L’Homme et la Terre/I/04
des initiés de la nature.
VILLAGES LACUSTRES. — LIEUX DE RENDEZ-VOUS. — SENTIERS ET ROUTES
Les changements multiples qui se sont produits parmi les hommes depuis leur origine et qui, dans l’ensemble, sont désignés couramment comme le « progrès », comme la marche de la civilisation même, ne nous sont connus d’une manière directe que dans la période de l’histoire proprement dite, c’est-à-dire des monuments écrits, avec dates et noms propres. Mais par delà ces temps où l’humanité, devenue consciente d’elle-même, du moins par ses diverses nations représentantes, prenait souci de transmettre aux âges futurs les événements successifs de son existence, une aurore devançait le jour, et dans cette demi-lumière, on aperçoit quelques débris d’édifices et d’institutions, on constate l’existence de certains peuples que l’on suit vaguement dans leurs conflits et leurs exodes, on recueille aussi des traditions et des légendes, dont on cherche à interpréter le véritable sens, et tous ces restes servent à établir des récits sommaires, où les suppositions plausibles remplissent les lacunes laissées par les documents incontestés. C’est ainsi que, dans une inscription mutilée, le savant intercale les lettres manquantes. Cette histoire incomplète, primitive, est la protohistoire[1], dont les limites indécises reculeront graduellement vers les origines plus anciennes, à mesure que la science projettera dans le passé une lumière plus intense.
Préhistoire, protohistoire finissent, et l’histoire proprement dite commence à des périodes très diverses, suivant les peuples et les lieux. Grâce à la floraison hâtive de la civilisation dans les contrées de l’Ancien Monde riveraines de l’océan Indien et de la Méditerranée, les regards de la science historique y pénètrent fort avant, jusqu’à cinq, six et dix mille années antérieurement à la période actuelle, tandis qu’en d’autres pays, où les explorateurs n’ont pas découvert de monuments écrits, les récits des indigènes ne permettent pas de remonter dans l’histoire au delà de quelques générations. Ainsi le Nouveau Monde, dans son ensemble, ne nous est historiquement connu que depuis quatre siècles, et quelques lueurs seulement nous y révèlent, avant l’arrivée des Européens, la succession des événements principaux dans le passé des nations les plus civilisées.
Bien plus, on peut dire que la préhistoire se continue encore pour les populations d’une très grande partie de la Terre, qui, en dépit de leur rattachement officiel au reste du monde, n’en sont pas moins encore immergées en pleine civilisation traditionnelle et se maintiennent dans leur isolement intellectuel et moral. Même chez les nations de l’Europe occidentale, dans les cercles les plus brillamment illuminés par la splendeur de la culture moderne, les chercheurs de coutumes, de traditions, de chants populaires découvrent incessamment des survivances et des traces de l’ancienne préhistoire. C’est grâce à celle coexistence des âges successifs de l’humanité, à cette pénétration des époques, et surtout à l’étude des peuples dits « primitifs » ou plutôt des « attardés », encore très faiblement influencés par les grands peuples conquérants, que l’on apprend à connaître par analyse les hommes d’autrefois, nos ancêtres, et que l’on essaie de reconstituer leur évolution dans les anciens milieux géographiques plus ou moins différents de l’ambiance actuelle.
Certes, il est très difficile de revoir par la pensée, avec une précision suffisante, le genre de vie suivi jadis par les populations primitives dont on recueille les ossements et les armes. Mais, en beaucoup d’endroits, la nature a peu changé depuis ces âges lointains, et, d’ailleurs, on a toujours comme élément de comparaison les pays où se trouvent actuellement des tribus ayant des mœurs analogues à celles des peuplades qui ont disparu, ne laissant que des témoignages de leur forme particulière de civilisation.
Les distances correspondent au temps : de contrée à contrée, on voyage aussi bien que de siècle en siècle. Le fait est que Miklukho-Maklaï se trouvait en un passé bien lointain, lorsqu’il écoutait ces vieillards de la Nouvelle Guinée qui lui parlaient de l’époque, peu éloignée d’eux, où le feu était ignoré de leur tribu, et qui n’en étaient pas encore arrivés à savoir le reproduire artificiellement : quand un charbon s’éteignait dans une hutte, il fallait aller chercher de la braise dans une autre cabane. Et les Ta-Ola (Toala), découverts dans l’épaisseur des bois de Célébès, ne sont-ils pas encore plus profondément enfouis dans la sombre nuit des temps antiques, antérieurs à la connaissance de tout ce qui, outre la nourriture, nous est devenu indispensable ? D’ailleurs, s’il y a progrès pour un grand nombre de peuplades, et notamment pour celles dont nous, les civilisés, sommes issus, que de populations rétrogradent aussi, retournant vers les bauges d’autrefois, sans air et sans feu !
En premier lieu, quels furent les aliments de nos ancêtres ? L’observation de nos contemporains « primitifs » nous répond suffisamment. La nourriture des non-policés diffère encore suivant le climat, la nature du soi et le degré de civilisation atteint par les indigènes dans la succession des âges préhistoriques. Les insulaires, même ceux pour lesquels la nature n’a pas été avare, comme en de nombreux archipels océaniens, devaient, récemment encore, se borner aux fruits, aux grains, aux pousses vertes des plantes indigènes, à moins qu’ils n’ajoutassent à leur repas quelque gibier fourni par les rares représentants de la faune terrienne et les poissons ou fruits de mer que les eaux, leur donnaient en abondance.
Dans le voisinage du désert, dans les terres pierreuses au climat uniforme, le régime des habitants devait être aussi très peu varié, tandis que les contrées continentales, fort riches en espèces diverses, offraient aux résidants tous les éléments possibles de la nourriture la plus choisie. Le milieu fait l’alimentation de l’animal ; il fait également celle de l’homme, et, suivant les lieux et les temps, les différences peuvent être si considérables que le repas le plus succulent d’un individu est pour un autre le plus repoussant. Tel gourmet préfère les insectes et les vers, tel autre le lard rance, la chair pourrie ou les matières encore vertes, à demi digérées, que l’on trouve dans l’estomac du renne. Un Mongol, compagnon de Prjvalskiy, vomissait d’horreur à la vue des Européens auxquels il voyait manger du canard, tandis que lui-même se nourrissait de tripes de mouton non lavées. Des nations entières se contentent de grains et de fruits, tandis qu’à d’autres il faut de la chair saignante, et que de nombreuses peuplades, en divers pays de la Terre, boivent même le sang d’autres hommes, soit par cruauté guerrière, soit par respect de l’ennemi, pour faire passer dans leur propre corps l’âme d’un vaillant — comme les Malais de Singapur mangeant la chair du tigre, — soit par quelque autre illusion religieuse ou patriotique, soit même en conséquence de famines qui changèrent l’homme en animal de proie. Que de fois des marins égarés sur l’Océan ont-ils eu recours au sort pour désigner celui d’entre eux qui servirait de nourriture aux autres ! C’est à la fréquence de ces conjonctures que Dunmore Lang attribue la très forte proportion de cannibales parmi les insulaires polynésiens : cependant le caractère religieux domine dans les pratiques de l’anthropophagie. Certains aliments et condiments qui sont nécessaires à la plupart des hommes restent inutiles à d’autres : ainsi le sel, dont le civilisé d’Europe ne peut se dispenser, répugne à certaines tribus du centre africain, qui trouvent peut-être en suffisance les sels de potasse ou de soude dans leur aliments d’origine végétale.
Les « débris de cuisine », amas de coquilles que l’on rencontre sur les côtes danoises, ainsi que les ostreiras ou « huîtrières » de l’Amérique espagnole, les sambaqui du littoral brésilien et les monceaux de reliefs accumulés sous les ruines des villages lacustres, sont les restes de repas continués pendant des siècles de siècles et se continuant encore, mais en d’autres lieux. C’est dans les villes maintenant que s’accumuleraient par millions de mètres cubes les résidus des repas qui se suivent de génération en génération, si ces fragments rejetés n’étaient utilisés de mille manières, en dehors des cités, dans les terrassements, les constructions, les amendements agricoles. On les fait disparaître, mais le festin se poursuit incessamment, sous des formes de plus en plus variées, puisqu’il chaque repas s’ajoutent les mets exotiques importés par le commerce d’une extrémité du monde à l’autre.Dessin de George Roux.Quelques-uns des « amas de coquilles » laissés sur le littoral de nombreux rivages marins sont de dimensions prodigieuses, témoignant d’une civilisation très policée chez les riverains de la mer, car ce ne sont pas des individus isolés, des familles clairsemées qui peuvent avoir élevé ces monceaux de coquilles d’huîtres et autres mollusques, ayant jusqu’à 300 mètres de long sur 30 à 60 mètres de large et 3 mètres de haut. Des pêcheurs se réunissaient donc en grand nombre à cette époque pour leurs repas de coquillages, auxquels ils joignaient des poissons de diverses espèces, ainsi que des cerfs, chevreuils, cochons, bœufs, chiens, chats, castors et loutres, dont on voit les os rongés dans les tas de débris.
