateurs, dissoudre officiellement la compagnie de Jésus (1773) qui, mieux adaptée à la lutte que la Papauté même, devait subsister, d’autant plus forte qu’elle agirait en secret, et réadapter l’Église aux exigences contemporaines. Les événements ultérieurs démontrèrent à chaque nouvel essai combien funeste était cette illusion de la confiance naïve dans les « bons tyrans », mais que de fois cette illusion devait-elle se renouveler sous d’autres formes, lorsque la monarchie parlementaire, puis la bourgeoisie républicaine, enfin les socialistes d’État s’engagèrent, successivement portés par les encouragements populaires, à réaliser l’idéal de la liberté et de l’égalité des citoyens : ces trésors seront conquis, ils ne sont point donnés.

Dans leur simplicité d’enfants, les délégués des nations malheureuses ou des États en formation s’adressaient aux philosophes les plus fameux pour obtenir d’eux une constitution modèle. C’est ainsi que les Carolines, dont la charte féodale fut accordée, en 1663, à quelques seigneurs, Berkeley, Shaftesbury et autres, demandèrent à Locke de leur rédiger une constitution qui servirait de « grand modèle » aux peuples à venir. Ni Locke ni les seigneurs concessionnaires ne connaissaient le pays ni les hommes auxquels devait s’appliquer la constitution future, qui, naturellement, ne put jamais être expérimentée avec conviction et avec suite. De même les Corses et les Polonais consultèrent Rousseau ; il leur répondit par des « Lettres » et des « Considérations », qui ne pouvaient que rester inutiles.

Tandis que les philosophes parlaient du bonheur des peuples, les souverains, dont tant de courtisans célébraient le génie éclairé, montraient de quelle façon ils entendaient réaliser l’âge d’or attendu.

À cette époque, la Pologne se trouvait dans un état de véritable dissolution politique. Naguère ses principaux ennemis extérieurs étaient les Suédois du Nord, qui même, en 1656, avaient cru devenir les maîtres du pays, et les Turcs qui n’avaient cessé de guerroyer sur les frontières méridionales. À ces ennemis se joignirent d’autres adversaires encore plus formidables, à l’est les Russes, à l’ouest la Prusse, que la ténacité géniale de Frédéric II avait si puissamment constituée. Quant à l’Autriche, elle n’avait garde d’oublier la délivrance de Vienne par les Polonais de Sobiesky et ne demandait qu’à se venger de ce glorieux service.

Si la Pologne n’avait eu que les assaillants du dehors, peut-être aurait-elle pu échapper au danger, malgré le manque de frontières naturelles sur la plus grande partie de son pourtour géographique, mais à l’intérieur elle avait à se méfier de ses faux défenseurs et des traîtres : en premier lieu, elle pouvait craindre ses maîtres et confesseurs jésuites, qui avaient toutes les écoles en main et dirigeaient l’instruction dans l’intérêt de leur politique, non dans celui de la nation polonaise ; elle avait à redouter aussi ses propres rois, le plus souvent choisis à l’étranger et restés ignorants du peuple qu’ils juraient de « rendre heureux ». N’est-ce pas un de ces rois, Auguste II, qui, dès le premier tiers du dix-huitième siècle, proposa de dépecer son propre royaume pour satisfaire les appétits furieux des puissances d’alentour ? Aux Russes, il aurait donné la Lithuanie, aux Prussiens, tout le bas territoire arrosé par la Vistule, et l’Autriche eût reçu pour sa part le district de Szepas (Zips, Scépusie), c’est-à-dire la partie montagneuse du Tatra entre Tisza et Vistule.

N° 419. Premier partage de la Pologne.

Le grand duché de Prusse resta longtemps sous la suzeraineté de la Pologne ; il ne devint réellement indépendant que durant le dix-septième siècle. En 1772, la Russie prend la rive gauche du Dniepr, l’Autriche, la Galicie, la Prusse, la basse Vistule.


Aussi, depuis cette époque, le sort de la Pologne fut-il scellé : la politique des puissances voisines était orientée dans le sens du partage.

On a souvent attribué la dissolution de la Pologne à une pratique fondamentale des électeurs du royaume, le liberum veto, c’est-à-dire l’intervention libre de tout membre du Congrès pour mettre à néant les résolutions prises : en un mot toute décision devait être unanime.

N° 420. Deuxième et troisième partages de la Pologne.

Au second partage, en 1793, la Russie occupe la rive droite du Dniepr, de la Duna à Kamieniec (Kamenets Podolsk), et l’Allemagne la Poznanie.

Après la révolte de Kosciusko, en 1795, la Courlande et la Pologne orientale échurent à la Russie, la petite Pologne à l’Autriche et le reste à la Prusse.

Les frontières des royaumes copartageants furent modifiées au profit de la Russie au congrès de Vienne (1815).


En soi, nul principe n’est plus équitable que ce respect absolu de la volonté d’un seul par la majorité, et l’on ne conçoit même pas qu’on puisse le violer en toute société d’égaux qui ne se laisse pas aller à la morale facile de la raison d’Etat. La règle du liberum veto était également reconnue dans les ordres de chevalerie germanique depuis l’époque de leur fondation, et nul groupe d’hommes dévoués individuellement et collectivement à une même cause ne peut se former sans qu’une règle identique soit implicitement admise. Or, dans le cas spécial de la Pologne, c’est précisément parce que cette loi du « veto libre » était incessamment violée que la nation, tirée, déchiquetée dans tous les sens par les ambitions des grandes familles, tomba dans une désorganisation complète. Outre les dynasties étrangères, telle que la maison de Saxe et la maison de Condé, les grands seigneurs et propriétaires terriens de la Pologne, les Czarloryisky, les Poniatowsky, les Leszczynsky, se plaçaient volontiers au-dessus de tous les votes et de toutes les libertés, achetant les congrès ou leur substituant la force des armées prêtées par quelque puissant voisin. Ainsi, le roi de Pologne sous le règne duquel s’accomplit le premier partage, 1772, Stanislas II Auguste, l’un des anciens amants de l’impératrice dite la « grande Catherine », n’était autre qu’un complice de la Russie et, sous son gouvernement, le général Repnin, nommé par la tzarine, fut le véritable maître.

