L’Homme et la Terre/III/02

Librairie universelle (tome troisièmep. 295-388).


BARBARES. — Notice Historique

A la mort de Théodose, ses deux fils se partagèrent l’empire et chacune des moitiés eut dorénavant sa vie propre : Honorius prit l’Occident, Arcadius l’Orient. A Constantinople, les principaux souverains antérieurs à Justinien furent : Arcadius (395-408), Théodose II (408-450), Pulchérie et Marcien (450-457), Léon Ier (457-474), Zénon (474-491, avec interrègne), Anastase (491-518), Justin (518-527).

A Ravenne régnèrent, parfois sur un territoire très restreint, Honorius (395-424) et Valentinien III (424-455), puis se succédèrent rapidement une dizaine de titulaires de la pourpre impériale dont le dernier, Romulus Augustule, fut déposé par Odoacre en 476.

Parmi les généraux nominalement romains, il faut mentionner Aetius, vainqueur à Châlons, puis Boniface, qui appela les Vandales en Afrique et fut tué plus tard par Aetius, enfin Egidius ou Gille, de 457 à 464, défenseur du bassin de la Seine contre les Francs, et son fils Syagrius, qui résista jusqu’en 486.

Nous résumons ici par nationalités les principales dates relatives aux invasions barbares, ainsi que quelques noms de rois ; deux cartes du chapitre précédent et six de celui-ci indiquent ces mêmes mouvements par époque.

Les Huns apparaissent vers 872 sur les bords de la Volga ; on les trouve en 441 dans la péninsule balkanique, dix ans plus tard en Gaule (bataille de Châlons, 451), dans l’Italie septentrionale en 402 : en 453, le corps principal retourne vers les plaines du Don. Attila est leur chef de 427 à 453.

Les Vandales passent le Rhin en 406 avec les Alains et autres peuples ; ils arrivent en Espagne en 410, en Maurétanie en 429, prennent Hippone en 430, puis Carthage et les îles, pillent Rome (455) ; ils sont soumis par Bélisaire en 453. Leurs rois de la période de conquête furent Gonderic (406-427) et Genseric (427-477).

Les Visigoths passent le Danube (375), ils sont vainqueurs à Andrinople (378), puis entrent en Grèce (395). Battus à Pollentia (403), ils prennent Rome (410), occupent Toulouse (412) et Barcelone (417). Alaric les conduit de 395 à 410, puis Athaulf (410-415), Vallia (415-420), Theodoric Ier (420-451) et Theodoric II (453-465). Eric (465-484) mène la puissance visigothe à son apogée : Limoges est occupée en 471, l’Auvergne en 475, Arles en 480. Après lui vinrent Alaric II (484-507), tué à la bataille de Vouillé, Amalaric (507-531), Reccared (586-601), etc.

Les Ostrogoths restèrent sous la tutelle des Huns jusqu’en 451, puis, commandés par Theodoric dit le Grand (474-526), ils traversent l’Orient, prennent Ravenne (493) et l’Italie. À Theodoric succèdent Athalaric (526-534), puis, entr’autres, avant la conquête fugitive de l’Italie par les généraux de Justinien, Vitigès (536-540) et Totila (541-552).

Francs. Chlodio (428-448) prend Tournay en 431, Clovis (481-511) est vainqueur à Soissons (486), à Tolbiac (493 ?), à Strassburg ? (496), à Dijon (500), à Vouillé (507). De l’histoire fastidieuse des princes mérovingiens, bornons-nous à rappeler le partage de 511 et celui de 561 à la mort de Clothaire ; pendant deux cents ans encore, la famille occupe le trône, jusqu’en 702, mais dès 638, elle ne possède le pouvoir que nominalement.

Ère vulgaire
Paul (saint), ermite de la Thébaïde 
228 341
Antoine (saint), né dans la Haute-Égypte 
251 356
Hypatis d’Alexandrie 
370 415
Patrick (saint), né en Armorique 
387? 465?
Boèce, né à Rome, exécuté à Pavie 
470 524
Benoît (saint), né en Ombrie 
480 543
Procope, né à Césarée 
500 565
Grégoire (saint), 1er du nom, né à Rome, pape en 590 
540 604
Jornandès, historien des Goths 
VIe siècle
Grégoire, né en Auvergne, évêque de Tours 
538 593
Colomban (saint), né en Irlande 
540 615

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
BARBARES
Si pressées que fussent les tribus germaines de faire mugir
leur cri de guerre dans le creux de leurs boucliers,
elles préféraient pourtant, suivant la loi du moindre
effort, recevoir gratuiement des terres en échange
d’un hommage prononcé du bout des lèvres.


CHAPITRE II


ROUTES D’ASIE ET D’EUROPE. — GERMANIE ET GERMAINS

CONNAISSANCES, ART ET MYTHOLOGIE DES BARBARES
ÉBRANLEMENT DES PEUPLES. — HUNS, VANDALES, GOTHS ET FRANCS
FIN DE L’EMPIRE. — VOIES DE FRANCE. — MÉROVINGIENS
INVASION DE L’ANGLETERRE ET SES ROUTES

PAÏENS ET CHRÉTIENS. — MONACHISME. — IRLANDE

Certes, la chute de Rome n’allait point entraîner celle de l’humanité, et la ville elle-même devait resurgir pour de hautes destinées, mais que de siècles avaient à s’écouler avant que tous les éléments nouveaux introduits dans le monde romain par l’invasion barbare se fussent assez pénétrés mutuellement pour participer en toute connaissance aux acquisitions de la pensée commune ! Si distant était le lieu d’origine de plusieurs des nations qui descendaient à la curée que les Romains ignoraient même dans quelle partie du monde et vers quel point de l’espace il se trouvait. Ce chaos apparent, cet effondrement du genre humain fut l’œuvre de peuples appartenant à toutes les races d’Europe et d’Asie, car les bornes du monde œcuménique étaient désormais rompues, et la période de
Musée de Namur.Cl. Rosbach fr.
bijou franc
trouvé à Pry, près Walcourt
(Ardenne belge).
l’histoire qui commençait devait englober peu à peu toute l’humanité dans son évolution.

Au travail de dissolution qui s’était accompli dans l’intérieur de l’empire, par l’incessante action d’une société nouvelle essayant de se dégager des institutions de l’ancien monde, répondait depuis longtemps le travail de destruction directe : les assaillants du dehors venus par poussées successives des parties les plus lointaines de la terre habitable avaient maintes fois franchi les frontières. Deux cent cinquante années après le « tumulte » gaulois, les Cimbres et les Teutons étaient entrés fort avant dans le cœur des possessions romaines et l’on avait tremblé devant eux comme devant Hannibal, mais après ce grand effroi, cinq siècles s’écoulèrent avant la catastrophe finale. Les généraux de Rome gardèrent longtemps la part de l’attaque, franchissant le Danube ou le Rhin ; après Antonin et Sévère pourtant, le reflux s’était opéré de plus en plus menaçant et, par des attaques sur un point dégarni du pourtour de l’empire, par des révoltes de soldats mercenaires ou par la presse trop indiscrète de peuples faméliques venant demander des terres, l’empire était obligé de se tenir sur la défensive.

Il est certain que les « barbares » méritent bien le nom sous lequel on les désigne en les comparant aux Romains et aux nations qui s’étaient romanisées sous leur influence, telle la nation des Gaules ; cependant on commettrait une grande erreur en s’imaginant que les envahisseurs de l’empire romain ignorassent tous métiers et que les arts de la paix ne fussent pas aussi représentés chez eux. Quand on étudie le musée franc de Namur et d’autres collections analogues, on est frappé de la beauté d’exécution à laquelle s’étaient élevés les artisans de la peuplade germanique établie dans les pays de la Meuse. Sans doute, il faut surtout apprécier la belle façon de leurs armes, haches, coutelas, glaives. Le peuple guerrier comme l’étaient les Francs tenait avant tout à posséder une fière et redoutable armure ; mais il faut admirer aussi les ornements émaillés, les boucles et fermoirs, les broches et bracelets, les peignes élégants avec gaines en ivoire gravé et divers objets qui témoignent de l’expérience et du goût de l’artiste.

Musée de Namur.Cl. Rosbach fr.
bijoux francs.
trouvés à Rognée et à Pry
(Ardenne belge).

Les bijoux en forme d’oiseaux, les fameux prétendus perroquets des tombeaux francs ne sont autre chose que les têtes de rapaces représentées si fréquemment sur les bronzes scythes ukraniens, sur les bronzes « tchoudes » du gouvernement de Perm et sur les bronzes sibériens de l'Altaï[1].


A l’époque où les Francs ravageaient les villes, les fermes et les ateliers des Gallo-Romains, ils n’étaient pourtant pas de simples destructeurs : ils avaient aussi dans une certaine mesure la connaissance et le goût des arts. Ils portaient avec eux l’héritage de peuples orientaux dont le savoir et les procédés s’étaient transmis par des voies inconnues, de la Grèce et de Rome au nord du Caucase et du Pont-Euxin. Les spécialistes seuls peuvent, en étudiant les trouvailles faites sur le sol des Gaules, distinguer les objets ouvrés par les envahisseurs de ceux travaillés pendant l’occupation romaine. Les barbares avaient de même obtenu leur faible part de science puisque leurs devins possédaient déjà des runes ou « secrets » lorsque les Romains entrèrent pour la première fois en contact avec eux. Ces marques gravées sur le bois ou sur la pierre paraissent dérivées d’un ancien alphabet italique : si de part et d’autre les peuples s’ignoraient, des porteurs intermédiaires n’avaient pourtant cessé de voyager entre eux.

D’après les indications fournies par le relief continental, le lieu de passage le plus important entre l’Asie et l’Europe, celui par lequel s’échangeaient les marchandises, les traditions et les cultes, fut certainement la gorge du Darial qui coupe vers son milieu la chaîne du Caucase, à l’orient du Kasbek. La géographie le montre d’avance et l’histoire l’atteste. Les Osses, Ossètes, dont une tribu s’appelle « Irons », c’est-à-dire Iraniens, occupaient les deux côtés de cette brèche des montagnes et furent les intermédiaires d’un grand trafic entre les habitants des plateaux asiatiques et ceux des espaces hyperboréens. Or, ces Osses, auxquels Chantre propose d’assimiler les Ases (parrains de la mer d’Asov ?), appartenant d’après d’Ohsson et autres à la confédération des Alains, ces Osses ressemblent singulièrement par les mœurs et les légendes aux anciens Scandinaves ; ils avaient même conception du monde, mêmes formes mythiques, et c’est à la fréquence du contact, du séjour et de la résidence en pays ami que l’on doit attribuer cette parenté des nations[2].

Sans doute la distance est considérable entre le Caucase et les bords de la mer Baltique, entre le Darial et Upsala ou Odense, mais dans cette très grande étendue il n’y a point d’obstacles naturels, et les populations avaient intérêt à favoriser le commerce pacifique. Des bandes de marchands allaient et venaient sur cette route et des historiens se demandent si Odin, c’est-à-dire le « Marcheur » d’après l’une des nombreuses étymologies de ce nom[3], n’aurait pas été le type de ces chefs de caravane[4]. Les marchandises qu’il s’agissait de transporter étaient des objets de grand prix, peu encombrants et pouvant en conséquence rapporter de gros bénéfices. Du midi, le Marcheur apportait l’or, l’argent, le cuivre ; du nord, l’étain, l’ambre, les fourrures. Mais il ne se bornait pas à transmettre les produits d’une contrée à une autre contrée, il se faisait aussi créateur de richesses en exploitant les prodigieux gisements de fer qui faisaient saillie au milieu des forêts scandinaves. Des armes d’acier remplacèrent les épées de bronze dont s’étaient servis les guerriers, et c’est là ce qui valut au caravanier et mineur Odin d’être élevé au rang des dieux.

D’autres légendes et d’autres vestiges d’un ancien commerce témoignent aussi de l’existence d’une voie historique très fréquentée entre les montagnes de la Sibérie, notamment l’Altaï, et les contrées qui sont aujourd’hui devenues la Russie, la Finlande et la Suède : les cols de l’Oural et le large passage ménagé au sud des monts et au nord de la Caspienne ouvraient des chemins faciles aux voyageurs.

N° 263. Extension sibérienne des inscriptions runiques.

Les lignes en traits interrompus représentent l’une la voie du Darial à la Baltique, l’autre le chemin du Baïkal à Samara, suivant le tracé de la voie ferrée transsibérienne.

La forme bien inusitée du fond sud-ouest du lac Baïkal, à l’est de la carte, lat. 53°, est copiée, comme le reste de la carte, de l’Atlas Stieler, 1905.

Le lac au sud du golfe de Finlande est le Peïpous ou Peïpus et non le Peïpon.

Voir aussi la carte n° 29, page 197, tome I, pour les voies commerciales de la mer Noire à la Baltique.


Sur les bords du haut Yenisseï, on a découvert des inscriptions runiques ou du moins runiformes qui constatent les relations ethniques des Altaïens et des Scandinaves. Même bien au delà vers l’Orient, on a reconnu la route suivie par les graveurs d’inscriptions : Yadrintzev a signalé les écritures runiques dans la vallée de l’Orkhon, près des ruines de Karakorum, et Klementz en a trouvé encore plus au nord, à l’est de la haute Selenga. On croit désormais pouvoir jalonner le chemin suivant lequel s’est propagé cet alphabet runique, probablement de l’ouest à l’est, de l’Europe septentrionale à l’Asie orientale : la grande étape intermédiaire paraît avoir été le pays des Yugor ou la Biarmie (Perm) habité par les marchands fort actifs qui trafiquaient avec la Baltique. La route majeure aurait donc été précisément celle par laquelle les Cosaques envahirent plus tard la Sibérie et qui servit récemment, avant la construction du chemin de fer transsibérien, au va-et-vient des hommes et des marchandises entre les deux moitiés de l’empire.

Le peuple du Yenisseï auquel on attribue l’usage des runes, l’exploitation des mines de cuivre et la fabrication du bronze savait aussi élever les animaux domestiques. Il connaissait le cheval et le montait sans étriers, les dessins rupestres représentent toujours le cavalier comme ayant le pied libre, et, parmi les mille objets découverts dans les fouilles, aucun étrier n’a encore été vu. Ce peuple était agriculteur et pacifique : ses armes étaient fabriquées plutôt en vue de la chasse que de la guerre. Il pratiquait la magie et de grands chaudrons en cuivre servaient aux chamanes du temps pour leurs incantations des génies. Les morts étaient enterrés sous des tombelles peu élevées, entourées de dalles, disposées de manière à former des dessins hiératiques et recouvrant les cavités funéraires et leurs trésors, presque tous mis au pillage depuis longtemps par les colons russes. Des bandes de fouilleurs se sont employées à la recherche de ces buttes tombales pour en vendre les bronzes préhistoriques aux fondeurs, qui les transformaient en grelots, en chandeliers, même en cloches d’églises[5]. Le nom de Tchoudes a été appliqué d’une manière générale à toutes les populations de l’antique Sibérie dont on retrouve les galeries de mines et les tombeaux : on appelait également du même nom les peuplades de l’Europe qui ont laissé les traces de leur séjour sans que l’on connaisse leurs descendants actuels. En Ehstonie, au sud du golfe de Finlande, le lac Peïpus, qu’entouraient des indigènes épars dans les marécages et les forêts, était particulièrement nommé « mer des Tchoudes ».

De toutes les routes naturelles à l’ouest de l’Altaï, de l’Oural, du Caucase, la plus facile sans conteste fut celle de l’Europe centrale, qui, prenant son origine aux bords de la mer noire, là où viennent se déverser le Danube et le Dniestr et où s’éleva jadis la ville milésienne d’Olbia, contourne à l’est le grand mur semi-circulaire des Carpates, puis gagne par des seuils bas la vallée de la Vistule pour aboutir à la mer Baltique.

Musée de Cluny.Cl. Giraudon.
bracelet gaulois en or massif
trouvé à Gavaret (Aisne).


Dès les âges préhistoriques, cette voie, si commode, fut très fréquentée, ainsi que l’attestent de nombreuses cachettes remplies d’objets de trafic entre Méditerranéens et Septentrionaux : alors comme de nos jours, le port d’Olbia transportait les blés de la région des « terres Noires »[6] ; mais si importante qu’ait été cette voie pour le commerce local et le mouvement des peuples orientaux de l’Europe, elle ne pouvait avoir de valeur capitale dans la grande histoire, car au lieu de faire communiquer directement la Méditerranée et les espaces océaniques, elle ne les unit que par l’intermédiaire de deux bassins maritimes presque fermés, la mer Noire et la Baltique.

La voie transeuropéenne qui commence à l’extrémité septentrionale du golfe Adriatique, formée par les routes convergentes de deux rives, l’une venant des bouches de l’Éridan ou Pô, l’autre du Timaro, embouchure présumée d’un Ister ou Danube souterrain, fut aussi l’un des chemins fréquentés : des brèches, des seuils relativement faciles y guidaient les peuples à travers les remparts multiples des Alpes. Après avoir gagné le Danube en contournant les hautes vallées de la Save et de la Drave, cette route de caravanes devait passer non loin de la Vienne actuelle pour entrer dans les plaines du nord par la dépression à double versant où coulent d’un côté la Morava, affluent du Danube, de l’autre côté la haute Oder. Les marchands qui suivaient cette voie apportaient aux Germains, aux Lithuaniens, aux Scandinaves les objets fabriqués par les Asiates ou par les Étrusques et, en échange, livraient au commerce méditerranéen l’ambre précieuse recueillie sur les plages de la Baltique. Pendant longtemps les Grecs crurent que cette résine transparente provenait des plaines basses de l’Éridan, les chefs des caravanes gardant soigneusement le secret de leurs voyages[7]. C’est vraisemblablement le long de cette route et de ses branchements occidentaux que servait la monnaie d’or en disques légèrement bombés dont on a retrouvé tant d’exemplaires dans les bassins du Rhin, de l’Elbe et du Danube, en Gaule, en Hongrie et jusqu’en Lombardie. Ces pièces, généralement muettes, que les archéologues allemands désignent par le nom de Regenbogen Schüsselchen, « petits plats à l’arc-en-ciel », sont attribuées au Boii et aux Helvètes, et leur fabrication est antérieure à l’invasion des Cimbres en Italie[8].

Au point de vue purement géographique, ces deux voies orientales de l’Europe, qui coupent le continent du sud au nord, unissant l’une la mer Noire et l’autre le golfe Adriatique à la mer intérieure de Scandinavie, sont évidemment très inférieures à la route maîtresse qui traverse les Gaules, des bouches du Rhône à l’estuaire de la Seine, et qui joint ainsi par la voie la plus courte les rivages de la Méditerranée et ceux du libre Océan. La plupart des passages alpins pratiqués par les conquérants et les marchands de l’Italie n’étaient, par la Durance, l’Isère ou le Léman, que des chemins tributaires de l’axe majeur formé par le Rhône, la Saône et la Seine, et par conséquent en augmentaient l’importance. Enfin les passes des Alpes centrales qui s’ouvraient plus à l’Orient pour descendre au nord dans les vallées du Rhin ou du Danube avaient pour premier désavantage d’opposer à la marche une succession de chaînes dans leur plus large épaisseur collective et de mener vers des régions de parcours plus difficile et plus tortueux. Par ces routes de la Germanie, l’étendue continentale à traverser est beaucoup plus grande que par la voie des Gaules, et la partie de la mer où l’on accède n’atteint que des contrées océaniennes se prolongeant sans limite vers les glaces du Nord.

Mais les traits extérieurs de la planète sont diversement utilisés et mis en valeur suivant les âges : les circonstances de la civilisation ambiante étant fort différentes les unes des autres peuvent agir sur un point, tandis qu’ailleurs elles restent sans effet ; un bûcher merveilleusement préparé ne brille point tant que l’étincelle ne s’en est approchée. Les grandes voies transeuropéennes eurent chacune leur période d’activité correspondant à l’initiative et à la culture des peuples qui avaient à les employer et à l’appropriation de la planète. De même que, de nos jours, les chemins de fer ne craignent plus de sous-franchir le rempart des Alpes et déplacent l’axe nord-sud du commerce européen vers l’est du territoire des Gaules, au temps de l’empire Romain une substitution analogue fit passer le trafic de la vallée du Don vers celle du Rhône. Lorsque le centre du mouvement humain se trouvait sur les bords de la mer Égée, en Grèce et en Asie mineure, les routes orientales de l’Europe avaient acquis par cela même une vertu économique de premier ordre qui manquait alors à la route occidentale des Gaules, relativement délaissée. Les voies de la Sarmatie desservaient le trafic des blés, de même que celui des métaux, de l’ambre, des fourrures, et toute l’existence politique de ces contrées orientales reposait sur cet équilibre économique de va-et-vient des denrées entre le Nord et le Sud. Mais quand le foyer de la puissance politique se fut déplacé vers l’Ouest, de la Grèce vers Rome et vers les Gaules, une rupture dut fatalement se produire. Les caravanes qui avaient été divinisées dans la personne d’Odin se trouvèrent dépossédées des bénéfices que leur avait procurés le commerce de transport pendant de longues générations ; les Goths ou tels autres peuples qui avaient pris part à cette industrie se considérèrent comme frustrés d’un droit héréditaire et, forcés de changer de métier, rétrogradèrent en culture, se faisant surtout pillards, soit à la solde des Romains, soit à la suite de chefs choisis par eux. Ce fut une des causes du prodigieux ébranlement des hommes qui s’appelle la « migration des barbares »[9].