Depuis les époques où se sont amassés ces lits de coquillages, nombre d’espèces et de variétés animales ont disparu ou du moins se sont notablement modifiées. D’autre part on a pu constater que maintes formes d’animaux existaient déjà en des régions desquelles les historiens les croyaient absentes. Pour les espèces végétales, on a fait des remarques analogues : ainsi des arbres fruitiers que l’on croyait avoir été importés d’Asie pendant la période romaine croissaient librement dans l’Europe occidentale bien avant les temps historiques. A en juger par les noyaux de fruits trouvés dans le sol des grottes, les troglodytes du Mas d’Azil connaissaient deux variétés de cerises et trois variétés de prunes à l’époque où se formaient les assises des « galets coloriés ». Le noyer existait déjà dans les Gaules à l’époque tertiaire. Enfin, au commencement de la période magdalénienne, l’homme a connu le blé puisqu’il en a sculpté les épis en relief[2]. La vigne croissait également dans l’Europe occidentale, car on la trouve dans les terramare des plaines padanes pendant l’âge du bronze. À cette époque les Italiens buvaient du vrai vin de raisin, dont l’usage se répandit probablement de l’ouest à l’est, et non d’orient en occident comme on le croyait naguère. Aux mêmes âges préhistoriques et même jusqu’aux commencements de l’histoire proprement dite, les hommes des palafittes alpins, à Varese, à Ljubljana (Laibach, Glubiana), buvaient du vin de cornouilles, et sur le versant septentrional des Alpes, de la Savoie à l’Autriche, la boisson fermentée en usage était fabriquée avec des framboises et des mûres de ronce[3]. Tous ces liquides donnaient l’ivresse, car, on le sait, l’homme éprouve souvent le besoin d’échapper à soi-même par une folie temporaire dont les superstitions et les cultes réglèrent d’ordinaire l’usage.
Avant l’histoire, les demeures n’étaient pas moins variées que les aliments, puisqu’elles dépendent du milieu, et toutes les formes antiques des habitations d’autrefois se maintiennent dans nos âges de civilisation accélérée. Le sol couvert de neige donnait à l’Eskimau de tout autres matériaux de construction que le désert pierreux ou la forêt touffue n’en fournissaient à l’Arabe ou à l’Hindou. Même lorsque les hommes, devenus riches et policés, ont pris à cœur de se bâtir de beaux monuments en bois, pisé, « toube », brique, pierre ou marbre, la nature ambiante est gravée sur le palais. « Le climat s’écrit dans l’architecture. Pointu, un toit prouve la pluie ; plat, le soleil ; chargé de pierres, le vent »[4]. Mais il n’y a pas que des édifices romans ou gothiques, il n’est pas un seul réduit, une seule bauge utilisés dans les premiers âges dont on ne voie encore des exemples plus ou moins bien entretenus. Les survivances de la demeure primitive se montrent jusque dans les cités les plus somptueuses. En cherchant bien, ne trouve-t-on pas quelques troglodytes dans Paris et dans Londres ? Ne voit-on pas aussi des gens vivant sous la hutte, grossier amas de branchages et débris, sans compter ceux qui, la nuit, couchent
hutte construite dans l’extrême-nord
avec des ossements de baleine
D’après une ancienne gravure d’Olaüs Magnus.dehors ?
Dans les contrées à température tropicale, où l’homme se développa sans doute en sa jeunesse première, les fourrés de la brousse servent encore d’habitations communes à de très nombreuses peuplades. Naguère on appréciait comme demeures parfaites les cimes des grands arbres, offrant un plancher naturel au point de divergence des branches maîtresses, et s’étalant au-dessus en un épais abri de feuillage contre les ardeurs du soleil et la violence des pluies et des tempêtes.
Comme leurs cousins les quadrumanes, les bimanes habitaient à portée de main et de dent pour les fruits et les baies qui servaient à leur nourriture et, en cas de défense contre les assaillants, ils n’avaient qu’à briser les branches de leur forteresse vivante et à les employer en guise de dards, de lames ou de massues. Lorsque le fourré était épais, formé d’arbres unis en une seule masse par les branches entre-croisées et par les câbles des plantes parasites, il pouvait arriver que des batailles se livrassent dans le feuillage, entre les arboricoles et les envahisseurs venus par des sentiers aériens. Mais dans la société contemporaine, où les moyens d’attaque ont un effet immédiat et foudroyant, il est devenu impossible aux tribus forestières de conserver leur demeure de branchages. On sait que les Uaraoun du delta de l’Orinoco n’habitent plus les cimes de leurs palmiers pendant les crues du fleuve ; quant aux peuplades sara, qui vivaient comme les singes sur les hautes branches des ériodendrons, elles en ont été délogées à coups de fusil par les marchands d’esclaves baghirmiens[5].
Le type d’habitation nigritienne se compose d’une seule surface courbe formant les côtés et le toit ; le type malo-asiatique est caractérisé par un toit à deux pentes reposant sur des cloisons latérales. Le type Barla est construit sur pilotis, mais se distingue du type n° 4 par la présence de poutres longitudinales prises entre deux rangées de pieux verticaux.
Bi. : Archipel Bismarck. |
N. : Nias. |
S. : Iles Salomon |
L. : Louisiades.
P. : Palaos.
Mais les bauges où des groupes de familles vivent à la façon des bêtes dans les forêts sont encore fort nombreuses. C’est là une espèce de gîte tout indiquée sur une très grande étendue de la Terre, en pays de forêts, de brousses ou de roseaux. Tel lieu qui présente à la fois des avantages pour le refuge, la défense et la salubrité dut être fréquemment disputé entre l’homme et l’ours ou tel autre animal. Il est de ces abris naturels, bien défendus des vents, des rayons trop ardents du soleil et des tempêtes, qui offrent des lits de mousse, de feuilles ou de gazon vraiment délicieux ; même de nos jours, les civilisés qui ont eu dans le cours de leur vie l’occasion de comparer l’existence aventureuse dans les forêts et la régularité monotone du séjour dans les maisons fermées doivent plus d’une fois, dans leurs heures d’insomnie, regretter le temps où, de leur couche herbeuse, ils voyaient les étoiles et la voie lactée palpiter doucement entre les branches, en apparence immobiles.
En ces retraites charmantes, il est souvent facile d’accroître les conditions du confort par de très simples procédés, par exemple, en rattachant en un bouquet les cimes de plusieurs tiges disposées en cercle, on forme une espèce de hutte conique, à laquelle on peut ménager une ouverture suffisante et tresser des parois au moyen de rameaux entre-croisés[6]. Puis on arrive facilement à des constructions plus savantes, troncs d’arbres assemblés en forme de murs, lattes et fascines pour les partitions, feuilles que l’on entasse en couches épaisses pour les toitures ; fûts isolés qui font l’office de colonnes ; bois épineux qui sont disposés en enceinte autour de la demeure pour la protéger contre les bêtes féroces ou contre d’autres hommes. Tel fut le commencement de la cabane, qui dut toutefois changer de proportion et d’architecture, suivant la nature de la végétation locale. Dans tous les pays de l’Orient asiatique, le bambou, cette plante à croissance rapide, si remarquable par sa forme et sa légèreté, sa facilité d’emploi, est le principal élément duquel disposent les architectes rustiques. Dans les régions tempérées, et sur les pentes des monts où manque le bambou, le bois proprement dit sert à la construction des cabanes, isbas ou chalets.
Les deux formes typiques de ces édifices rudimentaires, le cercle et le carré ou rectangle, dépendent naturellement des matériaux qui se présentent et du travail qu’exige le façonnement. Le type curviligne, héritage du monde animal, est de beaucoup le plus fréquent : il rappelle les huttes de castor, les fourmilières et termitières, les nids d’oiseaux, de poissons, d’insectes, même les toiles d’araignée[7].
À ce type ancien de hutte, pour lequel il suffisait de courber des tiges disposées en cercle, de les attacher par le sommet, en manière de voûte primitive, et parfois de les empâter d’argile pour leur donner plus de consistance, succéda le type rectiligne, pour la réalisation duquel il fallait abattre des troncs d’arbre et les placer longitudinalement les uns sur les autres. Ce mode de construction présente le grand avantage de se prêter à tous les accroissements nécessaires : les « longues maisons » que construisaient les Iroquois et autres Indiens d’Amérique, ainsi que les édifices de même nature bâtis en maintes îles de la mer du Sud pour recevoir les jeunes gens ou les hôtes de la tribu, n’auraient pu guère s’édifier sous une forme différente. Mais là même où l’art du constructeur est assez développé pour donner aux cabanes toutes les formes voulues, l’esprit de conservation et la tradition de race suffisent pour maintenir de siècle en siècle les types héréditaires. L’Afrique est ainsi divisée en deux moitiés, d’ailleurs entremêlant leurs frontières : le groupe de pays aux cabanes rondes et la région des huttes angulaires[8]. D’autres contrées sont vouées soit au : dômes, soit aux pointes[9]. L’architecture des tombeaux obéit aux mêmes lois que celle des maisons : les morts sont censés avoir les habitudes des vivants[10].
Outre ses forêts et ses brousses, la nature offre également ses cavernes aux contemporains pour qu’ils y établissent leur résidence. Pour l’homme, comme pour la bête, la grotte et l’abri évidé par l’érosion des eaux, au pied du rocher surplombant, sont des logis naturels tout indiqués. En certaines contrées, surtout dans les régions calcaires percées de galeries et d’antres ramifiés, toutes les populations étaient troglodytes : on eût pu traverser le pays sur de vastes étendues sans apercevoir un seul individu ; chacun avait disparu dans la profondeur des roches. Par le travail associé, les habitants de ces lieux obscurs les appropriaient à leurs besoins, en barricadant l’entrée par des rocs ou des troncs d’arbres mobiles, en nivelant le sol, en brisant les saillies de la voûte.
