L’Homme et la Terre/III/09

Librairie universelle (Tome quatrièmep. 161-212).
TURCS, TARTARES, MONGOLS ET CHINOIS
NOTICE HISTORIQUE


Chine. L’époque militairement glorieuse de la dynastie des Han correspond au premier siècle de l’ère chrétienne, avec les empereurs Ming-ti (60−70) et Ho-ti (89−105). Dès 226, la Chine se fragmente en au moins trois royaumes aux contours flottants. C’est, paraît-il, pendant cette période que les relations furent le plus paisiblement nouées vers le Nord, et que la connaissance des fleuves sibériens, jusqu’à l’Ob’, se répandit chez les savants chinois. Le prince établi dans la vallée du Hoang-ho réunit peu à peu toute la Chine sous son sceptre, mais lorsque l’unité se fut faite, 689, il dut céder la place à une nouvelle dynastie.

Les Tang régnèrent de 619 à 906; leur plus illustre représentant fut Taï-Tsang, 627−650, qui recula les limites de l’empire jusqu’à la Caspienne et aux solitudes glacées du Nord, conquit la Corée et menaça l’Inde. De 907 à 960, cinq dynasties se succédèrent au milieu de bouleversements auxquels se mêlèrent les Khitan de la Terre des herbes ; puis la régularité des successions fut rétablie par les Sung, 960−1280, restreints, depuis 1127, aux provinces méridionales de la Chine.

Djenghis-khan entre en Chine en 1211, sans dépasser au sud la vallée du Hoang-ho ; Ogotaï soumet le pays jusqu’au Yangtse ; Kublaï, Grand khan depuis 1260, parfait la conquête et peut, en 1280, se dire roi du Tonkin. Les Mongols sont chassés en 1368 et les Ming les remplacent, 1368−1644.

Asie Centrale. Temud-chin, né en 1162, élu Chef suprême ou Djenghis-khan, en 1206, meurt en 1277, après avoir soumis la moitié de l’Asie à sa loi. De ses fils, Ogotaï prend l’Orient avec la suprématie nominale, Batu l’Occident et Djaggataï les étendues médianes. En 1291, la seconde femme d’Ogotaï, Turakina, fait élire son fils Kuyuk (Gaïuk) Grand khan et garde la régence jusqu’en 1246. Kuyuk meurt en 1251 et Mangu, petit-fils de Djenghis-khan par Tuli, est élu ; il envoie un de ses frères, Hulayu, à la conquête de la Mésopotamie et l’autre, Kublaï (1214−1294), à celle de la Chine méridionale. Tamerlan ou Timur-lenk, fils d’un principicule de la Bactriane et arrière-petit-fils de Kublaï par une de ses filles, naquit en 1336 manchot et boiteux. Par la force de son épée, il était déjà khan du Djaggataï en 1369, et trente-cinq années de guerres continuelles le rendirent maître d’un empire s’étendant de la Méditerranée à la Mongolie et de la Russie à l’Hindoustan. Il mourut en 1405, alors qu’il se disposait à envahir la Chine ; ses États furent partagés en de nombreux fragments.

Russie. Parmi les princes antérieurs au seizième siècle, ceux de Moscou se firent remarquer par leur ténacité et l’art avec lequel ils imitèrent la pratique du pouvoir absolu dont usaient les khan de Saraï. Citons Jean Kalita 1328−1340 et Simon l’Orgueilleux 1341−1353. Dimitri-Donskoï osa le premier défier les Tartares et leur infligea une défaite, bientôt vengée. Ivan III régna de 1462 à 1505.

Turquie. La horde turque renversa les Seldjoucides en 1292 ; Osman prit le titre de sultan et régna de 1299 à 1326 ; après lui vinrent Orkhan, 1326−1360, et Amurat (Murad Ier), 1360-1389, puis en rapide succession, Bajazet Ier), Soliman, Musa, Mahomet Ier) et Amurat II. Celui-ci fut sultan de 1421 à 1451, Mahomet II, 1451−1481, et Bajazet II, 1481-1512, mènent à une époque dont il sera question dans un chapitre ultérieur.

Les voyageurs Cosmas Indicopleustes et Massudi naquirent tous deux en Égypte : le premier au sixième siècle, le dernier au dixième.

Guil. de Rubruk, né en 1220, mourut au Mont Athos en 1293.

Deux frères Poli, Nicolo et Maffeo, commerçaient entre Venise et Bysance. Vers 1260, leurs affaires les conduisirent à Saraï, puis à Karakorum, enfin, à Khanbalik. Bien reçus par Kublaï, ils rentrèrent à Venise en 1269, puis en repartirent en 1271, emmenant le fils de Nicolo, Marco Polo, alors âgé de seize ans. Ils mirent quatre ans à traverser l’Asie et restèrent près de vingt années au service du khan. Ils revinrent par mer, amenant à son fiancé, roi de Perse, une princesse chinoise et rentrèrent à Venise en 1296. Marco mourut en 1317.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
MONGOLS − TURCS
TARTARES et CHINOIS
Dans chaque pays du midi, derrière chaque rempart
de montagnes, le peuple envahisseur se désagrège
rapidement comme une mouche tombée dans la
corolle d’une fleur carnivore.


CHAPITRE IX


NOUVELLES RELIGIONS EN EXTREME-ORIENT. — MISSIONS BOUDDHIQUES

NESTORIENS, JUIFS ET ARABES. — ÈRE DES GRANDS TRAVAUX EN CHINE
INVASIONS MONGOLES. — CHEVAUCHÉES GUERRIÈRES. — KARAKORUM
RUBRUK ET MARCO POLO. — DÉSAGRÉGATION DE L’EMPIRE MONGOL
RUSSIE ET ORIENT MÉDITERRANÉEN. — TAMERLAN ET SES MOSQUÉES

FAUCONNERIE. — COMMERCE. — OSMANLI. — PRISE DE CONSTANTINOPLE

Le développement historique de la Chine, pendant la période qui prit en Europe le nom de « moyen âge », présente une remarquable analogie avec celui des contrées occidentales. L’empire Chinois, comme l’empire Romain, s’était fragmenté en plusieurs États, puis soudé de nouveau sous un souverain unique, mais les révolutions intérieures avaient été fort nombreuses et la confiance de la nation en sa prospérité et sa durée s’était très affaiblie. Ce fut cette période de dépression morale que saisit une religion très rapprochée moralement du christianisme, le culte du Buddha, pour pénétrer en Chine et se mêler graduellement, sinon se substituer, aux rites pratiqués par les religions antérieures. De même que le plateau d’Iran, la Judée, la Babylonie, l’Egypte et la Grèce fournirent aux Romains et aux barbares entremêlés les éléments de la foi chrétienne, de même l’Inde envoya dans tout l’Orient, par-delà les monts, des missionnaires pour prêcher sa nouvelle croyance aux sectateurs désabusés des religions antiques.

Toujours dans les mêmes conditions de parallélisme historique, le bouddhisme ne réussit à conquérir partiellement les populations de la Chine que plusieurs siècles après avoir eu son développement initial dans sa patrie d’origine, et lorsque déjà il ne ressemblait plus à ses formes primitives. La différence principale dans la marche victorieuse des deux religions s’explique par les difficultés que le milieu géographique met au va-et-vient des hommes : la parole de Jésus mit cinq ou six siècles à parcourir les contrées méditerranéennes et à atteindre les bords de l’Océan, celle de Buddha en prit dix ou douze pour passer de la péninsule hindoue à l’empire du Milieu et à l’archipel du Japon.

Le christianisme persécuté ne triompha qu’après être devenu une religion de persécuteurs ; le bouddhisme, qui avait livré ses premières luttes contre les prêtres et s’était révolté contre les cérémonies routinières pour s’attacher à la vérité pure, ne l’emporta dans les mœurs du peuple chinois qu’après s’être transformé lui-même en un cérémonial ecclésiastique méticuleux. Souvent les victoires consistent à changer les noms, tout en maintenant les choses, les révolutions ne sont qu’apparentes ; mais en Chine, les anciennes dénominations ne disparurent pas en entier. La religion de Confucius, le ju-kiao, et le tao-kiao ou prétendue doctrine de Laotse, se maintinrent quand même ; le fo-kiao, culte de Buddha, eut à conclure des traités de paix, à échanger des gages avec les croyances autrefois dominantes. C’est qu’en Chine, les laboureurs assurent une force prépondérante à l’élément conservateur : nulle part les étendues livrées à l’agriculture en un seul tenant ne comprennent une aussi grande surface relative. Les diverses superstitions, magies, divinations, rites et morales s’entremêlent donc en paix, avec le grave inconvénient d’accroître de beaucoup le nombre des parasites dans les ermitages et les couvents.

La première introduction du bouddhisme dans les territoires dépendant de la Chine remonte à une époque antérieure à la nôtre d’au moins dix-huit siècles.

chapelle bouddhique au japon.

Divers empereurs de la dynastie des Han avaient poussé les limites de leur domaine jusqu’à l’Oxus, et pendant un siècle, un va-et-vient particulièrement mouvementé, précédant une longue période d’isolement relatif[1], unit la Chine aux versants occidentaux des hautes montagnes. Un manuscrit, découvert par Dutreuil de Rhins en 1892, dans les ruines d’un temple bouddhique, près de la rivière Kara-kach, au sud de Khotan, et qui est le plus ancien document de la littérature hindoue que l’on connaisse jusqu’à ce jour, fournit la preuve de l’extension du « grand véhicule » dans la Kachgarie dès le commencement de l’ère chrétienne. En effet, il est écrit en caractères karochthi, alphabet de l’Inde nord-occidentale qui servait à reproduire le sanscrit et qui disparut il y a plus de dix-sept cents ans. Nous savons d’ailleurs que des missionnaires isolés avaient visité la Chine à des dates plus reculées : l’itinéraire que suivaient ces pèlerins passait par la Bactriane et contournait au nord les immenses plissements de l’Asie centrale, c’est la route connue sous le nom de Tian-chan-pe-lu ; beaucoup plus tard seulement, elle évita ce grand détour et traversa les chaînes maîtresses, utilisant le Tian-chan-nan-lu, la route de la Soie, celle du Jade et, même, passant directement du Kachmir au Tibet par le col de Karakorum[2].

La grande ère du bouddhisme triomphant commence en Chine avec le sixième siècle : c’est alors que les pratiques nouvelles s’introduisent au nord du Yangtse. À cette époque, l’antique ferveur de la morale de dévouement et de tendresse ne s’était pas encore dissipée, et les apôtres de la foi passaient leur existence à parcourir le monde pour annoncer la bonne nouvelle à tous les hommes. L’amour des voyages avait sa part dans les grandes pérégrinations à travers l’Asie, et l’histoire mentionne notamment, parmi ces bouddhistes zélés et non moins enthousiastes voyageurs, les missionnaires chinois Fa-hian et Hiuen-thsang[3], qui s’absentèrent chacun pendant de longues années de leur pays natal (399−414 et 629−645) et y rapportèrent, outre le récit circonstancié de leurs voyages vers la patrie de Çâkya-Muni, nombre de manuscrits originaux contenant le texte et les commentaires de sa doctrine. Leurs itinéraires, reconstitués par les savants d’Europe avec une grande incertitude dans les détails, témoignent d’une religieuse persévérance.

Les relations de commerce et de culture s’accroissaient entre peuples limitrophes, par l’effet de cette active propagande bouddhiste, qui se faisait aussi directement par mer.

N° 349. Voyages de Hiuen-Thsang.