Lors de ce grand événement, les voies longitudinales de l’Europe, celles qui courent de l’est à l’ouest, eurent plus d’importance que les voies transversales ayant l’Italie et spécialement Rome pour objectif. Les Gaules, avec leur doux climat, leurs rivières abondantes, leurs plaines fécondes, leurs gracieux coteaux, étaient alors une terre presque aussi désirée que l’Italie, et les routes d’accès en étaient beaucoup plus faciles. Des plaines que parcourt la Volga aux vallées de la Somme, de la Seine et de la Loire, il semble à la vue de la carte qu’il n’y ait point d’obstacles ; ils existaient cependant et même fort nombreux : ici des marécages, ailleurs des forêts, de larges estuaires ou lits fluviaux ; mais les marchands et autres voyageurs se présentant en amis trouvaient sans peine les guides qui leur montraient les terrains secs, les clairières, les lieux de gué. Quant aux peuples conquérants et ravageurs qui émigraient en masse, il leur fallait s’ouvrir un passage à travers les populations et souvent les entraîner avec eux, mais c’est toujours dans la zone des terrains peu élevés de la Germanie septentrionale que leur route était le plus largement ouverte, et c’est là d’ailleurs que le pillage des campagnes leur procurait le plus de vivres.

À ces époques anciennes qui précédèrent le conflit des légions romaines et des tribus germaniques, le vaste territoire devenu l’Allemagne était loin d’être également occupé dans toute son étendue : la répartition des peuplades y présentait de beaucoup plus grands contrastes que la distribution des pagi dans les Gaules. Au sud des régions littorales du nord, les massifs et les chaînes de montagnes, d’une faible élévation moyenne, n’étaient pas en soi des obstacles suffisants pour empêcher en entier le peuplement de l’un et l’autre versant ; mais les forêts qui recouvraient d’énormes espaces, monts, plateaux et plaines, écartaient les colonisateurs et les peuplades en marche d’une manière beaucoup plus efficace que les escarpements, les rochers et les précipices : les saillies et les arêtes qui servaient d’axe à l’immensité des forêts restaient même inconnues, et l’attention populaire ne se portait que sur la masse noire, impénétrable des grands bois ; la montagne disparaissait à leurs yeux sous l’épaisseur de la végétation qui la recouvrait et, jusqu’à nos jours, nombre de régions montagneuses ne sont désignées que par leurs noms de forêt, Schwarzwald, Odenwald, Böhmerwald, Thuringerwald, Frankenwald, Bayrischerwald, Westwald, Schurwald, ou par le nom des essences qui les couvrent : Fichtelgebirge. Des sentiers, tel le Rennsteg, existaient certainement à travers ces étendues boisées, mais ils ne pouvaient servir qu’à des itinérants pacifiques.

N° 264. Obstacles sylvestres en Germanie.

Les principales régions forestières de France et d’Allemagne sont copiées sur les cartes spéciales des deux pays. La forêt de conifères au nord du Danube est reconstituée d’après R. Gradmann, Peterm. Mitteilungen, 1899. La Charbonnière est conforme aux indications de Duvivier, Le Hainaut ancien.

Le tracé des côtes est celui de la période actuelle. A l’époque de l’invasion des barbares, le Zuiderzee n’existait pas, mais la côte de la mer du Nord s’avançait moins vers l’ouest que de nos jours.


Ainsi qu’en témoignent les expressions des auteurs latins relatives aux forêts de la Germanie, ces halliers « horribles », « affreux » étaient alors bien différents de ce que sont de nos jours les nobles assemblées de grands arbres soigneusement débarrassées de leur sous-bois, des branches mortes et des racines pourries, égouttées dans les bas-fonds, traversées de chemins sinueux et coupées de distance en distance par de larges garde-feu. C’étaient des espaces où branchages, ronces, troncs vivants, fûts renversés s’entremêlaient, où les eaux s’amassaient dans les fonds. Le chasseur même ne s’y hasardait guère à la recherche du gibier, et la population d’agriculteurs n’était pas encore assez dense pour s’écarter des prairies naturelles et des steppes et s’ouvrir des clairières dans la sombreur des forêts. Les voies naturelles des migrations se trouvaient donc indiquées à la fois par les rivières flottables ou navigables et par les plaines herbeuses. Elles contournaient les grandes régions forestières qui restaient presqu’entièrement inhabitées, et les lieux de rencontre entre les populations en conflit étaient indiqués d’avance aux angles des régions noires.

La Germanie méridionale avait également sa voie majeure naturelle dans le sens de l’est à l’ouest : les différents paliers par lesquels descend le Danube, de la Forêt Noire au Pont-Euxin, marquent les grandes étapes de cette route longitudinale. Sans doute elle est coupée en divers endroits de son parcours, mais, dans l’ensemble, elle constitue bien un long chemin de ronde au nord du rempart des montagnes qui se prolonge des Balkans aux Alpes occidentales ; surtout dans toute la partie du bassin danubien en amont de Pressburg et de Vienne, la voie historique est parfaitement tracée, et c’est le plus souvent par cette route que se sont mues les nations et les armées, marchant vers les Gaules ou refluant en sens inverse dans la Germanie. L’extrémité occidentale de la vallée du Danube pointe vers les brèches qui s’ouvrent au sud de la Forêt Noire et des Vosges et se continuent jusqu’au centre de la France, formant ainsi une trouée qui conserva son importance jusqu’à une époque récente de l’histoire.

N° 265. Stations lacustres du lac de Neuchâtel.

En 1887, le niveau du lac de Neuchâtel a été artificiellement baissé de 2m50 et l’altitude en est actuellement de 432m30 environ. L’ancien rivage est indiqué en traits discontinus.

Sur les soixante-dix et quelques stations lacustres connues maintenant, quarante-cinq appartiennent à l’âge de la pierre, les autres à celui du bronze. Le village situé au plus près de la rivière qui s’écoule au nord vers le lac de Bienne était encore habité pendant l’âge de fer, au moins jusqu’au premier siècle avant l’ère vulgaire.


Les chemins de commerce danubiens furent aussi des chemins pour les dévastateurs, Germains, Slaves, Finnois, Mongols ou Turcs, et l’on sait de quelles tueries les uns et les autres avaient bordé leur route : il a donc paru fort probable à nombre d’historiens que les grottes aux galeries profondes creusées dans ces régions devaient servir de refuge aux descendants terrorisés des populations qui vivaient dans la riche vallée danubienne depuis l’époque de Hallstatt jusqu’à celle de Rome[10]. Les villages sur pilotis, les palafittes furent certainement habités en partie pendant l’invasion barbare.

Les bassins presque fermés où les nations peuvent se cantonner fortement comme en une citadelle sont un des traits caractéristiques de l’Europe centrale. À l’ouest, le premier de ces bassins est formé par l’ancien golfe que parcourt le bas Danube avant de s’épancher dans la mer Noire. Le fleuve partage cet amphithéâtre ovalaire en deux moitiés presque égales, au nord, celui de la Valaquie, dominé par la haute muraille des Carpates, au sud, la Bulgarie, qui se relève par degrés vers la chaîne des Balkans. A l’ouest, la porte du cirque était comme verrouillée par les escarpements des bords et les écueils du Danube : il eût été difficile de pénétrer dans le défilé tortueux, dépourvu de sentiers, sans villages d’abri ni champs de culture ; avant que Trajan eût construit dans cette gorge une route taillée en plein roc, on ne pouvait s’y aventurer sans péril, la barrière était si efficace que les populations communiquaient entre elles de l’amont à l’aval par les vallées tributaires du fleuve et par les cols élevés qui, de part et d’autre, entaillent les chaînes de montagnes.

De l’autre côté de ces « Portes de Fer » se développe un deuxième cirque de plaines, également enceint d’un cercle de hauteurs et traversé par le Danube en son milieu : c’est la région occupée actuellement par les Magyars et par d’autres peuples associés de gré ou de force en un même état politique. Sa fermeture d’amont, immédiatement au-dessous du confluent de la Morava, est loin de présenter les mêmes obstacles que la fermeture d’aval, et les hommes devaient aider la nature pour en rendre le passage difficile ; d’autre part, les brèches de montagnes, relativement faciles, permettaient l’accès de la grande arène intérieure, et vers le sud-ouest, du côté de la mer Adriatique, la force d’attraction exercée par la riche vallée du Pô, par le soleil et la civilisation du midi devait solliciter fortement les peuples, aider les velléités d’émigration et de conquête ; cependant la disposition géographique de la vaste enceinte eut toujours une influence considérable sur la distribution des peuples danubiens.

Une troisième contrée de l’Europe centrale, et même celle que l’on peut à bon droit considérer comme le milieu géographique du continent d’Europe, offre ce caractère de réduit fermé de toutes parts : c’est la Bohême. De trois côtés, au sud-ouest, au nord-ouest, au nord-est, les remparts sont élevés, constituant des chaînes aux rangées multiples et rendues plus pénibles à l’escalade par l’étendue de leurs forêts : seulement la face du sud-est ne présente qu’un renflement du sol sans caractère montagneux : ce dernier côté du grand losange est plutôt indiqué que franchement dressé, mais il existe assez pour faire se déverser les eaux et les hommes à l’ouest vers l’Elbe, à l’est vers la Morava et le Danube. Cette citadelle centrale de l’Europe n’en reste pas moins plus ouverte à l’est, vers le monde slave, aussi est-ce de ce côté que vinrent les habitants actuels du pays, formant une terrible encoche dans l’aire germanique, et jusqu’à nos jours, malgré le mouvement égalisateur de la civilisation moderne, malgré la construction des routes et la pénétration des races et des langues par-dessus les frontières, le relief du sol a gardé toute son importance dans la répartition et l’équilibre des populations de souches différentes.

Cl. Champagne.
le danube au passage des portes de fer.

La plaine de Bavière forme un quatrième bassin. Il est à la vérité peu net vers le nord et l’ouest, mais il est suffisamment indiqué. Des cols d’une faible altitude unissent la vallée du Danube à celles du Main et du Neckar et au bassin du lac de Constance ; pourtant les populations qui vivent entre les Alpes et la ligne de hauteur appelée Schwäbischer et Fränkischer Jura, puis Bayrischerwald, ont toujours eu un certain sentiment de leur indépendance géographique.

À l’époque de la migration des barbares, de même que de nos jours, l’Europe centrale était habitée en sa plus grande étendue par des peuples que l’on dit de race germanique en se basant sur la langue qu’ils parlaient et sur la tradition. En réalité, nous ne savons rien ou presque rien sur les caractères somatiques différenciant les peuples que généralement on répartit en groupes sarmate, goth, germain et celte. Ainsi les Vandales sont classés parmi les Germains, pères des Allemands, d’autre part les Vendes, Vénèdes, Vénètes comptent incontestablement dans les rangs sarmates, parents des Slaves, et dont le nom a persisté en celui de Wendes de Lausitz : faut-il considérer comme une simple coïncidence verbale l’analogie des mots Vende et Vandale comme on l’a fait pour Cimbres et Kimri ? De semblables difficultés se rencontrent dans l’étude des origines des Burgondes, des Alains, etc.[11] Il faut croire qu’aux époques de la préhistoire, la notion de race n’avait guère plus d’autorité que de nos jours[12].

En ne considérant donc que des groupes linguistiques, les historiens ont essayé de reconstituer leurs domaines respectifs et d’en présenter la carte approximative avant l’ère des migrations : il en ressort que, d’une manière générale, la division entre Hauts et Bas Allemands existait dès cette époque et s’est maintenue dans son ensemble, malgré les déplacements de toute sorte qui se sont produits. Mais, en aucun temps, depuis que Pithéas les mentionna pour la première fois, vingt deux siècles et demi avant nous, les Germains n’avaient constitué une nation cohérente, ayant conscience de leur unité ethnique et se considérant comme tenus entre leurs diverses peuplades à une certaine solidarité. Il ne semble pas même qu’ils se soient donné un nom générique, car le terme de « Germains » n’était point employé par eux et l’on ne sait pas quel en était le sens originel : « Hommes de guerre », « Hommes d’épées », « Orientaux », « Hurleurs » ou « Voisins »[13]. Quoique les tribus germaniques connussent l’agriculture, pratiquée surtout par les femmes, et que la conséquence naturelle du travail agricole fût d’amener les populations à l’amour de la terre et à l’établissement de résidences fixes, les guerres fréquentes, les incursions soudaines et les fuites précipitées avaient fait persister chez tous les Germains un régime semi-nomade. Encore en plein moyen âge, le droit germanique rangeait la maison parmi les biens mobiliers, survivance des temps où la demeure n’était qu’un chariot, roulant à la suite des armées sur les champs de bataille de l’Occident[14] et d’où la femme, épée en main, rejetait les fuyards dans la mêlée, prête à tuer sa progéniture et elle-même si les hommes ne sortaient pas vainqueurs de la lutte.

La guerre, toujours la guerre, tel était l’idéal du Germain : le répertoire des noms propres qui prévalait alors dans les familles en est une preuve irrécusable. La plupart des appellations sont dictées par la vanité ou par la fureur guerrière : telles Sigidegun, « Épée victorieuse », et Plechelm « Casque étincelant », telles aussi Gundulf, « Loup des combats », et Walramm, « Corbeau de la tuerie », tel encore un prénom qui persiste, Eitel, Attila, en souvenir admiratif de la férocité de cet homme de sang. Que de noms et de prénoms, dont le sens primitif reste ignoré de ceux qui les emploient, perpétuent ainsi dans nos langues modernes la mémoire de ces temps de carnage !

Quoiqu’apparentés aux Grecs et aux Romains par le langage, et très probablement aussi par l’origine, les Germains contrastaient avec eux par l’état des mœurs, les institutions civiles ou politiques, ils étaient sur eux en retard d’un millier d’années par le fait de la vie guerrière à laquelle ils s’étaient voués. Tacite, qui découvrit leurs mœurs et coutumes, le fit avec l’intention évidente de les opposer ironiquement à celles de ses concitoyens efféminés. Ils pouvaient se vanter en effet des qualités que possèdent les peuples vivant au milieu de constants dangers : ils savaient gaiement supporter les fatigues, s’entr’aider vaillamment dans les combats, se sacrifier noblement pour le compagnon choisi, parler, agir, avec une rude franchise ; ils avaient aussi le sens intime et profond de la nature qui les entourait et les pénétrait, s’associant à tous leurs actes. Mais ce genre de vie développait nécessairement chez eux l’esprit d’autorité et de violence. L’homme était le maître absolu de femme, enfants, serviteurs, et, dans la guerre du moins, il devait obéir strictement à un chef ayant également sur lui droit de vie et de mort.

L’acte d’adoption des enfants chez les Germains caractérisait d’une manière saisissante le stade de civilisation qu’ils avaient atteint. Au fond, le droit germanique était le même que le droit romain et les mêmes raisons lui avaient donné naissance. Le père, n’étant pas assuré de pouvoir nourrir sa progéniture, s’était réservé le droit de ne pas l’accueillir au nombre des vivants quand la mère venait de lui donner le jour. Mais si l’acte était identique chez les deux nations, il était accompagné de formes différentes, provenant de ce que les hommes du nord, non encore « urbanisés », vivaient plus intimement dans la nature et se voyaient constamment entourés de génies et d’êtres mystérieux qu’il fallait prendre à témoin. Suivant les tribus, l’enfant avait droit à la vie dès qu’il avait touché de ses lèvres du miel ou du lait, dès qu’une goutte d’eau avait purifié son corps, qu’il avait lancé son cri aux quatre parois de la hutte ou regardé la poutre du toit[15] : aux coins de l’abri, des oreilles étaient inclinées vers lui pour entendre ses vagissements. Toutefois, l’enfant n’entrait dans le monde des hommes que par une adoption formelle, lorsque le père, l’ayant soulevé dans ses bras, lui donnait un nom, lui insufflait, pour ainsi dire, une âme. Après l’accomplissement de cette pratique, la vie du fils ou de la fille était sauve et le droit de meurtre ou d’abandon chez le père ne reparaissait que dans les temps de misère extrême. Mais à l’égard de l’esclave et de sa progéniture, tout était permis. Quand un affranchi mourait sans ressources, ses enfants étaient enfermés dans une caverne et le ci-devant maître n’était tenu de sauver qu’une seule existence, celle du plus résistant : « la survivance du plus apte », telle était la devise, deux mille ans avant Darwin.
Musée du Louvre.Cl. Giraudon.
prince barbare prisonnier.

En exemple des anciennes mœurs, on doit citer celles des Hérules, le plus « conservateur » de tous les peuples Germains par ses coutumes, le type représentatif des autres « barbares » avant l’époque où on les voit entrer dans la lumière de l’histoire. Originaires des rives méridionales de la Baltique, les Hérules étaient restés longtemps enfermés dans leur domaine, coupé de fleuves, de lacs et de marais. Lorsqu’ils furent admis dans l’empire d’Orient par Anastase, au commencement du VIe siècle, comme alliés et mercenaires, ils pratiquaient encore leurs cérémonies païennes : seuls, parmi les Germains invités à la défense de l’Empire, ils n’étaient pas, au moins nominalement, convertis à la foi chrétienne. Procope les considère comme tout à fait différents des autres hommes à cause de l’habitude qu’ils avaient de tuer leurs vieillards et leurs malades. Dès qu’un de ceux-ci était devenu tout à fait invalide, ses amis et parents dressaient un grand bûcher, au sommet duquel ils plaçaient la victime, que l’un des Hérules présents, étranger à la famille, frappait d’un coup de poignard, puis on mettait le feu au bois amoncelé. Mais ce rite n’est-il pas, sous une forme un peu différente, celui que pratiquaient aussi les Mamertins, les Juifs, les Scandinaves[16], et qui naguère se perpétuait encore chez les Tchuktchis des rivages de l’océan arctique ? Chez les Hérules, nation guerrière par excellence, le manque de ressources alimentaires, qui avait été certainement la première raison du meurtre charitable des infirmes, n’était plus invoqué comme la justification du sacrifice : c’était pour plaire aux dieux, pour racheter par sa mort la vie des jeunes qu’il fallait mourir. S’éteindre de mort naturelle était tenu chez le guerrier pour un acte non seulement honteux, mais encore antisocial. De même la femme qui ne serait pas montée sur le bûcher du mari pour le suivre dans l’au delà aurait vécu déshonorée.

La mythologie des Scandinaves, qui se rapprochait de celle des Germains et que revendique même l’épopée de Wagner comme le trésor national par excellence, montre aussi quel fut le genre de vie de ces populations. Quelle que soit l’origine première d’Odin, les terribles bataillons qu’étaient les chasseurs et pirates du Nord le transformèrent à leur image. D’abord le forgeron de l’acier devint le dieu des maîtres, des nobles et chefs d’armée, tandis que Thor, divinité plus ancienne, considéré dorénavant comme fils d’Odin, continuait de garder sous sa protection les classes inférieures des esclaves. Si brutal qu’il fût, Thor, le dieu du marteau, était un maître pacifique en comparaison de celui auquel s’étaient voués tous les guerriers nobles : vainqueurs, ceux-ci « donnaient » leurs ennemis à Odin, vaincus, ils « allaient » à lui ; mais de toute manière, pourvu que le sang fût versé en bataille, ils apaisaient la soif du dieu et méritaient d’aller dans un Val-holl, le « palais des Égorgés ». Les prisonniers étaient, toujours offerts en sacrifice, soit qu’on les jetât dans les épines ou qu’on les écorchât vifs, soit, comme on le faisait d’ordinaire, qu’on les pendît à un arbre, tout en les perçant en même temps du poignard ; puis les sorciers venaient parfois et traçaient des runes sur leurs corps pour évoquer l’âme et prophétiser l’avenir. Parmi les diverses appellations que les sages donnent à Odin, « Maître des gibets » est celle qui revient le plus fréquemment. Tous les neuf ans on lui offrait un grand sacrifice, dans lequel on tuait en son honneur non des prisonniers mais des hommes de la nation ; souvent des fils tuaient le père pour prolonger leur propre vie ; des animaux, surtout le faucon, sans doute symbole de l’âme ailée, étaient aussi sacrifiés avec les victimes humaines.