Mais là aussi, nos ancêtres eurent d’abord, soit à livrer bataille contre les fauves, soit à s’entendre tacitement pour le partage du domicile, la grotte étant une habitation aussi désirable pour les uns que pour les autres. Les archéologues y ont retrouvé maintes traces du changement de propriétaires. Quelques-uns de ces réduits souterrains constituent de véritables villes par le développement de leurs galeries : des tribus entières y trouvèrent asile avec leurs troupeaux, sans avoir rien à craindre d’un siège, surtout quand elles disposaient de plusieurs portes de sortie, inconnues des assiégeants, et pouvaient se ravitailler dans les campagnes. Mais aussi que de souterrains peu étendus devinrent les sépultures de leurs habitants, lorsqu’un ennemi supérieur en nombre venait murer l’entrée de leur caverne pour les condamner à mourir de faim, ou bien allumer des feux de paille ou de feuilles humides pour les étouffer sous la fumée ! Ces atroces faits de guerre n’appartiennent pas exclusivement aux âges préhistoriques et, même de nos jours, c’est par des abominations de cette espèce que de prétendus civilisés ont augmenté leur halo de gloriole.
En temps de paix, les troglodytes ne sont pas toujours assurés de vivre tranquillement en leurs demeures rocheuses : l’eau qui suinte dans la pierre, en décorant le plafond de ses blancs pendentifs, rend certaines parties de la grotte inhabitables, tandis que d’autres, au toit fissuré, menacent de tomber à la moindre secousse de tremblement sismique. Mainte grotte, autrefois habitée, est actuellement inaccessible à cause des éboulis. D’autres sont exposées à l’envahissement des eaux. Telle est celle du Mas d’Azil, dans la France pyrénéenne, que traverse une rivière, la Rize (Arise), parfois gonflée par les flots de crue jusqu’à 13 et 14 mètres plus haut que l’étiage[11]. C’est ainsi que, par cinq fois, les hommes de l’âge du renne, installés dans la grotte, sur la rive gauche de l’Arise, furent expulsés par les inondations et durent fuir sur les hautes anfractuosités extérieures du rocher, à l’abri de quelque auvent naturel, les protégeant à demi contre les intempéries.
Malgré tous ces inconvénients et dangers, les cavernes furent certainement et sont encore au nombre des habitations les plus utilisées. En diverses grottes, les concrétions calcaires qui se sont déposées sur le sol primitif ont été creusées sur une épaisseur atteignant en plusieurs endroits jusqu’à 8 mètres, et cette masse énorme de déblais se trouvait formée en entier d’une brèche d’ossements, de débris, de bois carbonisés : c’est grâce aux fragments recueillis dans ces cavernes que les archéologues ont pu deviner, puis reconstituer les âges préhistoriques[12].Photographie extraite de Sites et Monuments.Une fois installé dans sa fissure de rocher, l’homme, toujours accessible à la passion du beau, a su transformer son milieu, niveler le sol pour y reposer à son aise, le creuser de rigoles pour l’écoulement des eaux, abattre les saillies pour ne pas se heurter contre elles, ouvrir à droite et à gauche des chambres supplémentaires pour emmagasiner ses richesses ou loger les enfants et les amis. C’est encore le rocher qui lui fournissait les outils nécessaires à ce travail d’aménagement, ainsi que les dalles des escaliers, des couloirs et des salles. Certes, les progrès de la demeure, grâce à l’architecture en plein air, n’ont pas été de purs avantages : chaque amélioration s’achète par des inconvénients. Les troglodytes ont perdu à maints égards en quittant leurs antres pour s’installer dans les demeures artificielles exposées au soleil et au grand air. La grotte, tiède en hiver, délicieusement fraîche en été, offre certainement d’heureuses conditions d’hygiène que l’on retrouve en bien peu de maisons. Flinders Petrie, le fameux excavateur du sol égyptien, regretta souvent dans les palais d’Europe les salles du tombeau qu’il avait choisi pour résidence pendant ses fouilles des pyramides de Gizeh[13]. Les bourgeois de Chuster, dans l’antique pays d’Elam, comprennent aussi ces jouissances, puisque leurs maisons sont toutes pourvues de caves creusées dans les conglomérats d’anciens cailloux roulés apportés des montagnes du Zagros : c’est dans ces cavernes artificielles, dont quelques-unes descendent jusqu’à vingt mètres au-dessous des édifices bâtis, que les familles passent leurs étés.
Dans tous les pays du monde, même les plus accommodés aux formes de la civilisation moderne, quelques troglodytes ont maintenu, en le modifiant suivant les nécessités de la civilisation du temps et du lieu, l’ancien mode d’habitation. En 1890, l’Italie avait encore environ cent mille troglodytes, habitant plus de 37 000 souterrains.
En France, notamment dans les collines calcaires qui bordent la Garonne, la Dordogne, la Loire et leurs affluents, il existe de véritables villages occupant des grottes naturelles ou artificielles. Mais ces troglodytes n’en sont pas réduits à l’abri grossier que leur offrait la terre et s’occupent soigneusement de modeler et d’aménager leurs habitations, pourvues de meubles nécessaires, même de pendules, de livres et de gravures. Les lieux choisis pour les villages souterrains sont presque partout des falaises de tuf peu élevées longeant les ruisseaux et regardant vers le soleil du midi. Certaines communes, notamment le long du Loir, ont encore plus d’habitants des caves que de gens vivant en des maisons de plein air, et leurs demeures l’emportent en confort sur des millions d’édifices construits à la surface du sol[14].
Tel est le village des Roches, près de Montoire, dont les chambres, les caves, les écuries sont mieux entretenues que mainte habitation moderne des alentours : même une église, aujourd’hui délabrée, avait été évidée dans le roc. L’ornementation a sa grande part en ces grottes artificielles : des sculptures romanes, gothiques, de la Renaissance racontent aux archéologues l’âge des travaux d’excavation.
Le mamelon du Trôo, à six kilomètres en aval de Montoire, possède, comme les Roches, de nombreuses habitations souterraines, mais de plus il constitue un ensemble complet par les galeries qui relient les étages des maisons les uns aux autres et les font communiquer, en bas, avec les fontaines, en haut, avec la citadelle.
No 22. Plan de Galeries souterraines dans un Village de la Tunisie méridionale. (Voir page 182.) |
1. Entrée de l’habitation. |
9. Magasin à blé. |
D’étranges accommodements se font en ces pays de troglodytes. Ainsi, près de Saumur, l’allée couverte de Pont-Touchard est devenue un cabaret, les buveurs sablent le vin mousseux sous les énormes dalles du dolmen. N’existe-t-il pas aussi dans les Indes des temples somptueux creusés dans le roc ? L’antique cité des morts divinisés se maintient à côté de la cité des vivants. Petra, la « Ville de la Pierre » aux merveilleux labyrinthes décorés de statues et d’inscriptions, n’est autre chose qu’un sépulcre immense, après avoir été une capitale de luxe et de faste royal, il y a dix-huit cents ans, sous des maîtres qui voulaient imiter Rome : ils n’avaient pas à transporter la pierre, il leur suffisait d’évider peu à peu le rocher en descendant d’étage en étage. En Europe, certaines cryptes de palais et de cathédrales rivalisaient en beauté architecturale avec les édifices construits immédiatement au-dessus. Les siècles sont superposés comme les assises : cachés autrefois dans la terre, les édifices se sont épanouis au soleil.
Mais si la roche dure de certaines grottes a pu se prêter aux travaux d’embellissement qui ont permis d’en faire des temples et des palais, les excavations creusées dans la terre friable sont restées les humbles demeures des sauvages ou des pionniers encore dépourvus de tout confort. Ainsi les Algonquins et les Hurons de l’Amérique septentrionale, qui vivaient en dehors de la forêt et ne pouvaient construire de cabanes, se creusaient des trous dans la plaine rase, puis les recouvraient à demi d’un toit de gazon ; remplaçant les Peaux-Rouges, les pionniers européens de toute race qui ont conquis le pays sur les indigènes ont recours au même procédé pour se faire une demeure au moins provisoire : c’est le dug-out, le simple « déblai », analogue aux weems des Hébrides et de l’Ecosse[16], ou bien à ces trous que creusent les mineurs des hauts plateaux tibétains pour se mettre à l’abri des âpres vents du nord qui rasent furieusement le sol, chassant les pierrailles devant eux. Récemment, les deux armées russe et japonaise ont reproduit ce travail en des proportions gigantesques par le creusement de leurs galeries casematées dans la terre dure des plaines du Hoang-ho. C’est au même ordre de travaux qu’appartiennent les huttes de neige savamment construites dans lesquelles se cachent les Eskimaux pendant les longs mois d’hiver.
Après les premiers âges de l’enfance humaine, nos ancêtres apprirent par l’expérience, par des préoccupations d’art et sous l’impulsion de la nécessité, à modifier la forme des demeures primitives, sur les arbres ou dans les fourrés, dans la roche, la terre ou la neige. Bien avant les temps racontés par l’histoire, l’homme savait élever des constructions sur le sol, mais toutes différentes les unes des autres, suivant les matériaux que lui offrait la nature environnante. Dès qu’il eut découvert des moyens de se tailler des instruments en pierre et de se tresser de puissants cordages, il pouvait à son gré scier les branches des arbres, déraciner les troncs ou même les trancher à la base, placer les fûts les uns sur les autres, les surmonter de toitures, les pourvoir de portes, de fenêtres, de partitions intérieures. Ainsi s’élevèrent des isbas sarmates, en tout semblables à celles que de nos jours habite comme héritier le moujik de la Russie.