Le tracé de l’itinéraire donné ici est, sauf en quelques détails, conforme à la reconstitution qu’en fit Vivien de Saint-Martin dans son mémoire annexé à l’ouvrage de Stanislas Julien. Les noms inscrits sont ceux que portent aujourd’hui les lieux visites par Hiuen-Thsang. La portion du trajet la plus incertaine est celle qui va de Aksu à Samarkand ; les distances en li et les directions indiquées par le voyageur concordent mal avec les chemins possibles.


Les historiens de la Chine parlent de navires envoyés à Ceylan pour aller y chercher des reliques, des statues du Buddha, les livres sacrés, et pour donner en échange les soieries, les émaux et les porcelaines de la contrée nouvellement conquise à la foi. Mais combien éloignées l’une de l’autre étaient l’Inde et la Chine, séparées par le large plateau du Tibet, aux arêtes parallèles de monts, et par les multiples remparts du système himalayen ! Dès que les hautes terres tibétaines eurent été visitées elles-mêmes par les convertisseurs bouddhistes et que la route se trouva ainsi facilitée pour les bandes guerrières, l’empire de Chine, qui atteignait alors sa plus grande extension territoriale, eut pourtant l’ambition d’abréger les distances à son profit par la conquête des plaines hindoues que dominent les monts glacés.

Durant le cours de l’histoire et espacées de près de douze siècles, 647−648 et 1792 de l’ère vulgaire, on signale, sur le versant méridional de l’Himalaya deux descentes militaires, dont la première se serait avancée fort loin vers la Gangâ, prenant « 580 » villes et emmenant un roi prisonnier ; mais, il faut le dire, les généraux chinois avaient recruté la presque totalité de leur armée dans le Nepâl. Pareille tentative ne pouvait réussir sérieusement : les montagnes, les vallées intermédiaires, les plateaux infertiles, le froid excessif, le manque de ressources, la longueur du trajet, opposant des difficultés prodigieuses aux armées en marche, empêchaient que ces incursions pussent avoir de lendemain glorieux. On a vu les difficultés éprouvées par l’expédition anglaise de 1904 vers Lhassa, équipée pourtant avec un soin parfait et guidée par toutes les ressources que la science moderne mettait à sa disposition. L’ensemble des hautes terres ne sentit donc pas le rayonnement du pays le plus proche, ou, du moins, n’en subit l’influence que par les voies détournées et pénibles du Nord, et c’est par la Kachgarie que le Tibet fut sinon conquis matériellement, du moins annexé moralement au monde oriental par l’introduction triomphante du bouddhisme depuis la fin du septième siècle.

En aucun pays du monde, « la religion n’a pris sur les hommes un aussi grand empire ». Les prêtres, moines et religieuses constituent en maints endroits la majorité de la population, et là où les couvents-citadelles n’ont pas fait le vide autour d’eux, ce qui reste des habitants n’en mène pas moins une vie tellement réglée par les rîtes religieux qu’ils ressemblent aux servants habituels des temples, par les génuflexions, les observances et les prières. Evidemment, le bouddhisme tibétain n’a pris une telle puissance chez ces montagnards d’un conservatisme féroce que par l’absorption intime des antiques éléments chamanistes et de toutes les superstitions primitives.

D’après une photographie de M. A. Ular.
prêtre de lhassa


Ainsi la fameuse prière Om mani padme hum[4], les six syllabes qui se répètent le plus fréquemment sous la rondeur des cîeux, et que l’on interprète par les mots : « O joyau dans le lotus, ainsi soit-il ! » cette parole de conjuration envers l’ensemble des génies et des dieux n’est certainement autre qu’une formule des anciens cultes génésiaques, tel celui de Siva.


Cl. Giraudon.Musée Guimet.
divinité bouddhique sur la fleur de lotus
Bois doré du xiie siècle.
D’après la légende, la montagne d’Omei, qui se dresse dans le Szetchuen occidental, à l’un des angles du plateau central de l’Asie, aurait envoyé de sa plate-forme suprême, haute de 3 380 mètres, les missionnaires qui convertirent la Chine au bouddhisme. Mais les monastères qui se succèdent de terrasse en terrasse sur les pentes de la montagne sacrée, reliés les uns aux autres par des escaliers que gravissent péniblement les pèlerins infirmes ou malades, appartiennent certainement à l’époque de la domination des prêtres, non à celle de l’enthousiaste propagande. Ces monuments grandioses, qui hébergent toutes les divinités locales, indiquent au moins le foyer le plus intense de la foi bouddhique dans la Chine proprement dite, en dehors du Tibet et de la Mongolie.

C’est non loin de là, près de Kia-ting, au confluent du Min-kiang et du Tong-ho, que l’on a sculpté, il y a plus de onze cents ans, un rocher, de 120 mètres de hauteur, en un Buddha sublime, assis entre les deux courants, la tête au niveau du plateau voisin et les pieds baignant dans les eaux. L’image avait été primitivement peinte, ornée de stucs et de poteries ; çà et là, on voit encore quelques traces de cette ancienne décoration, notamment sur le visage que colore le soleil couchant, mais la plus
Musée Guimet.
déesse de la charité, aux vingt-quatre bras
(indo-chine)
grande partie du corps est drapée de feuillages : des lianes, des fougères, des arbustes ont poussé leurs racines dans les interstices de la pierre rouge, se montrant par endroits sous la robe de verdure[5].

L’extension du bouddhisme se produisit au Japon à l’époque même de sa plus grande prospérité en Chine, au sixième siècle, et là aussi, il se mêla aux diverses formes des religions locales et surtout au culte des ancêtres. La civilisation chinoise et la foi qu’apportaient les missionnaires se confondaient chez les indigènes en une même évolution ; la supériorité remarquable des Chinois introduisant l’écriture, les industries, les arts et surtout l’imprimerie leur donnait un grand ascendant sur les Japonais, et ceux-ci ne changèrent que peu de chose aux effigies traditionnelles de Chaca ou Çâkya, non plus qu’aux diverses images de son incarnation bouddhique la plus populaire : Kannon, la Konanyn des Chinois, « la Déesse de la miséricorde, aux mille mains secourables », que l’on retrouve également dans la péninsule transgangétique sous des appellations analogues.

Dans l’Indo-Chine, où la conversion s’était faite de proche en proche, à la fois par terre et par mer et sur mille points de la frontière commune, la religion du Buddha put s’enraciner très fortement et, par l’intermédiaire des Malais, les grands trafiquants de l’Insulinde, elle succéda au brahmanisme comme le culte par excellence des civilisateurs hindous. On sait que la puissante nation des Khmer, ancêtres des Cambodgiens actuels, subit plus que tous les autres peuples de la péninsule transgangétique cette influence de l’Inde, et les admirables ruines d’Angkor Wat témoignent par leurs mille sculptures de la prise que la « Grande Doctrine » apportée par le Buddha eut sur les imaginations, en se mélangeant d’abord avec la végétation luxuriante des cultes de la trimourtie. La première inscription bouddhique de ce temple khmer daterait, dit-on, de l’an 667.

Pendant les siècles correspondant au moyen âge européen, la nation la plus puissante d’Indo-Chine paraît avoir été celle des Tchames (Tsiam), apparentée aux Khmer et, comme eux, fortement imprégnée de l’influence hindoue. Le pays des Tchames ou royaume de Tchampa, qu’au treizième siècle encore Marco Polo appelle « la grant contrée de Cyamba », le Tchen ching des Chinois dont les Européens ont fait Cochinchine, s’étendait, au quatrième siècle de l’ère vulgaire, du Tonkin au Cambodge, mais il eut bientôt à faire aux conquérants du Nord et, pendant onze cents années, jusqu’au quinzième siècle, lutta pied à pied contre les envahisseurs chinois ; refoulés peu à peu du Tonkin dans l’Annam actuel, puis dans les provinces du Sud, les Tchames résistèrent avec une singulière persévérance, et peut-être même se seraient-ils maintenus dans les pays méridionaux si le centre d’attaque, très éloigné lorsqu’il se trouvait dans la Chine proprement dite, ne s’était transféré dans le royaume d’Annam, séparé politiquement de la Chine, quoique acquis en entier à son génie et à ses mœurs[6]. Depuis le seizième siècle, ces Tchames ont été graduellement réduits en même temps que transformés par les croisements ; on n’en compte plus actuellement qu’une centaine de mille, sans compter les métis, dispersés par petits groupes sur un territoire presque aussi vaste que la France.

On constate aussi d’autres vestiges de la pénétration hindoue dans la péninsule malaise. Les indigènes riverains du lac Singora prétendent être issus d’immigrants venus de l’Inde. Leurs chefs disent avoir été institués par les dieux eux-mêmes et ne veulent se courber devant personne. Ils possèdent encore des livres sacrés, mais nul ne les comprend[7].

Des inscriptions sanscrites, trouvées dans l’Indo-Chine, mentionnent des relations existant aussi entre la grande péninsule asiatique et l’île de Java. Même un roi célèbre, connu généralement sous le nom de Yayavarman le Grand, qui régna au commencement du ixe siècle, était venu de la grande île (E. Aymonier). À cette époque, les rois de Cambodge, aussi bien que ceux des archipels Indonésiens et de l’Inde méridionale, portaient le nom de Varman : ils avaient des mœurs analogues et adoraient les uns et les autres Siva, souvent désigné par la même appellation que les rois. Les invasions de Malais et de Javanais arrivant par la mer étaient alors fréquentes et les inscriptions ne dissimulent pas une certaine crainte de ces « hommes très noirs et minces qui venaient en navires d’une contrée lointaine ». Une bande de ces pirates déroba une statue fameuse de Baghavati, qu’un roi mythique, Vicitra Sagara, avait érigée « 1 700 000 années auparavant » : on peut croire qu’elle existait au moins depuis plusieurs siècles[8].

L’île de Java conserve encore, entre autres traces de l’enseignement de Çâkya-Muni, les restes d’un temple à la fois bouddhique et sivaïte qui s’éleva, il y a plus de mille ans, à Beroe-Bœdhœr, près de Magelang, au centre même de l’île. Dans les terres qui se succèdent à l’est de Java, les traces de la doctrine apportée de l’Inde persistent encore sous des formes reconnaissables aux observateurs.

Après la migration des barbares, douze ou quatorze siècles avant nous, les régions du haut Yénissei étaient soumises à la domination d’un peuple turc, les Tou-Kioué (Tukiu) des chroniques chinoises, qui avait recueilli l’héritage des anciens Tchoudes et reçu d’eux l’écriture runique. Ces Tou-Kioué atteignirent sans doute un haut degré de puissance, puisqu’ils entretenaient des relations directes par le commerce et la diplomatie avec la Chine et l’empire Bysantin, mais, vers le milieu du huitième siècle, ils durent céder à l’ascendant de leurs voisins Ouïgour (Uigur), qui plus tard à leur tour disparurent devant les Khitan. L’écriture runique fit place à l’alphabet d’origine syriaque apporte par les Ouïgour et transmis par eux aux Mandchoux. Plus d’une fois les civilisations se juxtaposèrent paisiblement : des stèles portent des inscriptions bilingues. Yadrintsev et Heikel signalent même, près du lac Tsaïdam,
inscription ouïgoure découverte par klémentz
en sibérie (en
1882)
une de ces inscriptions rédigée en trois séries de caractères : chinois, ouïgour, runique[9]. Ainsi, d’Europe en Asie, la civilisation s’est propagée au moins quatre fois dans le sens de l’ouest à l’est, contrairement à une prétendue loi ; quatre écritures venues de l’Occident se sont succédé en Orient durant le cours des âges, l’écriture cunéiforme, les runes, le syriaque et le russe.