Les batailles étaient parfois précédées d’un acte symbolique, de signification terrible : on lançait une javeline au-dessus des ennemis, comme pour en prendre possession au nom du « Maître des potences ». Dans ce cas, tout était voué à la mort, les hommes étaient donnés à Odin, et le butin lui était livré : il fallait jeter les dépouilles de l’ennemi ; de là ces amas d’armes et d’objets que les archéologues ont trouvés dans les marais du Nord, notamment dans le Sleswig et le Jylland[17]. Les Cimbres et les Teutons, appartenant au même cycle de civilisation que les Scandinaves, vouaient ainsi l’armée ennemie à leurs dieux ; les Germains d’Arminius mirent le même esprit religieux à sacrifier les légions romaines. Jusqu’à la fin du Xe siècle, entre 960 et 970, on cite une bataille que précède le lancement de la javeline, signe d’extermination complète. Les sacrifices humains, sous forme religieuse, ainsi que la mort des veuves, sur le tombeau des époux, eurent encore lieu au commencement du XIe siècle, quoique, à cette époque, les Normands, graduellement christianisés par leurs relations avec les populations de l’Europe occidentale, eussent aidé à changer peu à peu les mœurs de leur patrie d’origine[18].

Ces peuples du Nord et de l’Est se pressaient, sans cohésion, sans entente, même sans conscience des mouvements ethniques auxquels
Musée de St-Germain.Cl. Sellier.
thor, fils d’odin, dieu du marteau.
ils prenaient part, contre la rude frontière du monde romain pour lui réclamer un asile et des vivres, s’enhardissaient ensuite à prendre des terres, et finalement s’emparaient des cités et du pouvoir. Du côté du nord, où les Alpes et les avant monts se dressaient en un rempart continu Trajan avait ajouté aux défenses de l’empire le fossé du Danube et la crête boisée des Carpates, mais ces limites furent souvent franchies. Du côté de l’Ouest, les légions romaines avaient dû abandonner l’offensive après le désastre de Varus, mais la frontière resta nettement limitée pendant quatre siècles.

Cl. Sellier.
fragment de la colonne trajane
L’armée romaine passant le Danube sur un pont de bateaux.


Du Rhin au Danube, de Rheinbrohl à Hienheim, se prolongeait une succession de remparts en terre et de palissades, flanqués de tours, de villes, même de camps retranchés : le tout formait une « grande muraille » de 500 kilomètres en longueur, comparable à celle de la Chine, sinon par l’importance architecturale, du moins par la valeur stratégique. Des recherches suivies ont permis d’en indiquer nettement tout le parcours[19] : en maints endroits, le gazon qui l’a revêtue la conserve avec ses arêtes vives depuis dix-huit cents ans, et l’on reconnaît encore des vestiges de constructions en nombre de vallées traversières où l’homme a remué profondément le sol pour la culture de ses campagnes, l’édification de ses villes et le tracé de ses routes.

Cl. Sellier.
fragment de la colonne trajane
L’armée romaine passant le Danube sur un pont de bateaux.

La direction générale de cette frontière s’explique facilement par la convergence des efforts de la puissance romaine qui, se produisant d’un côté par le chemin des Gaules, de l’autre par les passages des Alpes rhétiennes, agissait à la fois par l’est et par le sud, ce qui lui permit d’isoler facilement l’angle sud-occidental de la Germanie : mais on se demande pourquoi le limes avait été tracé d’une manière si bizarre dans la partie de son parcours comprise entre Main et Danube. Dans cette région, la direction normale du rempart semble indiquée par la nature : on pourrait croire qu’une ligne droite tracée de fleuve à fleuve par les vallées de la Tauber et de l’Altmühl eût constitué une limite politique naturelle, et d’ailleurs d’autant plus facile à défendre qu’elle aurait suivi un sillon de partage entre les deux bassins. Au lieu de cela, les Romains développèrent leur rempart sur une longueur double, de manière à lui faire décrire un angle aigu vers la Schwäbische Alb, avec un côté parallèle au Neckar, l’autre au Danube. Un historien allemand explique cette bizarre saillie du rempart : elle coïncide à très peu de chose près avec la limite des forêts de conifères, telles qu’elles existaient à cette époque et que les révèlent d’une manière précise les restes de bois et les noms des villes et des villages. Nulle part les constructeurs romains n’empiétèrent sur l’ « horreur » de la forêt des pins ; ils n’envahirent les bois que dans les endroits où ils se composaient d’arbres à feuilles caduques, aux clairières nombreuses, au sol gras et fertile, aux essences appréciées. Même après la ruine de l’empire, la frontière marquée par le rempart resta pendant des siècles une ligne de partage ethnique : c’est qu’elle avait été tracée par la nature géologique du sol et par la végétation spontanée qui en avait été la conséquence. Les grands défrichements et le peuplement de la contrée qui était restée en dehors du domaine de l’expansion impériale ne s’accomplirent qu’avec lenteur, pendant les siècles du moyen âge. Toujours les bois de conifères furent les derniers auxquels s’attaqua la hache des bûcherons[20] ; ils sont encore le couronnement familier des monts germaniques.

On a souvent émis l’hypothèse que de grands faits survenus dans la vie planétaire avaient été la cause de l’ébranlement général des nations à cette époque critique[21]. Bien que cette théorie ne soit point encore démontrée, elle est trop plausible pour que l’esprit ne s’y attache pas tout d’abord. Les relations de cause à effet, que l’on observe dans les mille petits mouvements de l’histoire entre les conditions changeantes du milieu et les réactions de cette ambiance sur les populations qu’elle baigne, doivent se retrouver en proportions d’autant plus grandes dans l’influence des phénomènes majeure de la vie du globe sur la vie des nations. Une crue fluviale, l’incendie d’une forêt, l’apport des sables dans une crique ou l’affaissement imperceptible du sol causent la ruine ou la prospérité des villages et des villes, les forcent à se déplacer ou y font affluer la foule des alentours ; de même, toutes les révolutions de la terre et de la mer, tous les puissants météores, vents, orages, pluies, et surtout les sécheresses prolongées qui font évaporer les lacs, perler les efflorescences salines, flétrir et brûler les herbes, ont pour conséquence inévitable des changements profonds et rapides dans la destinée des peuples.

Cl. Sellier.
porte romaine à trèves

On sait à n’en point douter que l’aire habitable de la Kachgarie, entre Tian-chan, Pamir et Kuen-lun, s’est considérablement rétrécie depuis une douzaine de siècles, mais le bassin du Tarim est une bien petite fraction du monde asiatique et il faudrait un plus vaste ensemble de faits géographiques et sociologiques s’étendant sur une plus longue période pour être en droit de rattacher l’exode des Huns à quelque phénomène terrestre. Quelles qu’aient été les causes et les péripéties diverses de ces amples mouvements ethniques, il n’en reste pas moins ce fait constant que, suivant les impulsions reçues, les peuples durent se déplacer dans un sens ou dans un autre, pour se heurter à d’autres nations dans leurs migrations forcées, et déterminer ainsi de proche en proche et d’un bout du monde à l’autre une transformation complète dans l’équilibre général.

Par la nature même des choses, les communautés humaines les plus mobiles, les moins attachées à la terre, devaient être celles qui, dans ces grands tournoiements d’hommes, se déplaçaient le plus rapidement et parcouraient les plus vastes étendues : les populations nomades commençaient et pressaient le mouvement de migration, auquel les agriculteurs résidants finissaient malgré eux par prendre part. Ce fut donc la région des pâturages sans bornes, la « mer des Herbes » comprenant, du Pamir au Pacifique, les immenses contrées de la Kachgarie, de la Dsungarie, de la Mongolie et de la Mandchourie, qui devint naturellement le lieu d’équilibre instable duquel se propageaient les ondulations dans la masse des peuples. Là commençaient tous les grands exodes destructeurs.

Aussi les Occidentaux qui eurent à subir cet effroyable déluge de peuples conquérants s’imaginèrent-ils volontiers que ces barbares venus en multitudes du fond de l’Orient appartenaient à une race prolifique comme celle des sauterelles. Un chroniqueur ancien[22] dit que les contrées de l’Asie nord-orientale étaient une « officine d’hommes », un « laboratoire de peuples », tant il fut effrayé à la vue de ces masses dévastatrices qui se ruaient sur l’empire croulant. Mais à cette époque même, l’Europe, peuplée d’agriculteurs, avait sans aucun doute beaucoup plus d’habitants que les étendues du continent asiatique. Si l’on peut néanmoins s’imaginer que les steppes de l’Asie centrale étaient un « atelier de peuples » sans cesse débordant, c’est que les mouvements d’exode comprenaient d’un seul coup presque toute une grande communauté nationale, entraînée en un même courant comme l’eau d’un fleuve ou comme la neige d’une avalanche. L’immense espace uniforme des plaines avait déterminé le rassemblement d’hommes innombrables en une seule masse d’apparence homogène, constituant comme un seul et prodigieux individu. Grâce à cette cohésion nationale et à leur extrême mobilité, ces foules humaines débordaient en courants irrésistibles, soit d’un côté vers la Chine, soit de l’autre vers l’Europe, détruisant ou asservissant les populations agricoles qu’elles rencontraient sur leur chemin. Il ne faut pas oublier non plus que l’Europe à l’ouest du Dniepr n’a qu’une surface bien faible comparée à l’Asie : un groupe humain disparaît invisible s’il est épars sur un grand territoire et semble une multitude s’il se concentre en un domaine resserré.

Que de déluges d’hommes ont dû se produire ainsi pendant la durée des âges ! Mais aussi longtemps que l’histoire, purement locale, ne pouvait embrasser un vaste ensemble de peuples, les grands événements restaient inexpliqués, soudain on voyait apparaître d’étranges multitudes, des chocs terribles mettaient les foules aux prises, des contrées entières se dépeuplaient, puis le silence et l’oubli s’étendaient sur l’horrible événement. Lorsque les nations furent devenues assez conscientes d’elles-mêmes pour s’étudier dans leurs rapports avec le reste de l’humanité, la mémoire de ces faits se conserva de plus en plus précise ; c’est ainsi que les historiens de Rome ont pu nous raconter les incursions des Gaulois, celles des Cimbres et des Teutons, mais sans pouvoir suivre à travers le continent les allées et les venues des peuples en marche.

Cinq siècles et demi avant la prise de Rome par Alaric, un grand ébranlement des peuples nomades de l’Asie septentrionale propageait déjà ses ondulations dans la direction de l’Europe. Les Hiung-nu, ancêtres des Huns, ayant délogé de leurs domaines les populations nord-occidentales de la province actuelle du Kan-su, celles-ci émigrèrent en masse dans la direction du Tian-chan. Fuyards pour ceux qui les poursuivaient, conquérants pour ceux qu’ils refoulaient devant eux, ces peuples, connus sous le nom de Yue-tchi, et probablement d’origine turque, envahirent toute la région des pâturages relativement peu élevés qui constitue actuellement le pays de Kuldja, puis, expulsés de la contrée par les premiers habitants, se répandirent au delà dans les grandes plaines du Turkestan, jusqu’à l’Oxus, dont ils soumirent les riverains, de provenance iranienne. Ces événements eurent lieu, il y a plus de vingt siècles, mais il est impossible d’en fixer la date précise, les migrations de peuplades accompagnées de troupeaux ayant souvent duré pendant plusieurs décades successives. Devenus les maîtres d’un peuple civilisé, habile à la culture du sol, aux diverses industries urbaines, les Yue-tchi se civilisèrent eux-mêmes à demi et se trouvèrent bientôt en relations de commerce avec les Occidentaux par l’intermédiaire des Arsacides du plateau d’Iranie. A l’époque où l’empire romain prenait sa grande extension dans le monde occidental, les Yue-tchi, maîtres de tout le versant du Tian-chan et des Pamir dans le Turkestan actuel, possédaient aussi les hautes terres de l’Afghanistan et les chemins de l’Inde ; leurs monnaies nous les montrent influencés successivement par des civilisations diverses, à mesure qu’ils s’éloignent de leur point de départ dans le Nan-chan : ils sont hellénisés dans la Bactriane, puis sivaïsés dans le pays des Cinq rivières, et finalement ils sont devenus bouddhistes sous le règne de Kanisfa, contemporain de Vespasien, le prince mongol ayant provoqué, par sa conversion, un déplacement d’influences analogue à celui qu’amena Clovis en se faisant chrétien. Les Yue-tchi, qui s’intitulent Ku-chan sur leurs monnaies, d’après la province de Koei-tchang ou Bactriane qui fut le centre de leur empire, sont, avec les Ça-ka établis surtout dans le Kachmir, au nombre de ces envahisseurs turcs que l’on désigne d’ordinaire par l’appellation de « Scythes » et qui, nous l’avons dit, mirent fin aux relations du monde hellène avec l’Inde.

On ne voit point les traces de grandes migrations turques dans les régions méridionales de la Kachgarie, à la base septentrionale des monts Kuen-lun : les pâturages y étaient trop rares, la terre trop aride pour que la tribu pût s’y risquer avec ses troupeaux ; le voyageur rapide ayant pris ses précautions en vue d’une prompte expédition pouvait seul s’aventurer en cette dangereuse contrée où les sables cheminent sur des oasis englouties. Les grandes voies naturelles passent dans les « paradis » du Tian-chan, dans les « youldouz » (Iulduz) ou « étoiles », non moins belles aux yeux des nomades que les astres du ciel[23]. Plus au nord, les grandes plaines de la Dsungarie où naît l’Irtich et, par delà l’Altaï, les hautes terres mongoliennes dans lesquelles se forment les premiers affluents du Yenisséi étaient aussi des chemins indiqués pour les grandes migrations, puisqu’elles offrent des pâturages continus pour les animaux. C’est par ces larges portes de la Mongolie que se déversa le déluge des Huns qui recouvrit une grande partie de l’Europe.

N° 266. Europe de 425 à 450.

Entr’autres mouvements, cette carte montre le cheminement des Huns à travers l'empire des Goths, leur passage dans l’Alfœld et une première incursion dans la péninsule balkanique.

Les Vandales ont pris possession de l’Afrique du nord et s’emparent des îles. Les Visigoths constituent leur empire du Poitou à l’Andalousie.

Les peuples slaves et autres, Vendes, Vénèdes, Bulgares, etc. s’étendent vers l’ouest, occupant les territoires laissés vides par les émigrants précédents.

Cette carte, ainsi que les nos 262 et 263 qui précèdent et les nos 266, 268, 269, 274 et 275 qui suivent, sont établies d’après celles dressées par André Lefèvre. Les morceaux déchiquetés de l’empire romain sont recouverts d’un grisé.

Les routes de l’Europe étaient aussi bien indiquées pour les Huns que celles de l’Inde l’avaient été pour les Yue-tchi. La plus large zone des steppes herbeuses et, dans cette zone, les bandes de territoire les plus verdoyantes, celles qui offraient le plus d’herbes à brouter et le plus de campements ou de villages à dévaster, indiquaient les directions à suivre. Les hordes hunniques non attardées sur les confins de la Perse et de l’Afghanistan devaient aborder le territoire d’Europe à l’extrémité méridionale de l’Oural, ou, plus au nord, par une des dépressions qui coupent la chaîne ouralienne ; après avoir pénétré dans les campagnes basses, elles se trouvaient dans l’immense hémicycle limité à l’ouest par le cours de la Volga, entre les points où se sont bâties les villes actuelles de Samara et de Tzaritzin, et il ne leur restait plus qu’à franchir le fleuve sur leurs outres gonflées et à s’emparer des fortins de bois qui se dressaient sur la haute berge.

En 372, lorsque les Huns apparurent aux bords du puissant cours d’eau, ils s’y heurtèrent contre les Alains, peuple conquérant descendu des vallées du Caucase. Mais, si vaillants que fussent ces barbares sarmates, adorateurs de l’épée nue, ils ne purent tenir devant les multitudes asiatiques. Les uns s’enfuirent pour aller demander appui à quelque nation plus puissante ou pour brigander à l’aventure, les autres, entourés de tous côtés par la masse des Huns, ne purent que racheter leur vie en grossissant la foule des envahisseurs, en se faisant Huns eux-mêmes, autant que le permettait la différence des langues et des types. Mais le contraste était si grand qu’en dépit de l’alliance forcée, les Alains, dispersés en groupes divers, se maintinrent quand même comme nationalité distincte pendant plus d’un siècle et prirent part à toutes les campagnes de migration jusque dans la péninsule d’Ibérie et jusqu’en Afrique. Enfin, les guerres, les maladies, le changement de climat, les mélanges avec cent autres peuples dans l’immense remous finirent par user ce qui restait du peuple cahoté : ses dernières familles s’éteignirent à l’écart.

Après avoir triomphé des Alains, les Huns eurent à combattre un ennemi plus puissant : les Gothons ou Goths. Cette nation, qui occupait auparavant les deux bords de la Baltique, avait graduellement reflué dans la direction du midi et, vers la fin du IIe siècle, barrait complètement le passage à tous les envahisseurs venant de l’Orient : sa puissance s’était établie de la Baltique à la mer Noire. Les Goths orientaux ou « Ostrogoths »  » s’avançaient à l’est jusqu’au Don, tandis que les Goths occidentaux ou « Visigoths » atteignaient le Danube. Ceux-ci, les plus aventurés dans le voisinage de l’empire Romain, les plus sollicités par la fascination de ses richesses et cherchant constamment à y pénétrer, en mercenaires, en alliés ou en dévastateurs, devaient, par l’effet de cette hantise même, déplacer fréquemment leur centre d’attaque et, tantôt s’avançant, tantôt rejetés en arrière, se maintenaient en mouvement de migration le long du Danube, des Carpates et des Alpes.

N° 267. Europe de 450 à 475.

On a indiqué ici la vigoureuse attaque des Huns sur la Gaule dans laquelle, d’après A. Lefèvre, ils pénétrèrent à la fois par le nord et par l’est, la réunion des deux bandes, leur crochet sur Orléans et la fin de la plupart d'entr’eux près de Troyes, puis, en 452, leur incursion en Italie et enfin leur ralliement vers l’Est.

Le royaume des Visigoths se complète vers le plateau central ; les Vandales visitent Rome ; les Saxons commencent l’invasion de la Grande-Bretagne ; les Ostrogoths traversent le Danube ; les Vendes et les Longobards se rapprochent du midi.

Une bande étroite de grisé limite le territoire, supposé indivis, des Suèves, Cantabres et Basques, un autre grisé celui des Burgondes, un grisé général recouvre l’empire Romain.


Les Ostrogoths, plus solidement campés, au milieu de peuples trop faibles pour s’affranchir, constituaient un État demi-civilisé, qui, vers le milieu du IVe siècle, égalait presque celui de Rome en étendue et cherchait lointainement à l’imiter : le roi des Ostrogoths, Ermanaric, l’Amalien ou le « Sans tache », était respecté comme maître de tout un monde, et, vieux de plus de cent années, resplendissait d’une gloire devenue presque divine.

C’est contre lui que vint se heurter la marée montante des Huns. Comme les Alains, il fut emporté par le tourbillon avec toutes ses armées. Le rempart extérieur de défense que l’empire ostrogoth constituait pour l’empire Romain se trouva rompu dans toute sa largeur, mais le travail de destruction avait été si laborieux que les Huns en furent presque épuisés et n’avancèrent plus qu’avec lenteur, dispersant les peuples devant eux. Ce n’est pas directement qu’ils prirent part à l’attaque de Rome, c’est par la poussée qu’ils donnèrent aux errants Visigoths et aux cent tribus germaniques. Ils auraient certainement disparu dans la cohue des nations tourbillonnantes si par les traits du visage, la démarche, les mœurs, ils n’eussent été si absolument distincts de tous les peuples de l’Europe : les contrastes de race à race, déterminés par des milliers d’années vécues sous des climats différents, apparaissent avec une évidence telle que Romains et barbares, en face des Asiatiques, se reconnaissaient comme frères d’origine. Les Huns étaient décrits comme des monstres avec leurs grosses têtes plates, leurs joues couturées de cicatrices, leur corps épais et ramassé, leurs jambes arquées par l’habitude du cheval : on les disait volontiers, et en le croyant un peu, « fils de sorcières » et « fils de démons »[24]. Aussi leurs hordes éparses continuèrent-elles de constituer une même nation par le fait de l’aversion générale, et leurs chefs, Bleda, Attila, purent facilement les ramener à l’unité et s’en servir pour fonder un État très éphémère mais plus vaste que celui des Romains, entre l’Altaï et les Alpes.