Ailleurs, dans les montagnes du Kachmir, du Népal, du Sikkim, du Tirol, de la Suisse, où se rencontrent des conditions analogues et où les pasteurs ont également à leur disposition des pierres de toutes formes pour les fondations et les assises, des arbres pour la charpente et l’ameublement, se sont élevés des chalets de semblable architecture, dont les matériaux divers se marient pittoresquement. Lorsque des peuplades eurent appris à vivre de la chair des animaux domestiques, elles eurent aussi à leur disposition les peaux des bêtes sacrifiées et s’en servirent pour tendre des abris au-dessus de leurs têtes dans les plaines rases. Puis les tribus, ayant découvert l’art de tisser les étoffes, trouvèrent par cela même le moyen de dresser des tentes. Ailleurs encore, les hommes, devenus habiles dans la science de durcir la terre par le soleil ou par le feu, connaissaient le moyen de préparer des briques et de les ériger en murailles, de les établir en assises, de les dresser en pyramides.
Enfin, de ces diverses formes d’habitation, primitives ou secondaires, naquirent des modes intermédiaires de construction ayant tous quelque trait distinctif suivant le milieu local et le milieu d’origine, car, en changeant de territoires, les constructeurs se rappellent toujours l’aspect des demeures qu’ils habitaient dans leur première patrie[17]. C’est ainsi que dans la Guyane anglaise, des tribus de l’intérieur, Arecuna, Macusi et autres Caraïbes, se construisirent des cabanes exactement pareilles à celles de leurs frères ou initiateurs, les Uaraun ou Guaraunos du littoral vaseux. Bien que leur pays de savanes à sol parfaitement sec se trouve en d’autres conditions que celui du delta de l’Orénoque, ces Indiens bâtissent aussi des cabanes sur pilotis et les pieux qu’ils emploient appartiennent à la même espèce de palmier (Euterpe oleracea), plante très avide d’humidité et relativement rare dans leurs plaines : ils ne la rencontrent qu’en bouquets épars, mais le sentiment de conservation les porte à imiter leurs aïeux qui vivaient sur les côtes à demi noyées[18].
Le plan supérieur est celui des constructions installées dans le rocher, à 30 mètres au-dessus du niveau de la vallée ; le plan inférieur, celui des constructions de la plaine.
De même en Papuasie, le style d’architecture des maisons élevées sur les terres humides de la côte s’est maintenu pour l’intérieur, et peut-être est-ce de cette manière que l’on doit expliquer l’érection de demeures à deux étages, le rez-de-chaussée ménagé entre les pilotis du sol ayant été garni de feuilles ou de nattes pour servir d’étable ou de salle à provisions[19]. On s’explique l’origine du chalet suisse par un phénomène analogue de survivance d’anciennes formes et
murs cyclopéens en basalte à metalanim,
île ponapé, carolines
D’après une photographie du Geographical Journal.d’accommodation au nouveau milieu.
Les besoins de la défense ont été au nombre des causes importantes dans la façon de construire les habitations humaines. La recherche de la sécurité fit choisir surtout les quartiers de roche comme élément des remparts protecteurs : on voulut imiter les abris naturels fournis par les défilés et les cavernes.
En de nombreux pays du monde, aussi bien en Asie et en Europe qu’en Amérique, et même en certaines îles de l’Océanie, on a retrouvé de ces murs dits « cyclopéens », parce qu’on les attribue instinctivement à des cyclopes, à des géants qui précédèrent notre faible humanité. Ces fragments de rochers furent d’abord employés tels que les fournissait la nature, et le constructeur se bornait à les rejointoyer avec art : l’habitude d’en agir ainsi prit même, comme toute pratique ancienne, un caractère religieux : chez l’homme primitif, il eût été considéré comme impie de souiller la sainteté de la pierre en abattant les saillies des blocs et en réalisant les surfaces[20].
En toute contrée, la force de la défense était accrue par la position que l’on choisissait pour les lieux sacrés où la tribu avait recueilli ses trésors, où elle avait mis son « âme ».
Dans les pays très accidentés, couverts de rochers, parsemés de marais, ruisselants d’eaux, rendus mystérieux par les forêts ou les brousses, les indigènes cherchaient
à cacher le réduit central, à le placer loin des sentiers, en sorte que l’ennemi passait à distance, sans le voir, mais guetté lui-même, entraîné sur de fausses pistes. Là où il était impossible de se cacher, du moins pouvait-on rendre très difficile l’accès du lieu
défendu. Des palissades, de fausses portes, des trous et des pièges, des chemins perfides retardent les assauts ou même les empêchent complètement. L’intérieur de l’Afrique est très riche en labyrinthes de celle nature[21], et l’art moderne les imite encore dans les jardins.
Dans les contrées découvertes, on perchait d’ordinaire les forts sur des rocs de difficile escalade ; quoique nous vivions encore à une époque de combats et d’assauts, et que, dans chaque pays, des milliers et des milliers d’hommes s’enferment en des citadelles, sur des rochers abrupts, l’étonnement n’en fut pas moins général lorsque des voyageurs archéologues découvrirent en Amérique des tribus vivant absolument isolées sur d’énormes blocs de pierre, que limitent des falaises verticales, et qui communiquent avec la plaine seulement par des entailles pratiquées dans la roche. Et pourtant, quelle différence y a-t-il au fond entre ces « rupestres », qui montent à l’escalade de leurs rocs et en descendent avec l’adresse de véritables singes, entre les Zuñi et les Moqui de l’Arizona, les Tunebos de la Colombie et les ingénieurs qui construisent des places de guerre ? A cet égard, le présent se rattache étroitement au passé.
Il en est de même pour les cités lacustres, « palafittes » ou « terramare », que l’on a découvertes en tant de contrées du monde et, notamment, dans notre Europe occidentale. C’est pendant l’hiver de 1853 à 1854, lois d’une baisse extraordinaire des eaux du lac de Zurich, que, sur la rive droite, l’instituteur d’Obermeilen trouva dans le port du village les débris d’un ancien village construit sur pilotis, à une certaine distance de la rive. Depuis cette date, les chercheurs ont constaté en des centaines d’endroits les vestiges d’autres villages lacustres, renfermant par milliers et centaines de milliers des objets travaillés par nos ancêtres pendant les siècles de la préhistoire. Une seule bourgade aquatique, celle de Concise, sur les bords du lac de Neuchâtel, livra aux collections de la Suisse, dès la première année, plus de vingt-cinq mille échantillons de l’industrie passée, et cependant il restait encore à fouiller, au fond du lac, une couche vaseuse de plus d’un mètre d’épaisseur.
Si nombreuses ont été les trouvailles qu’il est facile de reconstruire par la pensée les groupes de ces cabanes lacustres avec leurs bateaux amarrés, leurs échelles pendant au-dessus de l’eau, les ameublements très simples de l’intérieur, les armes, les outils, les amulettes et les bijoux, les paniers et corbeilles, les grains et les fruits qui servaient à la nourriture, les animaux qui vivaient avec l’homme et ceux dont les lacustres mangeaient la chair. D’ailleurs, pour refaire ces cabanes, il suffit d’imiter celles qui existent encore en maints endroits, sur les rivages de la mer, à Billiton, à Bornéo, dans la Papuasie, et sur le littoral sud-américain, non loin de Maracaibo.
En Irlande, en Écosse, des crannogs ou villages lacustres étaient encore en usage jusqu’en plein seizième siècle[22]. Et combien de villes qui naquirent, simples palafittes ou villages lacustres, et se développèrent peu à peu, sans que le noyau primitif soit difficile à retrouver ; telles Nidau, sur les bords du lac de Bienne, Zurich, à l’extrémité de la belle nappe lacustre qui porte son nom. D’autres palafittes, graduellement consolidés et devenus terre ferme, ont reçu des forteresses, des maisons de plaisance, comme Isoletta dans le lac de Varese, ou Roseninsel, dans celui de Starnberg. Les villes de Bamberg, Würzburg commencèrent aussi par être des cités fluviales[23].
La plupart des groupes de pilotis ont dû se rattacher à la côte, les alluvions, les tourbes et les débris même des anciens villages ayant comblé les détroits, d’ordinaire peu profonds, qui séparaient l’îlot du littoral. Les palafittes du lac Paladru portaient encore leurs cabanes à l’époque carolingienne[24]. Pareils phénomènes se sont également accomplis au bord de la mer, et pour des raisons analogues ; l’antique cité de Tyr, le Pharos d’Alexandrie, la Djezireh d’Alger, Venise et Ghioggia en sont les exemples les plus connus. L’étude des palafittes et de leur flore nous montre combien la mainmise de l’homme sur la nature a été puissante depuis cette époque : les plantes que l’homme cultivait alors ont été améliorées ou remplacées par d’autres variétés plus productives, tandis que les espèces sauvages, les « mauvaises herbes » sont encore identiques à celles qui pullulaient il y a des milliers d’années[25].