À la fin, il devint inutile de feindre, et les trois puissances limitrophes de la Pologne procédèrent tranquillement à l’œuvre de dépeçage du pays, que rien de caractéristique ne défendait, ni trait du sol, ni différenciation bien nette de ses habitants. L’Autriche eut le plus gros morceau : outre les montagnes de Szépas, prises en gage depuis deux ans déjà, elle s’adjugea les vastes plaines de la Galicie et de la Lodomirie, pays slaves découpés en dépit de l’homogénéité des races, dont on ne tenait pas compte à cette époque comme on prétendrait le faire aujourd’hui. La Prusse fit plus qu’arrondir ses possessions, elle mit en un seul tenant ses provinces orientales et celles du Brandebourg qui étaient le berceau de la monarchie : on put commencer à parler d’unité politique à propos d’un État composé de plusieurs fragments qui gravitaient autour de centres fort éloignés les uns des autres. La Russie, dont les dimensions étaient énormes déjà, s’accrut moins en proportion, quoique deux millions de sujets nouveaux, Lithuaniens pour la plupart, eussent été transférés au gouvernement de la tsarine. En tout, ce qui restait de la Pologne perdit plus de cinq millions d’habitants ; cependant l’État, réduit sans bataille à près de la moitié de son étendue, ne voulut point toucher à la hiérarchie de classes hostiles, noblesse, bourgeoisie, peuple, qui avait amené la fatale désagrégation du royaume : on resta désuni sur toutes les questions d’ordre intérieur et l’on ne fut d’accord, en apparence, que pour approuver, par une décision formelle de la diète, la terrible amputation que les trois puissances avaient fait subir au pays. Tant de bassesse et de lâcheté put se formuler en langage élégant dans les assemblées délibérantes !

À cette époque, la Russie était assez puissante déjà pour agir à la fois sur ses frontières occidentales, du côté de la Pologne, et au midi, du côté de la Turquie. En 1771, les Russes avaient forcé les retranchements de Perekop, à la racine de la Crimée, et s’étaient emparés de la grande forteresse naturelle formée par la presqu’île. Même la flotte russe partant de la Baltique osa contourner l’Europe pour combattre les Turcs. Les navires de Catherine pénétrèrent dans l’Archipel, essayant de soulever les chrétiens de la Morée et des îles ; on alla jusqu’à tenter une diversion en Égypte. Ces efforts étaient prématurés et la Turquie ne perdit pendant cette guerre aucune partie de son domaine méditerranéen, mais sa flotte fut écrasée dans la baie de Tchesmé, entre l’île de Chios et le continent d’Asie.

En même temps la lutte se prolongeait dans les régions danubiennes avec des succès divers. Lorsque cet acte du grand drame, plusieurs fois séculaire, s’acheva en 1774 par le traité de Kutchuk Kaïnardji, près de Silistrie, la Russie avait certainement acquis une position beaucoup plus forte à ce jeu de la conquête : elle s’était assuré la possession de tout le littoral du nord de la mer Noire, en y comprenant la Crimée, où elle n’exerçait qu’indirectement le pouvoir ; elle était aussi devenue puissance protectrice de la Moldavie et de la Valachie, au nord du Danube, et son droit de libre navigation sur la mer Noire, la mer de Marmara et les détroits était définitivement reconnu par la Sublime Porte. Mais évidemment ce traité n’était, dans l’esprit de ses auteurs, qu’une convention purement dilatoire, les Turcs mahométans ne pouvant abandonner l’idée de la guerre sainte contre les chrétiens, et Catherine II subissant toujours la hantise de la conquête. Certainement le mirage de Constantinople ou Tsargrad, bien nommée la « Ville des Tsars », flottait devant les yeux des souverains du Nord, perdus dans leur pays de glaces et de neige. C’est alors que l’on imagina l’existence d’un « testament de Pierre le Grand », enjoignant à ses successeurs la conquête du Bosphore, et c’est depuis lors que le nom de « Constantin » est entré dans le répertoire familial de la dynastie russe, comme pour rattacher les âges et faire de l’empire moderne des tsars la continuation légitime de l’ancienne Bysance.

La « question d’Orient », qui n’est point encore résolue plus d’un siècle après Catherine, aurait pu être hâtée de quelques décades si la guerre n’eût été conduite de la façon la plus désordonnée par des favoris beaucoup plus habiles à faire leur cour qu’à diriger des armées. Et d’ailleurs, même dans l’intérieur de la Russie, qui de loin paraissait être un ensemble homogène, le chaos n’existait pas moins entre les races juxtaposées.

Un exemple étonnant de ce désordre ethnique est celui que présente la fuite des Kalmouk Tourgot, campés depuis le commencement du siècle au nord de la Caspienne. Ces Kalmouk, qui avaient été chassés de leur territoire par un conquérant mongol et auxquels la Russie avait donné dans ses steppes orientaux une hospitalité bientôt transformée en une dure oppression, avaient eu souvent à regretter le pays des aïeux que leur décrivaient les récits des survivants, puis que vint encore embellir la légende. Les exacteurs d’impôts, les recruteurs de soldats leur prenaient les plus belles bêtes de leurs troupeaux, les plus forts jeunes hommes de leurs familles : l’existence devenait intolérable sur cette terre de l’étranger.

En un jour de l’année 1763 se fit le grand ébranlement de la nation, cent soixante mille individus, hommes, femmes et enfants, reprirent le chemin de l’Asie centrale, et, se perdant aussitôt dans des solitudes encore inconnues des Russes, échappèrent à toute poursuite. En huit mois, après une lente migration, de pâturage en pâturage, à travers les plaines d’entre Sibérie et Turkestan, ils vinrent se heurter contre des tribus kirghiz qui leur interdirent le passage dans le pays d’Ili, entre les rangées principales du Tian-chañ et les monts septentrionaux. Le conflit, puis le mouvement de retraite et le pénible contournement du territoire ennemi à travers les monts de l’Altaï, escarpés, neigeux, presque déserts, coûtèrent au peuple en marche, n’ayant pour les troupeaux que de mauvais pâtis, plus de la moitié de son effectif : soixante-dix mille Kalmouk seulement atteignirent la Terre des Herbes dépendant de l’empire chinois, où l’empereur ordonna de les accueillir.

En Russie, l’espace laissé vacant par les Kalmouk avait été envahi, comme ferait un remous d’eaux débordées, par des fugitifs de toutes races, au milieu desquels un hardi révolté, Pougatchev, recruta par milliers des mécontents raskolniki, fuyards du servage, Bachkir, Turcs et Tartares, avec lesquels il tint en échec pendant deux années les forces de l’Empire.

N° 421. Théâtre de l’Exode des Kalmouk.

Tandis que l’Europe, c’est-à-dire l’ensemble de civilisation issu du monde méditerranéen et repris par les envahisseurs barbares, empiétait peu à peu sur les Turcs, les Ouraliens et autres peuples de l’Asie, elle commençait également à s’annexer le Nouveau Monde, par delà l’Atlantique.