Attila voulut le compléter du côté de l’Occident et se porta vers les Gaules, saccageant les cités, ravageant les campagnes et grossissant sa propre armée de toutes les armées vaincues. Il traînait avec lui des Ostrogoths, des Alains, des Hérules et des Gépides, mais, devant lui, il rencontrait aussi, unie aux Romains et aux Gaulois romanisés, la nation des Visigoths, peut-être aussi celle des Burgondes et une tribu franque conduite par Merowig[25] : c’était un nouveau choc entre l’Europe et l’Asie. Celle-ci fut repoussée. Attila ne dépassa pas Orléans et le grand coude de la Loire ; se repliant sur le gros de ses forces, il livra la bataille décisive dans les plaines blanches des « Champs Catalauniques », le Campus Mauriacus de Grégoire de Tours, que l’on pense avoir retrouvé à Moirey dans l’Aube[26].

Musée de Naples.Cl. Alinari.
l’empereur probus.


Il livra la bataille et la perdit : des cadavres, par centaines de mille, restèrent gisants dans l’effroyable étendue, et le roi des Huns, désormais sans l’auréole qui en faisait le maître des peuples, dut se contenter de parcourir en pillard l’Allemagne et l’Italie. Il réussit encore à détruire Aquileja, qui, pendant plusieurs siècles, avait joué le rôle de gardienne vigilante des passages alpins, à l’angle adriatique, et mourut bientôt après, laissant dans tout le monde romain le renom d’avoir été le plus atroce parmi tous les terribles destructeurs d’hommes qui se disputaient alors le territoire de l’Europe. Peut-être la prééminence dans ce crime fut-elle attribuée au « Fléau de Dieu » parce qu’il ne se réclamait pas de la foi chrétienne comme la plupart des autres assaillants de l’empire. D’ailleurs, une légende toute différente se forma parmi les siens ; les Magyars de Hongrie qui se disent encore ses fils vantent son amour de la justice et même sa bonté. Mais en dehors de la Hongrie, la mémoire des Huns reste associée dans l’imagination des peuples de l’Europe centrale à l’idée de massacres et de mort. Tous les tertres funéraires que l’on rencontre encore en Allemagne et qui furent si nombreux, avant que la charrue les nivelât avec le sol sont désignés uniformément sous le nom de Hunnengräber, tombeaux des Huns.

Au lendemain de la grande bataille qui ne laissait plus aux hordes d’Asie qu’un étroit territoire de conquêtes, tous les peuples guerriers de l’Europe, passant au-dessus des malheureuses plèbes agricoles, se déplaçaient dans la direction de l’ouest et du midi. Un seul peuple, celui des Vandales, ayant déjà terminé son mouvement de translation vers l’extrémité du continent d’Europe, refluait vers l’est, sur le littoral méditerranéen. Les Vandales, peuple de langue germanique, qui, pendant la période d’équilibre antérieure à la décadence de Rome, avait vécu sur les bords de la Baltique, au nord de la Warthe, s’étaient trouvés au premier rang lors de la migration générale. Avant-garde des Goths avec lesquels les Vandales s’étaient confédérés, une de leurs bandes avait envahi la Gaule même avant la fin du troisième siècle, mais, battue par Probus, elle avait été déportée dans l’île de Bretagne. D’autres Vandales avaient également pris part aux invasions directes de l’Italie, puis, au commencement du Ve siècle, la grande masse de la nation, franchissant le Rhin, s’était mise en route et, suivant la voie naturelle qui, par la Loire moyenne et la Charente, contourne les hautes terres centrales de la France, ne s’arrêta qu’en Espagne.

N° 268. L’Alfœld, Repos des Nomades.

La moitié occidentale de Budapest est bien antérieure à celle bâtie sur la rive gauche. La fondation de Pest date du xiiie siècle.

D’après A. Lefèvre, le camp d’Attila était établi à Jasz-Bereny, juste à l’orient de Buda, sur un petit affluent de la Theiss ou Tisza.


Arrivés dans la péninsule Ibérique, les Vandales eurent bientôt à lutter contre les rivaux conquérants, les Visigoths, et se trouvèrent trop peu nombreux pour disputer la contrée à de si puissants voisins malgré leur alliance avec d’autres peuples migrateurs, Alains et Suèves ou « Somnolents ». Ceux-ci se fixèrent dans les provinces devenues le Portugal et la Galice et s’y maintinrent ; ceux-là, pendant un temps en Andalousie, se joignirent à nouveau aux Vandales quand, sur la pression des Visigoths et aidés par la dissension des généraux romains, ils passèrent en Afrique. En dix années, de 429 à 439, ils terminèrent la conquête de la Maurétanie et, de nouveau, une Carthage ennemie se dressa devant Rome. Ayant été marins sur la Baltique, les Vandales, auxquels s’étaient mêlés d’ailleurs des gens de toute race et de tous métiers, se firent également marins sur la Méditerranée et, comme leurs prédécesseurs les Carthaginois, devinrent aussi les maîtres des îles de la mer Tyrrhénienne, Corse, Sardaigne et les Baléares. Leur royaume, qui devait durer un siècle, fut, de tous ceux que fit naître la migration des peuples, le plus aventuré en dehors de son milieu naturel et, par conséquent, celui qui en disparaissant devait laisser le moins de traces.

Les Ostrogoths qui avaient eu à subir le premier et terrible choc des Huns, lorsque ceux-ci se forcèrent un passage entre Baltique et Pont-Euxin, n’avaient pas été aussi mobiles que le peuple des Vandales dans leur déplacement vers l’ouest. Ceux d’entre eux qui ne s’étaient pas vus forcés d’accompagner leurs vainqueurs vers le massacre de Chalons ou n’étaient pas dispersés chez d’autres peuples en fugitifs ou en alliés réussirent à se cantonner dans la région très facile à défendre de la Pannonie, qu’entoure au nord et à l’est la grande courbe du Danube entre Vindobona et Singidunum — Vienne et Belgrade —, et que traversent les fleuves Drave et Save, issus des Alpes et de leurs prolongements illyriens. En cette forte position stratégique, très menaçante à la fois pour l’empire bysantin et pour ce qui restait de l’empire de Rome, les Ostrogoths pouvaient attendre l’occasion de reprendre l’offensive. Les Gépides, les Hérules qui avaient aussi appartenu à la confédération des Goths et prirent des parts diverses à l’invasion du monde romain étaient solidement établis dans le voisinage, les Gépides à l’orient du Danube, dans les contrées qu’on nomme aujourd’hui Alfœld, Transylvanie, Valaquie, les Hérules dans l’hémicycle septentrional des Carpates. Mais ces peuples inquiets n’attendaient, comme les Ostrogoths, que le moment de se ruer contre les riches cités du midi, pleines de butin.

Quant aux Visigoths, ces barbares qui avaient été le plus longtemps
Musée de Cluny.Cl. Giraudon.
couronnes d’or des rois visigoths, viie siècle
en contact avec les civilisés des contrées méditerranéennes, ils devaient à leurs invasions même en Thrace, en Grèce, en Illyrie, en Italie, commencées dès le temps des Antonins, un adoucissement remarquable de leurs mœurs, en même temps que l’acquisition partielle des industries et des sciences du monde romain : destructeurs de la ville Éternelle, ils eurent l’ambition de continuer son œuvre. Un roi des Visigoths, Athaulf, devenu le beau-frère de l’empereur Honorius, se mit aussi à la tête de ses armées pour reconstituer l’empire d’Occident. Les Visigoths, au nom de Rome, reconquirent en effet la Provence, la Narbonnaise, l’Aquitaine, l’Espagne, et, bientôt après leur triomphe sur Attila, sous le règne d’Euric, ils avaient constitué un très grand royaume qui s’étendait du cours de la Loire aux colonnes d’Hercule, et leur appartenait bien en propre, malgré la suzeraineté apparente de Rome : seulement les Suèves réussirent, pendant quelques décades, à maintenir leur indépendance contre les Visigoths dans l’Ibérie orientale. L’idéal de romanisation était si vif et sincère chez les rois des Goths qu’ils avaient fait compiler des lois romaines afin de gouverner leurs sujets d’après l’exemple de l’empire vaincu, et tel avait été leur zèle ignorant qu’ils maintinrent dans ce code (Lex Romana Wisigothorum) des dispositions injurieuses pour eux. On peut citer notamment la « loi d’Honorius » qui interdisait le mariage entre Romains et barbares[27].

De même les Burgondes, occupant alors le bassin du Rhône, de l’Oberland à la Camargue, s’étaient accommodés de leur mieux aux exigences de la majesté romaine. Après l’exode plus de deux fois séculaire et coupé de batailles et de massacres qui les avait amenés des bords de la Vistule à ceux du Rhin, ils accueillirent avec joie la chance de pouvoir entrer pacifiquement dans leur nouveau domaine, en respectant, conformément à la justice, les intérêts établis. Si pressées que fussent les tribus germaines de faire mugir leur cri de guerre dans le creux de leurs boucliers, elles préféraient pourtant, suivant la loi du moindre effort, recevoir gratuitement des terres en échange d’un hommage prononcé du bout des lèvres. Quant aux Alamans ou Alemannen, « gens de toutes races » qui poussaient les Burgondes et s’établirent dans la vallée rhénane, au sud du Main et de la Moselle, ils n’avaient pas eu à se faire concéder ces terres par la munificence de Rome ; ils les devaient au fer de leurs épées.

Les Francs, qui dans la succession des âges donnèrent aux Gaules le nom de « France » et aux Gaulois celui de « Français », n’occupaient au milieu du cinquième siècle qu’une infime partie du territoire maintenant désigné d’après eux. Ils étaient les maîtres des contrées que traversent le Rhin, la Meuse, l’Escaut dans leur cours inférieur, et pénétraient au sud dans le pays qui devint l’Artois. C’est pendant la seconde moitié du troisième siècle que les populations résidantes de la Belgique actuelle avaient vu ces bandes germaniques apparaître à l’ouest de la Meuse ; la première mention qu’en fasse l’histoire date de l’an 240. L’empereur Maximin, pressé de divers côtés par des ennemis, avait eu recours au moyen usuel en concédant aux Francs, devenus colons militaires, les parties non cultivées du pays des Morins et des Ménapiens ; la germanisation se fit jusque dans le voisinage de Boulogne[28] ; mais la côte n’avait point alors le dessin qui nous est familier et qu’elle ne reçut que vers le dixième siècle : six cents ans auparavant, l’eau de la mer, détruisant les anciennes colonies belgo-romaines, avait envahi les terres basses de Bruges à Dunkerque[29]. Julien permit également aux Saliens vaincus de s’établir dans les solitudes de la Toxandrie, la Campine actuelle ; mais ces nouveaux sujets de Rome avaient l’humeur instable, et quand, au commencement du Ve siècle, les légions romaines quittèrent la Belgique pour aller défendre l’Italie contre l’invasion barbare, les Francs suivirent le mouvement dans la direction du sud.

vallée de la meuse aux environs de namur
D'après une photographie.

De nos jours, la Meuse est canalisée, une voie ferrée et deux routes la longent, mais à l’époque des mouvements des Francs, le passage était difficile au pied de ces rochers dont la double ligne s’étend sur plus de cent kilomètres, de Mézières à Liège.

La rivière séparait la forêt Charbonnière de celle des Ardennes.


Leur chemin est encore de nos jours nettement indiqué par la frontière des langues flamande et wallonne, et cette frontière elle-même était déterminée par les conditions physiques de la contrée. La forêt « Charbonnière », qui prolongeait à l’ouest la grande sylve des Ardennes, et dont la forêt de Soignes, près de Bruxelles, et le parc de cette ville sont de bien faibles restes, arrêtait les envahisseurs et les forçait de cheminer vers l’occident : « le rempart de bois » resta longtemps infranchi ; les trouées ne se firent que peu à peu le long des rivières et des ruisseaux pendant le cours du moyen âge ; jusqu’au milieu du IXe siècle, la forêt conserva son caractère de limite naturelle, déjà mentionnée dans la loi salique[30]. Au nord se trouvaient les guerriers et colons germaniques ; au sud, les clairières et les vallées étaient occupées par les Celtes Wala, ancêtres directs des Wallons.

La poussée de l’invasion franque se fit d’abord d’une manière toute pacifique avec l’assentiment des Romains, qui d’ailleurs n’auraient pu l’empêcher. De cette première époque datent la plupart des villages flamands dont les noms, terminés en hem, ghem, ou en ingem — peut-être cette dernière forme est-elle plutôt due aux Alamans —, le heim germanique, rappellent encore les fondateurs francs. Grâce à ce suffixe des noms de lieux, on peut suivre facilement à la trace les migrations des Francs depuis les bouches de l’Escaut jusqu’aux collines du Boulonnais : les mots indiquent le passage des guerriers cultivateurs posant solennellement la pierre du foyer[31]. Au milieu du Ve siècle, le romain Aetius, qui gouvernait encore une province gauloise au nord de l’empire virtuellement défunt, vint se placer en travers des flots humains pour défendre contre eux le haut bassin de l’Escaut. Alors un choc violent dut se produire : de pacifique, l’invasion franque se fit militaire, sous la conduite de Chlodio — Clodion —, le premier roi des Francs dont le nom soit fixé avec certitude dans l’histoire. La solidité des troupes disciplinées le retint au nord de la Somme ; mais il attendait l’occasion de se ruer dans les campagnes qui devinrent l’ « île de France ». Certes, les Francs ne pénétraient point dans les Gaules « pour y délivrer les Gaulois du joug des Romains », ainsi que se l’imaginait toute une école historique au XVIIIe siècle[32] : ils venaient en maîtres pour se substituer à d’autres maîtres et le nouveau régime devait être encore plus dur que l’ancien. Ainsi que Fréret l’a depuis longtemps établi, le nom de « Franks » ne signifie point du tout « Hommes libres », comme le faux patriotisme de certains écrivains français l’a fait entendre : dans les documents originaux, frek, frak, frank, vrang, selon les différents dialectes, répond au mot latin ferox, dont il a tous les sens, favorables et défavorables, « fier, intrépide, orgueilleux, cruel ».


guerrier franc
Derrière les peuples germains qui pesaient sur la frontière du monde romain ou qui même l’avaient franchie déjà, Ostrogoths et Visigoths, Suèdes et Vandales, Burgondes, Alemannen et Francs, se pressaient d’autres peuples, avides de se précipiter à la curée : tels les Langobarden ou Lombards, les « Longues barbes » ou « Longues haches », qui devaient, durant le siècle suivant, prendre une grosse part au partage de ce qui fut l’empire : mais à l’époque d’Attila, ils vivaient encore vers les sources de l’Oder, séparés par montagnes et forêts de l’ancien monde œcuménique. Quant aux tribus germaines qui occupaient les bords de la mer, elles s’ébranlaient pour aller conquérir des territoires nouveaux par delà les flots. Les Jutes, qui habitaient la péninsule nommée indifféremment Jylland ou Jutland, les Angles, occupant le sud de la presqu’île entre la Trave, l’Eider et l’Elbe, les Saxons, plus puissants, qui dominaient le vaste territoire situé à l’ouest et au sud-ouest, entre la mer et les premières montagnes, toutes ces tribus, à la fois agricoles, pastorales, maritimes, prenaient part à la grande conquête par terre et par mer. Les flottilles de pirates saxons rôdaient déjà depuis deux cents ans sur les rivages continentaux de la mer du Nord, déposant çà et là des colonies permanentes sur les rivages : dépassant la Manche, elles s’étaient même avancées jusqu’en Armorique et dans l’estuaire de la Loire. Les côtes de la Belgique actuelle avaient déjà pris le nom de litus saxonicum, et c’est de là que les Anglo-Saxons, unis aux Jutes, s’élancèrent en 449 ou 453 pour franchir le détroit et prendre pied dans l’île de Thanet, pointe nord-orientale du pays de Kent, maintenant transformée en terre ferme. Ils avaient été appelés, dit-on, par les vaincus d’une guerre civile, et bientôt ceux-ci apprirent à leurs dépens qu’ils s’étaient donné des maîtres et des exterminateurs. Le pays des Bretons — Bretannie — devint celui des Angles — Engel-land ou Angleterre —, comme le pays des Gaulois était devenu celui des Francs.

Et tandis que les barbares se disputaient ainsi les lambeaux de l’empire Romain, celui-ci conservait encore un reste de vie. Après le passage d’Alaric, Rome avait été rebâtie, et des empereurs tremblants s’étaient hasardés à s’asseoir sur le trône, protégés par quelque lieutenant barbare. Une sorte de révérence empêchait les impies de porter la main sur la ville Sainte, et ceux mêmes qui pillaient ses trésors lui adressaient leurs hommages et prétendaient parler en son nom. Toutefois Genseric, le roi des Vandales, celui des conquérants qui s’était avancé le plus loin et qui avait soumis le plus de peuples divers, n’était pas homme à se laisser arrêter par le respect superstitieux de la majesté romaine. Déjà, par sa domination sur la Maurétanie, qui naguère était la contrée la plus utile pour l’approvisionnement de Rome, il affamait la ville Éternelle ; dès que l’occasion lui parut favorable (455), il s’en saisit pour prendre la cité et la piller à fond. Pendant quatorze jours et quatorze nuits, l’œuvre se fit avec méthode ; on n’oublia rien de précieux dans les palais et les églises : belles étoffes, gemmes, ors et bronzes, tout fut soigneusement enlevé, et ceux qui pouvaient payer rançon, jusqu’à des évêques, furent poussés dans le troupeau des prisonniers. C’est à tort que le nom de « Vandales » fut appliqué désormais aux destructeurs aveugles, brisant pour le plaisir et saccageant sans merci ; ceux-ci savaient compter.

Après cette terrible exécution, l’empire continua néanmoins de vouloir vivre encore, tant l’homme est naturellement conservateur. Des armées se recrutèrent, des provinces furent reconquises : des empereurs se succédèrent à Rome et hors de Rome. Enfin, un chef barbare, devenu commandant de la garde prétorienne, puis le véritable roi de Rome, Odovakar, Odoacre, mit un terme à la comédie des empereurs de parade et, avec un mépris débonnaire, déposa (an de Rome 1228) l’Auguste ou plutôt l’ « Augustule » qui occupait alors le trône, et, par une singulière ironie du sort, s’appelait Romulus comme le fondateur de la cité.

N° 269. Europe de 476 à 493.

Les principaux mouvements ethniques, durant la période que couvre cette carte, furent l’invasion de l’Italie par les Visigoths, survenant une douzaine d’années après la suppression par Odoacre de la fonction honorifique d’empereur romain, la descente des Francs vers le centre de la Gaule et la continuation du passage des populations saxonnes en Grande-Bretagne.

Les Visigoths ont étendu leur domination sur la Provence, les Bulgares se dirigent vers la mer Noire, les Tchèques avancent en Bohême.

Une bande étroite de grisé limite les peuples indépendants de l’Espagne, une autre borne le pays des Burgondes et celui des Francs et Alamans.


Mais s’il n’existait plus d’empereur en titre, l’idée de l’empire n’en persistait pas moins dans les esprits. Odoacre lui-même fit offrir à Zenon, l’empereur d’Orient, la suzeraineté virtuelle de Rome, à la condition d’être reconnu comme patricien et de recevoir en droit le gouvernement de l’Italie ; quoiqu’absolument roi, il reconnaissait pourtant les anciennes lois de Rome, honorait le Sénat et laissait la magistrature entre les mains des fonctionnaires romains. Et loin de Rome, dans le nord de la Gaule, des lieutenants de l’empire, Aegidius, puis son fils Syagrius, continuèrent de régir et de défendre leur province au nom de Rome, comme Aetius l’avait fait avant eux : le cœur ayant cessé de battre, les membres vivaient encore. C’est en 486 seulement, dix ans après la déposition de Romulus-Auguste, que Syagrius, « roi des Romains », fut vaincu par les Francs à Soissons et que disparut le dernier lambeau de l’empire d’Occident.

Mais la pression des tribus barbares n’avait point cessé sur les frontières. En 488, le roi des Ostrogoths, Theodoric, qui avait aussi revêtu la dignité de général au service de l’empereur d’Orient, descendit de sa forteresse des Alpes dans les plaines de l’Italie. Vainqueur en trois grandes batailles, il réussit après une campagne de cinq années à prendre traîtreusement Odoacre dans Ravenne, et, sous prétexte de rétablir l’unité de l’empire au profit de l’empereur de Bysance, devint le maître indépendant de l’Italie : il commença même la reconquête des provinces en s’emparant des régions alpines, de la Sicile, de la Provence, occupa la vallée de la Save au détriment de l’empire d’Orient, et, par une alliance étroite avec les Visigoths, reconstitua presque à son profit l’empire d’Occident ; quatre ou cinq générations après Ermanaric, l’empire des Goths s’est déplacé de 2 500 kilomètres vers l’ouest, des plaines sarmates aux péninsules baignées par la méditerranée occidentale.