En étudiant chaque contrée par le détail, on pourrait constater que la plupart des types d’anciennes demeures y sont encore représentées, mais, à cet égard, il est des régions tout particulièrement intéressantes. On voit toutes les formes d’abris dans la partie de la Maurétanie qui embrasse l’île de Djerba, le désert voisin et les monts du littoral en Tunisie et en Tripolitaine. Restes de constructions maritimes sur pilotis, ksour berbères, forts et maisons modernes, tentes du nomade, grottes creusées en longues galeries dans le rocher et révélées seulement au dehors par des trous circulaires semblables à des entonnoirs, tranchées qui mènent à des cours intérieures semblables à des puits et se ramifiant en cavernes régulièrement taillées ; enfin, pyramides de forts et de bastions où les assiégés peuvent fuir de réduit en réduit, telles sont les variétés de demeures que présente cette étroite contrée, riveraine des Syrtes[26]. A Matmata, le bureau de poste, lieu respecté par excellence, s’est installé dans une grotte.
Les sites des demeures humaines qui se groupent en hameaux, en villages, en villes,
s’accommodent naturellement à leur milieu pour en utiliser les avantages : qualités du sol, cercle protecteur de collines ou
de montagnes, voisinage de la fontaine qui donne l’eau pure, de la forêt et de la carrière qui fournissent le bois et la pierre, proximité de la crique bien abritée où flottent les esquifs. Mais aux conditions favorables du milieu rapproché s’ajoutent celles du milieu lointain ; les tribus, les peuplades, les nations se groupent diversement sur la terre en vertu de leurs attractions réciproques ; elles sont guidées
instinctivement par les rapports mutuels d’échanges que nécessitera leur existence, dès qu’elles auront échappé à la sauvagerie primitive, dans laquelle la horde ne vit encore que pour elle-même, à la fois peureuse et féroce comme une bande de loups.
Dès que se manifestent les sentiments de curiosité, les appels de sympathie, les besoins de secours et d’entr’aide, les groupes humains tendent à se voir, à mesurer les intervalles qui les séparent du voisin, à frayer un sentier dans la direction de sa cabane. A part les Seri et diverses peuplades de la grande selve amazonienne, que les conditions du milieu, en les privant de tout contact avec des voisins, ont par cela même rendus hostiles à tout rapprochement, les groupes ethniques dont la Terre est peuplée aiment à se voir, à se rencontrer à des intervalles plus ou moins rapprochés.
La plupart des tribus limitrophes ont des lieux de rencontre, choisis d’ordinaire en des sites facilement accessibles par des chemins naturels, rivières, défilés ou cols de montagnes, souvent à proximité d’un débouché de vallée ou d’une traversée de cours d’eau : là se célèbrent les fêtes, se tiennent les palabres, s’échangent les objets qui manquent aux uns, et que les autres ont en surabondance. Les Peaux-Rouges qui, au siècle dernier, parcouraient encore librement les étendues forestières et les prairies du versant mississippien, aimaient à prendre pour lieu de réunion des péninsules dominant le confluent des rivières — telle la pointe triangulaire qui sépare le Monongahela et l’Àlleghany, le Fort Duquesne des Français du dix-huitième siècle, la Pittsburgh de nos jours — ou des collines bien découvertes, à vue ample et libre, d’où l’on apercevait de loin les compagnons cheminant dans les prairies ou ramant sur les rivières ou les lacs — tels deux îlots de Manitu, entre les lacs Michigan et Huron.
Encore au milieu du dix-neuvième siècle, chaque saison de printemps voyait accourir de toutes parts des foules de Peaux-Rouges sur le « Grand Encampement », vastes plaines herbeuses que dominent à l’ouest les montagnes du Wyoming méridional, près du faîte de partage entre les Océans. Ce fut le Nijniy-Novgorod de l’Amérique. La trêve avait été conclue entre les guerriers ; tous échangeaient leurs denrées, luttaient aux combats de force et d’adresse, risquaient leur avoir au jeu, et se servaient admirablement du langage des signes comme d’idiome universel.
Les froids de l’hiver empêchaient la naissance d’une ville en cet endroit ; si les conditions du climat eussent été favorables, une cité moderne serait certainement née en ce lieu favorisé.
Dans les contrées riches en gibier, en poissons, en bétail ou en culture, le groupement devient d’autant plus considérable, toutes choses égales d’ailleurs, que l’abondance des vivres est plus grande. L’emplacement futur des villes s’indique au lieu de rencontre naturel entre les divers centres de production : les distances se mesurent en proportion de la force d’appel et le mouvement suivra la ligne de moindre effort pour la somme d’échanges la plus grande possible[27]. Mais il arrive aussi que les lieux choisis pour les échanges de denrées et les rencontres pacifiques soient précisément ceux que l’on sait devoir rester inhabités, sans maîtres, des landes rases, des lisières de forêts, des crêtes de monts stériles. Ainsi la fameuse foire de la Latière, entre Saintonge, Périgord, Angoumois, se lient au milieu des bruyères et des jeunes pins de collines désertes : la solitude se peuple soudain, puis est rendue au gibier sauvage. Bien mieux, les montagnards, censés ennemis héréditaires, mais bons amis au fond, les Basques espagnols de Roncal et les Basques français de Barétous se rencontrent en marché solennel sur le faite des Pyrénées, à la Pierre Saint-Martin, le domaine des neiges et de la pluie[28].
Une industrie commençante accompagne d’ordinaire ces premiers échanges. Des bancs de silex pour la taille des armes et des instruments de travail, des couches d’argile pour la fabrication des poteries, des terres de pipe pour la façon des calumets, des veines de métal pour le martelage et la fonte des bijoux, des coquilles élégantes qui serviront d’ornements et de monnaies, autant de causes pour que l’on vienne se réunir en ces lieux. S’ils occupent une situation favorable comme centre d’alimentation, tous les éléments pour la formation d’un groupe permanent s’y trouvent assemblés.
Mais l’homme n’est pas seulement guidé par ses intérêts immédiats dans la conduite de la vie. La peur de l’inconnu, l’effroi du mystère fixent aussi les populations dans le voisinage des lieux redoutés : on se sent attiré par l’objet même de sa crainte. Que des vapeurs s’élèvent des fissures du sol comme d’une forge où les dieux martèlent les carreaux de la foudre ; que l’on entende d’étranges échos se répercuter sur les rochers comme des voix de génies railleurs, qu’un phénomène inexpliqué illustre quelque coin de la terre, soit un bloc de fer tombant du ciel, soit une flamme ou une source vive jaillissant du rocher, soit une nuée mystérieuse prenant forme humaine et s’envolant dans les airs, la religion consacre le lieu, des sanctuaires s’élèvent, les fidèles accourent, et si l’emplacement sacré se trouve bien situé à d’autres égards, une La Mecque peut y surgir ou une Jérusalem.
Enfin la haine entre hommes, la peur du sac, du pillage firent aussi naître des groupes d’habitations, et de nos jours encore la construction de cités puissantes est due aux mêmes causes. Une des préoccupations constantes de nos aïeux était de se garer des incursions ennemies ; en mainte contrée on ne pouvait concevoir l’existence d’un village qui ne fût entouré d’une palissade et d’abatis : on utilisait tous les avantages du terrain pour établir un lieu de séjour qui fût en même temps un refuge. C’est ainsi qu’un îlot séparé de la terre ferme par un détroit profond offrait un admirable emplacement pour la construction d’une cité maritime ou lacustre, pouvant à la fois guetter l’approche des ennemis et présenter un bon accueil aux amis. Les roches escarpées à parois perpendiculaires, d’où en cas d’attaque on écrasait les assaillants sous des pluies de pierres, constituaient aussi des forteresses naturelles très appréciées d’où l’on surveillait et dominait l’espace à la façon des aigles.
Dans les pays accidentés où des traits brusques, parois de montagnes, ravins profonds, larges fleuves, rivages de la mer, limitent les petites sociétés primitives, les distances qui séparent les divers foyers d’activité humaine sont très inégales. Il en est autrement dans les contrées qui présentent un caractère uniforme sur de vastes étendues, par le sol, le relief et le climat : là les villages ou campements des tribus parsèment l’espace à intervalles réguliers, à une journée de marche dans les pays à population rare, à une demi-journée ou par moindres fractions en des régions plus populeuses ; un véritable rythme réglé par le pas de l’homme préside à la distribution des groupes humains. A l’examen des cartes détaillées, on remarque facilement le contraste que présentent les lieux d’habitation à espace normal et ceux auxquels les modifications du milieu ont imposé un désordre apparent. Longtemps le parcours habituel d’un marcheur, avec ses repos nécessaires pour la nourriture et le sommeil, fut la seule mesure de distance qui marquât sur le sol les lieux d’étapes et de croisement : mais la domestication des animaux de course permit à l’homme d’allonger son parcours en une journée de voyage, et par suite les lieux de séjour qui se succèdent sur les voies historiques alternèrent par ordre d’importance, suivant les voyageurs qui s’y arrêtent, simples piétons ou bien piétons et cavaliers.
Evidemment d’autres montures de course que le cheval : ainsi le chameau dans l’Asie centrale et les régions méditerranéennes, l’éléphant dans les Indes orientales, le bœuf dans l’Afrique du Sud, durent légèrement modifier, suivant la vitesse de leur marche, les distances normales entre les points d’arrêt et par suite entre les groupes de demeures humaines. Les étapes sont relativement courtes dans les pays où les animaux servent surtout au transport des marchandises, leur pas étant alors beaucoup plus lent que sous le poids de l’homme impatient, éperon né.