En l’espace de trois siècles, les communautés de blancs européens, établis dans les deux continents occidentaux, avaient assez gagné en force et en initiative nationale pour se sentir capables de conquérir leur propre vie autonome sans autre lien avec les métropoles respectives que celui de l’interchange des idées et des marchandises. La première grande scission de cette nature, analogue au phénomène de scissiparité que l’on peut observer dans le monde animal, est celle qui s’accomplit lors de la constitution des États-Unis de l’Amérique du Nord. Cette émancipation politique fut un événement capital dans l’histoire de l’humanité, surtout grâce à l’interprétation que surent en donner les philosophes contemporains. Mais considérée uniquement en soi, comme un phénomène isolé, la révolution de l’Indépendance américaine fut l’admirable naissance d’une Europe nouvelle fleurissant sur une terre étrangère, réalisation du symbole antique : Enée apportant la cendre du foyer troyen dans les sillons de Rome.

new-york au dix-septième siècle
Les différentes lettres indiquent le fort, la maison communale, l’église, la potence, etc.

La rupture des colonies nord-américaines eût été impossible pendant les deux premiers siècles de la colonisation, aussi longtemps que les groupes d’émigrants débarqués sur le littoral atlantique du Nouveau Monde, entre la Nouvelle Écosse et la péninsule de Floride, restaient dans leur isolement primitif : appartenant à des classes, à des religions, même à des nationalités différentes, les divers essaims de blancs qui se succédaient sur cette longue côte de 1 500 kilomètres, sans compter les indentations du rivage, ne pouvaient que très difficilement entrer en relations les uns avec les autres, effacer les préjugés et les préventions héréditaires qui les tenaient séparés, et comprendre la communauté d’intérêts que leur créait un nouveau milieu. Avant de penser à une révolte commune, il fallait que les puritains de la Nouvelle Angleterre se fussent reconnus solidaires des colons de New-York, parmi lesquels l’élément néerlandais était encore fortement représenté ; il leur fallait en outre s’être plus ou moins assimilé les Suédois du Delaware et les huguenots des deux Carolines ; bien plus, ils avaient à oublier la haine religieuse qui leur faisait envisager avec une sorte d’horreur les catholiques du Maryland, les quakers de la Pennsylvanie et les « cavaliers » aux prétentions aristocratiques de la Virginie.

new-york au dix-septième siècle
C’est sur ce même coin de terre, la pointe de Manhattan, que s’élèvent aujourd’hui des maisons à vingt-cinq étages.

Longtemps chacune des colonies distinctes, contrastant mutuellement par l’origine et par l’histoire, resta dans la dépendance directe de la Grande Bretagne, d’où lui venait l’impulsion vitale, et dont, en mainte circonstance, elle attendait des secours en hommes et en argent. C’est que les immigrants britanniques n’étaient pas venus s’établir sur un territoire inoccupé et que, presque toujours, ils avaient traité en ennemis les indigènes. A l’exception de William Penn, qui sut agir en homme juste et vraiment noble à l’égard des Indiens, les autres fondateurs de colonies se conduisirent contre les peuplades avec la brutalité ordinaire des conquérants. Tout le long de la frontière, sur les montagnes, les forêts, les marécages, la guerre d’extermination sévissait constamment. Au nord, les fils des puritains travaillaient à détruire les Abenaki, Narraganvatt, Pequod, Mohicans et autres appartenant à la grande race des Algonquins ; plus au sud, dans l’Etat actuel de New-York, les Anglais se trouvaient en contact avec les « Cinq nations » des Iroquois dont ils firent leur avant-garde contre la tribu congénère des Hurons ; les colons de la Pennsylvanie, du Delaware, du Maryland avaient affaire à des Indiens moins belliqueux, les Lenni-Lenap, tandis que les Virginiens luttaient avec acharnement contre les Powhattan et autres dans de la même famille. Quant aux colonies méridionales des blancs, elles ne s’étendaient dans l’intérieur qu’en s’emparant des territoires qu’avaient habités les Tcheroki (Cherokee), les Cri (Creek, Muskoghi) et diverses tribus de moindre importance dans le groupe des Appalachiens. En presque toutes les rencontres, les armes à feu l’emportèrent sur les flèches, et, durant les trêves, l’eau-de-vie continua l’œuvre destructive des balles ; cependant il arriva souvent que les envahisseurs risquèrent d’être rejetés vers l’Océan par un retour offensif des Indiens, et que, pour éviter de justes représailles, ils eurent recours aux soldats de la mère-patrie.

Mais, pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, les colons, au nombre d’environ deux millions d’individus, étaient devenus assez puissants pour n’avoir rien à craindre des guerres indiennes ; d’autre part, ils s’étaient débarrassés, au nord et à l’ouest, d’un gênant voisinage par la soumission du Canada aux armes britanniques. Devenus conscients de leur force et unis en un commencement de nation qui prenait un caractère de plus en plus homogène, ils subissaient avec une croissante impatience l’intervention supérieure du gouvernement métropolitain représenté par ses gouverneurs, ses généraux, ses collecteurs d’impôts, tous gens d’outre-mer dans lesquels on voyait autant d’étrangers. Peu à peu les Anglais d’Amérique se laissaient aller à l’idée d’autonomie, et les actes d’indiscipline se changeaient en rébellion véritable. Fort hésitant dans sa politique, le ministère britannique passait de l’insolence à la faiblesse et de la peur à l’arrogance dans la répression de la contrebande et dans la fixation des droits de timbre et des impôts douaniers ; or ces hésitations mêmes constituaient autant d’encouragements pour les revendications coloniales.

Le premier acte de révolte eut lieu dans le port de Boston, à la fin de l’année 1773, lorsqu’une cinquantaine de citoyens, grimés en Peaux-Rouges, s’emparèrent d’un navire anglais chargé de thé et noyèrent toute la cargaison. Cependant plus d’une année s’écoule sans que les haines grandissantes aboutissent à un conflit sanglant, et cela par suite du mépris dans lequel on tenait ces colonies lointaines, dont la principale était qualifiée dans les documents officiels d’Ile de la Nouvelle Angleterre[10]. L’attaque, par les Anglais, du petit arsenal de Lexington, dans le Massachusetts, fut le signal de la guerre. Un mois après, la défense de Bunkers’hill, faible élévation qui avoisine Boston, déterminait les
Cl. J. Kuhn, édit.
boston, faneuil-hall
Centre de la résistance américaine.
troupes britanniques à évacuer cette ville, et, le jour même du combat, le congrès des représentants coloniaux siégeant à Philadelphie faisait choix d’un général en chef pour diriger la résistance armée contre les Anglais, considérés désormais comme ennemis.

George Washington, l’officier militaire qui, par sa nomination, devint, comme citoyen et chef d’Etat, le personnage représentatif de la nouvelle fédération politique, avait été nommé, non seulement en raison de son expérience de la guerre — il avait pris part aux campagnes contre les Indiens et contre les Français —, mais surtout à cause de sa position éminente parmi les grands propriétaires virginiens. Aristocrate par sa fortune, ses domaines, ses esclaves, il offrait aux Américains un exemple de prudence et de respect scrupuleux des lois établies. S’il fut un rebelle, c’est bien malgré lui et porté par la force irrésistible des événements.