A l’époque où les formes religieuses issues de la civilisation bouddhique se généralisaient en toutes les contrées de l’Asie continentale et insulaire, les cultes d’origine sémitique avaient également accès en Chine. D’après une pierre des environs de Hsi-ngan[10], érigée en l’an 781 et portant une inscription bilingue, syriaque et chinoise, les Nestoriens, qui se distinguaient entre toutes les sectes dérivées du christianisme par le sérieux de leurs études, la dignité de leur conduite et la hardiesse de leurs entreprises, avaient pénétré en Chine dès 635, fondant de nombreuses communautés dans chacune des provinces. Même le mouvement religieux auquel ils donnèrent naissance influa d’une manière profonde sur les événements politiques.

Parmi les royaumes secondaires nés dans l’Asie centrale, on cite celui des Khitan — origine de l’appellation la plus commune de la Chine au moyen âge, et persistant encore en Russie, Cathay, Khitaï — qui fondèrent leur empire en dehors de la Grande Muraille, en Mongolie, et dont la domination s’étendit du Baïkal à l’Aral. Un de leurs khan ou khorkhan, Yelintache, roi des Kara-Khitan qui vivait au douzième siècle, acquit un grand renom comme législateur. On croit qu’il appartenait à la secte des Nestoriens, et c’est lui qui aurait pris dans la légende chrétienne une si grande importance sous le nom de « Prêtre Jean »[11]. Les croisés qui entendirent parler de sa puissance s’imaginèrent qu’ils pourraient s’allier avec lui contre l’Islam, l’ennemi commun, mais ils ne savaient point dans quelle contrée précise il demeurait et ne connaissaient même point la route à suivre pour se diriger vers lui. Au xiiie siècle, lorsque Louis IX envoya vers
pierre runique des environs d’upsala
Hauteur : deux mètres.
les Mongols ses ambassades fameuses, c’est le prêtre Jean qu’il espérait découvrir, mais déjà l’empire des Kara-Khitan avait succombé depuis un siècle et l’on n’en conservait qu’une tradition incertaine. Cependant, les légendes ne veulent pas mourir, et, puisque les missionnaires ne réussissaient pas à trouver le prêtre Jean chez les Nestoriens d’Asie, c’est parmi les Abyssins d’Afrique, chrétiens, eux aussi, à leur façon, qu’on voulut trouver ce personnage mythique : au milieu du quatorzième siècle, la migration du prêtre sur le continent était complètement fixée par la légende.

Les Juifs avaient été, comme leurs ennemis, les chrétiens, au nombre des immigrants qui vinrent demander un asile à la Chine, à la « vieille grand’mère », ainsi que la nomment les Coréens. D’après la tradition unanime, l’époque de leur exode aurait été celle pendant laquelle régna la dynastie des Han, correspondant au deux derniers siècles de la république Romaine, aux deux premiers de l’empire : il serait donc fort possible que la cause de leur exil, volontaire ou forcé, eût été la prise de Jérusalem et la perte définitive de l’indépendance Israélite. Pendant tout le moyen âge, les communautés juives se maintinrent isolées en diverses parties de la Chine ; mais le manque de relations avec les coreligionnaires du monde occidental et l’ignorance grandissante du passé religieux et historique finirent par livrer la plupart des groupes à la mentalité ambiante du monde chinois, excepté là où l’arrivée des Musulmans permit aux Juifs délaissés de se rattacher par la conversion à la religion plus puissante des monothéistes de l’Islam : ceux-ci, visiteurs fréquents des cités du littoral chinois, ou bien immigrants venus par terre dans le Yunnan ou le Kansu, constituaient, et constituent encore par leur propagande, un élément religieux de grande importance dans l’ensemble de la population chinoise[12]. Le nom chinois de Hoï-hoï, désignant les anciens Ouïgour, aujourd’hui disparus, prouve qu’ils sont connus depuis douze cents ans au moins dans la Chine occidentale.

travail de la soie, décoconnage

De ce côté, ce sont surtout des Turcs qui furent les porteurs de la foi mahométane, tandis qu’au sud-est et à l’est, ce furent les marchands arabes. Déjà, bien avant l’hégire, des marins du Yemen et de l’Hadramaut cinglaient vers les mers orientales de l’Asie, poussés par les moussons : d’après le témoignage de Cosmas Indicopleustes, le commerce de la soie n’aurait jamais été interrompu par les routes de la mer, et les Arabes en furent toujours les intermédiaires. Les premiers géographes arabes qui décrivent la Terre à l’époque où se fit la grande expansion religieuse de leur race parlent surtout d’un certain Suleïman, habile navigateur, qui traversa successivement les « sept » mers pour gagner un port de la Chine méridionale : les sept mers sont faciles à retrouver, grâce aux points de repère que marquent les îles et les détroits ; Ceylan et Sumatra sont évidemment les premières étapes au delà desquelles les eaux de la mer intérieure, rétrécie par les nombreux archipels de l’Insulinde, se divisent en de nombreux bassins. Dès la fin du huitième siècle, les annales mentionnent l’arrivée régulière des marchands arabes dans le port de Gampon, que l’on croit avoir disparu sous la violence répétée du mascaret ; cependant une ville murée, qui porte le même nom sous la forme de Kamp’u, se voit encore sur la rive septentrionale de la baie de Tche-kiang ou Hang-tcheou : c’est bien dans la même région du littoral chinois que n’a cessé de se maintenir depuis cette époque le centre d’attraction du commerce de l’Extrême Orient. La visite des Arabes, suivie plus tard de celles des marins occidentaux, fut le point de départ de relations constantes qui rattachèrent la Chine au reste du monde et préparèrent la future solidarité des hommes.

travail de la soie, teinture

L’empire du Milieu était alors bien certainement le pays du monde qui occupait la première place par la culture de ses habitants et par leurs progrès soutenus dans toutes les œuvres de la civilisation. La forme politique et sociale de la Chine répondait alors plus exactement qu’à aucune autre époque à l’idéal de Confucius, celui que présentent les familles réunies autour des pères, ceux-ci groupés en communes et les communes serrées en une collectivité d’hommes conscients d’une morale réciproque. Cette vaste société à laquelle ils étaient heureux d’appartenir se désignait au moyen d’un terme général « la Terre et l’Eau », qui témoigne d’un grand sens de l’harmonie des nations avec le sol nourricier[13].

Les temps les plus prospères de la Chine paraissent avoir été ceux qui s’écoulèrent du septième siècle au dixième. Pendant une grande partie de cette période, qui correspond à la dynastie des Tang, toutes les nations de l’Asie orientale restèrent groupées en un bel ensemble politique autour des riches provinces de la Fleur du Milieu qu’arrosent les deux grands fleuves Hoang et Yangtse. Les sciences et les arts se développèrent et, parmi eux, l’art par excellence, imprimerie, qui donne à l’homme le moyen de reproduire sa pensée en toute précision et de la répandre par milliers d’exemplaires. Dès l’an 593, l’empereur Wenti aurait donné l’ordre de reproduire un certain nombre de classiques par la gravure sur bois, « art connu déjà depuis longtemps[14] », et, dans les temps qui suivirent, on appliqua ce procédé d’une manière générale, ainsi que la gravure sur pierre et sur cuivre et les caractères mobiles ; mais les milliers de signes dont on avait besoin pour reproduire les ouvrages de littérature, d’histoire et de philosophie ne permettaient guère d’employer ces types mobiles, si ce n’est pour les ouvrages populaires, dans lesquels on n’utilise qu’une faible proportion de mots.

N° 350. Grand Canal de Chine.
Y. L. indique le tracé du Yuen-liang-ho dont il est question à la page 180.

Durant cette grande époque, les artistes chinois étaient incontestablement les premiers dans le tissage des soieries, dans la fabrication des laques, des porcelaines, des bronzes. Les ingénieurs de la Chine se livraient aussi à des travaux que partout ailleurs nul ne songeait à entreprendre. C’est au VIIe siècle que l’on conçut l’œuvre gigantesque de réunir, par une large voie navigable de plus de 1 000 kilomètres en longueur, les trois grands fleuves du centre et du nord, le Yangtse, le Hoang-ho et le Pei-ho. Malgré la dangereuse traversée du fleuve Jaune qui change fréquemment de lit et tantôt inonde les campagnes, tantôt les colmate de ses alluvions, on eut l’audace d’utiliser toutes les mares, toutes les anciennes coulées, tous les courants partiels de la plaine intermédiaire et de les unir en un chemin liquide, très inégal en largeur et
Musée Guimet.Cl. Giraudon
baton de commandement en jade
en profondeur, mais partout suffisant pour le passage des bateaux de transport qui fournissent aux habitants des contrées septentrionales les vivres produits en abondance par les agriculteurs du midi. Ce chemin est le Yun-ho ou le « Grand canal», que l’on a cessé d’utiliser dans son entier depuis que la navigation a rendu les voies de la mer extérieure si peu coûteuses, mais qui n’en servit pas moins pendant un millier d’années, merveille de génie pratique, laborieusement entretenue par mille moyens ingénieux.

Ce fut également une belle œuvre d’initiative dans l’utilisation des ressources naturelles d’un pays que l’établissement du canal de navigation maritime l’on aménagea par le rattachement des rivières bout à bout dans la partie occidentale de la péninsule de Chan-lung, entre la baie de Kiao-tchou et le golfe de Pelchili. Ce canal, creusé vers 960, ne pouvait d’ailleurs servir au passage des jonques pendant toute l’année. Non pourvu d’écluses et n’ayant d’autres digues que des levées de protection pour les campagnes riveraines, il restait presque sans eau dans les temps de sécheresse, les jonques y pénétraient en venant du sud pendant la mousson méridionale, puis revenaient du nord avec la mousson contraire, sans avoir eu à doubler les promontoires dangereux du Chan-tung oriental. Le canal, qui ne sert plus aujourd’hui que pour l’égouttement des campagnes, souvent inondées par les grandes pluies, était désigné sous le nom technique de Yen-liang-lio, c’est-à-dire « Fleuve pour le transport des denrées venues de loin ». (A. Gaederiz.)

La construction de ponts « édifiés pour l’éternité » est aussi une spécialité du maçon chinois.

Le Romain a élevé des arches superbes qui vivent depuis près de 2 000 ans, mais celles du Chinois ne sont ni moins belles, ni moins anciennes et servent encore aujourd’hui au trafic des
Musée Guimet.Cl. Giraudon
baton de commandement en jade
paisibles fils de Han sans qu’une pierre ait été dérangée par l’homme ou par le courant (Marcel Monnier). Pour ses ponts magnifiques, pour ses travaux de régularisation de rivières, notamment le barrage de la haute vallée du Min, les environs de Tcheng-tu, au cœur même de la Chine, sont absolument remarquables.

Les routes que l’on construisit aux siècles qui correspondent au moyen âge de l’Occident, étonnèrent aussi les premiers voyageurs européens admis dans l’intérieur de la Chine. Sauf quelques restes des antiques chaussées romaines, ils n’avaient, dans leurs patries respectives, aucune voie de communication qu’ils pussent comparer à celles de l’Extrême Orient. Telles routes chinoises par exemple celle qui franchit les monts de la Chine orientale entre le Wei-ho et le Min-kiang, puis celles qui unissent le Hoang-ho et le Yangtse, le Yangtse et Canton, ont été taillées dans la roche vive pour la gravir en lacets ou en marches d’escalier ; d’autres passent en souterrains ou en longs viaducs à travers escarpements ou marécages ; d’ailleurs, œuvre d’un peuple économe de son terrain, elles n’ont d’ordinaire que juste la largeur qui convient pour le va-et-vient des piétons et porteurs de palanquins. Dans les seuls passages de grand trafic, on leur a donné assez d’ampleur pour laisser défiler plusieurs charrettes de front.