D’autres distances entre les groupes d’habitations, hameaux, villages ou cités, sont déterminées d’avance par la nature du relief, du littoral, du climat, des flores, de la faune ou autres conditions du milieu, le long des chemins naturels ou graduellement tracés par les pas de l’homme. Ainsi, pour les peuples bergers, le va-et-vient de transhumance, entre les pâturages ras de la montagne et les prairies abondantes de la plaine, fixe les lieux de séjour temporaires ou permanents pour une partie de la population locale.
Celui qui sait lire a sous les yeux tout un cours d’histoire générale, aussi bien que mille histoires locales et particulières, en voyant une carte bien faite qui lui indique les positions respectives de chaque centre d’activité humaine : il saisit les rapports qui s’établissent de cause à effet et d’effet à cause entre les lieux de la montagne et ceux de la plaine, entre rive et île, estuaire et promontoire, oasis et vallée fluviale. Nulle étude n’est plus instructive que celle des points dont l’homme a tacheté la surface de la terre habitable ; mais encore faut-il que la figuration de la surface planétaire soit parfaitement ressemblante, et qu’elle renseigne sur tout ce qui est de nature à influencer l’habitant dans le choix de son gîte : sinon, elle conduit à des explications fantaisistes que dément la réalité.
Dès que deux ou plusieurs groupes d’individus furent en relations mutuelles, le réseau des voies de communication commença, très fruste sans doute, très modeste à son origine, mais suffisant pour modifier quelque peu l’aspect de la nature, et surtout pour lui donner un charme tout particulier, une intimité très douce aux yeux de celui qui vit en elle, en connaît tous les mystères. Le sentier, nécessairement sinueux, à cause de l’inégalité des pentes, des obstacles, petits ou grands, parsemés dans l’espace à parcourir, serpente par courbes inégales, très allongées dans la plaine, courtes et brusques sur les déclivités, et le marcheur se plaît à le suivre, jouissant inconsciemment du rythme parfait des méandres qui se succèdent, s’harmonisant, par une géométrie naturelle, avec toutes les ondulations du sol. Par un accord tacite, s’accommodant à la loi du moindre effort, les pieds de chacun des passants contribuent à frayer la même voie ; quand les conditions se maintiennent sans grand changement, le chemin garde immuablement son tracé de siècle en siècle, tandis que se succèdent les générations des peuples, conquérants et conquis. En certains endroits, les pluies, formant des mares temporaires, obligent le passant à tracer des sentes latérales qui se ramifient à l’infini en courbes élégantes. Ailleurs, sur des collines terreuses ou composées de roches friables, le chemin se creuse profondément comme un ravin entre des talus herbeux, au-dessus desquels les arbres entremêlent leurs branches. En bas, à travers le ruisseau, des pierres, jetées de distance en distance, permettent au voyageur de passer a pied sec. Tous ces accidents divers, où l’homme retrouve son action sur la nature, ajoutent infiniment à la poésie de l’existence.
Les hommes n’avaient eu, en maints endroits, qu’à suivre les traces ou les indications des animaux pour établir le réseau des chemins. Dans les forêts tropicales, l’indigène utilisait simplement les trouées faites par l’éléphant, le tapir ou quelque grand fauve ; dans l’île de Java, le volcan de Gédé, au-dessus de Buitenzorg, eût été inabordable si les rhinocéros n’avaient frayé de larges sentiers jusqu’au bord du cratère. Dans le désert, n’est-ce pas aussi en observant les pas des animaux qu’on trouve la direction des fontaines et celle des gués fluviaux ?
En mer, les insulaires eurent d’abord à guider leurs barques sur le vol des oiseaux pour atteindre d’autres terres, et telle arête de montagne fût restée infranchissable si la ligne constamment suivie par les volatiles migrateurs n’avait indiqué nettement la position du col. Pour les chemins de la mer, les matelots se réglaient aussi par le vol des oiseaux, de même que par les vents réguliers dans les parages d’alizés, de moussons et de brises alternantes. La mer, avant la période de la vapeur, qui rendit le navire indépendant, eut, comme la terre, ses voies historiques tracées sur le flot mouvant[29].
Les monuments les plus anciens du travail de l’homme sont les sentiers : en comparaison, les plus vénérables amoncellements de briques retrouvés dans la Chaldée ou sur les bords du Nil ne sont que des œuvres d’hier. Frayées par les pas de tous, et composées en réalité de mille variantes légèrement distinctes, qui ont fini par se confondre, ces pistes doivent emprunter tel défilé, telle courbe de la vallée, tel épaulement de la colline et se développent entre ces points fixes indiqués par le relief du sol. L’ingénieur le plus savant ne pourrait mieux faire, et le sentier tracé par lui n’aurait certainement pas l’art de s’accommoder pittoresquement à la nature en contournant ou en surmontant les obstacles par de gracieuses sinuosités. Toutefois l’assèchement du sol des vallées a fait, en d’innombrables endroits, déplacer nombre de ces pistes : pour éviter les marais, les boues, les fourrés de végétation touffue, les embuscades, les voyageurs aimaient jadis à suivre les arêtes de collines, de manière à commander la vue des deux versants. Le Rennsteig de la Thuringe est le type le plus remarquable de ces chemins historiques, délaissés depuis que les routes ont pu s’établir dans toutes les vallées que l’homme a graduellement aménagées : on cherche maintenant, par une sorte de piété historique, à reconnaître tous les vestiges de l’antique tracé, mais le mode nouveau introduit par la civilisation moderne ne comporte plus guère l’existence de ces routes des crêtes.
Mainte peuplade, dite sauvage, a su donner des preuves de science et d’audace architecturales par la construction de ponts et de glissières au-dessus de torrents, de précipices et même de vallées entières. En nombre de contrées, notamment dans le Tibet oriental et en Amérique, dans le pays des Inca, les oroyas, tarabitas et divers types de « funiculaires » employés pour la traversée des gorges profondes, d’une falaise à l’autre, doivent être considérés, sans doute, comme des constructions héritées de peuples ayant joui autrefois d’une culture supérieure à celle des habitants actuels de la contrée. Quelques tribus américaines devenues sauvages — entr’autres les Aruacos de la Sierra Nevada de Santa Marta — ont conservé des formes de constructions certainement primitives, tels les ponts composés d’arbres vivants qui se penchent l’un vers l’autre et dont on entrelace les branches maîtresses en ajoutant des réseaux de lianes au plancher rudimentaire.
L’homme civilisé, ayant actuellement de très grandes exigences pour ses voies de communication, routes, canaux et voies ferrées, est trop porté à croire que ses ancêtres, les primitifs, se trouvaient presque entièrement dépourvus des moyens de parcourir le monde. C’est une erreur. Ne possédant pas de véhicules, nos aïeux les chasseurs ou les bergers nomades se servaient d’autant mieux de leurs membres, et les exploits pédestres qui sont considérés maintenant comme exceptionnels étaient alors des faits de commune occurrence, comme on le voit dans le nord du Mexique, chez les Seri, les Yaqui, les Tarahumara.
Des tribus entières se déplaçaient, suivies de leurs malades, de leurs blessés, et rattrapées en route par les accouchées qui avaient dû s’arrêter quelques jours dans un abri. Que de fois des voyageurs, chevauchant dans un sentier bien frayé, ont été surpris de voir pendant toute une journée des Indiens les accompagner dans l’épaisseur du fourré, bondissant par-dessus les obstacles et se glissant comme des serpents entre les lianes. Grâce à cette facilité de déplacement, d’autant plus grande que moins de fortune acquise attachait les peuplades à leur résidence première, les indigènes émigraient fréquemment en masse à des centaines, à des milliers de kilomètres même, en des pays différents par les productions et le climat. Les recherches des ethnologistes américains ont abouti à ce résultat étonnant, de montrer des tribus de même origine et de même langue dispersées sur tout l’immense territoire qui s’étend de l’île Vancouver à la Floride et de la Méditerranée canadienne à la Sierra Madré. On eût dit que le hasard avait présidé à l’éparpillement des groupes ethniques, tant les migrateurs avaient su triompher de l’espace dans leurs voyages de conquête, de fuite ou de simple caprice. Toute la moitié occidentale de l’Ancien Monde fut le théâtre d’un mouvement analogue lors de la rupture de l’équilibre romain. Ne vit-on pas alors, dans les Gaules, dans la péninsule d’Ibérie, aux limites mêmes du désert africain, des peuples venus du Caucase et du Tian-chan ?
Ainsi le réseau des routes — ici sentes d’escalade dans les montagnes, ailleurs simples pistes sur la roche dure, ornières approfondies des chemins creux, rubans entremêlés dans l’herbe des steppes, chemins liquides de la mer effacés par le vent — enserrait le monde entier, et nos aïeux, ces rudes marcheurs, sans connaître exactement la position respective des lieux, n’en savaient pas moins la direction à suivre pour atteindre les pays merveilleux dont ils avaient entendu la légende[30].
D’ailleurs, les peuplades primitives de contrées nombreuses avaient dû certainement s’élever à des notions géographiques suffisamment précises. Les voyageurs modernes ont souvent rencontré des sauvages qui, pour leur expliquer la route à suivre, ont su parfaitement tracer sur le sable ou sur le papier des cartes, d’aspect très artistique parfois, avec direction des routes et distances approximatives. Les meilleures cartes des pays encore peu connus, celles qui renferment le plus de renseignements, sont dues à des indigènes, géographes sans le savoir. Les Aruacos, déjà mentionnés, se disent « fiers d’être des cartographes », nous dit de Brettes ; les prêtres enseignent aux enfants la religion, la généalogie des familles et la géographie[31]. Un demi-siècle avant nous, presque toute la cartographie du Sahara, entre le Niger et les monts de l’Atlas, avait été faite par des nègres, des Arabes et des Touareg dessinant sur la pierre ou sur le sable[32]. Naguère, et peut-être encore de nos jours, les pilotes des Carolines et des îles Marshall possédaient des medos, véritables cartes composées de coquillages ou de cailloux représentant les îles, et de baguettes placées en divers sens pour indiquer l’équateur, le méridien, les journées de navigation, les courants et l’itinéraire à suivre[33]. Le détroit de Torres, parsemé d’écueils, est encore fort dangereux à parcourir, et le seul document que l’on possède pour se guider, notamment dans le détroit périlleux ouvert entre les îles de Mabuiag et de Buron, est dû à un navigateur indigène[34].