Tout en se révoltant, la plupart des révolutionnaires américains ne cherchaient point à conquérir l’indépendance politique absolue. Ils avaient commencé par se dire « sujets loyaux » tout en exprimant leur mécontentement, et ils s’imaginaient que si l’on avait fait en haut lieu droit à leurs demandes, le lien national d’allégeance eût encore été resserré chez eux par la gratitude. Les Anglais d’outre-mer se sentaient aussi fiers que ceux de la mère-patrie d’appartenir à la nation conquérante qui, dans ce siècle même, avait célébré tant de triomphes dans les deux moitiés du monde, aussi bien sur les bords du Gange que sur ceux du Saint-Laurent. En outre, ils partageaient l’admiration de Voltaire et de Montesquieu, celle de presque tous les hommes pensants d’alors pour cette « glorieuse » constitution parlementaire qui était censée former un admirable mécanisme de compensation entre tous les éléments de la nation, royauté, noblesse, bourgeoisie, éléments parmi lesquels on avait oublié de classer la masse du peuple qui travaille et sans laquelle rois, nobles et bourgeois mourraient d’inanition. Enfin, tous ceux qui étaient chrétiens, ou qui se croyaient tels — c’était l’immense majorité dans les colonies britanniques, et notamment parmi les Bostoniens, les plus âpres à la lutte —, se trouvaient bien embarrassés pour concilier leurs scrupules de conscience avec la revendication de leurs intérêts. Sans doute, ils pouvaient lire et relire le fameux épisode[11] racontant comment le prophète et juge d’Israël déconseille aux Juifs de prendre un roi, inutilement du reste ; mais à ce curieux passage, qui témoigne de la rivalité constante des deux pouvoirs, théocratique et monarchique, combien d’autres citations de la Bible, surtout dans le Nouveau Testament, pouvaient-ils opposer pour se convaincre du devoir d’obéissance envers les souverains et tous ceux qui ont en main le glaive, symbole de la volonté divine ?

L’idée, le désir, la volonté de se faire indépendants ne vinrent que tardivement et par degrés aux Américains révoltés, la guerre durait depuis un an que les corps constitués de la plupart des colonies parlaient encore de leur fidélité au roi et recommandaient au généralissime d’avoir en vue un arrangement avec la mère patrie comme le « vœu le plus cher de tout cœur américain ». En mai 1776, New-York conservait encore l’espoir de maintenir l’union avec la métropole et fit même une tentative isolée pour arriver à l’accord. Un des délégués de la Géorgie au congrès de 1775 déclarait que, dans sa province, toute proposition formelle de proclamer la séparation serait à l’instant punie de mort par la foule irritée[12] ; de son côté, Washington s’écriait : « Si jamais vous me trouvez prêt à revendiquer la séparation d’avec la Grande Bretagne, vous me trouverez prêt à toutes les infamies » !

C’est, du dehors, de l’Angleterre même, que vinrent les appels à
Cabinet des Estampes.
thomas paine, 1737-1809
D’après le tableau de Romney.
l’indépendance. L’admirable Tom Paine, que l’on retrouve plus tard à l’œuvre dans la révolution française comme membre de la Convention, prend part plus que personne à la révolution américaine et, par son livre Common Sense, détermine des milliers d’hésitants à devenir de francs rebelles, désormais débarrassés du lien moral qui les rattachait au pays des aïeux. L’acte d’indépendance, proclamé le 4 juillet 1776, fut certainement rédigé dans ses parties essentielles sous l’influence des idées philosophiques et morales professées à cette époque par les libres-penseurs de l’Europe occidentale. D’ailleurs les vingt-quatre articles de la constitution de Pennsylvanie qui servirent de fond primitif à la charte nationale étaient l’œuvre de Penn, quaker convaincu, et, comme tel, profondément pénétré des idées de tolérance et d’équité humaine. Jefferson, qui, parmi les fondateurs de la République, fut le plus activement responsable de la déclaration d’indépendance, s’était beaucoup plus inspiré de l’Encyclopédie et du Contrat Social que des traditions conservées par les puritains du Massachusetts : pas un mot biblique ne dépare cette proclamation solennelle de la naissance d’un peuple[13]. Certainement les Américains de nos jours, ayant à formuler leur raison d’être comme nation, ne donneraient point une pareille ampleur, un si large
george washington, 1732-1799
D’après le tableau de John Jenninbull.
sentiment d’humanité à leurs paroles.

La guerre fut très longue, pénible et, en mainte occasion, presque désespérée pour les révoltés. Le gouvernement britannique, disposant d’autant d’argent qu’en pouvaient fournir les emprunts, et d’une flotte puissante, avait également en nombre suffisant les hommes que lui fournissait la « presse » dans les cabarets et dans les rues, ainsi que la chair à canon vendue à beaux deniers par le prince philosophe, le landgrave de Hesse. De leur côté, les treize colonies du littoral américain, ayant des intérêts différents, des rancunes mutuelles, et ne s’étant pas à un égal degré détachées moralement de la mère-patrie, n’agissaient pas toujours en parfait accord.

Néanmoins elles finirent par l’emporter, grâce à la durée de la lutte, à la sympathie des hommes de liberté, même en Angleterre, et surtout à l’aide matérielle de la France, arrachée au mauvais vouloir de Versailles par la triomphante opinion publique. En 1781, l’armée anglaise se trouve enfermée au milieu des estuaires marécageux de la Virginie, dans la place forte de Yorktown, et, d’un côté une colonne d’assaut américaine menée par Lafayette, de l’autre une colonne de Français franchissent les redoutes. Les assiégés se rendent avant que la flotte anglaise puisse arriver à leur secours. La paix est signée l’année suivante : la scission définitive entre la métropole et les colonies est accomplie. Une nation, destinée à devenir en un siècle la plus puissante de la terre entière, venait de naître en cet étroit littoral du Nouveau Monde.

Cl. J. Kuhn, édit.
washington, le palais du congrès
Il s’élève au milieu des solitudes (Voir 590).