Parmi tous les travaux des « ponts et chaussées », le plus remarquable ouvrage de la Chine, qui, du reste, n’est encore égalé nulle part, date également de la dynastie des Tang : c’est la digue-viaduc qui, s’enracinant à la forteresse de Tsi-haï, située à la bouche de la rivière Ning-po, borde le rivage méridional de la baie de Hang-tcheu, sur une longueur de 144 kilomètres, et se compose d’environ quarante mille travées ; le chemin de halage qu’il porte dessert un canal de navigation et d’assèchement dont les énormes dalles, recourbées à la base, protègent les polders de l’intérieur contre le formidable mascaret de la baie.

C’est à l’extrémité occidentale de l’estuaire que s’élevait l’agglomération industrielle et commerciale la plus active de la Chine, la métropole du midi de l’empire avant Nanking et Chang-haï, la fameuse Quinsay de Marco Polo devenue Han-tcheu, la « nobilissime cité, sans faille la plus noble et la meilleure qui soit au monde ».
N° 351. Digue-Viaduc de Ning-po.

Tandis que s’accomplissaient dans la Fleur du Milieu les merveilles de la civilisation du midi, la pression des nomades avides et pillards s’accroissait sur la frontière du nord. Les armées chinoises luttaient incessamment, avec des succès divers, contre les Tartares et les Mandchoux d’outre Muraille. À la fin la poussée devint irrésistible et les Mongols, descendant de leurs plateaux herbeux, pénétrèrent dans les campagnes basses qu’arrosent les grands fleuves. D’ailleurs, s’il y eut agression des Mongols contre le monde chinois, c’est que l’influence du grand empire méridional s’était déjà fait sentir depuis longtemps de l’autre côté de la Grande muraille et que la gloire s’en était répandue. De même que les barbares de Germanie furent attirés dans les riches cités de l’empire romain par la renommée de leur opulence, de même les Mongols avaient subi la hantise de tous les trésors accumulés dans les grandes ruches humaines de la Fleur du Milieu. Ainsi que les Goths, les Hérules et les Vandales, les Mongols avaient ou à servir comme mercenaires ou alliés dans les armées des empereurs voisins ; ils avaient appris en qualité de parasites leur métier de conquérants. Et l’atavisme guerrier des luttes d’autrefois se réveillait souvent en eux.

D’après leurs légendes, les Mongols n’étaient pas uniquement une nation de bergers nomades. Nombre de tribus qui se rattachaient à eux, tout en séjournant dans les hautes vallées des monts, connaissaient aussi l’industrie, le commerce, les arts ; comme mineurs et métallurgistes, ils prirent part à cette initiation des nations occidentales qui s’accomplit par des rites secrets, par l’intermédiaire des Cabires et autres peuplades avouées aux divinités du Feu. D’après une tradition que rapporte Lenormant, les anciens Mongols avaient vécu dans une vallée de l’Altaï fermée de tous côtés par d’infranchissables montagnes de fer : pour sortir de ce paradis où ils avaient passé des âges heureux, mais qui finit pourtant par leur paraître une prison, il leur fallut s’ouvrir un défilé dans le rempart de métal au moyen d’un feu, violent qui liquéfia la masse ; Djenghis-khan, auquel le mythe prête tant d’origines fabuleuses, prétendait descendre du premier forgeron qui alluma l’incendie ; d’autres lui donnaient pour ancêtre le « loup bleu venu de par delà les grandes eaux[15] ».

Du côté de la Chine, l’invasion mongole prit un caractère très différent de celui qu’elle eut vers l’Asie antérieure et l’Europe. Elle fut moins barbare, comme si les assaillants avaient gardé devant les yeux la majesté de l’empire ; c’est ainsi que des Germains hésitèrent plus d’une fois devant Rome, même lorsqu’elle était sans défense. Et puis l’ambition des Mongols n’était point d’imposer aux Chinois leurs mœurs, leur langue et leur civilisation, elle fut au contraire d’atteindre ou de dépasser les « Fils du Ciel » dans la culture confucienne, dont ils reconnaissaient l’absolue supériorité ; ils voulaient se faire Chinois, et leurs chefs, façonnés à l’étiquette traditionnelle, se conformèrent à toutes les coutumes de la nation policée dont ils avaient triomphé ; seulement ils y apportèrent plus de fougue et d’originalité. Le fameux Kublaï-khan, qui régna sur la Chine de 1260 à 1294, fut certainement un des empereurs qui se distinguèrent le plus par l’initiative. Il aurait une place à part parmi les souverains de l’Extrême Orient quand même il n’aurait pas été celui qui, en accueillant les marchands vénitiens de la famille des Poli, établit les premières relations directes de la Chine avec l’Europe occidentale.

Quant aux marches guerrières à l’ouest de leur territoire natal, les hordes mongoles les pratiquèrent d’effroyable façon. Leurs invasions sont, de tous les événements racontés par l’histoire, ceux qui ont fait verser le plus de sang et laissé après eux les plus vastes solitudes. Si horribles, si monstrueuses qu’aient été les luttes des nations dans tous les pays du monde, avant et après le temps des incursions mongoles, elles n’égalèrent point cette abominable tuerie, cette dévastation de fond en comble que rappellent les noms de Djenghis-khan et de Timur-lenk. Si « la paix n’est qu’un beau rêve », ainsi que nous l’a dit un grand stratégique moderne presque en mourant, comme une parole testamentaire, il faut en conclure que la réalité c’est la guerre, et, dans ce cas, l’apogée de l’humanité serait représentée par la période des exterminations mongoles.

Les conditions du milieu qui permirent aux Mongols de se faire la nation conquérante par excellence ne se retrouveront plus, car depuis cette époque la surface de la Terre a changé quelque peu et, dans une bien plus forte mesure, les populations elles-mêmes. Sans doute une longue plaine facile à parcourir, si ce n’est au passage de larges fleuves, se développe, de nos jours comme alors, à travers une grande partie de l’Ancien Monde, de la chaîne bordière du Pacifique jusqu’à la Baltique et à la mer du Nord, mais alors les obstacles élevés par les hommes dans cet immense champ de course étaient faciles à tourner ou à réduire, et les populations clairsemées n’étaient pas en nombre pour se grouper en masses cohérentes et résister à de soudaines attaques : elles se trouvaient dans les conditions de villageois au-dessus desquels coulent les eaux d’un fleuve qui déborde ou que menacent des neiges surplombantes.

D’après une photographie de M. A. Ular.
pyramides en l’honneur des divinités mongoles
Après Lhassa, le plus important couvent du Tibet.

Djenghis-khan, ou tel autre souverain mongol, lançait une expédition rapide en avant de l’armée, les cavaliers les plus hardis se présentaient en foule, prêts à chevaucher jour et nuit jusqu’au bout de leur course, n’ayant d’autres provisions qu’une poche pleine de koumis et des briquettes de lait condensé, car les pasteurs mongols n’avaient pas attendu nos chimistes modernes pour apprendre l’art de conserver le lait sous une forme solide. Quand toute nourriture venait à leur manquer, ils sautaient à bas de leur monture, lui ouvraient une veine, se restauraient d’une gorgée de sang, puis, après avoir fermé la plaie avec une substance astringente, se remettaient en selle. Chaque guerrier poussait devant lui ses chevaux de rechange, jusqu’à dix-huit, disent les chroniques, et de hauts nuages de poussière se propageaient à travers les plaines comme une fumée d’incendie, annonçant, parfois des heures ou des jours à l’avance, le déluge d’hommes qui s’approchait des populations vouées à la mort. Derrière ces avant-gardes, le gros de la nation cheminant à son aise n’avait pas besoin de convoi d’approvisionnements ; ses troupeaux lui suffisaient ou du moins lui permettaient d’attendre la razzia faite sur le bétail de l’ennemi.

Les larges fleuves n’arrêtaient point ces nomades. En hiver, ils passaient sur la glace ; dans les autres saisons, ils construisaient des cadres en bois entre lesquels ils tendaient des nappes de cuir où ils plaçaient les armes, les objets précieux, parfois les femmes et les enfants : on attachait ces cadres à la queue des chevaux, et le convoi, entraîné contre le courant, traversait le fleuve sous la protection des archers qui, rangés en deux bandes à l’amont et à l’aval, étaient prêts à fondre sur les ennemis lorsque ceux-ci attendaient sur la rive opposée ; souvent aussi ils faisaient choix d’un passage où, le flot les déposant sur une pointe de sable, ils pouvaient se réformer en ordre de combat. On raconte que maintes fois les Mongols capturèrent des embarcations à la nage, comme le firent plus tard, pendant la guerre de l’Indépendance sud-américaine, les Llaneros du Venezuela, autres nomades que l’on vit un jour attaquer et conquérir une flottille espagnole en plein fleuve Apur, accompagnés, il est vrai, dit la légende, par un escadron de héros invisibles, el escadron de las ànimas.

L’adresse de ces cavaliers mongols, se mouvant avec une liberté parfaite sur leurs montures comme s’ils ne faisaient qu’un seul corps avec elles, leur permettait aussi d’attaquer les ennemis suivant une tactique inusitée et d’autant plus dangereuse pour l’adversaire. Si, en arrivant au grand élan de leurs chevaux, ils se heurtaient à une masse d’infanterie trop solidement retranchée, immédiatement ils fuyaient, du moins en apparence, mais en se retournant face à l’ennemi et dardant leurs flèches contre lui. Que celui-ci se hasardât à la poursuite, et soudain ils reprenaient l’offensive, dirigeant toute la masse de leurs chevaux sur un point faible de la foule des poursuivants et massacrant ceux qui s’étaient aventurés au dehors du gros de l’armée. Puis, tournoyant sans cesse auprès de l’ennemi, ils finissaient par lasser sa constance et son attention au moyen de feintes attaques jusqu’au moment où ils découvraient un point favorable pour forcer une entrée dans le camp, et l’extermination continuait tant qu’il restait homme debout. Dans leurs campagnes ils immolaient aussi tous les habitants qu’ils trouvaient sur leur passage. De cette manière ils n’avaient pas à craindre qu’on les inquiétât sur leur ligne de retraite ; d’ailleurs, quand ils voulaient rentrer dans la steppe natale, ils cherchaient à traverser d’autres contrées ayant encore des villes à piller, des troupeaux à saisir ; grâce à leur cohésion, les Mongols pouvaient se présenter dans tous les pays à conquérir avec le grand avantage que donne la force du nombre. Sans doute leur race était numériquement très inférieure aux peuples dont ils traversaient les territoires, mais les résidants, impuissants à se réunir en forces aussi considérables, ne résistaient guère que sous la protection de fortes murailles. Longtemps même il sembla que le destin conduisît les Mongols : ils fascinaient leurs adversaires qui se laissaient massacrer.

Une autre cause des victoires mongoles provenait de la réelle supériorité d’initiative que la pratique constante de la liberté avait donnée à ces nomades : ce n’étaient point des soldats mercenaires ou des recrues assemblées en troupeaux, comme les serfs de l’Europe retirés à la charrue ou à leurs industries ; ils partaient librement pour la guerre et n’obéissaient qu’aux chefs choisis par eux dans les grandes assemblées de la steppe. C’est par élection que se constituait l’armée : les combattants élisaient leurs dizeniers, qui, à leur tour, nommaient leurs centeniers, et ainsi, par élections successives, on désignait les chefs de mille, de myriades ; enfin de choix en choix on remontait jusqu’au Grand khan, au Seigneur des seigneurs dont le pouvoir devait être confirmé en de vastes assemblées, dans le kouroultaï, où toute la nation, siégeant à cheval et en armes, possédait voix délibérative et décisive. Evidemment l’exercice du pouvoir absolu modifia bientôt cet état de choses, mais en principe, le grand khan restait l’élu, ainsi qu’en témoigne le yassak ou recueil de coutumes colligé par Djenghis-khan. Ce code de l’empire déclarait en termes formels que le peuple assemblé avait le droit et le devoir de déposer des souverains injustes. Dans les premiers temps de la domination mongole, ces garanties constitutionnelles n’étaient point de vaines paroles. Les maîtres, devant qui tremblait le monde, respectaient leurs sujets et veillaient à ce que justice leur fût rendue. Même les sujets appartenant à une race naguère ennemie étaient équitablement traités par eux. On cite l’exemple de l’empereur Ogotaï, fils de Djenghis-khan, qui fit mettre à mort un dénonciateur mongol parce qu’il avait indûment pénétré dans la tente d’un musulman.