Le trafic entretenait constamment les rapports, même entre tribus très sédentaires. Les échanges de denrées, de marchandises, de mythes et d’idées se sont toujours faits de peuplade à peuplade, non seulement par les prisonniers de guerre, dont la plupart finissaient par être plus ou moins des membres adoptifs de la tribu victorieuse, mais aussi par des tribus spéciales que leur travail utile protégeait efficacement dans tous leurs voyages. Même pendant les guerres d’extermination, ces francs voyageurs, hommes et femmes, avaient un caractère sacré, car toute coutume se transforme graduellement en rites religieux. De tout temps on connut ce que les ouvriers en quête de travail appellent maintenant le « grand trimard »[35], et grâce à ces nomades se fit, plus qu’on ne croit, l’éducation du monde ; de proche en proche, tout se transmettait, choses et pensées, d’un bout de la terre à l’autre[36].
De nos jours, on ne peut que (difficilement se rendre compte de la part que prirent les tribus marchandes dans l’histoire de l’humanité, car les colporteurs et industriels errants ont singulièrement décru en importance comme porteurs de nouvelles depuis que les courriers, les estafettes, la poste, les télégraphes et les téléphones les ont remplacés ; ils ne représentent plus que la survivance méprisée ou même haïe d’une classe jadis vénérée ; mais autrefois ils eurent dans le développement de l’humanité une influence capitale, car c’est grâce à eux que les hommes apprirent leur parenté commune. Il fut un temps où ces passants, allant de peuple en peuple à travers la terre, représentaient par leurs allées et venues la circulation sanguine et nerveuse dans l’immense corps social. Ainsi que le fait très justement remarquer un missionnaire, parlant des mœurs si hospitalières des Mongols, comment n’accueillerait-on pas avec joie l’étranger qui est à la fois un journal pour les nouvelles du dehors et un messager pour les salutations à transmettre et les commissions à faire ? L’accomplissement de ces petits services peut tarder des mois et des années, mais il finit par avoir lieu[37].
Le croquis de gauche fut tracé d’un jet par l’Eskimau Kalbhuera, en 1850, à bord du navire assistance, capitaine Ommanney. Se servant d’un crayon pour la première fois, il dessina la côte de Pikierlu au Cap York, indiqua les rochers, glaciers et montagnes, et donna les noms par lesquels il connaissait les points remarquables.
A droite se trouve la carte de la même région à titre de comparaison.
De même, au Mexique, avant que le pays fût couvert d’un réseau de voies ferrées, les Indiens n’hésitaient pas à entreprendre un voyage pédestre qui devait durer des mois, des bords du golfe de Californie à l’isthme de Tehuantepec, pour faire une simple commission, satisfaire une lubie : le temps ne leur coûtait rien.
L’exemple des Romanichel ou Bohémiens, connus dans toute l’Europe sous des noms différents, nous montre l’évolution extraordinaire qui s’est accomplie dans la destinée des tribus de voyageurs depuis que les peuples n’ont plus besoin de ces intermédiaires de trafic et de science, car c’étaient ces nomades qui savaient soigner le bétail et même les hommes ; nous avons aussi mentionné les Apolobamba de la Bolivie, qui parcourent toute la partie méridionale du continent américain et que l’on accueille partout. Les routes sont la mort de ces hommes errants qu’on attendait naguère avec impatience aux temps accoutumés.
Sans avoir à discuter ici l’époque à laquelle les Tziganes (Zigeuner, gypsies, gitanos) pénétrèrent en Europe, on peut étudier indirectement les mœurs de ces groupes de familles voyageuses chez leurs congénères de l’Inde, tels que les Bandjari et les Povindah. Les services éminents qu’ils rendaient naguère à la société résidente en faisaient des amis de tous ; on accourait au-devant d’eux, on les interrogeait après avoir échangé avec eux des bénédictions et des saluts, puis, tandis que les parents traitaient avec leurs visiteurs les affaires de commerce, les enfants s’amusaient des verroteries qu’on leur avait distribuées et les jeunes filles, tendant la main aux femmes, leur demandaient la bonne aventure. Dans les pays civilisés d’Europe, au contraire, les Bohémiens, que leur genre de vie nomade a complètement différenciés des nations sédentaires dont ils parcourent le territoire, ont fini par être considérés comme n’appartenant plus à l’humanité : ainsi que des pestiférés, on les parque en dehors des villages ; on invente pour eux des règlements de police soupçonneux et brutaux ; en leur interdisant le commerce légitime, on les pousse presque forcément au vol et à la maraude, et même, en certains endroits, afin d’en débarrasser la terre, on les déporte en masse. C’est, à la honte de notre société moderne, impuissante à faire le bien, la mesure que l’on a prise, vers le milieu du siècle, dans le pays Basque et en Béarn.
Encore de nos jours, les chemins suivis autrefois par les francs voyageurs sont indiqués, non seulement par le relief du sol auquel on devait se conformer, mais aussi par des objets de commerce découverts aux anciennes étapes et aux lieux de marché. De même que, dans l’Amérique du Nord, les « chasseurs de fourrures » et autres voyageurs pratiquent, en maints endroits, des « caches » renfermant des armes et des approvisionnements, de même les caravaniers préhistoriques d’Europe et d’Asie laissaient, de distance en distance, le long des routes, des amas souterrains que l’on retrouve maintenant. Grâce à ces découvertes, on peut dresser une carte sommaire de l’Europe indiquant les voies que les peuples antérieurs à l’histoire avaient déjà frayées d’une extrémité du continent à l’autre :
D’après une photographie.
zingari italiens se rendant en espagnetels le chemin du Caucase à la mer Baltique, celui des Palus Méotides à la vallée du Danube, la route de l’Adriatique au pays de l’ambre par la trouée entre Alpes et Carpates, la traversée des Gaules par les deux vallées de la Saône et de la Seine, l’entrée de la péninsule Ibérique par les défilés qui longent la concavité de la mer des Basques. D’ailleurs, les mêmes avantages qui assuraient la prééminence à certaines voies pour le lent mouvement des échanges pendant les âges préhistoriques devaient leur donner aussi le premier rang au temps de l’histoire écrite, et c’est le long de leur parcours que se sont fondées les grandes cités ou que se sont déroulés les événements considérables dans la vie des nations.
De même qu’il y eut des francs voyageurs, libres de trafiquer entre les peuples en lutte, de même il devait y avoir des lieux francs aux abords desquels toutes hostilités restaient interdites par commun accord. La raison intime de ce choix n’était autre que la nécessité. car il fallait à tout prix se rencontrer pacifiquement sur un marché pour obtenir les objets indispensables à l’existence, mais les circonstances spéciales qui valaient cette faveur à tel ou tel point géographique différaient suivant les contrées et les temps. Tel endroit favorablement situé avait été choisi en vertu d’une convention formelle, mais presque toujours le fait dut se produire spontanément, au lieu que la nature indiquait le mieux : le consentement tacite n’engageant en rien l’avenir répond au caractère réservé, justement soupçonneux des peuples primitifs, décidés à rompre lors de la première alerte. En tous pays, à toutes les époques, sont nés de ces lieux francs pour les échanges, les rencontres, la joie de se voir, même entre ennemis. Dans le Sous marocain la règle admise défend toute vengeance un jour de marché (Brides).
Les demeures de l’homme, les sentiers qu’il trace, les lieux de campement et de marché parlent surtout de paix, mais la guerre sévissait aussi, entre les groupes sollicités par des intérêts divers, et l’industrie naissante avait à pourvoir à la fois aux progrès et aux passions de tous, à rendre les peuples plus forts pour l’entr’aide ou pour la lutte. Ces témoignages des conquêtes graduelles de l’humanité ont pu se conserver principalement dans les grottes, sous la protection des rochers et des concrétions calcaires déposées depuis le séjour des troglodytes. Signalons surtout les cavernes du midi de la France, de la Vézère, de la Cère et de la Dordogne à la Cèze et à l’Ardèche.
Aussi longtemps que les hommes, comme leurs cousins les singes, n’eurent à leur disposition que les armes naturelles, les muscles, les griffes et les dents, auxquelles ils ajoutaient à l’occasion la branche arrachée d’un arbre voisin ou les pierres détachées du roc, ils durent rester principalement arboricoles, ou du moins habitants de la forêt qui leur fournissait abri contre les bêtes sauvages, et leur nourriture dut être surtout celle qu’ils trouvaient aussi dans le monde végétal, feuilles et baies, écorces, racines et tubercules. Mais après la longue série des ans et des siècles, apportant chacun son contingent d’expériences et de progrès, lorsqu’un Archimède primitif eut appris à distinguer l’arme tranchante, le silex aigu de la pierre brute, informe, l’homme devint à son tour l’égal des fauves, et put descendre de son habitation haut perchée pour les combattre sur leur terrain et à parfaite égalité d’armes : à la griffe, à la gueule, il pouvait opposer la hache. Il n’avait plus besoin de fuir, il pouvait lutter, et ses habitudes, ses mœurs, sa destinée changèrent en conséquence.