Nulle révolution n’avait été d’une importance plus haute, et le retentissement dans la vie profonde de l’Europe en fut considérable ; cependant les conséquences logiques de ce triomphe des colons américains ne se manifestèrent point tout d’abord. Epuisée par l’immense effort, la petite nation eut grand’peine à trouver son équilibre normal : elle commença par se ramasser sur elle-même, cherchant à établir de son mieux les conditions de l’autonomie personnelle pour chacune des treize républiques coloniales et de leur alliance compacte en « États-Unis » se présentant en belle unité politique en face de l’étranger. En réalité, l’œuvre qui s’accomplit pendant la reconstitution des colonies en puissance indépendante fut une œuvre de réaction. La grande majorité des colons, encore complètement monarchique par l’éducation première elles idées, ne s’était trouvée républicaine que
Cabinet des Médailles.
dollar argent, 1799.
Les 13 étoiles représentent les 13 États de l’Union :
Pennsylvanie, New-Jersey, Delaware, Massachusetts, New-Hamp-shire, Connecticut, New-Ÿork, Maryland, Virginie, Caroline du Sud, Géorgie, Caroline du Nord, Rhode-Island.
d’occasion par la force des circonstances ; dès que le retour du calme le lui permit, elle s’empressa de reconstituer la monarchie sous un autre forme, par l’organisation du pouvoir présidentiel auquel on attribuait des prérogatives plus que royales, ainsi l’irresponsabilité dans la nomination des ministres et des ambassadeurs, des généraux, des fonctionnaires.

Chose bien plus grave encore ! la nouvelle république, dont la naissance était certainement l’œuvre des idées de liberté qui lui avaient donné une âme, aurait du tenir pour sa première obligation d’affranchir les esclaves que les traitants anglais avaient introduits sur son territoire avant la guerre, au nombre d’environ dix mille par an. Mais elle n’en fit rien. Quelques planteurs, en fort petit nombre, rendirent la liberté à leurs noirs, tandis que la nation elle-même, représentée par ses délégués officiels et votant sa constitution solennelle, feignait d’ignorer l’existence de cette abomination, l’appropriation absolue de l’homme noir par l’homme blanc.

On évitait de prononcer le nom de l’institution maudite, mais on s’arrangeait de manière à donner la prépondérance aux États du sud, où l’influence des propriétaires d’esclaves l’emportait sur celle des travailleurs libres : le nombre égal de sénateurs par chaque État, quel que fût le chiffre des habitants, constituait un avantage très grand pour la région où les colons étaient le plus clairsemés, c’est-à-dire la partie méridionale de l’Union, et cet avantage, contraire à l’équité naturelle, devait s’accroître d’année en année, à mesure que le peuplement normal de la République s’accroissait dans le nord avec le commerce et l’industrie.

N° 422. Capitales américaines.


La Virginie, qui à la fin de la Révolution était au premier rang des États par le nombre des résidants, perdit cette prépondérance matérielle dès 1810, et, depuis cette époque, a de plus en plus reculé vers l’arrière-plan ; en 1900, elle occupait le sixième rang parmi les treize États primitifs. Un autre privilège attribuait aux possesseurs d’esclaves trois voix supplémentaires pour chaque lot de cinq hommes dont se composait sa chiourme de travailleurs.

Enfin, il parut convenable de déplacer le centre politique de l’Union. Au lieu de rester à Philadelphie dans la « ville de l’Amour Fraternel », qui se trouvait en territoire de colonisation libre, le congrès, où les planteurs virginiens dictaient les résolutions à prendre, décida qu’il serait bon d’émigrer au sud, en pays d’esclavage, sur une enclave prise au bord du Potomac, dans l’État du Maryland, et, pour ainsi dire, à portée de la longue-vue du général Washington, résidant à Mount Vernon en sa maison de campagne de la Virginie. On a souvent prétendu que la fondation de Washington avait pour but de soustraire la majesté de la nation aux sollicitations impures du commerce et aux influences démoralisantes de la foule, mais dans ce cas, elle courait aussi le danger d’échapper au contrôle de l’opinion publique pour être livrée à la toute-puissance occulte des coteries. Quoi qu’il en soit, la cité-capitale fut construite sur un très vaste plan dans l’espoir qu’elle deviendrait rapidement une nouvelle Memphis ou Rome, mais l’emplacement marécageux, l’air impur de la contrée retardèrent beaucoup l’afflux des immigrants, et, pendant près d’un siècle, Washington mérita d’être connue sous le nom de « Cité aux distances magnifiques » : les grands édifices de l’État s’élevaient au milieu des solitudes.

C’est également pour une bonne part au mouvement de réaction des États-Unis dans le sens de ce qu’on appelle ordinairement l’ « ordre », autrement dit la grande propriété terrienne, ou bien encore la prépondérance des éléments esclavagistes ramenant vers le sud le centre de la politique et de l’administration, qu’il faut attribuer ce fait que la révolution ne se propagea pas vers le nord au delà du Saint-Laurent. Tout d’abord, il paraissait naturel que l’indépendance des États-Unis entraînât aussi pour l’Angleterre la perte du Canada, dépendance géographique de l’immense territoire revendiqué par les colonies victorieuses du littoral. Les Américains avaient en effet jugé que cette conséquence était dans l’ordre naturel des choses et, dès 1776, les « Bostoniens » avaient tenté de surprendre Québec, mais ils avaient été repoussés, et d’ailleurs, eussent-ils été victorieux, la population canadienne, alors presque toute française par l’origine et la langue, les eût certainement mal accueillis, se souvenant des injures passées : ces prétendus libérateurs ne lui rappelaient que les barbaries d’autrefois.

N° 423. Gabelles de France (Voir page 592).

Le prix du sel était environ de 60 livres dans les pays de grande Gabelle (Principaux greniers à sel indiqués d’Abbeville à Angers et à Moulins), de 30 dans les pays de petite Gabelle (de Lyon à Aix et Toulouse), de 20 dans les Pays de Salines (Est de la France), de 15 dans le Rethelois, de 13 dans les pays de quart bouillon (Cotentin), de 7 dans les provinces rédimées (Poitou, Auvergne, Guyenne, Gascogne), de 3 ou 4 dans les provinces franches (Flandre, Artois, Bretagne, Bas-Poitou, Béarn). A. Debidour dans l’Atlas Schrader.


Le Canada, avec son large golfe ouvert directement vers l’Europe et ses deux éléments ethniques en lutte, les Français et les Anglais, devint un centre d’évolution tout à fait distinct de celui des États-Unis.

Pour de longues années encore, c’est dans la vieille Europe que devait s’élaborer le grand travail préparatoire des transformations politiques et sociales, et c’est principalement la France, le pays de l’Encyclopédie, qui allait servir de champ d’expérience et d’étude. A la veille de la Révolution prévue par tous les penseurs et redoutée par tous les hommes de joie, ce que l’on appelle l’ « Ancien régime », c’est-à-dire l’ensemble de toutes les survivances de l’antique despotisme seigneurial et royal, sévissait encore dans toute sa brutalité, son caprice et sa confusion chaotique. Une des maximes du droit public était que « le peuple reste taillable et corvéable à merci » et il n’était pas moins établi que si nobles et prêtres contribuaient financièrement à la chose publique, c’était à titre exceptionnel et en protestant de leur droit normal à l’exemption de tout impôt. La « gabelle », de toutes les taxes la plus haïe parce que nulle ne fut plus inique, donnait lieu à de véritables persécutions, car la consommation du sel était obligatoire, chaque individu au-dessus de sept ans devant en acheter annuellement au moins sept livres, le « sel du devoir ».