Devenu Romain par les peuples qu’il avait assujettis, Theodoric se substitua aux anciens maîtres pour la défense de Rome et, en vue de cette œuvre, employa les éléments de civilisation qui s’étaient maintenus, s’entoura d’hommes intelligents et instruits, tel Boèce, et continua la tradition romaine. Il entreprit même le travail de restauration matérielle, éleva des édifices nouveaux, dont quelques-uns sont encore parmi les plus curieux de l’Italie. Il est remarquable qu’à cette époque de sang, il se soit trouvé un homme pour s’arrêter en plein élan victorieux ; en la vigueur de son âge, Theodoric remit le sabre au fourreau, et son règne, qui continua pendant 30 ans, fut consacré aux devoirs du gouvernement civil ; même quand son beau-fils Alaric périt de la main de Clovis à la bataille de Poitiers, Theodoric se contenta d’arrêter la puissance des Francs à Arles sans poursuivre son succès et de protéger son petit-fils en bas âge[33].

N° 270. Europe de 493 à 526.

Cette carte, correspondant à l’époque de Clovis et de Theodoric, montre la diminution sensible qu’a subie l’Empire d’Orient sous l’action des Ostrogoths, de même que l’établissement des Bulgares dans un territoire soumis nominalement à Constantinople.

Le royaume des Visigoths a cédé une grande partie de son domaine aux Francs, les Alamans sont plus ou moins soumis à l’autorité de Clovis, les Lombards traversent le Danube et s’établissent en Pannonie, le courant qui entraîne les Saxons à travers la mer du Nord n’est point encore tari.

Le liséré de hachures et le grisé général sont employés au même usage que dans la carte n° 269.


Aussi ses contemporains à demi barbares, à demi policés, l’admirèrent-ils doublement, à la fois comme le conquérant ostrogoth et comme le Romain restaurateur des gloires du passé. La légende germanique transforma Dietrich von Bern — Theodoric de Vérone — en un héros presque divin qui « traverse le monde par la force de son bras » et rappelle l’ancien dieu Thor par ses colères effroyables alors que de sa bouche jaillissait une haleine enflammée… La tradition latine fut tout autre : le roi des Goths fut considéré comme un Latin de la plus noble antiquité, et c’est très sérieusement que les érudits s’ingénièrent à construire des généalogies qui donnaient aux Goths des origines communes avec les Romains et les Grecs. (Jordanès).

Theodoric, avec d’autres rois, et notamment les souverains visigoths, fut de ceux que la civilisation romaine avait élevés au-dessus d’eux-mêmes. Ainsi que deux liquides s’unissent par les deux branches d’un vase communiquant, les éléments ethniques en contact les uns avec les autres se mêlent de manière à produire une nouvelle nation, et prennent à chaque moitié de ses composants ses propriétés spéciales pour les attribuer à l’autre. De même que tout alliage est différent de chacun des deux métaux associés, toute civilisation nouvelle transforme, abolit celles qui se sont unies pour lui donner naissance. Si la migration des barbares, considérée dans son ensemble, eut pour conséquence de romaniser les Goths et les Burgondes, les Francs et les Lombards, même les Vandales, elles devait aussi par contre-coup abaisser singulièrement le niveau intellectuel et moral des Romains, et, par suite, l’ensemble de la civilisation fut amoindri en d’énormes proportions et pour des siècles de durée. Les Gréco-Romains devinrent eux-mêmes à demi germanisés, et les nobles représentants des philosophies grecques, les épicuriens et les stoïciens, ces interprètes pénétrants de la genèse humaine, ces vaillants d’une si haute morale et d’une si fière endurance, se laissèrent ravaler aux superstitions vulgaires, aux pratiques barbares, à la furieuse intolérance que fut le christianisme du moyen âge.

Néanmoins, si désagréable qu’elle fût, la société brutale, tournoyante, affolée qui succédait à la paix romaine avait un point lumineux devant elle, un idéal vers lequel elle dirigeait sa vie. Avec le triomphe des barbares, le cycle de l’histoire devait recommencer à nouveau : presque toutes les conquêtes de la culture ancienne étaient perdues et la reconstitution de cet avoir ne pouvait se faire que par le travail des siècles ; il semblait que l’humanité fût remontée vers ses origines ; mais, à son deuxième départ, le monde européen possédait, avec quelques restes du trésor littéraire et scientifique des Grecs et des Romains, l’avantage de conserver un certain sentiment de l’unité humaine. Son horizon géographique était plus large que celui de la grande foule anonyme des anciens civilisés. Sans doute, l’image qu’il se faisait de la Terre devait être grimaçante et bizarre : elle n’était plus réglée et mesurée par le compas des Ératosthènes et des Ptolémée, mais les barbares venus du grand Nord et de l’Est encore plus éloigné gardaient la vague idée d’immenses étendues, bien supérieures à celle de l’œcumène gréco-romaine. En outre, une âme leur apparaissait indistinctement dans ce grand corps, puisque le saint empire romain n’avait pas cessé d’exister pour eux et qu’ils croyaient à l’universalité de la « Sainte Église »[34]. L’idéal était presqu’inconscient ; il impliquait néanmoins une future unité politique et morale.

ravenne. mausolée de galla placidia dans san-nazario (440)

Avant d’entrer dans cette voie, qui est l’histoire même de la civilisation progressive, les multitudes entremêlées, de toutes origines et de toutes langues, qui se heurtaient chaotiquement dans les diverses parties de l’Europe, avaient d’abord à se fixer, à prendre racine dans le sol où l’exode primitif, les chocs violents, les pressions latérales et les remous les avaient entraînées, et à reconnaître leur territoire géographique. Ensuite, chacun des groupes constitués d’une manière plus ou moins intime et solidaire par la communauté des luttes, des souffrances et des intérêts avait à prendre conscience de son individualité collective, à fondre assez complètement ses contrastes et ses diversités pour se sentir une nation. Puis une nouvelle évolution se préparait pour chacun de ces groupes distincts, celle de l’équilibre à chercher avec les autres groupes européens, et de l’idéal à trouver, sinon par leurs gouvernements, du moins par leurs penseurs.

Mais la première condition de tous les progrès ultérieurs était l’adaptation matérielle au sol et au climat. Les peuples émigrés avaient, en changeant de patrie, dû modifier forcément leur nourriture, leur boisson, leur vêtement, risquer des maladies inconnues. Les vieillards de la tribu succombaient en foule, de même que les débiles et les infirmes ; les enfants, tout particulièrement éprouvés, périssaient presque tous. La colonisation commençait toujours par un dépeuplement, même sans la mortalité causée par les batailles, les incendies, les massacres. Une fois accommodée à l’ambiance nouvelle, la race des immigrants se trouvait non seulement diminuée en nombre, mais aussi modifiée dans son essence par les croisements avec les indigènes et avec d’autres colons de provenance étrangère. Le mélange s’accroissait de génération en génération, et finalement le type originaire devenait méconnaissable. Après quelques siècles ou même beaucoup plus tôt, l’aspect des individus avait changé, souvent la langue avait disparu ; le nouveau peuple était fort distinct de l’ancien.

Les dangers à subir de la part du milieu et la rapidité de la transformation physique et morale des immigrants étaient naturellement en proportion du carré des distances entre la patrie primitive et le nouveau lieu de résidence. Les Vandales en sont un remarquable exemple. Réduits au nombre de cinquante mille guerriers lorsqu’ils arrivèrent en Afrique, ils n’auraient même pu mener à fin leurs conquêtes s’ils n’avaient eu pour alliées toutes les tribus opprimées de la Maurétanie qui avaient déjà commencé à se lever contre leurs maîtres romains : sur le terrain religieux, une secte, celle des Donatistes ou des « Montagnards », s’opposait au clergé orthodoxe, ami du pouvoir des papes ; contre les propriétaires d’esclaves eux-mêmes se groupaient les bandes de « Circoncellions », vagabonds et batteurs d’estrades[35]. Ces alliances mêmes contribuèrent à les croiser d’éléments étrangers, N° 271. Val d’Anniviers.
(Voir page 350.)

et, malgré leur orgueil de race qui interdisait aux chefs le mariage avec des Romaines, les familles pures étaient devenues rares au commencement du VIe siècle. Puis vinrent les infortunes militaires : réduits en nombre et en vertu, les Vandales ne purent plus soutenir le choc des Bysantins, auxquels étaient alliés des mercenaires barbares ; leurs jeunes hommes furent tués ou faits prisonniers, emmenés à Constantinople, et les femmes entrèrent de gré ou de force dans les familles romaines. Le nom de ces Vandales qui avaient fait trembler le monde ne fut plus même prononcé cent années après Genseric : on cherche vainement les traces de leur passage dans le continent africain, et l’on doit considérer comme un paradoxe la théorie de Löher, qui voit les fils des Vandales dans les anciens Guanches des Canaries[36]. Comment aurait pu s’accomplir le mystérieux exode ?

Les migrations de peuples qui s’étaient faites dans la péninsule Ibérique avaient mis en branle des foules plus nombreuses, et les conséquences en furent plus durables. En l’an 600, sous Reccared, les Visigoths étaient toujours les maîtres de la contrée, mais la fusion morale, correspondant certainement à un croisement effectif des races, était déjà très avancée entre les Goths et les Espagnols latinisés. La langue de Rome reprenait sa domination et le culte catholique de la nation s’imposait au roi, arien jusqu’alors. Pendant un siècle encore, les souverains appartinrent à la race des conquérants, mais les cols des Pyrénées s’étaient refermés, nulle bande nouvelle de Germains ne venait renforcer les armées des Visigoths, tandis que de l’autre côté du détroit se montrait soudain un nouveau peuple envahisseur : celui des Arabo-Berbères, entraînés par une ardente foi. Ce qui restait des Visigoths allait disparaître dans une guerre à mort après trois siècles passés loin des forêts de la Germanie, sur les plateaux âpres de l’Espagne. Les Ostrogoths avaient succombé comme nation distincte cent cinquante ans plus tôt : ils s’étaient fondus comme neige au soleil, dans les plaines de l’Italie, et n’avaient point résisté aux Lombards.

Si la magie du nom de Rome avait attiré successivement tous les envahisseurs barbares dans la péninsule Italique, la position géographique des Gaules en avait fait aussi le rendez-vous des nations. Largement ouverte à l’est et au nord-est, la riche contrée, dont les populations résidantes n’avaient plus la force de refouler les envahisseurs, se trouvait libre jusqu’à la « fin des Terres » : les uns après les autres, les peuples migrateurs se dirigeaient vers l’une des provinces océaniques, où ils étaient arrêtés soit par la mer, soit par d’autres peuples en marche, et, se dispersant fragmentairement, s’associant à nouveau, entraient en d’autres combinaisons ethniques. De même les tribus, qui après avoir parcouru la Gaule osaient traverser les Pyrénées, ne franchissaient point les montagnes sans laisser de traînards derrière elles.

Naturellement, cette immense marée de peuples qui déborda sur le monde occidental ne put le faire sans que des contre-courants et déversements latéraux ne divisassent les bandes à l’infini. Il n’est pas de pays en Europe où l’on ne signale l’existence de populations hétérogènes ou « allophyles », comme on dit en Russie ; mais en France, la fusion des races et sous-races est faite depuis des siècles assez intimement pour que les caractères distinctifs, les noms se soient perdus, et l’on ne voit pas que les probabilités d’origine puissent se changer en certitude.

colonne antonine. les germains vaincus implorent l’empereur

Que sont devenus les Suèves, les Alains, les Visigoths, les Alemannen, les Burgondes qui restèrent fixés sur le sol des Gaules et qui certainement ne se sont pas en tous lieux mélangés d’une manière intime avec les anciennes populations aborigènes ? Suivant les mille circonstances qui se sont présentées, telle bande étrangère, après s’être établie dans son domicile actuel par le droit de la conquête, a pu, grâce à sa vaillance, à l’accoutumance des voisins, se maintenir en sécurité dans un milieu hostile ; telle autre resta dans le pays comme alliée pour combattre des ennemis communs et reçut en présent le sol qu’elle occupe ; enfin, mainte tribu, parmi ces gens venus de loin, ne fut qu’un ramassis de prisonniers ou d’esclaves employés aux divers travaux par les maîtres des alentours. Durant le cours des siècles, ces descendants des migrateurs ont très diversement vécu, soit en se mêlant en paix aux indigènes, en adoptant à l’amiable le langage, la religion, les coutumes de la nation ambiante, soit en gardant leur caractère distinct, quoiqu’obligés de se soumettre aux volontés de leurs maîtres. On peut comparer ces petits groupes isolés aux kystes qui se maintiennent à part dans l’organisme. Mais parmi eux, il est difficile de distinguer l’ancienneté de l’origine. Faut-il reconnaître dans le « pays » d’Allemagne en Calvados (Notre-Dame, Saint-Martin d’Allemagne, etc.), les vestiges d’une tribu d’Alains qu’un remous y aurait rejetée ? Pont-à-Vendin, Vandelicourt, Wandamme, Vandeville, Wandignies et autres localités des départements du Nord et du Pas-de-Calais témoignent-elles avec plus de certitude du passage des Vandales[37] que ne le fait l’Andalousie ? Mais faut-il attribuer la même cause aux noms d’autres villages commençant par Vand, Vend, Vind, et que l’on trouve épars de la Charente à l’Ain ? On ne peut encore se prononcer.

Il est pourtant un groupe qu’une tradition persistante dit être de descendance hunnique, filiation tout aussi plausible d’ailleurs que pourrait l’être une autre généalogie, celtique, germaine ou sarrasine. C’est la population du petit val d’Anniviers (Einfisch), que parcourt le nant de Navisanche ou Navigenze, s’échappant dans la vallée maîtresse par un superbe portail de rochers. Bien que convertis au christianisme et habitués à l’usage du parler français-valaisan, ces montagnards se distinguent encore nettement de leurs voisins par la physionomie, l’emploi de mots et de tournures inconnus en bas, par de nombreuses coutumes particulières, et surtout par la conscience de leur personnalité collective.

N° 272. Vallées convergentes de la Narbonnaise.
(Voir page 353.)

Au sud de la rivière Tech, le point marqué de Le P. indique l’emplacement du Perthus ou col de Bellegarde (420 m.) par lequel les Arabes débouchèrent en France, au début du viiie siècle.

A l’époque dont il s’agit, Narbonne était encore une importante cité maritime et elle le resta jusqu’au xive siècle ; le tracé des côtes et celui des rivières se sont modifiés depuis lors.


La migration des peuples et la pression que tous ces flots humains exerçaient les uns sur les autres eurent pour conséquence une modification dans l’ordre d’importance des voies historiques de la Gaule. A l’époque gallo-romaine, le va-et-vient principal devait se faire de Rome par Lyon, vers le seuil de partage de la Côte-d’Or, entre Saône et Seine : c’est donc du côté de l’est, entre Océan et Méditerranée, que se trouvait l’axe majeur du territoire gaulois. La constitution du royaume des Visigoths dans la vallée de la Garonne, avec Toulouse pour capitale, puis l’invasion des Francs dans le bassin de la Seine, avec poussée dans la direction du sud-ouest, donnèrent pour un temps la prééminence à la voie historique occidentale, de Bordeaux à la Seine par le cours moyen de la Loire. De la Guyenne à l’Orléanais par la dépression où coulent la Dronne, la Charente, le Clain, la Vienne, le chemin est facile : la contrée s’ouvre largement au va-et-vient des peuples, des armées ou marchands qui voyagent entre la péninsule Ibérique et le nord de l’Europe. Nulle part dans cette avenue naturelle ne se présente d’obstacle, montagne, marais ou solitude infertile. Même aucun seuil appréciable ne marque le passage entre les versants de Gironde et de Loire. La Charente, le fleuve intermédiaire, semble hésiter entre les deux pentes. C’est à droite et à gauche que se trouvent les régions d’accès difficile : vers l’est, les hautes terres granitiques et forestières du centre de la France, vers l’ouest, des landes, des marais, puis les âpres collines du haut Poitou, formées de granit comme le massif de la Bretagne. Le passage devait donc se faire par cette manche où, dès les origines de l’histoire, on voit les lieux d’étape se transformer graduellement en cités considérables sans changer de site. D’un fleuve à l’autre, la route s’était tracée bien avant que les Romains eussent songé à construire leur voie dallée dans la même direction. Toutefois, cette voie historique majeure ne suivait point un tracé rectiligne entre les bassins fluviaux, elle se repliait, conformément aux facilités du passage, entre les bois et dans les vallées ; puis, arrivée dans les campagnes que parcourt la Loire, elle longeait le fleuve par l’une ou l’autre rive, en prenant pour objectif le sommet de la courbe que le courant décrit vers le nord ; ce point, occupé de tout temps par une cité, l’Orléans actuelle, est le lieu de rencontre forcée de tous les voyageurs qui remontent ou descendent le fleuve avec intention de couper au plus court, et par la route la plus facile, vers les campagnes où s’unissent la Seine, la Marne et l’Oise.

La voie des nations qui, partant de la courbe d’Orléans, longe les sinuosités de la Loire pour aller rejoindre la vallée de la Saône par les passages de la Bourgogne, est moins nettement tracée que la grande voie occidentale de la Touraine et du Poitou : ou plutôt elle se décompose en de nombreuses routes secondaires en avant de la basse Saône, où la grande coupure rectiligne sépare si franchement du nord au sud les
Bibl. Nationale.
épée, hache et lance de chilpéric
trouvées dans son tombeau
hautes terres de la France centrale et les dépendances du système alpin. Cette partie du grand triangle des voies historiques de la France est la plus profondément creusée, et les mouvements des peuples devaient s’y produire comme l’écoulement des eaux dans un fossé.

Le troisième côté du triangle entre la Méditerranée et l’Océan, par la vallée de la Garonne, est presqu’aussi régulièrement indiqué. Le seuil de partage où s’opère la séparation des eaux ne présente aucun obstacle naturel, mais à l’époque où la nature avait encore ses traits primitifs, non modifiés par l’homme, il existait au moins un passage difficile. Les trois rivières dites aujourd’hui Aude, Orb, Hérault formaient une sorte de frontière naturelle, par suite de la convergence de leur cours à la sortie des âpres défilés cévenols. Leurs bouches, bordées de marécages et de lacs salins ou saumâtres, se succédaient dans un espace qui n’a pas 20 kilomètres en largeur, et leur labyrinthe de coulées et de fausses rivières constituait pour la marche des nations un obstacle des plus sérieux.

Aussi, lorsque l’histoire des Gaules commence à se préciser pour nous, ce dédale de rivières et de lacs séparait naturellement deux groupes de populations bien distincts, les Ibères à l’ouest et les Ligures à l’est. Plus tard, sous la domination romaine, les descendants plus ou moins mélangés de ces deux nations gardent leurs domaines respectifs : ce sont d’un côté les Tectosages, dont le centre était à Toulouse, de l’autre les Arecomices, occupant les campagnes basses de Nîmes, limitées par la rive droite du Rhône. Puis, lors de la domination des Visigoths dans le midi des Gaules, c’est maintes fois à cette frontière naturelle que s’arrêta leur royaume, et, plus tard, pendant toute la durée du moyen âge, et même lors de la terrible guerre des Albigeois, alors que toutes les populations se trouvèrent effroyablement confondues, les divisions originaires marquées par la convergence des trois cours d’eau se maintinrent autour de centres politiques différents. Il y eut tendance latente à juxtaposer en cet endroits deux nationalités distinctes, l’une régie par les mœurs provençales et le droit latin, l’autre appartenant au groupe de civilisation ibère, au « droit gothique ». Le peuplement du pays, la rectification des rivières, l’assèchement partiel des lacs et, par-dessus tout, la construction des routes ont fait disparaître ces obstacles posés par la nature, on n’observe plus que les contrastes ataviques des caractères, des mœurs et des habitudes sociales[38].

Dans le nord de la Gaule, entre la Somme et la Seine, les légions romaines, usées par les batailles, ne barraient plus la route aux hordes des Francs. Un roi, Chlodwig ou Clovis, écarte les derniers Romains en 486 et s’empare de toute la contrée jusqu’à la Seine, puis graduellement pousse jusqu’à la Loire, et déplace sa capitale de Tournay à Soissons. Rival des Alemannen qui venaient de l’est, à travers le Rhin, et qui devaient forcément se heurter tôt ou tard avec les Francs descendus du nord, il les rencontre une première fois à Tolbiac en une bataille à issue douteuse, puis les écrase d’une manière décisive près de Strasbourg, disent la plupart des historiens. Un fait capital dans cette victoire est que Clovis, marié à une femme catholique, jura de se convertir s’il triomphait. Baptisé avec des milliers de guerriers, il changea brusquement l’équilibre des religions dans l’occident de l’Europe et devint le point d’appui de la hiérarchie papale contre les rois ariens, Burgondes et Visigoths : une certaine alliance traditionnelle se fit entre la papauté et les rois de France, les « fils aînés de l’Église », et très souvent les mouvements de la politique furent déterminés par cette prérogative religieuse.