Les Mongols, partis de leurs steppes au commencement du xiiie siècle, ramassèrent en route des alliés de toute origine, et peut-être même leur grand chef Temudjin, qui fut élu en 1206 comme « Seigneur des seigneurs », le formidable Djenghis-khan, était-il de race turque. Mais tous les Mongols ne formaient avec lui qu’un corps et qu’une âme. Leur premier choc fut irrésistible. Sortant de leurs steppes natales par la large porte de Dsungarie, ouverte entre Altaï et Tian-chan, ils voyaient s’étendre devant eux tout le vaste espace, sans autre obstacle que les fleuves, se prolongeant à l’ouest jusqu’à l’Oural, au sud jusqu’aux chaînes bordières du nord de l’Iranie et à l’Hindu-kuch. Ils commencèrent par dévaster toutes ces plaines, dont ils rasèrent les cités, remplacées par des pyramides de têtes, et, grossissant leurs forces des populations qui restaient, continuèrent leur route vers l’Asie méridionale et l’Europe. De ce côté, la route est facile, grâce à l’ample « Porte des peuples », ménagée par la nature entre les chaînons divergents de l’Oural et les montagnes du Mogudchar, au nord de la Caspienne.

Dès l’année 1224, Djenghis-khan s’avançait jusqu’aux bords de la mer d’Azov et, renversant toutes les armées qui voulaient lui barrer le passage, subjuguait la Russie méridionale. Puis, en 1237, Batu-khan pénétrait dans le bassin de la Volga à la tête de 300 000 cavaliers et, en moins de trois campagnes, il anéantissait toute résistance. Ensuite il s’attaque à la Hongrie, à l’Allemagne sans être arrêté par un désastre, comme Attila. La dernière bataille (1241), livrée par les Mongols, près de Liegnitz, en Silésie, fut une victoire sur la chevalerie de l’Europe orientale ; toutefois ce triomphe, péniblement acquis, arrêta la marche directe des hordes touraniennes vers l’Occident : elles infléchirent vers le sud, puis, après s’être heurtées, sans la prendre, à la citadelle d’Olmùtz, elles détruisirent Buda (Ofen) à laquelle Pest ne faisait point encore vîs-à-vis, s’avancèrent même jusque dans le voisinage de Vienne et, par-delà les Alpes, atteignirent les campagnes adriatiques de la Dalmatie.

N° 352. Empire des Fils de Djenghis-Khan.

Le grisé serré recouvre les monts au-dessus de 2 000 mètres, le grisé lâche le territoire que n’envahirent pas les Mongols. Il est peu probable que le haut Nord se soit aperçu de la domination du fils de Djenghis-khan.

Si les dévastations ne continuèrent pas plus longtemps, c’est que les armées d’invasion furent rappelées en Mongolie pour assister au grand kouroultaï, causé par la mort d’Ogotaï, le fils de Djenghis. Kuyuk, encore jeune garçon, fut élu, avec sa mère comme régente, mais suivant des procédés électoraux qui témoignent de révolution rapide accomplie entre la démocratie primitive et la dynastie absolue. Le vote fut unanime, accompagné de la déclaration suivante : « Jusqu’à ce qu’il n’existe plus de ta race qu’un morceau de chair ou qu’un peu d’herbe frottée à ta graisse, nous ne donnerons à personne autre la dignité de Khan ! » Le sceau de Kuyuk portait ces mots, souvent imités depuis : « Dieu dans le ciel et Kuyuk sur la terre. » (D’Ohsson.)

Au milieu du xiiie siècle, lorsque l’empire mongol atteignit sa plus grande extension, le pays qu’avaient foulé les sabots des chevaux tartares comprenait un espace démesuré pour ses propres maîtres, et que les connaissances actuelles permettent d’évaluer à vingt-huit millions de kilomètres carrés. C’est près de moitié en plus que ne possède de nos jours l’empire britannique avec ses immenses
écriture araméenne
Table à libation trouvée en Égypte.
dépendances dans tous les continents et toutes les mers, ou la Russie avec ses annexes sibérienne et turkestane. A la Mongolie et aux plaines interminables du nord sibérien s’étaient ajoutés, à l’est la Chine et une partie de la péninsule indo-chinoise, à l’ouest le Turkestan et la Slavie, tandis qu’au sud, Hulagu s’était emparé de Bagdad en 1258, avait inféodé les Turcs seldjoucides d’Asie Mineure et conquis l’Iranie jusqu’à l’Indus. Déjà Djenghis-khan mourant parlait à ses successeurs de l’immensité de son empire, si vaste que « pour se rendre du centre à l’une de ses extrémités, il ne fallait pas chevaucher moins d’une année ». Toutefois, à l’ouest, les conquêtes mongoles avaient été arrêtées par la mer, sauf dans le golfe d’Okhotzk, où les cavaliers attendaient l’hiver pour aller sur la glace attaquer les pêcheurs goldes et mandchoux. Les grandes expéditions navales de Kublaï-khan ne réussirent point dans leurs tentatives contre le Japon et contre Java.

L’unité politique de l’empire mongol dura pendant un demi-siècle environ, tant l’orgueil de la domination avait solidement uni les vainqueurs et tant l’effroi de la mort avait subjugué les vaincus. Aussi longtemps que le centre du pouvoir se maintint dans cette Terre des herbes d’où le mouvement s’était propagé, aussi longtemps le fonctionnement du prodigieux organisme se fit au profit de l’absolutisme unitaire. Déjà les chroniques chinoises du viiie siècle mentionnent un camp du haut bassin de la Salenga, Holin ou Khorin, dont le nom turc originaire paraît avoir été Kara-kuran ou le « campement noir » : c’est la capitale connue sous le nom de Karakorum ; l’empereur mongol Ogotaï la choisit en 1234, y fit converger les nouvelles expéditions de tous les coins du monde et y reçut les ambassadeurs des rois suppliants ou alliés. Du reste, simple halte impériale au milieu de la steppe, Karakorum ne comportait aucune utilisation du sol, aucune industrie pour l’exportation d’objets précieux : elle ne servait qu’à l’hébergement des grands fonctionnaires et des fournisseurs nécessaires à l’entretien somptueux de la table et de la maison impériales. D’après le moine Rubruk, la « cité n’est pas aussi bonne que le bourg de Saint-Denis ».

D’après une photographie de M. A. Ular.
ruines de karakorum


Il est vrai que des lieux de marché chinois et musulmans se tenaient dans la plaine, en dehors de l’enceinte, souvent animés par une grande population flottante. L’existence d’une ville dans la solitude herbeuse s’accorde si peu avec les mœurs nomades que les ruines de Karakorum restèrent longtemps ignorées des voyageurs. On les connaît maintenant grâce à Paderin et à Yadrintzev, et l’on a recueilli avec soin les inscriptions de leurs murailles, déchiffrées par les premiers explorateurs auxquels se sont joints Ileikel, Thomsen, Radlov. Ces inscriptions que l’on désignait d’abord comme « runiques » sont rédigées en turc et à peine mélangées de quelques mots chinois reproduisant les titres des dignitaires ; mais, par un étrange croisement des civilisations, l’écriture employée par les graveurs se rattache au système de l’alphabet araméen. Les Nestoriens avaient apporté ces lettres syriennes, que Turcs et Mongols utilisèrent à défaut d’écriture propre : ainsi se mélangeaient et se brassaient les civilisations diverses de l’Asie.

Le « campement noir » ne resta pas longtemps la capitale unique d’un royaume qui s’étendait sur plus de 10 000 kilomètres de l’est à l’ouest. Dans les vingt années qui suivirent la mort de Djenghis, ses fils et leur famille se rendirent indépendants de fait de l’empereur et se choisirent sur le pourtour de l’empire des résidences appropriées à leur domaine. Hulagu, le conquérant de l’Asie antérieure, se fixa à Maragha[16], près du lac d’Urmiah, au cœur de l’antique Azerbeidjan et, acceptant l’influence de l’astronome Nasr Edin, fit de cette ville un centre d’études de premier ordre. Dès après la prise de Bagdad, en 1259, un observatoire y fut construit, une bibliothèque se forma, des astronomes et d’autres savants y furent appelés de toutes parts et les élèves affluèrent ; l’équipement scolaire comprenait, nous dit-on, des globes célestes et des sphères terrestres avec indication des régions habitées. Maragha et sa voisine Tabriz Remplacèrent aussi Bagdad dans son rôle commercial et Trébizonde devint le grand port de l’Orient méditerranéen[17]. Si terrible qu’il pût être sur le champ de bataille, Hulagu était d’une tolérance parfaite en matière religieuse, aussi les moines ne manquèrent pas d’affirmer qu’il avait embrassé la Vraie foi. Il avait, du reste, épousé une chrétienne et la tombe des deux époux se trouve encore près de Maragha.

D’ailleurs les Mongols, après cinquante années de guerres extérieures, avaient cessé d’être des Mongols, tout en ayant gardé l’orgueil national et le prestige de leurs infaillibles victoires. Le gros des armées ne se composait plus des peuplades primitives : aux Khalka, aux Eleut, aux Ordos de race s’étaient mêlés des gens de toutes les nations, entraînés dans le grand déluge : Dsungares, Ouïgour, Tartares, Khirghiz et autres Turcs, Bachkir, Koumanes, Pelchénègues et autres Finnois. Les Slaves étaient aussi représentés en grand nombre parmi eux, et les noms cités par Rubruk prouvent que les aventuriers européens de Bysance, d’Allemagne et d’Italie s’étaient empressés en foule d’aller offrir leurs services aux destructeurs de la chrétienté. L’esprit de l’armée avait changé en même temps que ses éléments ethniques, et les soldats avaient graduellement cessé d’être des guerriers libres, élisant leurs chefs, pour devenir de simples pillards, guidés seulement par l’appât du butin. De leur côté, les « Seigneurs des seigneurs », suivant la pente naturelle qui entraîne les hommes vers le pouvoir, ne se reconnaissaient plus volontiers comme des élus de leur peuple et préféraient se considérer comme des maîtres absolus, de par la volonté de Dieu, qui se confondait avec leur propre volonté : tous leurs décrets étaient rendus « par la puissance du ciel inébranlable ». La mort les faisait dieux, cependant à certains égards on les traitait encore comme ayant été de simples hommes, puisqu’on leur donnait des compagnons pour les suivre dans l’autre monde. On sacrifiait autour du corps les chevaux qui l’avaient porté, on égorgeait aussi quarante jeunes filles pour former son harem d’outre-tombe, et tous les hommes que rencontrait la procession mortuaire étaient tués pour servir d’escorte. On dit que vingt mille hommes furent ainsi favorisés du destin qui en faisait les gardes du corps de l’invincible Djenghis. D’après les récits populaires, une forêt aurait poussé dans l’espace d’une nuit pour cacher aux yeux profanes l’endroit mystérieux où fut déposé le grand ancêtre des khan.