C’est par milliers que l’on comptait les arrestations de sauniers et contrebandiers, par centaines les condamnations aux galères ; en cas de récidive, les malheureux convaincus d’avoir trafiqué de « faux sel » étaient condamnés à la pendaison. Les frontières des douanes intérieures, qui d’ailleurs subsistent encore sous forme d’octroi, à l’entrée des villes, découpaient le royaume en États distincts et ennemis dont tous les passages étaient gardés par l’armée, et le long de ces limites de provinces et de districts, le chaos de lois, de restrictions, d’exemptions locales ou personnelles, si grand que nul ne pouvait s’y reconnaître, laissait ainsi toute licence au caprice des exacteurs. Et de toutes les infamies commises, l’État pouvait se déclarer innocent, puisque la plupart des sources de revenus étaient affermées à de grands personnages, les « fermiers généraux », qui disposaient à leur gré de la force armée et pouvaient faire prononcer des condamnations à la prison, aux galères, à la potence. Puis ils partageaient avec les courtisans et courtisanes pour rester bien en cour et ne pas trop susciter de jalousie contre leur insolente fortune. Quant aux centaines de mille individus ruinés par un pareil régime pesant sur tout le travail de la nation, il leur restait les « renfermeries » et les galères, auxquelles on condamnait de droit tous les vagabonds, « encore qu’ils ne fussent prévenus
Cabinet des Estampes.
turgot
né et mort à Paris, 1727-1781.
d’aucun crime ou délit ».

Lors du changement de règne, 1774, quand le timide et doux Louis XVI eut succédé à son grand-père, tombé dans l’égoïsme répugnant de la basse crapule, les éternels naïfs qui regardent toujours vers le pouvoir, dans l’espérance que le bon tyran réalisera l’idéal de justice qu’ils sont incapables de réaliser eux-mêmes, ne manquèrent pas de reprendre confiance et clamèrent vers le jeune roi pour qu’il fit le bonheur du peuple. Les réformateurs se présentaient de toutes parts et chacun s’imaginait avoir la panacée. Du moins l’opinion exigeait-elle que la royauté se prêtât à une tentative loyale, et, en effet, après de longues hésitations et des tâtonnements malhabiles, Louis XVI désigna ou plutôt laissa désigner Turgot, que la renommée disait être à la fois le plus intelligent et le plus probe, et qui, dans son intendance du Limousin, avait témoigné d’une bonté réelle et d’une sollicitude active pour le peuple. Turgot essaya par un labeur de tous les instants la grande réforme nationale que l’on attendait de lui. Appartenant, quoique d’une manière indépendante, à l’école des « physiocrates », c’est-à-dire de ceux qui voulaient, avec le médecin Quesnay, « gouverner par la nature », Turgot comprenait que, de toutes les réformes, la plus urgente était de libérer la terre, mais il voulait aussi libérer l’industrie, le travail sous toutes ses formes, et surtout libérer le travailleur. Son premier acte fut d’assurer la libre circulation des grains (sept. 1774), et son dernier, pendant son court ministère de lutte qui dura dix-huit mois, fut d’abolir les corvées.

C’en était trop, tous les bénéficiaires du régime d’oppression se sentirent atteints et se liguèrent contre lui : depuis la reine à laquelle on refusait des « acquis au comptant » jusqu’au dernier des moines, des hobereaux et des recors. Il tomba sous la coalition des personnes intéressées à maintenir les abus, car « il n’en est point dont quelqu’un ne vive » (Turgot), il tomba sous la malédiction universelle des parasites, mais avec la conscience, si rare chez un ministre, d’être resté jusqu’au bout fidèle à son programme. S’il exerça le pouvoir, et même avec sévérité puisque, lui aussi, fit dresser des potences, il n’avait été à maints égards qu’un homme d’opposition et de révolte contre les abus de la cour et de la noblesse ; il représentait en réalité une école dont la devise est absolument contraire aux principes mêmes de l’État : « Laissez faire ! Laissez passer ! »

Telle était la doctrine que formulèrent de tous temps les économistes, et qui au dix-neuvième siècle sembla la seule loi du travail. En réalité, jusqu’à maintenant, cette doctrine, dont on a ri bien à tort, n’a jamais été appliquée, surtout, il faut le dire, par la faute des économistes eux-mêmes : ils laissent faire et laissent passer volontiers quand cela convient aux intérêts de leur caste, mais ne laissent ni faire ni passer quand les revendications des travailleurs leur paraissent trop pressantes ; ils font alors appel à l’État pour qu’il intervienne par sa police, ses juges, ses troupes et ses lois. D’ailleurs, l’enseignement des économistes, purement objectif, se gardait bien de tout appel à la fraternité humaine.

C’est Turgot qui formula dans son mémoire Formation et Distribution des Richesses la conclusion sociale que l’on connaît depuis un demi-siècle sous le nom de « loi d’airain » : — « En tout genre de travail il doit arriver, et il arrive, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer son existence. »

En 1776, l’année même du renvoi de Turgot, parut en Angleterre la Bible de l’Économie politique, l’ouvrage capital d’Adam Smith sur la Richesse des Nations. Combien à cette belle époque furent publiés d’autres ouvrages précieux dont les gouvernants eussent pu faire leur profit, si les bonnes volontés les plus sincères n’avaient été réduites à néant par les appétits et les caprices des parasites de la cour et des privilégiés de toute espèce qui pullulent autour des églises et des palais !

un télescope au dix-huitième siècle


En France notamment, le pillage de la fortune nationale continua de plus belle sous les divers ministres que la faveur et les intrigues amenaient au pouvoir : on ne fit rien de suivi pour conjurer cette Révolution que tous prévoyaient depuis N° 424. Mesure de l’Arc Malvoisine-Amiens.

La carte est à l’échelle de 1 à 1 000 000. Ce levé fut effectué en 1666 par l’abbé Picard, et repris en 1739 par François Cassini.
longtemps et dont l’ombre grandissait formidable au delà des illuminations, des comédies et des fêtes ! C’est en dansant, comme dans les tableaux macabres de Holbein, que les groupes tourbillonnants des beaux seigneurs et des dames bien parées obéissaient à l’appel de la mort.

Pendant cette belle époque, entraînée par un mouvement général de liberté, l’Espagne elle-même participe à la transformation des idées. La puissance cléricale perd son caractère de domination franche et doit se subordonner au pouvoir civil. Un concordat, conclu avec le pape en 1753, affranchit déjà quelque peu le peuple du caprice absolu des prêtres : l’Inquisition, moins arrogante, n’ose plus sévir contre les propos libres des écrivains qui répètent, en les atténuant, les paroles révolutionnaires d’outre-Pyrénées.