N° 273. Royaumes Mérovingiens sous les fils de Clovis.

A la mort de Clovis (511), Thierry, l’aîné de ses fils, appelé aussi Theodoric Ier, reçut en partage le royaume de Reims (Austrasie), de Troyes aux contrées transrhénanes, ainsi que le plateau Central, de Cahors à Clermont ; Clodomir eut le royaume d’Orléans, de Sens à la basse Loire ; le royaume de Paris, s’étendant le long des côtes de la Manche — la Neustrie —, échut à Childebert, et à Clothaire le royaume de Soissons, atteignant au nord les bouches de la Meuse. On ignore comment les fils de Clovis se partagèrent les cités du sud-ouest de la Gaule.

Dès 524, la mort de Clodomir changea la répartition des territoires.


Quinze siècles après le baptême de Clovis, le Vatican se rappelle encore comme un triomphe décisif l’union qui se fit alors entre le trône et l’autel, entre l’État et l’Église, union qui, malgré de terribles secousses, peut être considérée comme durant encore (1905). De la puissance spirituelle issue du monde romain, et de la puissance temporelle guerrière qu’apportaient les barbares sont graduellement sorties les monarchies de droit divin que l’on ne peut encore dire avoir complètement disparu. On cherche également à faire remonter jusqu’à cette époque les légendes à la fois religieuses et patriotiques compilées sous le nom de Gesta Dei per Francos. Déjà l’orgueil des Francs barbares était fort grand. Le préambule de la loi salique, dont la rédaction date du règne de Clovis, se termine sur un chant de triomphe : « La nation des Franks est illustre ; elle a Dieu pour fondateur : forte sous les armes, elle est ferme dans les traités de paix, profonde au conseil, noble et saine de corps, d’une beauté singulière, hardie, agile, rude au combat ; elle désire la justice et garde la foi. »

Champion de l’Église, et surtout conquérant pour sa propre puissance, Clovis franchit la Loire, allant à la rencontre des Visigoths qu’il défit près de Poitiers, au milieu même de la voie historique d’entre Loire et Garonne, et occupa l’Aquitaine et la Narbonnaise jusqu’au Rhône. Se retournant ensuite vers le nord-est, il arrondit son royaume en faisant périr nombre de petits chefs par violence ou par trahison, car ce monarque avait été jeté au vrai moule des conquérants, parmi lesquels l’éclat et les crimes de son ambition lui assignent un rang distingué[39]. Il s’empara donc de presque tout le territoire qui porte de nos jours le nom de « France ». Toutefois ce vaste domaine, si grand en comparaison du petit royaume paternel de Tournay, ne présentait point la belle ordonnance d’un État administré régulièrement, comme celui du contemporain de Clovis, le grand Theodoric ; nombre de villes, de districts étaient sinon indépendants, du moins dans un état mal défini de semi-liberté, et les populations réfugiées dans les vaux ignorés des montagnes se gardaient bien d’éveiller l’attention. Le roi n’était possesseur que des terres foulées aux pas de ses guerriers. Respectueux quand même des civilisés, les Germains barbares ne prétendaient nullement imposer leur mode de vivre et se tinrent à l’écart avec une certaine modestie. Ils s’établirent surtout dans les campagnes pour vivre sur leurs domaines, isolés ou en petits groupes, loin des villes qu’ils laissèrent se régir suivant les anciennes coutumes[40]. Aussi ne paraît-il pas que l’ancien peuple ait beaucoup regretté le régime antérieur ; on ne voit point qu’il se soit révolté contre les nouveaux maîtres. La fusion ne se fit que très lentement entre vainqueurs et vaincus.

Le roi mérovingien n’avait d’ailleurs aucune idée d’une certaine
Bibl. des Beaux-Arts.
fragments du tombeau de clovis
abbaye de sainte-geneviève

D’après A. Lenoir.
unité nationale pour l’ensemble des régions occupées. Ce n’était pour lui qu’un prodigieux butin, et lorsqu’il mourut, il le partagea comme un trésor d’étoffes et de monnaies entre ses enfants. Les divisions se faisaient même par le tirage au sort, et de la façon la plus bizarre, en comptant les villes une à une sans en connaître l’importance respective ni les rapports économiques et politiques naturels. Ainsi, lors du partage de 561 entre les quatre fils de Clothaire, Marseille fut coupée en deux, la ville de Soissons, capitale de la Neustrie, se trouva bloquée, pour ainsi dire, entre quatre villes, Senlis et Meaux, Laon et Reims, qui appartenaient, les deux premières au royaume de Paris, les deux autres à l’Austrasie[41]. Les lots étaient si étrangement entremêlés que les soulèvements et les guerres furent indispensables pour les distribuer à nouveau d’une manière plus logique : les serments les plus sacrés devenaient forcément des parjures. C’est donc grâce au tassement produit par de continuelles révolutions qu’un certain ordre géographique et démographique s’introduisit dans le chaos des hommes et des choses : en dépit des partages, les monarchies franques de l’Austrasie — Oster-Rike ou royaume d’Orient —, de la Neustrie — Neoster-Rike ou royaume d’Occident — travaillaient sans cesse à s’équilibrer conformément aux langues : d’un côté l’allemand, de l’autre le roman, de formation latine, contrastaient dès leur origine et précisaient ce contraste de règne en règne.

Cependant la première démarcation faite à travers le pays qui est devenu la Belgique viola nettement la frontière naturelle des idiomes, elle sépara de la Germanie les Saliens de la Flandre pour les donner aux Neustriens, et y fit entrer au contraire les Wallons de l’Ardenne, du Namurois et du Hainaut. Des siècles durant, de Gand à Arras, la Flandre et l’Artois furent réunis sous une même domination ; l’unité du pays se maintint malgré le caractère bilingue des populations, et il ne semble pas que les parlers différents aient jamais été cause d’animosité entre les sections du nord et du sud[42].

Dans l’ensemble on peut dire que la période dite « mérovingienne », d’un roi Mérovée qui n’a peut-être pas existé, consiste en son entier dans un travail deux fois séculaire d’accommodation politique et sociale entre les divers éléments de race qui ne formaient plus la Gaule romaine et qui n’étaient pas encore la France. D’ailleurs, l’invasion des barbares n’avait point cessé : non seulement elle continuait, mais elle substituait des familles énergiques à des générations vieillies, la première couche des barbares s’étant rapidement décomposée, putréfiée pour ainsi dire, dans un milieu de richesse et de luxe auquel ils n’étaient pas préparés. C’est au deuxième ban des conquérants, aux Pépin et aux Charles que devait appartenir le soin de repousser d’autres envahisseurs, les musulmans venus d’Espagne, et de constituer définitivement la France contre la poussée des populations germaniques.

Les Jutes, Frisons, Angles et Saxons, qui s’étaient d’abord campés dans l’île de Thanel et dans la presqu’île de Kent, poussèrent leur conquête avec une grande âpreté. Enfermés dans une île comme en un cirque, ils pourchassaient le gibier humain avec une terrible méthode, et nombre de leurs descendants, fiers du sang de vainqueur qui coule dans leurs veines, cherchent volontiers à établir que les Anglais actuels sont bien de pure race germanique. S’il en était vraiment ainsi, les Bretons auraient été simplement exterminés, sauf en Cornouailles et dans le pays de Galles. Toutefois, l’histoire ne raconte point ces destructions en masse, et les écrivains patriotes se sont laissés aller trop facilement à calomnier leurs aïeux. Comme la plupart des envahisseurs, les Angles et les Saxons ont été beaucoup plus utilitaires que féroces : la tourbe des vaincus leur fournit surtout des femmes et des esclaves ; dans les codes des premiers royaumes angles et saxons de l’Angleterre, le nom de « Breton » (Weal) est employé pour désigner l’asservi[43].

Privée de ses communications avec la Gaule, et ne recevant d’autres immigrants que des conquérants et des pillards, l’Angleterre déchut très rapidement en civilisation et perdit même tout un outillage de culture qui lui était devenu inutile. La vie rurale des envahisseurs germaniques n’avait que faire des villes. La plupart
armes franques trouvées à londinières
vallée de l’eaulne.

(Abbé Cochet, Normandie Souterraine.)
furent abandonnées et plusieurs, rendues à la forêt primitive, disparurent sous la végétation ; d’autres, solidement construites, gardèrent au moins leur enceinte : on cite Chester qui resta quatre siècles sans habitants, mais dont les murs ne furent point démolis. Lors de la renaissance de culture, quand la nation commença de se reconstituer avec son appareil de civilisation restaurée, les villes apparurent éparses à la surface du pays, nées du développement de la vie agricole. Mais alors on constata qu’il existait deux réseaux de villes. Celles que les Romains avaient construites comme centres administratifs et militaires, et qui se succédaient le long des anciennes routes pavées, s’étaient redressées de leur sommeil, même en gardant leur nom, défiguré seulement par la difficulté de prononciation en des langues étrangères[44].

Ces antiques stations renaissaient à la vie, tandis que de distance en distance, surtout au passage des gués ou au commencement de la navigation (Hull, Newcastle, etc.), de nouveaux centres urbains s’étaient formés. Toutes les villes de l’intérieur nées avant la période minière et industrielle des derniers siècles appartiennent à l’une ou l’autre des deux séries (Ghisholm).

On a souvent discuté sur le degré d’influence que les institutions
Cl. Giraudon
hache celtique en bronze trouvée
en angleterre
romaines eurent sur l’Angleterre du moyen âge. Quelques auteurs, Seebohm en particulier, considèrent cette influence comme ayant été d’importance capitale : d’autres au contraire pensent que le puissant génie romain n’eut pas le temps nécessaire pour laisser son empreinte définitive sur un peuple de caractère original, troublé par tant d’événements meurtriers, et que transformèrent tant d’invasions par des langues, des modes de penser et des institutions diverses : Saxons et Angles, Danois et Norvégiens durent certainement changer le moule intellectuel et moral de la population tout entière et diminuer d’autant la force primitive qu’avait exercée la loi romaine pendant ses quelques siècles de durée. Toutefois, il n’est pas douteux que certains changements opérés dans le monde britannique par la domination romaine prirent un caractère constant en dépit des invasions et des guerres qui suivirent. C’est au séjour des légions que la cité de Londres dut d’être traitée par les envahisseurs saxons en une sorte de république alliée plutôt qu’en une ville conquise. La lex mercatoria de Londinium ne parait pas avoir jamais disparu, et ses institutions municipales ne prirent point un caractère saxon. On signale même une pratique judiciaire qui serait absolument inexplicable si l’on y voyait autre chose qu’une survivance romaine : chaque « sergent de loi » sergeant at law, donnait ses consultations en s’appuyant contre un pilier de la nef, dans l’ancienne cathédrale de Saint-Paul : la place lui était spécialement assignée pour qu’il écoutât ses clients, prît ses notes et préparât les éléments des procès. N’est-ce pas exactement ce que faisaient les jurisperiti romains dans le Forum, aux premières heures du jour, entourés de leurs clients qui se réunissaient au lieu déterminé d’avance ? La filiation des coutumes n’est-elle pas évidente[45] ?

British Museum.
antiquités trouvées à hannam-hill, près de salisbury

Déjà l’importance future de Londres pouvait se lire dans les linéaments des rivages et la forme de la contrée. D’abord l’estuaire de la Tamise, à l’angle sud-oriental de la grande île, s’ouvre de manière à conduire les embarcations de havre en havre jusque vers le plus sûr, celui qui pénètre le plus avant dans l’intérieur des terres. C’est comme une large porte invitant, à l’entrée même de la Manche, les flottilles qui, de tous les parages du nord, convergent vers le détroit. Nul endroit sur tout le pourtour de la Grande-Bretagne n’était aussi bien indiqué et aussi commode comme lieu d’accès et de commerce avec les terres de la côte belge et germanique. Et c’est précisément au plus près de ce port marqué pour le va-et-vient du trafic que se trouvait aussi, à la pointe de Kent, le lieu de passage rapide pour les voyageurs qui, d’une rive à l’autre, voulaient toujours garder la terre en vue. Les avantages de l’estuaire où se déverse la Tamise étaient donc de toute évidence et devaient contribuer dans une forte mesure à peupler ce littoral où se pressent aujourd’hui des millions de Londoniens : mais combien rares étaient alors sur l’estuaire les rivages d’accès propre et facile, non contaminés par des plages vaseuses dont barques et gens ne pouvaient approcher. Un point de la Londres actuelle, le pied de la petite colline qui porte maintenant la cathédrale de Saint-Paul, et que longeait alors le cours inférieur d’un ruisseau, le Fleet, dont la bouche servait de havre, présentait les conditions nécessaires pour le débarquement des marins. Le Londinium fortifié sous Constantin présentait le long de la rivière un front de 15 à 18 cents mètres et une profondeur moitié moindre[46], mais avant d’arriver à cette berge propice, où les étrangers auraient-ils pu amarrer leurs barques ? Des sables, des vasières défendent la côte, et des marais, des prairies inondées occupent une large bande de terre riveraine. Même dans la ville actuelle, la rive méridionale est si basse que les maisons baignent dans l’eau par leurs fondations : l’aspect de Londres montre bien qu’elle repose sur un marécage graduellement reconquis. Autrefois les habitations de la région, groupées en hameaux et villages, se construisaient à une grande distance du fleuve, de ses bords inondés, des prairies et des forêts humides aux brousses entremêlées : les indigènes recherchaient surtout les hauteurs, dont la roche crayeuse, couverte d’un gazon ras, offrait aux bâtisseurs des espaces nus, débarrassés de tout obstacle et permettant de surveiller au loin les terres basses où se cachait peut-être l’ennemi.

Au nord de la Tamise, la contrée parcourue aujourd’hui de tant de routes était complètement inaccessible dans une grande partie de son étendue. L’estuaire du Wash se prolongeait au loin vers le sud par les espaces marécageux reconquis de nos jours, que l’on connaît sous le nom de fens, et se ramifiait dans toutes les vallées latérales en roselières fangeuses où nul n’osait s’aventurer. Toute la partie de l’Angleterre orientale qui comprend aujourd’hui les comtés de Norfolk et de Suffolk et que limitaient au sud d’autres estuaires, d’autres marécages se digitant à l’infini était en réalité une grande île dans laquelle les envahisseurs se trouvèrent longtemps comme enfermés avant de pouvoir pénétrer dans le reste de la contrée. Londres, avant de naître, offrait à ses fondateurs l’avantage de se trouver sur un pédoncule de terres doucement ondulées rattachant à la Tamise les régions facilement accessibles de l’intérieur. Les voies naturelles venaient rejoindre à cet endroit la ligne de navigation du fleuve[47].

Les autres estuaires du littoral anglais qui sont tournés en entonnoir vers les côtes de l’Allemagne et de la Scandinavie, notamment le Wash et le Humber, furent également des lieux d’accès naturels pour les émigrants germaniques du littoral opposé. La marée favorable portait les embarcations vers l’intérieur, et les nouveaux venus finissaient par découvrir sur le pourtour de la baie vaseuse la grève dure ou le roc près duquel ils pouvaient établir l’aire du mouillage : c’est là que devait naître le port auquel se rattachait la voie d’immigration dans l’intérieur des terres. Les indentations du rivage méridional, ouvertes en face des Gaules, avaient servi aussi, antérieurement à cette époque des migrations germaniques, au va-et-vient entre les deux côtes, contribuant ainsi au peuplement de l’île, de même qu’à l’établissement des voies fréquentées. Enfin, sur la rive occidentale de l’Angleterre, les golfes profondément découpés dans les terres, celui de la Severn, puis le détroit d’Anglesey, les estuaires de la Dee, de la Merse, de la Ribble, la baie de Morecambe et la nappe triangulaire des eaux qu’on appelle Solway firth étaient les lieux indiqués d’avance pour les bateaux de pêche et pour les navires qui trafiquaient avec l’Irlande en plein Océan.

Naturellement les voies historiques les plus importantes de l’île anglaise furent celles qui faisaient communiquer entre eux les estuaires les plus visités.

N° 274. Division de l’Angleterre en Royaumes.
(Voir page. 366)

Sur cette carte sont marquées trois rivières Avon et deux rivières Ouse. L’une de ces Avon est affluent de droite de la Severn, une autre traverse Bristol, la troisième débouche dans la Manche, à l’ouest de l’île de Wight. Une rivière Ouse se jette dans l’Humber, l’autre dans le Wash.

Parmi les divisions territoriales mentionnées sur cette carte, Essex, Sussex, Cornouailles (Cornwall), Cumberland et Northumberland ont persisté comme comtés, mais ils sont considérablement réduits en surface, sauf le premier nommé.


Même sur une carte muette et sans tracé de routes, on voit comme d’elles-mêmes se dessiner les lignes qui rejoignent l’estuaire de la Tamise à celui de l’Itchin que masque l’île de Wight ; on reconnaît d’emblée, et bien mieux encore, la route naturelle, certainement fréquentée à l’époque gallo-romaine et même pré-bretonne, qui joint la vallée de la Tamise à la bouche de l’Avon, près de laquelle la cité de Bath s’élève depuis les temps romains, et celle de Bristol depuis le moyen âge. Bath se rattachait également à la rade de l’Itchin, où se trouve actuellement la ville de Southampton, par la voie tout indiquée qui contourne les chaînes sud-occidentales de l’Angleterre à travers la plaine de Salisbury. De même Wash et Tamise, Mersey, Dee et Severn étaient réunies par des routes sinueuses, qui longeaient, l’une les bords de marais et de terres basses, l’autre la base orientale des collines galloises. Enfin, des voies en diagonale se croisaient à travers la partie la plus massive de l’île : des alignements de villes anciennes rappellent le tracé primitif des grands chemins.

Bien « pincée à la taille » entre l’Écosse et l’Angleterre, l’île très allongée de la Grande-Bretagne présentait autrefois, plus au sud, un autre isthme naturel plus nettement caractérisé, non par la forme des rivages, mais par les propriétés du sol. Les estuaires, les marais à demi comblés, les broads ou nappes d’inondation s’étendaient au loin en roselières, les landes incultes, les forêts se développaient de la mer du Nord à la mer d’Irlande en une large zone, ne laissant vers le milieu que d’étroits passages. De la bouche de l’Ouse septentrionale à celle de la Mersey, l’Angleterre était coupée en deux, et, pour se rendre de la région du midi à celle du nord, les voyageurs avaient à prendre des guides pour cheminer par les sentiers difficiles des forêts, en évitant les fonds marécageux et les infranchissables tourbières. Une population rare, à demi sauvage, éparse en des îlots où les percepteurs d’impôts avaient peine à la trouver, vivait en ces terrains bas : les termes de « jenny » et de « moorish » appliqués à ces « maraîchins » étaient dans la langue usuelle synonymes de « rustres » et de « barbares »[48].

Venus des estuaires orientaux, les Angles, Jutes et Saxons qui pénétraient dans l’île devaient s’établir en suivant les routes que la nature leur avait tracées. Mais l’histoire n’a pas suivi leur marche : ce qui se passait en ces régions lointaines du grand Nord restait inconnu des rares annalistes qui pratiquaient encore la langue latine. Le pays se trouvait divisé en un certain nombre de principautés indépendantes qui se guerroyaient et changeaient souvent de forme suivant les traités et les héritages. Au milieu du VIIe siècle on comptait sept petits États, non compris ceux que formaient les Bretons refoulés dans les Galles et dans la Cornouailles : de là le nom d’ « heptarchie » que l’on donnait à l’ensemble des royaumes anglo-saxons de l’Angleterre, nom d’ailleurs inexact, puisque nulle convention spéciale n’avait été la cause de cette division.

L’unité politique des monarchies anglaises ne se fit qu’au commencement du IXe siècle, lorsqu’Egbert, partiellement élevé à la cour de Charlemagne, agrandit son royaume de Wessex en y annexant tous les autres États anglo-saxons. Ce qui l’aida peut-être dans cette œuvre fut que tous les hommes de sa race se trouvaient alors également menacés par d’autres envahisseurs, les Danois et Normands. À leur tour ceux-ci suivaient les routes de la mer que leur avaient montrées les Angles et cherchaient à s’emparer des mêmes territoires ou, du moins, à les rétrécir à leur profit. Forcés de se ramasser sur eux-mêmes pour faire front aux pirates qui les attaquaient à l’improviste sur mille points de la côte, les Angles étaient désormais arrêtés dans leur propre expansion : ils ne pouvaient plus continuer leurs conquêtes ni en Écosse contre les Bretons refoulés et les Gaëls des hautes vallées, ni en Irlande contre les Scots et autres tribus celtiques, une nouvelle période de l’histoire commençait pour eux.