Devenus les souverains d’une moitié du monde, les empereurs mongols ne pouvaient manquer de recevoir les hommages de leurs adversaires, les rois chrétiens qu’ils faisaient trembler sur leurs trônes. En 1245, quatre ans après Liegnitz, le pape envoya d’abord en Tartarie un moine, Ascelin, qui, paraît-il, s’y prit fort mal en ses tentatives de conversion, et que le khan eut l’envie de faire écorcher vif. Néamoins il finit par le renvoyer sain et sauf, en mandant au pape : « Nous ne savons pas ce que ton envoyé nous a dit ; si tu tiens à nous faire comprendre le sens de tes paroles, viens toi-même ». L’année suivante, un autre légat, Plan-Carpin, se dirige vers le pays des Tartares « fils de l’enfer » et se présente devant Kuyuk-khan, après un voyage de seize mois, mais il ne rapporte de son séjour dans « l’autre monde » que le récit de miracles divins et de prodiges diaboliques, mêlé à quelque impression fugitive des contrées parcourues. On cite aussi l’expédition d’un André de Longjumel, en 1248.

Le roi Louis IX fit choix, en 1253, d’un ambassadeur non moins pieux mais à l’esprit plus ouvert, le moine Rubruk, Ruysbroek, Rubriquis, des environs de Valenciennes. Comme ses prédécesseurs, l’envoyé de l’Europe chrétienne dut renoncer à convertir le Grand khan et, avec lui, tout son peuple ; il lui fallut même commencer par une sorte d’apostasie en se prosternant devant le souverain des Mongols comme devant un Dieu. Toutefois, il s’en tira comme il convenait à un prêtre, même avant la naissance des Jésuites, en faisant servir mentalement cet acte d’adoration à une fin chrétienne et invoquant son Père Eternel pour la conversion de Mangu-khan. Le bon moine avait bien d’autres cas de conscience à résoudre, il lui semblait voir des sortes de chrétiens parmi les idolâtres qui l’entouraient, puisque leurs prêtres pratiquaient le célibat, se tonsuraient la chevelure et portaient mitre, chasuble et chapelets, tous objets identiques à ceux qui lui étaient familiers, mais, à côté de ces indices de la Vraie foi, que de cérémonies abominables, certainement inspirées par le démon ! La chose odieuse par excellence n’était-elle pas la tolérance universelle que les khan étendaient sur les cultes de toute espèce, chamanisme et bouddhisme, islamisme et nestorianisme ?

L’homme du moyen âge chrétien, pénétré de l’enseignement formel de l’Église : Compelle intrare ! « Forcez-les d’entrer », ne comprenait pas la tranquille indifférence des khan à l’égard de ce qui lui semblait être le but même de l’existence. C’était pour lui « abomination de la désolation », tant il est vrai que la morale d’hier devient l’immorale d’aujourd’hui. Il n’admettait que la persécution au nom de l’unité religieuse, tandis que l’on cherche à présent cette même unité des âmes dans la libre discussion et la libre recherche de la vérité scientifique. Mangu-khan comprenait l’unité à un point de vue plus personnel. Quand il renvoya Rubruk à son maître, il le chargea de ce simple message : « Ceci est l’ordre du Dieu Eternel : Un Dieu, un Roi » ! Ne fut-ce pas aussi le rêve de Louis XIV et de tant d’autres ?

Heureux de cette tolérance religieuse qui scandalisait tant le moine Rubruk, les commerçants étrangers se pressaient à la cour du Grand khan pour y exercer leur industrie ou échanger leurs marchandises. Slaves et Germains, Italiens et Français s’ingéniaient à y faire fortune. Un jardinier, Guillaume, s’y distinguait par ses talents d’ordonnateur des fêtes. Mais la ruche des travailleurs était emplie surtout de Chinois, et, dans l’histoire de la géographie, la valeur de Rubruk lui vint tout d’abord des renseignements qu’il transmit en Europe sur les merveilles du travail qui s’accomplissait en Chine : le premier il noua des relations directes entre l’Extrême Orient et l’Extrême Occident.

N° 353. Voyages de Marco Polo.

L’itinéraire passant au nord de la Caspienne est celui que suivirent les deux frères Poli, Maffeo et Nicolo, lors de leur premier voyage en Extrême Orient (1260−1269). Ils repartirent en 1271 avec Marco, fils de Nicolo, passèrent à l’aller par l’Arménie, le golfe Persique, le Pamir, puis revinrent par mer vingt-cinq ans plus tard. Ce dernier voyage dura deux ans.

Toutefois ses récits ne devaient point émouvoir aussi profondément l’Europe que le firent, vers la fin du siècle, ceux du messer Millone, le voyageur commerçant qui fut ainsi dénommé par ses compatriotes vénitiens à cause des millions qu’il avait vus ruisseler dans les mains de Kublaï-khan, de ses ministres et de ses fournisseurs. Devenu lui-même un des personnages de la cour, peut-être gouverneur de province et envoyé confidentiel de l’empereur, Marco Polo eut toutes les occasions favorables pour connaître, pendant son séjour de près de vingt ans, 1275−1294, le pays d’adoption qu’il avait parcouru dans tous les sens. Son livre qu’il dicta plus tard dans une prison de Gênes, à l’un de ses compagnons Rusticiano di Pisa, et que l’on publia en français, la langue populaire paraissant à cette époque la plus claire et la plus policée, fut pour ses contemporains comme une révélation d’un monde nouveau, et les yeux des Occidentaux restèrent fixés sur cet empire du Soleil levant, le pays du jade et de la soie, des émaux, des porcelaines et des laques. Lorsque Vasco de Gama doubla le cap des Tempêtes, lorsque Colomb cingla hors de l’estuaire de Palos, ils regardaient de loin vers le royaume de Kathay et l’île mystérieuse de Zipango. Le Nouveau Monde serait certainement plus tard venu dans l’ensemble de la planète si Marco Polo, cheminant de l’Occident à l’Orient, n’avait pas fait signe à Colomb par-delà les âges et ne lui avait pas indiqué sur la rondeur de la Terre le chemin de l’Orient à l’Occident.

La désagrégation de l’empire des Mongols, hâtée par l’entrée des races les plus diverses dans les hordes guerrières, était inévitable quand les haines religieuses en arrivèrent à diviser géographiquement le pays conquis. Tandis que le gros de la nation mongole transformait en bouddhisme son chamanisme primitif, les envahisseurs de la Chine s’accommodaient aux doctrines de Confucius, les conquérants du Turkestan et de l’Iranie se faisaient mahométans, et l’aile européenne des armées d’invasion se laissait pénétrer quelque peu par la religion du Christ. Mais le maintien de l’unité politique devint complètement impossible quand le centre de la domination abandonna son lieu d’origine, au milieu de la Terre des herbes. Aussi longtemps que le cerveau de l’empire se trouva dans Karakorum, l’homogénéité géographique des vastes plaines de l’Europe et de l’Asie put correspondre à un organisme historique, mais, par suite de l’attraction naturelle qui se produit sur tous les peuples en marche, le grand mouvement d’exode des tribus mongoles et de toutes celles qui avaient été entraînées dans leur sillage devait graduellement dévier vers le sud.

C’est ainsi que, plusieurs siècles auparavant, les peuples barbares assaillant l’empire romain s’étaient sentis attirés vers les riches pays du midi par un irrésistible aimant, puis avaient disparu dans la population conquise quand ils eurent été soumis aux influences dissolvantes d’un nouveau milieu. Les Ostrogoths se perdirent parmi les Bysantins, les Lombards se fondirent avec les Celtes et les Latins de l’Italie, les Visigoths se firent Provençaux, Languedociens, Espagnols, les Suèves et les Alains cessèrent bientôt de se distinguer des Ibères d’Espagne et, dans la Mauritanie, se cherchent vainement les traces de l’invasion des Vandales. Dans chaque pays du midi, derrière chaque rempart de montagnes formant comme une sorte de clapet ou de fermeture, le
Cabinet des Estampes.
cavalerie russe au xiie siècle
peuple envahisseur se désagrégeait rapidement, comme une mouche tombée dans la corolle d’une fleur carnivore.

Même phénomène pour les Mongols : eux aussi dans toutes leurs expéditions conquérantes obliquèrent dans la direction du midi, vers les doux climats, vers les campagnes fertiles et les villes opulentes. Les Seigneurs des seigneurs, abandonnant leurs yourtes somptueuses, laissèrent bien loin derrière eux la Grande muraille et s’établirent dans les plaines fécondes du Pei-ho et du Hoang-ho, pour fonder la dynastie des Yuen et habiter les palais bâtis par les industrieux Chinois. Par cela seul, ils cessaient presque complètement d’être des Mongols et devenaient eux-mêmes Chinois. Le protecteur de Marco Polo, Kublaï-khan, qui avait pris sa résidence dans Khanbalik, la « Ville du kan », la cité qui, de nos jours, se nomme Péking ou « Cour du nord », était encore un Mongol par l’énergie de sa volonté et l’orgueil de sa race, mais il était Chinois par la culture intellectuelle. De nation distincte qu’ils étaient, les Mongols de la Chine devinrent une caste privilégiée, détenant les titres, le pouvoir et la richesse. C’est en raison de leurs abus d’autorité, et non en vertu de leur race, qu’ils furent odieux au peuple chinois et que celui-ci finit par se révolter. Après une guerre de plusieurs années, le parti national, auquel on avait refusé les places et les honneurs, l’emporta sur le parti des fonctionnaires et des soldats mongols, et la dynastie purement chinoise des Ming remplaça celle des conquérants du nord. Encadrée historiquement entre des empereurs mongols et des empereurs mandchoux, cette famille est restée populaire jusqu’à nos jours dans l’esprit des nationalistes chinois.

À l’ouest de la Mongolie et de ses prolongements asiatiques s’accomplissait une évolution parallèle à celle de la Chine : les khan tartares de la « Horde d’or » ou Kiptchak ne restaient point en communication directe avec les campements primitifs de la Mongolie. Etablis dans leur cité de Saraï, qui bordait sur une vingtaine de kilomètres en longueur la rive gauche de l’Achtuba, coulée latérale de la basse Volga, les khan n’exerçaient de souveraineté directe que sur les contrées à demi désertes de la Russie orientale, de Kazan au Don, et sur les bords de la mer Noire, notamment en Crimée. Séparés de leurs frères de race par le bassin de la Caspienne et les solitudes de l’Oust-Ourt, ils n’avaient non plus que des rapports médiats avec les Slaves du centre et de l’ouest de la Russie : ils les laissaient se gouverner à leur guise, guerroyer entre eux ou même contre l’étranger, pourvu qu’ils payassent l’impôt et vinssent faire hommage à Saraï. En réalité, ils n’étaient que les fermiers généraux des contrées précédemment conquises par les fils de Djenghis.

Un partage naturel de races s’était fait conformément aux conditions du milieu. Les populations, en grande partie « allophyles », des plaines à demi asiatiques de l’Est restaient soumises aux Mongols Kiptchak, tandis que les Slaves des régions tout à fait européennes de l’Ouest continuaient de vivre sous le gouvernement de leurs chefs d’origine normande, laissant une royauté puissante se constituer dans le Kremlin, au milieu des riches villages des bords de la Moskva, après avoir échoué à Souzdal et à Wladimir[18], et que, par l’intermédiaire des républiques de Novgorod et de Pskov, les Russes commerçaient avec les contrées riveraines de la mer Baltique. Le contraste géographique opposait les agriculteurs aux nomades : a l’ouest, les « terres noires », les paya boisés et ondulés fixaient les habitants au sol et absorbaient les hôtes ou ennemis de passage ; à l’est, la steppe laissait sans cohésion les tribus qui la parcouraient. Mais celles-ci, par le fait de leur isolement, perdaient graduellement en force : d’un côté, les Russes grandissaient à l’ouest, et de l’autre, se préparait une nouvelle poussée d’irruption asiatique, à la fois turque et mongole, celle de Timur. Pris entre les deux ennemis, ce qui subsistait de la Horde d’or fut exterminé par le « grand prince Ivan III, autocrate de toute la Russie », et Saraï fut détruite en 1480 : il n’en reste plus que des briques rompues, et les descendants des Tartares, devenus sujets russes, se disent actuellement Slaves et le sont réellement par la culture et la pensée.