Le dix huitième siècle, si grand dans l’exploration du monde de la pensée, avait eu également sa très belle part dans l’extension des connaissances géographiques. La ferveur des voyages avait diminué après le puissant N° 425. Triangulation en Ecuador.

Cette triangulation est en réalité celle effectuée de 1902 à 1906; elle mesura les trois bases de Payta, Riobamba et Tulcan.
Les deux bases de Chinan et de Quito sont celles de l’arc des Académiciens entre Chinan et Cochasqui.
effort qui avait eu pour résultat la découverte de l’Amérique et la circumnavigation de la Terre. Après Colomb et Cabot, après Magellan et Albuquerque, l’Europe était blasée, elle ne continuait plus qu’avec lenteur, sans enthousiasme, l’œuvre d’exploration et d’aménagement de la planète : les sentiments de curiosité et d’émerveillement semblaient éteints. Mais, avec la conscience de ses progrès, le monde occidental sentit se réveiller toute son ardeur d’investigation, désormais appuyée sur des études scientifiques plus approfondies.

Une des gloires de l’époque fut de reprendre, et cette fois d’une manière décisive, la mensuration de la rondeur terrestre, déjà tentée aux temps antiques par Eratosthènes et Marinus de Tyr, puis, lors de la grande floraison des Arabes, sous le khalifat d’Al-Mamun. Déjà, dès le milieu du seizième siècle, on avait repris ces expériences avec succès : Fernel (1497−1558) mesurait par des moyens très primitifs la distance de Paris à Amiens ; au siècle suivant, Norwood faisait (1633−1636), avec beaucoup plus de soin, une opération analogue entre Londres et York, et le Hollandais Willebroed Snell, dit Cnellius, se livrait (1617) à un procédé irréprochable de triangulation pour déterminer les latitudes exactes de Bergen-op-Zoom et d’Alkmaar.

Puis on voyageait en dehors de l’Europe pour obtenir des mesures de plus grandes dimensions. En 1672, Richer se rendait à Cayenne dont il fixait la position vraie relativement à Paris avec une précision surprenante, et, dans ce même voyage, il constatait, par les observations du pendule, que la Terre est renflée à l’équateur : c’est la première donnée qu’ait possédée la science sur les inégalités du sphéroïde planétaire. D’autres observations faites à Gorée confirmèrent la découverte de Richer. Bientôt après, on s’occupait non plus de mesurer simplement une distance sur la surface terrestre, mais de tracer tout un réseau de lignes entre des points fixés par des travaux astronomiques. C’est ainsi que, sous la direction de Picard, on fit (1666) un levé d’arc entre Malvoisine près Melun et Amiens, et que, par extension graduelle des triangles dans deux directions perpendiculaires, Jean Cassini, le premier de la dynastie scientifique, La Hire, Jacques Cassini, s’aidant des améliorations que Huyghens apportaient aux appareils de vision, surent reconnaître la distance de Dunkerque au Canigou et la position respective des grandes villes du royaume.

François Cassini put bientôt dessiner la carte de France, non d’après estime et impression personnelle, mais d’après les indications même que fournissaient le mouvement des astres et les calculs de triangulation. En 1747, Louis XV ordonna la publication de la carte à grande échelle, et la première feuille en parut une dizaine d’années plus tard, mais c’est à l’initiative privée que revient la gloire de ce beau travail : l’argent du gouvernement manquant à cause de la guerre de Sept ans, Cassini fonda une association qui subvint aux frais durant près de quarante années et avait à peu près terminé cette œuvre lorsque la Convention la reprit. La dernière feuille parut en 1815.

Après avoir jeté les bases de la carte initiale de France, on put travailler à la carte du monde, grâce aux voyages de Feuillée (1700 à 1724) aux échelles du Levant, aux Antilles, à Panama, dans l’Amérique du Sud, aux Canaries, voyages qui avaient également pour but la détermination de points d’appui astronomiques en vue du dessin des contours continentaux.

N° 426. Triangulation en Laponie.
La base fut mesurée sur la glace de la rivière Tornea pendant l’hiver 1736.

Ces tentatives permirent de se rendre un compte exact de la prodigieuse étendue relative de l’Océan Pacifique et d’établir, assez inexactement d’ailleurs, les distances comparées des deux méridiens types, Paris et île de Fer. Cette dernière ligne méridienne était purement imaginaire, mais imposée par une longue tradition dont l’origine date de l’époque où les anciens voyaient dans les Iles Fortunées les bornes de l’univers. Même, depuis le siècle précédent, la volonté royale avait fait de cette tradition une loi de l’État à laquelle tous devaient obéissance absolue. Richelieu avait donné des ordres formels : « Nous faisons inhibitions et deffenses à tous pilotes, hydrographes, compositeurs et graveurs de cartes ou globes géographiques d’innover et changer l’ancien établissement du méridien, ny constituer le premier d’ileux ailleurs qu’en la partie la plus occidentale des îles Canaries… et partant, voulons que désormais ils ayent à recognoistre et placer dans leurs dits globes et cartes le dit premier méridien en l’isle de Fer »[14]. Ce méridien, censé conforme à celui qu’avait désigné vaguement Ptolémée, offrait deux avantages, celui de continuer la tradition classique et de tracer une ligne de séparation entre l’Ancien Monde et le Nouveau ; en outre, il présentait pour les marins et savants français l’extrême commodité d’être en fait le méridien de Paris, augmenté ou diminué de vingt degrés, suivant les positions, occidentale ou orientale des lieux. L’Ile de Fer ne possédant aucun observatoire, c’est à Paris que se faisaient tous les calculs[15]. On sait maintenant que le 20e degré de longitude occidentale ne traverse point l’île de Fer, mais passe en pleine mer, à une vingtaine de kilomètres à l’est, du côté de l’île Gomera.

La grosse question de l’aplatissement de la Terre dans la direction des pôles exigeait le départ de deux expéditions, l’une vers les régions polaires, l’autre vers les terres équatoriales. Les voyageurs de Laponie, Maupertuis, Clairaut, le Suédois Camus et Lemonnier, commencèrent leurs travaux en 1736 à Tornéa, à l’extrémité du golfe de Botnie, et mesurèrent la contrée d’environ un degré dans la direction du nord. Le résultat fut celui qu’on attendait : le degré était plus long qu’en France.