Ainsi se terminait définitivement dans les îles Britanniques la période proprement dite de la migration des Angles, comme s’était terminée celle des Vandales en Maurétanie, celle des Suèves, des Alains, des Visigoths en Espagne, des Ostrogoths en Italie et des Francs dans les Gaules. L’arrière-garde des envahisseurs germaniques consistait en Lombards et en Saxons, qui, près d’un siècle après Odoacre, en 568, franchissent les Alpes et s’emparent de la vallée du Pô — la Lombardie actuelle — ainsi que d’une grande partie du reste de l’Italie. Le roi Antharic chevauche jusqu’à Rhegium, en face de la Sicile, et, suivant une ancienne coutume, prend possession du sol, d’un coup de lance : « Jusqu’ici s’étend le royaume des Longobards ! Mais déjà les nouveaux venus étaient semi-civilisés, et sous leur gouvernement, comme naguère sous celui des Ostrogoths, la société, continuant les travaux de l’agriculture et de l’industrie, put se dire encore romaine. La péninsule Italique serait devenue complètement lombarde si les papes, nommés par ces conquérants, n’avaient fait appel aux Francs d’Austrasie qui, sous Charlemagne, devinrent les maîtres de l’Europe occidentale.

Pendant cette période de l’invasion et de l’établissement des barbares, l’Église catholique avait conquis une grande puissance matérielle. Portée par ce qui restait de la civilisation latine, avec laquelle elle faisait corps désormais, elle avait graduellement pénétré par les voies historiques vers tous les centres de commerce, puis de là s’était répandue dans les lieux écartés. La légende se raconte autrement, mais d’une manière erronée. D’après les récits des hagiographes, les apôtres, les compagnons et les compagnes de Jésus auraient débarqué dans les Gaules dès les premières années qui suivirent la crucifixion, et les indigènes, aussitôt convertis, auraient ainsi mérité le nom de « fils aînés de l’Église », revendiqué par les catholiques français. Pour les autres pays, on raconte des histoires analogues : les disciples du Sauveur, se partageant le monde, se seraient dirigés chacun vers la contrée dont la conversion lui était assignée ; même l’un d’entre eux, Thomas, aurait débarqué dans l’Inde, sur la côte de Malabar. Mais l’histoire, telle que l’ont révélée les inscriptions et les chroniques, nous montre que ces conversions soudaines et miraculeuses n’existèrent que dans la facile imagination des moines : le christianisme se propagea de la même façon que la langue latine, suivant l’appareil nerveux que lui fournissaient les routes et les marchés. En Gaule, il s’installa d’abord dans les villes à demi grecques et romaines de Marseille, Aix, Arles : il remonta par la route du Rhône vers Vienne et surtout vers le premier centre qui exerçât dans la suite une réelle influence : Lyon, lieu de divergence des chemins qui se dirigeaient vers l’Helvétie, la Germanie, la Belgique, la Bretagne ; mais tandis qu’il se propageait rapidement le long des routes activement fréquentées, il ne pénétra que lentement chez les gens des pagi, chez les « païens » écartés des grands centres de commerce et conservateurs des anciennes coutumes. Le christianisme naissant en Gaule rencontra quelques individualités dont l’enthousiasme doubla les vertus, tel saint Martin qui par son influence d’équité, de justice et de bonté fit tant pour l’union des premiers éléments de la France, de Tours à Amiens : néanmoins, quatre siècles après l’apostolat de Paul, les provinces centrales des Gaules étaient encore païennes.

ravenne. la résurrection de lazare
Bas-relief d’une urne bysantine.


Un papyrus étudié par Léopold Delisle nous relate la dédicace d’une église fondée à Genève, en plein seizième siècle, sur les débris récents d’un temple païen, et pourtant la ville helvétique est située sur le parcours d’une voie de tout temps suivie par de nombreux voyageurs[49]. À cette époque, le paganisme se maintenait encore en mainte région écartée avec ses formes primitives, et de nos jours, on continue d’en constater bien des observances incontestables.

On peut dire qu’à certains égards les régions de la France qui restèrent le plus longtemps païennes sont précisément celles qui ont mis le plus d’affectation à se réclamer de saints patrons. Un huitième environ des communes de France portent les vocables d’un « saint », sans compter celles qui ont une autre dénomination religieuse, originelle ou altérée.

ravenne. le rédempteur
Bas-relief d’une urne bysantine.


De tous les patrons, saint Martin fut le plus populaire, semble-t-il, puisqu’il n’a pas accueilli moins de 238 communes sous sa protection, alors que saint Jean, le plus prôné après lui, n’en a que 171 : or, l’histoire de l’évêque Martin, qui vécut à la fin du quatrième siècle, est celle dont les fêtes, les légendes et les miracles se confondent le plus avec les cultes et les mythes des dieux antérieurs. La chape de saint Martin servit d’étendard aux rois francs, mais à l’ascète chrétien on attribuait aussi les prodiges de l’antique Wuotan.

Les régions de la France où les saints se pressent en plus grand nombre sont celles de la vieille Gaule, Bretagne, Vendée, Limousin et Périgord, Auvergne et Cévennes : le département qui à cet égard se trouve au premier rang est celui de l’Ardèche (30,5 pour cent), suivi par Creuse, Loire et Vendée. Ces régions sont, nous l’avons dit, celles dont la vieille population d’origine pré-romaine et pré-germanique représente le fonds conservateur par excellence de la nation : les saints patrons ne sont autres que les anciens dieux baptisés par l’Église.

Sur les frontières du nord-est et de l’est, qui subirent fortement l’influence de leurs immigrants germaniques, et le long de la chaîne des Pyrénées, les noms de saints ne se trouvent que dans la proportion du vingtième au quarantième pour toute la série des communes, les départements les plus pauvres étant la Haute-Marne et les Hautes-Pyrénées (3,5 pour cent)[50].

On comprend donc combien l’unité apparente de la religion chrétienne dans l’ensemble des États qui remplaçaient l’empire devait correspondre à une grande diversité réelle des cultes : chaque province, chaque cité gardait ses dieux, presque toujours déguisés sous des noms nouveaux, ou du moins modifiés par une orthographe nouvelle. De même les mythes n’eurent qu’à s’habiller de vêtements différents. Jésus-Christ nous apparaît en Orient comme un autre Mithra, comme un autre Thor en Scandinavie. L’arbre de Noël, qui symbolise l’universelle espérance du printemps à travers les neiges de l’hiver et qui dut en conséquence être consacré aux dieux païens représentant les forces victorieuses de la nature, figure maintenant, dans les fêtes juvéniles, la renaissance de l’année, en même temps que la « nativité » de Jésus dans son étable, entre l’âne et le bœuf, les deux aides et amis du laboureur pauvre. Les légendes par lesquelles les mystiques chrétiens cherchent à élever leurs âmes vers de hautes conceptions sont aussi pour la plupart d’origine païenne, bien antérieure au sacrifice du Golgotha. La coupe du Saint-Graal contenant les précieuses gouttes de sang divin fut recherchée avec la même ardeur par les guerriers celtiques de Galles et de la Bretagne qu’elle le fut plus tard par les chevaliers chrétiens de l’idéal : le pergedour de Taliesin est devenu le Parsifal de Wagner[51]. Autour du clocher sous lequel on prie, les danses lupercales signifient que les dieux n’ont cédé au Christ que la moitié de leur royaume[52].

Sans doute, il y eut des apôtres destructeurs, animés d’une sainte colère contre l’idolâtrie, tels Paul l’Ermite et Boniface, qui brûlèrent les statues de Diane et donnèrent de la hache contre les chênes sacrés. Mais plus nombreux encore furent les habiles et les patients qui, se fiant à la « longueur du temps », ne changèrent que les noms sans s’attaquer au fond des choses.

N° 275. Europe de 526 à 552.

Sous le règne de Justinien (527-565), l’empire d’Orient se reconstitue ; de l’Arménie à la Bétique, de l’Afrique à la vallée du Pô, la domination de Constantinople se fait sentir, mais les invasions des peuples slaves vers la péninsule balkanique continuent — le tracé de leurs migrations est copié d’André Lefèvre — et à nouveau une horde asiatique, celle des Avares, se dirige vers l’Europe.


C’est presqu’uniformément aux endroits mêmes où se trouvaient jadis les sanctuaires gallo-romains les plus vénérés que s’élèvent maintenant les églises illustres : pour retrouver les débris des autels païens, il suffit de creuser au-dessous du chœur. En plusieurs temples d’Italie, on ne se donna pas la peine, au Ve siècle, de déplacer les statues vénérées : on choisit seulement parmi leurs nombreux qualificatifs celui qui se prêtait le mieux à l’évolution religieuse. Demeter nourrice devint tout naturellement une vierge au bambino ; ailleurs on n’essaya même pas une modification quelconque dans les manifestations de la foi populaire. C’est ainsi que Vénus, restée toujours aimée sous le nom de sainte Venise, est représentée nue par les images avec un ruban autour des reins[53]. Et les « vierges noires » rapportées des Croisades, sont-elles moins vénérées que les vierges blanches exposées dans toutes les églises à l’adoration des fidèles ?

D’ailleurs, les moines chrétiens chargés de travailler à la conversion des Anglais encore païens avaient reçu du pape Grégoire le Grand l’ordre formel de faciliter avec une grande condescendance la transition du paganisme au christianisme. Suivant une conduite bien différente de celle qui avait prévalu dans les premiers temps de l’Église, ils devaient se garder d’abattre les sanctuaires des anciens dieux et se borner à leur purification, « afin que la religion chrétienne pût y célébrer ses fêtes et profiter de la piété aveugle qui poussait vers ces endroits familiers les multitudes des idolâtres. De même, il ne faut point supprimer totalement leurs sacrifices et leurs festins sacrés, il suffira qu’on les célèbre désormais en l’honneur du vrai Dieu et de ses saints… Celui qui veut gravir les sommets les plus élevés ne monte que pas à pas et non par bonds »[54].

Cette prudence des convertisseurs, aidée par le mouvement général des esprits qui voyait dans la religion chrétienne le culte de Rome et subissait quand même sous cette forme l’influence de la grande citoyenneté romaine, eut les résultats les plus favorables pour la réussite rapide de leur propagande.

Dans son Histoire de l’Église, écrite au début du huitième siècle, Bède le « Vénérable » raconte en termes de poésie douce la conversion du roi et du peuple de Northumbrie. Les sages de la nation délibéraient avec gravité sur les propositions des moines romains qui voulaient substituer à l’ancienne foi leurs enseignements et leurs pratiques. Un vieillard se leva. « Voici, ô roi, dit-il, comment je me figure la vie de l’homme ici-bas, en comparaison de l’éternité qui est pour nous un mystère. Quand, en hiver, tu es assis au banquet avec tes serviteurs, le feu brûle au milieu de la salle, et une douce chaleur l’emplit, tandis qu’au dehors les tourbillons de pluie et de neige font rage.

N° 276. Europe de 552 à 590.

D’après A. Lefèvre, sont représentées sur cette carte, l’invasion de l’Italie par les Lombards, dernier mouvement d’ensemble d’une nation germanique, puis l’occupation de la plaine danubienne par les Avares, leurs incursions vers l’ouest et le sud ; dorénavant les royaumes de l’Europe occidentale ont à digérer leurs conquêtes et les populations à s’accommoder de leur voisinage ethnique et de leur environnement géographique.

Le territoire de l’Empire d’Orient est recouvert d’un grisé général, le royaume des Francs est limité par un liséré de hachures.


Alors parfois on voit un passereau traverser d’un vol rapide toute la salle, entrant par une porte et disparaissant par l’autre. Pendant ce court trajet il est à l’abri des fureurs de la tempête, mais cet instant de sérénité n’a que la durée d’un éclair, et bientôt, échappant à tes yeux, de l’hiver il rentre dans l’hiver. Telle est la vie humaine : elle brille un instant, et nous ignorons ce qui l’a précédée et ce qui la suivra. Si donc la doctrine nouvelle nous apporte un peu plus de certitude, elle mérite que nous l’embrassions »[55]. Cette fois encore la peur de l’inconnu avait entraîné les ignorants à la suite de guides non moins ignorants, mais soutenus par une ardente foi.

Les « porteurs de bonnes paroles » ne manquaient pas d’exercer aussitôt une très grande influence sur les barbares naïfs dont ils conduisaient le culte. Ils succédaient aux magiciens d’autrefois, aux devins et jeteurs de sort, et leur valeur était doublée de ce qu’ils jouissaient de la confidence des nouveaux dieux. Leur rôle se trouvait singulièrement grandi dans les contrées de l’ancien empire où, par la force des choses, ils étaient devenus les arbitres entre diverses parties de la population. C’est ainsi que dans les Gaules, indigènes aussi bien que barbares voyaient également en eux des administrateurs naturels et des juges impartiaux. À la tête de la hiérarchie chrétienne, les évêques constituaient le seul organisme de la société tourmentée qui fonctionnât encore avec méthode et régularité : ils étaient les juges, les scribes et les conseillers. Chefs reconnus des résidants pacifiques au milieu desquels se présentaient soudain des envahisseurs barbares, ils le devinrent aussi de ces nouveau-venus, qui avaient besoin d’intermédiaires pour régir un peuple dont ils ne parlaient pas la langue et ne connaissaient pas les mœurs.

Au point de vue de la domination spirituelle, ce fut là le « bon temps » de l’Église. Durant cette première partie du moyen âge, les populations barbares n’étaient converties au christianisme que de confiance pour ainsi dire : au fond elles étaient si peu chrétiennes qu’elles ne savaient pas discuter leur foi. Les néophytes ne se perdaient pas plus en définitions dogmatiques que Théodose proclamant l’orthodoxie : « Je veux que tous mes peuples suivent la religion que pratiquent l’évêque de Rome, Damase et Pierre d’Alexandrie »[56]. Alors il n’y avait point d’hérésie, nulle protestation ne s’élevait contre les interprétations de la volonté divine, telles que les prêtres les promulguaient du haut des chaires. Tout était candidement admis, sans même qu’on se donnât la peine d’y croire[57]. L’esprit d’examen et la révolte contre le dogme ne devaient renaître qu’avec la résurrection de la pensée, en grande partie sous l’influence des Arabes et des Juifs.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
antinoe — squelettes de thaïs et du moine sérapion

Mais par suite de cette tendance à l’égalisation qui travaille sans cesse à niveler les sociétés et les classes, il se fit un échange nécessaire entre les barbares qui se romanisaient par le christianisme et les chrétiens qui se germanisaient. Avec l’invasion des barbares, l’Église catholique elle-même était devenue barbare. D’ailleurs les évêques n’avaient-ils pas accueilli les envahisseurs en stipulant, pour prix de leur courtage, que les biens ecclésiastiques seraient respectés, et ne devaient-ils pas à ces pillards d’autant plus de reconnaissance que ceux-ci consentirent à livrer une partie du butin au jour de leur conversion ? La destruction de l’empire, l’avilissement, puis le détrônement des empereurs laissaient debout le pouvoir des évêques en leur abandonnant un reflet de la splendeur impériale et préparaient la voie à cette revendication de la puissance suprême qui constitue une si grande partie de l’histoire des papes durant le moyen âge. Toutefois, en cessant de se réclamer de la civilisation gréco-latine et en s’accommodant du milieu barbare, l’Église arriva rapidement à lui ressembler par son ignorance ; quoi qu’on ait souvent prétendu, elle ne garda point sur ses autels la flamme intacte de l’ancienne culture pour la transmettre en des temps meilleurs aux futures générations. La décadence était si complète qu’il n’y avait en réalité plus de langues : celles d’hier n’étaient plus comprises, celles de demain se formaient encore[58].

Déjà sous la domination romaine, la Gaule avait été privée de toute initiative intellectuelle. Ce n’est pas impunément que le peuple avait été décapité par César, perdant un million d’hommes par les batailles et les massacres. Les cités possédaient des écoles où l’on enseignait la grammaire latine, où l’on s’exerçait à la rhétorique et à la poésie, sur les modèles romains. Il est vrai que de cette phraséologie ne naissaient point d’œuvres originales révélant les véritables pensées des auteurs dans leur propre langage ; du moins la parole était-elle encore élégante et pure, tandis qu’après la chute de Rome la littérature tombe en pleine barbarie : Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours qui nous racontent l’arrivée des barbares sont eux-mêmes des écrivains barbares. Encore l’horreur tragique de ces âges donne-t-elle à de pareils écrits une grande valeur historique, mais que dire des élucubrations des moines, dépourvues à la fois de tout élan naturel et de tout style ! Les nations, privées de leur moelle, avaient à se refaire et à préparer longuement de nouveaux fruits d’intelligence et d’art ; les lettres ne devaient naître à nouveau qu’avec les romans, les fabliaux, les contes, les satires des laïques et les prédications des hérésiarques.

Peut-on dire que l’Église gardait avec piété le trésor des connaissances, alors que le pape Grégoire « le Grand », élu en 56o par le Sénat, le clergé et le peuple de Rome, utilisait aussitôt son pouvoir pour brûler la bibliothèque du Palatin, détruire ce qui restait de temples et de statues, chasser les savants de Rome et défendre même l’enseignement de la grammaire, connaissance « affreuse » chez un évêque, condamnable chez un laïque ? Presque tous les livres avaient disparu. Pépin en ayant demandé au pape Paul Ier, celui ci ne put en envoyer qu’une misérable pacotille, quelques manuscrits dépareillés. Après le passage des barbares et des chrétiens, contempteurs de l’art sous toutes ses formes, le travail littéraire de six ou sept siècles se réduisait à presque rien : toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, tient en deux volumes in-folio, mais presque tout le second tome est donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités, la littérature hellénique — œuvres complètes et feuillets détachés — tient actuellement en 61 volumes in-seize ![59] Où sont donc les 200 000 ouvrages grecs à un seul exemplaire que contenait la bibliothèque de Pergame et dont Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre ?

Le souci de l’étude, tel qu’il se rencontra chez quelques missionnaires, notamment chez les évangélisateurs de l’Irlande, fut un phénomène tout exceptionnel, provenant de ce que, en ces contrées éloignées de Rome, la propagande de conversion coïncidait avec l’initiative à une culture supérieure. Plus tard, lorsque le respect des manuscrits profanes, des lettres et des sciences se manifesta de nouveau dans l’Église, chez les Bénédictins et d’autres ordres religieux, le mouvement du progrès avait repris dans le monde et se faisait également sentir dans la société civile, échappée à la barbarie grossière des âges de l’invasion.

Le recul immense de la pensée qui se produisit avec le triomphe du catholicisme barbare sur la civilisation gréco-latine se manifesta surtout par l’étrange distorsion de tout ce qui est histoire et géographie : les temps, les lieux, tout ne se voit plus qu’à travers un brouillard d’illusions et de confusion, même de mensonge et de perversité.

Cl. Alinari.
le mont cassin et san-germano


Ce que les astronomes et mathématiciens grecs avaient établi depuis Thalès et Pythagore, ce qu’Aristote semblait avoir définitivement mis en lumière, la rondeur de la terre, retombait dans le doute : saint Augustin, l’un des plus instruits pourtant parmi les pères de l’Église, n’osait pas absolument la nier[60], tandis que Lactance en bafoue l’idée comme ridicule. Quant au mouvement de la terre autour du soleil, qui avait été tout au moins soupçonné par les Chaldéens et les Alexandrins, il n’en est plus question. Le cosmos, l’ensemble harmonieux des astres se déroulant dans l’espace infini, était redevenu une cage de fer, un étroit firmament emprisonnant notre monde. Les compilateurs ne savent plus même citer les auteurs grecs, Hérodote, Strabon, Ptolémée : ils se bornent à reproduire le fatras de Pline et les énumérations des auteurs romains. Les moines n’ont d’autre souci que de cuisiner la « géographie chrétienne », c’est-à-dire les restes de la science des anciens grossièrement accommodés à la religion révélée[61].

Et pourtant, il se trouvait, autant à cette époque que sous la domination romaine, des hommes pour parcourir le globe ; l’invasion des barbares n’avait supprimé le commerce ni sur terre ni sur mer. Grégoire de Tours nous parle de marchands allant de France en Syrie et d’un pèlerin venant de l’Inde du sud en France (550), enfin de navires indiens allant régulièrement à Suez pour échanger des marchandises[62]. Du sixième au huitième siècle, on trouve des colonies de Syriens dans plusieurs villes : Marseille, Narbonne, Bordeaux, Tours, Orléans. Des Juifs commençaient à pénétrer toutes les contrées d’Europe, on en signale une communauté à Metz dès l’an 222. Ce n’étaient donc point les voyageurs qui manquaient, mais les observateurs et les penseurs capables de tirer quelques déductions de leurs récits.