Document communiqué par Mme Massieu.
ancien fort à tiflis

Entre la Horde d’or et le royaume de Hulagu, le Caucase restait insoumis et développait son existence en partie double, pour ainsi dire. Les multiples peuplades caucasiennes enfermées dans leurs vallées se concentraient en elles-mêmes et maintenaient une farouche indépendance vis-à-vis de leurs voisins. Les guerres étaient fréquentes et les montagnards possédant tous, par doit et avoir, un compte de vengeance à exercer et à subir, ne pouvaient trafiquer directement et devaient se faire représenter par des tiers ayant le droit de se montrer partout. Aux Juifs revenait ordinairement le métier lucratif de « francs voyageurs », permettant de se présenter en tous lieux sans crainte d’être mis à mort. Mais le passe-port universel donné aux « Juifs de la montagne », analogue à celui qui dans l’Inde est assuré aux marchands povindah, et qui naguère appartenait également aux Tsiganes d’Europe, n’allait pas sans être accompagné de certains inconvénients, car tout s’achète ici-bas. Les superbes Tcherkesses, les Lesghiens indomptés qui regardent fièrement leurs adversaires, les yeux dardés contre les yeux, accueillaient naturellement avec un certain mépris des hommes qui n’avaient pas de poignard dans la main et ne savaient pas haïr comme eux, qui se présentaient en souriant toujours humblement, le dos courbé, comme pour se faire pardonner l’odeur de l’étranger qu’ils apportaient dans leurs vêtements. Aussi le trafiquant juif devait-il se résigner à l’insulte, aux humiliations, même aux outrages. Son métier ne lui assurait pas le respect dû à des hôtes. Mais d’autres Juifs caucasiens n’exerçaient pas ce rôle d’intermédiaires qui, en tant de pays, est devenu le monopole de leur race : des groupes nombreux, notamment dans les hautes vallées du Daghestan, s’adonnent à l’agriculture ; ce sont les laboureurs les plus intelligents du pays lesghien et l’on se dispute leur vin et leur garance sur les marchés. Grâce à des habitudes héréditaires, ces Juifs ressemblent à ceux dont la Bible nous parle comme aimant à vivre à l’ombre de leurs oliviers et de leurs figuiers et se distinguent singulièrement des marchands et des prêteurs à la petite semaine par leur esprit de tolérance et par leur hospitalité.

Vers le centré de l’empire mongol primitif, les invasions qui s’étaient faites dans les pays turcs, et, plus au sud, dans l’Iranie, avaient eu également pour conséquences de grandes transformations ethniques. Les Turcs avaient fini par prédominer, même parmi ceux qui se réclamaient du nom de Mongols, c’est-à-dire chez les khan de Djaggataï, dont le domaine comprenait surtout la partie actuelle du Turkestan et de la Sibérie, comprise entre l’Irtîch et l’Oxus ou Amu-daria. Ces campagnes qu’arrosent de grands fleuves et que fertilisent les terres alluviales apportées des monts orientaux, Tian-chan, Alaï, Pamir, très exposées à l’invasion et à la conquête, puisqu’elles sont largement ouvertes au nord vers les steppes des nomades, peuvent néanmoins se repeupler facilement dès que la paix est rétablie. De là ces périodes successives de prospérité et de misère par lesquelles ont passé les « potamies » du Turkestan, dont on peut comparer l’éclat intermittent à celui des phares à éclipses, tantôt éblouissants de leurs gerbes de rayons, tantôt n’émettant qu’une vague lueur. Même après le premier passage des Mongols, au commencement du treizième siècle, le désert ne se fit que pour un temps.

Lorsque Djenghis-khan prit Samarkand d’assaut, en 1219, il en égorgea les 140 000 défenseurs et se crut un vainqueur clément en ne tuant que 400 000 de ses habitants paisibles. Après Samarkand, le Seigneur des seigneurs visita Balkh, la « mère des cités », où l’on comptait douze cents mosquées et deux cents bains publics, couvrant un espace de 30 kilomètres en circonférence. Tout fut rasé, et, près de là, le faubourg de Siyagird fut également changé en un vaste champ de pierres, n’ayant pas moins de 13 kilomètres, du nord au sud[19]. Quant aux habitants, on sait ce qu’en fit le vainqueur : les pyramides de cadavres se dressèrent au pied des remparts démolis. Merv eut le même sort que Balkh, et ses résidants, entraînés en processions hors de la ville, furent abattus méthodiquement, comme le sont de nos jours les bœufs dans les saladeros de la Plata. Et tant d’autres cités furent traitées de la même manière ! La solitude se fit de la Caspienne au Pamir.

Et pourtant, un siècle et demi plus tard, le terrible « Boiteux », Timour-lenk ou Tamerlan, put recommencer les massacres, tant le pays s’était repeuplé et enrichi à nouveau. Un répit de quatre ou cinq générations avait suffi pour rendre à ce pays dévasté la vie sociale, les industries, la recherche des sciences et même la pratique des arts.

Redevenue capitale sous Tamerlan, Samarkand fut aussi la plus belle cité de l’Orient ainsi qu’en témoignent les édifices merveilleux que le temps a respectés. Les plus beaux restes de l’architecture iranienne se voient non dans la Perse elle-même mais dans les grandes villes du Turkestan, et ceux qui les firent édifier furent précisément ces hommes sans aucun souci de la vie humaine, ne tenant aucun compte des volontés ou goûts de qui que ce fût. Il faut que le sentiment de l’art et même l’amour de la science eussent été bien spontanés et bien vivants dans la génération antérieure pour se maintenir ainsi sous le règne d’un Tamerlan ; ainsi, l’on voit parmi les animaux inférieurs des êtres qui continuent de se nourrir, alors que de l’autre côté ils sont mangés eux-mêmes ! Quelques-unes des admirables mosquées de Samarkand et de Bokhara, que fit bâtir Tamerlan, étaient des écoles vers lesquelles les étudiants accouraient de toutes parts. Chaque ville croyait encore, comme avant Djenghis-khan, être l’une des premières ou la première par ses institutions scientifiques aussi bien que par sa beauté. Samarkand se disait la « Tête de l’Islam ». et les restes superbes de la médressé d’Ulug-beg, qui date de 1420, rappellent ce que fut l’école de mathématiques et d’astronomie la plus fameuse de tout l’Orient. Quant à Bokhara, c’était aussi une ville de savoir, d’un savoir si profond, dit la légende, que « la lumière monte de Bokhara, tandis qu’ailleurs elle descend du ciel ». Mais quelle était la part de science personnelle et désintéressée, quelle la part de verbiage et de redites dépourvues de sens ? À la fin du dix-huitième siècle, Samarkand n’était plus qu’une ruine : il n’y avait qu’un seul homme, un berger, dormant sur la tombe du terrible roi boiteux, et sur la pierre avait été gravée cette inscription insultante pour le troupeau des hommes : « Si je vivais, le monde tremblerait encore » !

Dans l’Iranie comme dans le Turkestan, le passage des Mongols assura pour un temps le triomphe du Touran, celui du mauvais dieu Ahriman sur le dieu bon, le bienfaisant. Un grand vent destructeur de civilisation passa sur les campagnes qui se changèrent en steppes : on put dire des Mongols ce qu’on disait aussi des Turcs, que « l’herbe cessait de croître sur le sol battu du sabot de leurs chevaux ». Avec Djenghis-khan et Hulagu, dans la première moitié du treizième siècle, puis avec Tamerlan, dans la deuxième moitié du quatorzième, ce fut comme un déluge d’hommes, sous lequel la population persane fut engloutie : il semblait que le long travail des siècles fût à recommencer. Les dynasties nouvelles cessèrent même de prendre leur point d’appui sur le plateau d’Iran : c’est de Samarkand, et non de quelque cité placée dans la haute citadelle du massif iranien, que Tamerlan gouverna son empire.

Fait caractéristique : les Mongols n’ont donné au monde policé qu’un seul art, d’ailleurs très ingénieux, celui de la fauconnerie. Le phénomène s’explique, car, dans la Terre des herbes, aux horizons illimités, se trouvent réunies toutes les conditions nécessaires pour que cet art pût naître et se développer. L’espace est libre devant le chasseur, aussi bien sur la terre que dans l’air, et rien n’échappe à son œil exercé de la lutte pour l’existence qui se débat dans le champ de sa vue, des rapaces du ciel et du gibier de la steppe rase ou de la brousse. Il apprend facilement à connaître les mœurs et les habitudes de tous ces êtres qui pullulent autour de lui, car nulle part ne se rencontre une plus grande quantité d’oiseaux de proie, vautours,
Document communiqué par Mme Massieu.
mosquée élevée sur la tombe de tamerlan
aigles, milans, faucons, éperviers, buses, hiboux ; et ces espèces si nombreuses ne peuvent vivre que grâce à la multitude des oiseaux de bas vol et des animaux qui gitent sous les pierres, dans les terriers et sur les arbustes. Édouard Blanc[20] énumère plus de cinquante genres de rapaces vivant dans les steppes de la Mongolie occidentale et du Turkestan, et presque tous sont utilisés pour la capture du gibier. On a domestiqué surtout les femelles qui sont plus fortes, plus grandes que les mâles et dont le dressage est également plus facile. Les Turkmènes, auxquels les Mongols ont enseigné leur art, emploient même les rapaces de la plus forte taille, tels que les aigles qu’ils lancent sur les renards, les gazelles et jusque sur les cerfs : l’aigle fond sur sa victime, lui crève les yeux et se cramponne à sa tête, en attendant l’arrivée du chasseur. On a dressé aussi le hibou dans le Turkestan et la Sibérie méridionale, mais il ne chasse que la nuit et, pour le suivre dans obscurité, on lui attache de petites sonnettes aux pattes et à la queue. L’art de la fauconnerie est tellement répandu en Turkestan que les pauvres aussi bien que les riches emploient le faucon comme auxiliaire de chasse. Les enfants, dès le plus bas âge, apprennent à faire chasser le corbeau et à répéter avec lui les exercices qu’ils pratiqueront plus tard avec le faucon et autres rapaces plus nobles. C’est de la Mongolie et du Turkestan que la fauconnerie se répandit sur tout le centre de l’Asie, dans l’Inde, dans le nord de l’Afrique, en pays musulmans et jadis on Europe. Les seigneurs féodaux, revenus des croisades, aimaient fort à faire montre de leur adresse dans ce divertissement élégant et cruel, mais après l’invention du fusil, le faucon chasseur a disparu comme l’archer.

Maîtres de la Perse, les Mongols avaient également poussé jusque dans l’Inde ; mais la grande distance, les déserts sans eau, les âpres montagnes, enfin les populations grossières des plateaux et des hautes vallées retardèrent la conquête définitive de la Péninsule, et les prétendus Mongols qui s’en emparèrent plus tard ne l’étaient d’ailleurs que par l’orgueil de la descendance. La route de terre, coupée d’obstacles naturels et défendue par les redoutables Afghans, restait souvent désertée par les marchands ; mais, grâce aux matelots arabes, un mouvement commercial non interrompu rattachait par mer les plaines de la Mésopotamie et la frange du littoral persan aux rivages du monde indien. Toutefois la grande escale du trafic se déplaçait fréquemment, suivant les faits de guerre et les vicissitudes locales.