D’autre part les physiciens et astronomes de l’expédition équatoriale avaient à constater le phénomène contraire pour la longueur du degré sur le renflement de la ceinture terrestre. Les savants français et espagnols, Bouquer, Godin, La Condamine, Ulloa, Iorge Juan, débarquaient à Guayaquil, dans la partie de l’Amérique méridionale connue aujourd’hui sous le nom d’Ecuador, et, gravissant le plateau que dominent parallèlement les deux chaînes du Chimborazo et du Cotopaxi, réputées alors les plus hautes montagnes de la Terre, se mettaient à l’œuvre pour mesurer un arc de méridien terrestre de plus de trois degrés en longueur du nord au sud. Le travail, poursuivi avec le plus grand soin, dura six années et permit de dresser une carte de la contrée d’une exactitude admirable, supérieure même à celle que put obtenir Humboldt, cinquante ans plus tard, dans son mémorable Voyage aux régions équinoxiales[16]. Cette mesure d’arc de l’expédition équatoriale, menée à bonne fin malgré les difficultés et les dangers, malgré l’âpre climat, les tremblements de terre, le manque de subsides, la faim, même la discorde, fut un grand événement scientifique, mais elle compta aussi dans l’histoire de la fraternité des peuples, puisqu’au nom de la science, le territoire fermé de l’Amérique espagnole avait été ouvert à des savants de race étrangère. Il est vrai qu’après le départ de ces hôtes, on se vengea d’eux en rasant les pyramides qu’ils avaient dressées aux deux extrémités de leur ligne de base. Le patriotisme de l’époque le voulait ainsi : du moins lui suffit-il de démolir ces quelques pierres, qu’une nouvelle expédition coûteuse s’occupe de rétablir aujourd’hui.

L’ère des grandes explorations scientifiques était définitivement ouverte. La connaissance du ciel, dont les mouvements étaient désormais mesurés par le chronomètre, aidait à connaître la Terre, que l’on étudiait plus à fond dans tous ses phénomènes physiques et dans ses produits de toute espèce, y compris l’Homme. Une ardente émulation de découvertes se produisait entre les diverses nations de l’Europe, et maint navire emporta, mainte terre abrita des savants de patries différentes, heureux de collaborer fraternellement à la même œuvre de science utile pour tous les peuples. Parmi tant de voyages mémorables qui contribuèrent à faire de la planète un ensemble harmonique soumis aux mêmes lois, on doit citer surtout les pérégrinations de Carsten Niebuhr en Arabie et dans l’Asie Antérieure, ainsi que les expéditions océaniques de Bougainville, de Cook et Forster. Niebuhr laissa un incomparable résumé de ses recherches de sept années, modèle difficile à égaler par les voyageurs qui viendront après lui. Bougainville découvrit de nombreux archipels du Pacifique, entre autres celui de Tahiti, la « Nouvelle Cythère », dont l’imagination des lecteurs, enivrés de l’idéal d’une transformation prochaine, voulut faire à tout prix un lieu de délices, un paradis de liberté, d’abandon fraternel et d’amour ; enfin James Cook, marin d’une audace et d’une sagacité sans égales, ne laissa plus guère de problèmes géographiques a dévoiler dans l’immense étendue du Pacifique ; il franchit même (1773) le cercle polaire méridional, poussa jusque dans les glaces antarctiques à la recherche du grand continent boréal, et, le premier parmi les navigateurs, fit le tour du monde dans le sens de l’ouest à l’est, contrairement au mouvement des alizés.

C’est à James Cook qu’est également due la délimitation vers l’Orient du continent australien. Les Portugais établis aux Indes orientales au seizième siècle avaient certainement notion d’une grande terre, dont ils apercevaient quelques caps à moins de 300 kilomètres au sud-est de Timor. Leurs successeurs, les Hollandais, firent, dans leur période héroïque, de nombreuses expéditions pour étudier les abords de ce territoire ; à la suite des deux voyages de Tasman (1642-1644), les côtes de la Nouvelle Hollande étaient vaguement relevées sur plus de la moitié de sa périphérie, du détroit du Torres à la terre alors appelée Van Diemen, du nom du gouverneur établi à Batavia. Mais le littoral reconnu était le moins hospitalier de cette terre qu’on pensait généralement s’étendre jusqu’au pôle sud, et cent vingt années s’écoulèrent avant qu’une nouvelle exploration fût faite. En 1770, Cook explora la côte orientale et aborda à Botany-bay. Les premiers immigrants, venant d’Angleterre, s’installèrent en 1788, mais c’est réellement au dix-neuvième siècle seulement que l’intérieur fut visité : alors commencèrent les difficultés particulières que devait y rencontrer l’Européen.

À cette conquête extensive du monde par les grands explorateurs correspondait en Europe l’étude intensive des lieux, des montagnes, de tous les phénomènes terrestres. Martel dressait en 1741 le « plan des glacières de Chamouny et des plus hautes montagnes »[17], puis Horace de Saussure parcourait les Alpes en savant et, après Balmat, s’attaquait au géant des « montagnes maudites », le mont Blanc, récemment découvert par les Anglais Pococke et Wyndham ; Franklin, Nollet jouaient avec la foudre, et Montgolfier lançait des ballons dans l’atmosphère. Certainement des essais du même genre avaient eu lieu aux époques antérieures, mais, cette fois, les expériences avaient assez puissamment intéressé l’opinion pour qu’on les continuât régulièrement et que des voyageurs aventureux, comme Pilâtre des Roziers, prissent le chemin des airs. On s’imagina que la force de pesanteur était désormais vaincue, sans comprendre encore combien d’obstacles on avait à surmonter, combien de difficultés à résoudre et de faits à connaître, à classer, à condenser en lois. C’est ainsi que le peuple allait se jeter dans la grande aventure de la Révolution française et que de cette révolution devaient en naître tant d’autres, sur ce chemin que suivent les hommes à la recherche du bonheur !



  1. Michelet, Histoire de France, XV, la Régence, p. 242.
  2. Même ouvrage.
  3. Maxime Kovalevskiy.
  4. Harry Petty, Political Arithmetic.
  5. G. de Greef, Essais sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, VIII, pp. 6 et 7.
  6. Arthur Stiffe, R. Geograph. Journal, June 1896, pp. 644 et suiv.
  7. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique, tome I, p. 12.
  8. Gaston Paris, Revue des Deux-Mondes, 15 IX, 1901.
  9. Ernest Nys, Notes sur la Neutralité, pp. 91, 92.
  10. E. Boutmy, Eléments d’une psychologie politique du peuple américain, p. 130.
  11. Samuel, chap. VIII.
  12. Boutmy, ouvrage cité, p. 131
  13. Michelet, Histoire de France, XVII, p. 233.
  14. Déclaration royale du 1er juillet 1634.
  15. J. Gebelin, Essai de Géographie appliquée, Bull, de la Soc. de Géogr. Commerciale de Bordeaux, 3 févr. 1896.
  16. Theodor Wolf. Verhandlung der Gesell, für Erdkunde zu Berlin, 1891.
  17. Joseph et Henri Vallot, Annuaire du Club alpin français, 1894.