L’ignorance universelle permettait toutes les audaces aux prêtres ambitieux du pouvoir. Puisque tout prodige trouvait des âmes naïves pour le croire et même pour l’attester hautement devant des ennemis, puisque les miracles supposés intervenant dans la vie journalière paraissaient des phénomènes plus normaux que les conséquences naturelles de cause à effet, on pouvait se permettre le mensonge, falsifier les textes à plaisir, jouer sur les mots en profitant des assonances, inventer même des chartes et rédiger des prophéties après coup, avec la certitude de trouver mieux que des complices, des croyants enthousiastes. C’est ainsi qu’on interpola des articles de foi dans les Évangiles et les Épîtres, ainsi qu’on inventa des donations de territoires et de prérogatives, faites par les empereurs et les rois, ainsi que l’on écrivit une histoire de l’Église, fausse en tous points. Il est vrai que la critique de nos jours a rétabli la vérité en émondant les textes, en reconstituant les dates, en supprimant les anachronismes et les personnages imaginaires, mais les intéressés n’en continuent pas moins d’utiliser en faveur de leurs institutions toutes les erreurs et tromperies de leurs devanciers : à cet égard il n’y a point de prescription. L’Église profite toujours de la croyance ferme des générations du moyen âge à la fondation de la papauté par saint Pierre, à la succession régulière des souverains pontifes, à l’hommage de sujétion adressé au pape par Constantin, à la cession du territoire de Ravenne et d’autres vastes domaines, en Italie et ailleurs, faite au pouvoir temporel de l’Église par divers conquérants et potentats : elle profite encore de la croyance au quelques lignes interpolées dans Flavius Josèphe, rattachant Jésus à l’histoire.

N° 277. Du Monte cassino au golfe de Gaète.
(Voir page 384.)


Maints hérétiques furent brûlés pour avoir émis des doutes sur la valeur de ces affirmations, soutenues avec plus d’âpreté même que les dogmes de la religion. L’historien ne les avance plus, mais le fidèle les croit encore. C’est ainsi que, dans maint édifice, tout un échafaudage de fer se cache dans l’épaisseur des colonnes légères, sur lesquelles semblent s’appuyer les arcades avec le fier couronnement de leur coupole.

À côté des évêques et du plus puissant d’entre eux, dont la part dans le gouvernement des hommes grandissait peu à peu, se développait une nouvelle institution ecclésiastique, le monachisme, qui devait acquérir une autorité morale beaucoup plus forte encore. Comme autrefois les prophètes juifs, issus spontanément de la nation, partageaient toutes ses passions, ses douleurs, ses espérances, et exerçaient une action profonde sur leurs compatriotes, les moines vivaient avec la foule, ils étaient devenus son âme, tandis que le haut clergé héréditaire formait une classe distincte, ayant ses intérêts spéciaux qui se confondaient parfois avec ceux de l’ennemi. Si, dans les commencements de l’Église chrétienne, il n’est guère question des moines, c’est que le clergé ne s’était pas encore établi d’une manière définitive : on se trouvait toujours dans la période du danger et des persécutions ; le dédoublement ne s’était pas fait entre les témoins ardents de la foi qui se lançaient dans l’œuvre de propagande et les prêtres auxquels leur savoir, l’illustration de leur famille ou d’autres avantages assuraient une position éminente. Mais dès que l’Église eut officiellement triomphé et qu’une classe ecclésiastique apprit à profiter largement de la domination morale et matérielle sur le peuple, un partage devenait urgent dans le travail de l’Église : tout ce qu’il y avait de naturel et de vivant devait surgir d’en bas, du sein même des communautés ardentes et fanatiques.

Le monachisme, bien antérieur, dans l’Orient, à l’évolution chrétienne, n’avait cessé de s’y perpétuer : de même qu’il avait été transmis par le védisme au bouddhisme, puis au brahmanisme, de même il passa des Juifs aux chrétiens et du désert d’Édom à celui d’Égypte. Les riverains du Nil, à l’abri du soleil sur le bord du fleuve, à l’ombre des sycomores, éprouvent en général un vif sentiment d’horreur pour le désert ; encore imbus des mêmes superstitions que leurs ancêtres, ils le croient peuplé par les mauvais génies. Même la certitude d’y trouver un trésor ne pourrait les décider à passer une nuit dans l’une des nombreuses cavernes des monts Arabiques[63]. Et cependant c’est en Égypte que l’on vit les saint Paul et les saint Antoine fuir les plaisirs et les conforts d’Alexandrie pour se macérer et souffrir de la faim, de la soif, de la chaleur atroce des jours, du froid des nuits, dans quelque âpre ravin du désert. On comprend donc l’admiration sans bornes que souleva le courage des ermites chrétiens, qui, sortant du monde des vivants, allaient en pleine solitude combattre le diable lui-même, sans autres armes que leur foi et l’efficacité de leurs exorcismes. Les premiers fugitifs chrétiens n’entreprirent cette lutte terrible que pour assurer le salut de leur âme souillée par le péché originel et sans cesse menacée par les tentations. « Celui qui reste en sa cellule, disait saint Antoine, échappe à trois ennemis, l’ouïe, la parole et la vue ; il combat seulement avec son cœur. » Hélas, l’histoire légendaire de ce personnage nous montre bien combien grande était son illusion : plus on veut éviter les dangers de la vie extérieure et plus devient terrible la lutte que l’on doit se livrer à soi-même ; si l’on échappe à la dure réalité, les pires hallucinations se présentent inévitables.

Ces anachorètes fuyant absolument le monde des tentations et du péché ne furent que des exceptions parmi les chrétiens : la plupart de ceux qui s’arrachaient à la société joyeuse allaient chercher en commun une vie nouvelle qui leur convînt, et finissaient par constituer des sociétés populeuses. On vit naître en Égypte de véritables cités de moines qui exercèrent une influence considérable sur révolution politique et religieuse de la contrée. C’est à des religieux, agissant en groupes ou isolément, qu’il faut attribuer la destruction de tant d’œuvres de l’ancienne Égypte, destruction par endroits si complète que l’esprit en reste frappé de stupeur : temples et villes incendiés, vases en matière dure réduits en éclats, ossements humains disloqués, fracassés, images des dieux pulvérisées[64], rien n’était assez violent pour marquer la haine du schisme et de l’idolâtrie. Plus d’une fois même ces forcenés envahirent en bandes la ville d’Alexandrie et y prirent part aux séditions et aux massacres. La belle et pure Hypatie, qui fut lapidée en 415 pour crime de philosophie, avait été signalée par les moines à la haine du peuple.

De l’Égypte, les institutions monacales se répandirent peu à peu dans l’Occident ; mais elles n’avaient pas encore de raison d’être et les moines qui se présentèrent ne fondèrent point de communautés. Les premiers que l’on vit à Rome furent amenés en visite en l’an 340 par saint Athanase. On les examina avec une curiosité mêlée de mépris, mais, pendant la génération suivante, ils devaient trouver des imitateurs en grand nombre. Saint Jérôme, qui lui-même était un moine de Bethléem, faisait des appels aux chrétiens las des mondanités des villes : « Que faites-vous dans le siècle, vous qui valez mieux que lui ?
Biblioth. Nation.
saint benoît
Dessin au trait d’une mosaïque antique,
par Camilli.
Jusques à quand voulez-vous demeurer à l’ombre des maisons ? Pourquoi restez-vous emprisonnés à l’ombre des villes pleines de fumée »[65] ?

Dès les premiers temps du nouvel ordre de choses qui suivit le régime de la Rome impériale, en 539, les moines de l’Occident se créèrent un centre d’action dont l’influence se fit sentir puissamment de siècle en siècle, souvent au service de la papauté, mais aussi fréquemment contre elle et dans la parfaite indépendance que donne la conscience de son pouvoir. Dès l’époque de la domination des Goths, Benoît fonda ce monastère de Monte Cassino qui trône superbement sur son ample colline au dessus de la ville de San-Germano : nul doute que cette position dominante n’ait contribué pour une large part à grandir la sainteté des Bénédictins dans l’imagination des hommes. « Les moines du mont Cassin mouraient tous en état de grâce », disait la croyance populaire, et de fait, l’ordre ne comptait pas moins de seize mille individus qui furent canonisés, plus du quart de tous ceux qu’énumèrent les listes hagiographiques.

Les ordres monastiques de l’Occident eurent pour la plupart une origine toute différente de celle du monachisme oriental. Tandis que les ermites égyptiens n’avaient qu’un seul désir, le salut de leur âme, et se torturaient en ce monde, poussés par le besoin maladif de souffrir, les moines occidentaux se retiraient en dehors des multitudes urbaines beaucoup moins pour prier et se livrer à la contemplation que pour se soustraire aux dangers de la guerre et de l’oppression universelle. Les terres ayant été dévastées et les villes prises d’assaut, l’avenir se présentait aussi gros de dangers que le passé avait été gros de désastres, il était tout naturel que les jeunes et les ardents voulussent échapper à la béate résignation des faibles et fuir les lieux de passage dangereux suivis par les bandes guerrières. Ils firent donc choix d’endroits écartés pour s’établir sur des terres abandonnées, faciles à défendre, et, sans demander d’autorisation à quelque autorité que ce fût, pas même aux évêques, grands seigneurs aussi redoutables que les guerriers, se groupèrent en communautés libres, apportant chacun son petit avoir. On voit poindre de toutes parts, dans les contrées les plus pauvres, les plus désolées de l’Occident, des monastères de travailleurs à demi faméliques et d’une ignorance parfaite, qui furent les noyaux primitifs et populaires d’institutions monacales, destinées plus tard à se transformer profondément[66].

Une autre raison, surtout dans les parties les plus policées de l’ancien empire, favorisa la naissance des communautés de moines. Des hommes relativement instruits, que hantait le souvenir de la gloire antique, s’unissaient pour maintenir de l’ancienne société latine ce qui pouvait en être conservé. Les monastères fondés par eux étaient autant de petites Rome qui se constituaient en enceintes inaccessibles aux barbares, retenus d’ailleurs en dehors par le respect, peut-être aussi par la crainte des sortilèges et des prières magiques. La retraite choisie par les moines prenait alors le caractère d’une villa romaine ; seulement, au lieu d’appartenir à un patricien entouré d’esclaves, elle était la propriété d’un certain nombre de sociétaires mettant en commun leur petit capital et leurs efforts pour vivre dans un bien-être relatif et conserver les jouissances délicates de la vie civilisée. Ils ne travaillaient point leurs terres eux-mêmes et les confiaient à des colons, tandis que dans leurs jardins ombreux, bien protégés par l’enceinte quadrilatère des murs, ils devisaient des choses de l’art ou de la philosophie, récitaient des strophes, lisaient des manuscrits, héritage de la pensée antique. Ces monastères religieux furent pour la plupart de simples transformations des anciennes villas gallo-romaines, telles que les décrit Fustel de Coulanges : chacune formait une petite république une et indivisible, se suffisant à elle-même et possédant tous les corps de métier[67]. Même des siècles après la chute du monde romain, le couvent avait gardé l’architecture et l’aménagement de la villa patricienne[68].

L’amour du bien public, la sollicitude pour les intérêts généraux eurent peut-être aussi leur part à la fondation des monastères. Telle communauté fut sans doute à l’origine la tentative de réalisation d’une société ayant un objectif économique et ne touchant à la religion que par des pratiques traditionnelles, dont il n’était pas alors possible de se dispenser. Ainsi les défricheurs de forêts, tout en se donnant une constitution monacale, s’occupaient avant toute chose de l’appropriation raisonnée du sol ; de même les « hospitaliers » s’associaient pour aider les pèlerins, les étrangers : vivant dans le monde et pour le monde, ils étaient animés par un esprit tout différent de celui qui livrait aux macérations l’égoïste anachorète. Mais la vraie révolution religieuse et sociale se fit par l’entremise des moines itinérants que la « folie de la croix » poussait à la propagande et à la conversion.

Ceux qui s’illustrèrent le plus dans cette œuvre furent les religieux originaires de l’extrémité nord-occidentale de l’Europe. C’est un des étonnements de l’histoire que l’Irlande, cette terre entourée par l’Océan sauvage et restée complètement en dehors de la civilisation grecque et latine, ait eu pourtant une part si considérable dans la double conversion des Germains à la religion chrétienne et à des mœurs plus policées. Ce phénomène historique s’explique par le fait capital que l’Irlande avait échappé à la conquête romaine ; les peuples d’Érin n’ayant pas été brisés, avilis par la servitude, comme les Gaulois et les Bretons, avaient gardé plus d’initiative et d’élan, ainsi qu’une plus grande liberté que les autres chrétiens dans leur manière de croire. Ils furent vraiment des civilisateurs, très épris d’instruction, de renouvellement intellectuel. L’esprit de liberté qui anima les missionnaires et les savants de la verte Érin contraste avec la routine d’asservissement qui se produisit dans tous les autres pays. C’est un Irlandais, Scot « Érigène », qui protesta contre le dogme de l’enfer et prêcha le salut final de tous en ajoutant ces paroles : « La raison procède de Dieu aussi bien que l’autorité de l’Église, toute autorité qui n’est pas soutenue par la raison est sans valeur. »

D’après Ch. Dezobry.
villa patricienne

L’indépendance de la tradition irlandaise va jusqu’à prétendre que l’œuvre de la conversion des indigènes à la foi chrétienne se fit non par l’entremise de Rome, mais par des apôtres venus directement d’Asie : d’après les récits anciens, saint Patrick, le prédicateur et patron de l’Irlande, reconnaissait la suprématie de l’évêché d’Éphèse. Par quelques traits de son organisation ecclésiastique primitive, l’île diffère complètement des autres pays de l’Europe occidentale. Des « tribus de saints », des bandes itinérantes de missionnaires travaillaient librement à renouveler la nation. La société s’était en grande partie reconstituée sous la forme communautaire ; de nombreux couvents, habités par des gens mariés, agriculteurs et artisans, formaient autant de centres religieux, commandant hiérarchiquement à des évêques[69]. La rupture avec les anciennes institutions païennes ne s’était pas faite aussi brusquement qu’en d’autres contrées de l’ancien monde romain, et ce fut saint Colomban lui même, le célèbre Irlandais, fondateur de l’abbaye de Luxeuil, qui plaida, d’ailleurs avec succès, pour le maintien de l’ordre des bardes.

Les apôtres de l’Irlande, très ardents à la conversion des indigènes, remplacèrent graduellement les druides sans les violenter ; cependant « les paroles des missionnaires avaient assez de force pour fendre les rochers et pour renverser les murs ». On raconte qu’en 560, une procession de moines n’eut qu’à balancer des clochettes pour faire tomber les murailles de Tara, résidence du roi des rois d’Irlande, c’est ainsi que la trompette de Josué avait, deux mille ans auparavant, démoli les remparts de Jéricho !



  1. De Baye, Mémoires de la Soc. nationale des antiquaires de France, vol. LVI, 1907
  2. Gustave Geyer, Svea Riker Hafder, t. I, p. 40 ; Histoire de Suède, Upsala 1825.
  3. Anderson, Mythologie Scandinave, p. 50. Ce nom signifierait le « Furieux » d’après Adam de Brème et autres, et l’ « Impie » d’après Kluge.
  4. Ph. Champault, Le Personnage d’Odin, etc. Science Sociale, mai 1894, p. 398.
  5. J. Deniker, Tour du Monde.
  6. Hérodote, Histoires, IV, 17.
  7. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.
  8. Ch. Robert et Al. Bertrand, Ac. des Inscriptions, janvier 1884.
  9. Ph. Champault, Science Sociale, 1894, p. 53.
  10. O. Graewe, Globus, 10 Marz 1904.
  11. André Lefèvre, Germains et Slaves ; — Émile Eude, Cosmos.
  12. Van Gennep.
  13. Mahu, Ueber den Ursprung und die Bedeutung des Namens Germanen.
  14. Godefroid Kurth, Les Origines de la Civilisation moderne, t. I, p. 70.
  15. Grimm, Rechtsalterthümer.
  16. H. M. Chadwick, The Cult of Othin.
  17. Engelhardt, Denmark in the early Iron Age.
  18. H.-M. Chadwick, The Cult of Othin.
  19. Voir carte n° 202, p. 517, vol. II, et carte n° 263, p. 301, vol. III.
  20. R. Gradmann, Petermann’s Mitteilungen, 1899, p.57 et suiv.
  21. Voir notamment Pierre Kropotkine, The Dessication of Eurasia, the Geographical Journal, 1904, I, p. 723.
  22. Jornandès (Jordanès), Histoire des Goths, chap. IV.
  23. De Saint-Yves, Revue scientifique, 19 fév. 1900.
  24. Ammien Marcellin, livre XXXI, ch. 3.
  25. André Lefèvre, Germains et Slaves, p. 70.
  26. Paul Guiraud, dans l’Atlas Schrader ; Moirey est un hameau voisin de Dierrey-Saint-Julien.
  27. Godefroid Kurth, Les Origines de la Civilisation moderne, tome Ier, p. 338.
  28. H. Pirenne, Histoire de Belgique, tome Ier, p. 9.
  29. A. Rutot, Esquisse d’une comparaison des couches pliocènes… de la Belgique… et du sud-est de l’Angleterre, Brux. Soc. Belge de Géolog. 1903.
  30. H. Pirenne, Histoire de Belgique, tome Ier, pp. 10 à 13.
  31. Godefroid Kurth, Origines de la Civilisation moderne, t. II, p. 59.
  32. Augustin Thierry, Considérations sur l’Histoire de France, chap. ii.
  33. Ed. Gibbon, Décadence et Chute de l’Empire romain ; John Ruskin, La Bible d’Amiens.
  34. Eduard Meyer, Die wirtkschaftlicke Entwickelung des Alterthums, p. 6.
  35. Fr. Martroye, Une Tentative de Réveil social en Afrique.
  36. F. von Löher, Nach den glücklichen Inseln.
  37. Émile Eude, Cosmos, d’après plusieurs auteurs.
  38. A. Duponchel, Géographie générale du département de l’Hérault, Introduction, pp. xv et suiv.
  39. H. Hallam, L’Europe au Moyen Age, I, p. 20.
  40. Th. Duret, Études Critiques d’Histoire, Revue Blanche, 1er août 1899.
  41. Augustin Thierry, Récits des Temps Mérovingiens.
  42. H. Pirenne, Histoire de Belgique, pp. 20, 21.
  43. Godefroid Kurth, Les Origines de la Civilisation moderne, tome II, p. 12.
  44. Voir carte n° 206, vol. II.
  45. Laurence Gomme, Contemporary Review, may 1906, p. 694.
  46. Mitteilungen der k. k. geog. Gesellschaft, Wien, 7-8, 1903. — Voir Carte de Londres au moyen âge, tome IV, p. 99.
  47. John Richard Green, The Making of England.
  48. W. Denton, England in the fifteenth Century, pages 138 à 144.
  49. Gaston Boissier, Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1866, pages 998 et suiv.
  50. P. Joanne, Dictionnaire statistique et administratif de la Prance, article Saint.
  51. A. von Ziegesar, Der heidnische Untergrund der Gralsage.
  52. Remy de Gourmont, Revue Blanche, 1er avril 1898, p. 488.
  53. Dureau de la Malle, Mémoire sur sainte Venise, Acad. des Inscriptions ; Remy de Gourmont, Revue Blanche, 1er avril 1898, p. 489.
  54. Épitre xl, citée et traduite par God. Kurth, t. II, p. 38, 39.
  55. Hist. Ecc. Angl. 11, 13, trad. G. Kurth, Origines de la Civilisation moderne, tome II, pp. 18, 19.
  56. G. Boissier, La Fin du Paganisme, t. II, p. 340.
  57. Raoul Rosières, Recherches sur l’Histoire religieuse de la France, pp. 34, 35.
  58. Victor Arnould, Histoire sociale de l’Église, Société Nouvelle, oct. 1895, p. 421.
  59. Remy de Gourmont, Le Chemin de Velours, p. 31.
  60. Cité de Dieu, XVI, ch. ix, p. 556.
  61. Raymond Beazley, The Dawn of modem Geography.
  62. Le même, Medieval Trade and Trade Routes.
  63. Georg Schweinfurth, La Terra incognita dell’ Egitto, p. 11.
  64. Albert Gayet, Coins d’Égypte ignorés, p. 5, 20 et passim.
  65. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, tome II, p. 413.
  66. Victor Arnould, Histoire sociale de l’Église, Société Nouvelle, mars 1896, pp. 349, 350.
  67. G. Tarde, Les Transformations du Droit, p. 24.
  68. Ch. Dezobry, Rome au siècle d’Auguste, tome III, lettre 81 ; Raoul Rosières, Histoire religieuse de la France, pp. 69, 70.
  69. D’Arbois de Jubainville ; — Ernest Nys, Société Nouvelle, mai 1896, p. 606.