Au cinquième siècle, les navires se donnaient rendez-vous à l’embouchure de l’Euphrate, et même remontaient plus haut ; Massudi raconte que, chaque année, des jonques chinoises ancraient en rivière ; elles venaient charger les matières précieuses de la Perse et de l’Arabie en échange des trésors de l’Extrême Orient. Lors de l’expansion du mahométisme, au neuvième siècle, l’emporium du grand commerce se trouvait reporté à la porte d’entrée de la mer Persique ; c’était la ville puissante de Siraf[21], s’élevant à l’endroit occupé de nos jours par le village de Tcharak. Puis, un changement politique déplaça la foire maritime au profit de l’île Kaïs (Qaïs, Kich, Geïs), située au sud-ouest, à seize ou dix-sept kilomètres de la côte persane. Au commencement du treizième siècle, Siraf était presque dépeuplée, et sur la rive septentrionale de l’île Kaïs s’élevait une capitale bruyante, Harira, entourée de palmeraies, de jardins et de vergers. Mais sa prospérité ne dura guère qu’un siècle et, en 1320, l’île de Kaïs, complètement appauvrie, tomba sous la dépendance d’Ormuz, ville située en dehors du golfe Persique, mais à son entrée même, dans la manche qui l’unit au golfe d’Oman. Ce grand marché, qui d’abord se trouvait sur le continent, non loin de l’endroit où se groupent actuellement les maisons de Bandar Abbas, était déjà, lors de la ruine de Kaïs, transféré dans un îlot voisin du littoral, et c’est là que s’entassèrent les richesses des Indes et de l’Orient lointain, au profit des marchands arabes, jusqu’à l’époque où les Européens ayant pénétré directement dans l’Orient Indien, tout l’équilibre du monde se trouva changé[22].

Document communiqué par Mme Massieu.
intérieur de la tombe de tamerlan au vieux samarkand

De l’autre côté de l’Iranie, à l’Occident, les Mongols avaient également ravagé la contrée et travaillé de leur mieux à l’extension du désert dans la Mésopotamie, privée de ses canaux ; mais les montagnes de l’Arménie, de la Syrie, de l’Asie Mineure n’avaient pu leur convenir, et leurs conquêtes ne furent que d’éphémères chevauchées. Un autre peuple conquérant s’était établi dans ces contrées, aux abords de l’Europe. Vers 1225, un gros de Turcs, d’environ cinquante mille hommes, avait prévu l’ouragan mongol qui allait fondre sur eux et, fuyant les plaines du Khorassan, conquises sur les Persans orientaux, avait cheminé dans la direction de l’ouest, vers les montagnes de l’Arménie. Là, les chercheurs d’aventures trouvèrent des frères de race, les Seldjoucides, qui commandaient depuis des siècles dans l’Asie Mineure, mais dont la force initiale d’attaque était déjà partiellement épuisée. Les Turcs du Khorassan étaient encore dans leur fureur primitive de hasards et de combats ; ils se firent les champions du sultan seldjoucide de Konia et, sous le commandement d’Ertogrul, reçurent, dans la Phrygie du nord-ouest, un territoire à défendre contre l’empereur de Constantinople. Ce fut la lutte impitoyable du guerrier nomade contre l’agriculteur pacifique, la guerre sainte du mahométan contre le chrétien. En chaque rencontre, les Turcs, combattant de plein cœur, mettaient les mercenaires de Bysance en complète déroute. Devenu « sultan » pour son propre compte, le fils d’Ertogrul, Osman, dans les veines duquel coulait plus de sang grec que de sang turc, acquit une telle gloire militaire que son peuple fut désormais designé, d’après lui, sous le nom d’Osmanli.

C’était à la fin du xiiie siècle, Orkhan, non moins heureux que son père, s’empara de la magnifique Brousse au pied de l’Olympe de Bithynie, et y fit dresser son palais de la « Sublime Porte », d’où il apercevait au loin le pays qu’il voulait conquérir sur le bord de la mer ; puis Nicée tomba entre ses mains en 1330. Déjà Suleïman, fils d’Orkhan, put se saisir d’un point fixe sur la côte opposée en Europe : il prit Gallipoli, sur les Dardanelles (1356), et s’y maintint, fermant ainsi du côté du sud-ouest l’une des portes naturelles de Bysance ; le blocus, qui devait, un siècle plus tard, donner Constantinople aux mahométans, venait de commencer.

Le nom des Turcs Osmanli était devenu si redoutable que, malgré le petit nombre de leurs combattants, vingt-cinq mille à peine[23], on voyait déjà en eux les destructeurs de la Rome orientale. Mais, sachant la difficulté de leur entreprise, ils s’y préparèrent avec une grande prudence militaire : aucune armée n’était plus solidement organisée pour les campagnes et pour les rencontres, avec le parfait accord des cavaliers janissaires et des spahis ; un service de recrues était aménagé dans tous les pays environnants, et les aventuriers chrétiens étaient accueillis dans l’armée musulmane dont tous les privilèges leur étaient reconnus, dès le jour de la conversion. À cette époque, au moment même de leur entrée en Europe, les Turcs étaient beaucoup moins un peuple qu’une caste guerrière et conquérante.

N° 354. Territoire attaqué par les Osmanli.

Peu d’années après la prise de Gallipoli, Murad Ier s’emparait de la Thrace et, en 1365, installait sa résidence dans Edirneh, l’antique Hadrianopolis, connue en Occident sous le nom d’Andrinople : il fermait ainsi toutes communications directes entre Constantinople et le continent d’Europe : réduit à une simple banlieue, l’empire d’Orient n’avait plus aucune raison d’être, puisqu’il était privé de tout commerce. En même temps, les États slaves de la région des Balkhans, qui avaient si souvent combattu Bysance et qui lui avaient pourtant servi de point d’appui et de défense contre les populations en marche dans la vallée danubienne, ces États perdaient d’un coup leur indépendance au « Champ des Merles» (1389), dans les hautes plaines de la Serbie. Le roi Lazare et la plupart des nobles serbes furent décapités dans la tente du vainqueur. Après avoir atteint, au milieu du siècle, le plus haut degré de puissance politique, puisque, sous Étienne Duchan, la Serbie comprenait d’un côté jusqu’à la Grèce, de l’autre jusqu’à la Bulgarie, cet État disparaissait complètement de l’histoire comme individualité indépendante, pour une durée de plus de cinq siècles. Le champ de bataille de Kossovo est, dans la mémoire de tous les Yougo-Slaves, le lieu fatal où s’accomplit l’irrémédiable désastre.

Après celle victoire, qui donnait à Murad Ier la prééminence absolue dans la péninsule des Balkhans et lui assurait le tribut ainsi que le service militaire des chrétiens assujettis, il ne lui restait plus qu’à mettre le siège devant les murs de Constantinople. Le danger était si pressant qu’une nouvelle croisade s’organisa sous la direction du roi Sigismond de Hongrie ; mais depuis longtemps les nations de l’Occident avaient laissé Constantinople à son destin, et les seuls chrétiens de l’Orient d’Europe étaient insuffisants à refouler l’invasion mahométane. Débarqués à Nikopoli sur le Danube, les Hongrois furent complètement battus en 1393, et la ville du détroit se trouvait à la merci des Turcs, lorsque Tamerlan vint faire diversion. La ville menacée put vraiment espérer qu’elle était intangible. Murad rassembla toutes ses forces pour résister aux Mongols, mais il fut battu dans les plaines d’Angora (Ancyre) par les Barbares (1402), et mourut en prison.

Il fallut de longues années pour restaurer l’empire turc et lui rendre sa force d’attaque : c’est en 1422 seulement que Murad II put faire de nouveaux préparatifs d’assaut, mais sans y donner suite, les Albanais du Pinde, les Serbes et les Hongrois du Danube se débattant avec énergie contre l’oppression mahométane sur les frontières occidentales, et septentrionales de l’empire. Enfin, les peuples soulevés ayant été vaincus en une seconde journée de Kossovo (1448), le siège de Bysance put être entrepris régulièrement, et, en 1453, le dernier empereur de Constantinople, un Constantin Paléologue, tomba sur la brèche de sa ville qui, pendant un si long temps, n’avait été qu’une prison pour ses maîtres. Le sultan Mahomed consacra pour des siècles la mainmise de la barbarie nomade sur ce qui avait été la fleur de la civilisation d’Europe. Malgré les changements des dynasties et des langues, des religions et des races, c’était la revanche de l’Asie sur Alexandre qui venait de s’accomplir.

N° 355. Constantinople.
1. Port de Théodose. — 2. Ruines du palais de Constantin.
3. Sainte-Sophie. — 4. Le sérail, sur l’emplacement de la Bysance primitive.

Mahomet II n’eut qu’à déblayer autour de Constantinople pour établir définitivement le nouvel ordre de choses, pendant que les pirates turcs, enhardis par le succès, s’aventuraient hors de la Méditerranée, pénétrant jusque dans les mers intérieures du nord et que les corsaires mahométans fourmillaient dans la Manche et sur les côtes anglaises (W. Denton).

Les Bysantins avaient encore un pied à terre à Trébizonde : cette ville, la dernière forteresse d’Asie, leur fut enlevée en 1461, et partout les sujets chrétiens cessèrent d’être des hommes libres pour devenir de simples rayah, soumis au caprice du guerrier musulman. Même les noms grecs prirent une physionomie barbare : la ville par excellence Εἰς την ρόλιν fut désignée sous la forme de Stamboul, et le croissant d’Artemis et d’Hecale qui ornait les édifices de Bysance, devint, contre la « croix » de Rome, le symbole même de la guerre sainte musulmane.



  1. Ferd. de Richthofen, China, Ergebnisse eigener Reisen und darauf gegründeter Studien, Erster Band, p. 511 et suiv.
  2. Drouin, Annales de l’Alliance Scientifique, janvier 1898. — Voir description de ces routes, t. III, p. 14 à 22.
  3. Stanislas Julien, Histoire de la Vie de Hiouen-thsang et de ses Voyages.
  4. Voir gravure de cette inscription, t. III, p. 41.
  5. Marcel Monnier, le Tour d’Asie, l’Empire du Milieu, pp. 293, 294.
  6. E. Aymonier, The History of Tchampa.
  7. Skeat, Verhandlungen der Gesellchaft für Erdkunde zu Berlin, 1900, p. 436.
  8. E. Aymonier, The History of Tchampa, pp. 11, 14.
  9. Deniker, Tour du Monde.
  10. Escayrac de Lauture, Mémoire sur la Chine.
  11. Gustave Oppert, Presbyter Johannes.
  12. Voir Carte en couleurs N° VI.
  13. P. d’Enjoy, Revue scientifique, 8 sep. 1900, p. 305.
  14. Stanislas Julien, Documents sur l’Art d’imprimer.
  15. F. Lenormant, les premières Civilisations.
  16. Voir pour Maragha, carte n° 53, t. I.
  17. R. Beazley, Mediæval Trade and Trade Routes.
  18. Pierre Kropotkine, L’État et son Rôle historique.
  19. Grodekov, trad. par Gh. Martin, From Herat to Samarkand.
  20. Revue scientifique, 15 juin 1895.
  21. Voir Carte n° 366, p. 259, au chapitre suivant, pour remplacement de ces villes.
  22. Arthur W. Stiffe, Geographical Journal, June, 1896, p. 644 et suiv.
  23. H. Vambéry, Die primitive Cultur des Turko-Tatarischen Volkes, p. 47.