Devenu le rival des bêtes féroces, désormais habile à verser le sang, l’homme put apprendre à le boire, comme il le voyait faire au Machairodus et à d’autres animaux ; il sut dépecer les chairs pour s’en nourrir, préparer les peaux pour s’en faire des tapis et des vêtements, remplacer les liens d’herbes ou de lianes par ceux, bien plus forts, que lui fournissaient les boyaux et les tendons. Qu’il restât herbivore par goût, par habitude et grâce à l’abondance de la nourriture végétale, ou bien qu’il fût devenu carnivore, du moins omnivore, il put aménager la terre à son profit, devenir un Thésée, un Hercule,
un destructeur des monstres dont il avait appris à disputer l’empire : un nouvel âge de l’humanité venait de naître.
Quand l’homme eut encore ajouté d’autres armes à la grosse pierre, au caillou tranchant, à la massue et à la hache, quand il les eut façonnées en pointes, lisses et harbelées, et qu’il eut à sa disposition la pierre de fronde, la flèche, le javelot, le dard de sarbacane, il possédait, et d’une façon définitive, la force matérielle : malgré mammouth et mastodonte, ours et lion des cavernes, crocodiles et ophidiens, il était devenu le maître, sauf pourtant en quelques contrées où il avait à lutter contre des nuées de moucherons ou d’autres infiniment petits ; telles espèces de chauves-souris vampires rendent certains pays complètement inhabitables ; pour échapper à la mort, eux et leurs animaux, des colons de Costa-Rica ont dû fuir les côtes occidentales situées au sud du mont Herraclura.
La genèse de l’instrument primitif employé par l’homme dès les origines de l’industrie paraît être fort simple. Après avoir appris à se servir d’objets extérieurs comme d’armes ou d’instruments, il dut certainement garder avec soin les bâtons et les cailloux qu’il avait appréciés ; il constata, dans l’emploi des objets fournis par la nature, l’avantage que lui donnait telle ou telle forme pour accroître sa force et son adresse. Il apprenait à comparer les diverses branches ou racines pour la flexibilité ou la force de résistance du bois, pour ses qualités comme dard, comme massue ou comme arme de jet ; il découvrit le boumerang, par exemple, qu’emploient certains sauvages, ceux de l’Australie entr’autres, et que les civilisés de nos jours, par suite d’une régression partielle, sont incapables d’utiliser. De même, l’homme primitif voyait la différence des galets dont il armait sa main et qu’il jetait avec plus de précision, un ensemble de mouvements mieux coordonnés que ceux du singe. En nombre de pays, le sauvage se sert encore de la pierre, et la lance de loin avec une sûreté redoutable. C’est le front ouvert par une pierre que, dans la légende judaïque, tomba le géant Goliath, et, dans les pays d’Orient, les bergers de la Susiane, qui ne s’aventurent point dans les pâturages sans avoir leur fronde suspendue à l’épaule, s’imaginent tous être autant de David pour le coup d’œil et l’adresse[38].
Quand la pierre, l’arme primitive, se brisait sur la roche voisine,
celui qui l’avait lancée observait à son gré le taillant des arêtes et les
ramassait pour de nouvelles besognes, le coup, la coupure, le grattage.
De très longs siècles, des cycles s’écoulèrent, nous le savons, pendant
lesquels les hommes apprirent à se servir des silex, des obsidiennes
ou autres pierres à éclats coupants pour en faire leurs instruments
usuels, utilisés à l’infini, comme nous employons aujourd’hui les clous, les aiguilles, les épingles, les grattoirs. C’est par milliards et par milliards que le travail incessant de la vie au dehors et du ménage devait extraire du sol environnant de ces pierres tranchantes et perçantes, que l’on rejetait après usage dès que la taille en était émoussée. L’ouvrier intelligent, les retouchant avec adresse par de nouveaux coups donnés sur le saillant ou sur la pointe, parvint plus tard à les utiliser longtemps comme de vieux amis (Rutot).
évolution du poignard
Epoque de Epoque
Strépy. chelléenne.
(Collection Rutot.)
Tels furent les objets de transition entre le bloc ou le caillou primitifs lancés par l’homme et l’arme taillée avec art. Les plus beaux instruments polis et, de progrès en progrès, les chefs-d’œuvre de la statuaire naquirent de l’emploi de la pierre appropriée, elle-même née de la pierre informe[39]. Mais l’usage de cette pierre brute est encore pratiqué et le paysan s’y rattache avec une sorte de piété, notamment pour le bornage du sillon et des chemins.
hache
de l’époque chelléenne
Binche.
(Collection Rutot.)Dans les îles Arran, au milieu de la baie irlandaise de Galway, les pêcheurs se servent encore d’ancres en pierre ; même les demeures en fragments de rocs, les cloghan, en forme de ruches, y sont toujours communes[40].
Les archéologues ont classé d’après les pierres les différentes périodes de civilisation pendant la préhistoire, âges éolithiques, paléolithiques, néolithiques. L’adresse plus ou moins grande que l’on mit à former les instruments de pierre, d’abord en simples éclats, obtenus par pression ou par percussion puis par une taille de plus en plus savante, enfin par un polissage devenu parfait, donne les éléments de la division chronologique primitive, et cela se comprend, car la pierre peut durer de siècle en siècle, et même à travers les périodes géologiques, tandis que les industries parallèles : sculpture sur bois, sur ivoire, sur os, sur corne, fabrication des étoffes et des vases, d’autres travaux encore, s’appliquent à des substances qui périssent pendant la durée des âges et ne peuvent indiquer de périodes générales.
En fournissant des cailloux, le sol offrait des armes ; de même, on peut dire que le primitif n’eut pas même besoin d’inventer des étoffes, puisque la nature les donne gratuitement, du moins dans les contrées
haches en silex taillé (Epoque paléolithique)
St-Acheul, près Amiens (Somme).
1/3 grandeur.tropicales où l’on présume que les races humaines prirent naissance. Là, certaines espèces de cactus, de bananiers et autres plantes à grasses tiges s’entourent à leurs bases de toiles naturelles à fibres entrecroisées qui sont bien réellement des tissus, modèles de ceux dans lesquels l’homme s’enveloppe aujourd’hui. Ces réticules peuvent être facilement égalisés, consolidés, resserrés par la main de l’homme. Il ne reste ensuite qu’à les rendre durables, soit en les martelant pour les débarrasser de leurs déchets, soit en les trempant dans une eau mordante pour les soustraire à la décomposition. Depuis les temps préhistoriques, de jeunes audacieux apprirent à imiter ces étoffes naturelles en entrecroisant des fibres choisies et préparées, puis vinrent successivement toutes les simplifications de l’industrie, par le métier où se tendent, où se croisent et décroisent les fils, laissant passer, dans l’entredeux, la trame que porte la navette ; toutes les splendeurs des tissus, du lin au coton et à la soie, naquirent ensuite.
De même la poterie commença, pour ainsi dire, sans l’intervention de l’homme, certaines plaques d’argile recourbée, qui se forment par l’effet de la dessiccation solaire, et les couches de boue déposées par l’eau entre les mailles des filets[41] étant déjà de véritables vases aussi commodes à employer que de grandes coquilles ramassées sur le rivage. L’eau versée sur le sol battu entraîne parfois des particules fines de terre qui, après s’être desséchées, présentent une cohésion suffisante pour former des briquettes utilisables. Il était donc naturel de les pétrir, puis de leur donner la consistance voulue, d’en extraire l’eau par la pression et de les égaliser avec la paume de la main. Suivant la grandeur des constructions projetées ou la quantité de matières, le volume d’eau que devait contenir le vase, on mesurait les dimensions de la brique ou la
hache-marteau Stations lacustres suisses (Coll. de Vibraye.) |
hache polie Robenhausen (Coll. de Vibraye.) ⅓ grandeur. |
Mais, tôt ou tard, un puissant auxiliaire devait s’ajouter à la main du potier. La ménagère n’était peut-être pas éloignée de l’aire où son mari triturait l’argile : des charbons, des branches enflammées s’échappaient du foyer et tombaient au hasard sur le sol, sur les carreaux et les vases de terre. Bien plus, ce foyer lui-même pouvait avoir été construit en briques. Après des milliers d’observations volontaires ou involontaires, était-il possible qu’on ne remarquât pas l’action du feu et le changement produit par la cuisson dans la matière argileuse : l’art du potier était donc complété dans ses éléments primitifs. Quant à l’invention mécanique du tour, qui facilite si bien la besogne pour donner de la précision et de l’élégance aux rondeurs du vase, on sait qu’elle a été précédée par un mouvement de rotation que les potiers donnaient à la boule d’argile qu’ils pétrissaient entre les deux mains ; telle est encore la méthode pratiquée par les femmes ouolof pour tourner leurs écuelles[42]. En maintes contrées, en maints villages, l’antique industrie des âges lithiques s’est maintenue chez les potiers, notamment à Ornolac, dans les Pyrénées et sur les bords du Nil.
recueilli lors du voyage de La Coquille (1822-1825).
4. Nœud des tisserands indigènes. — 5. Nœud des tisserands européens.
Pareille conquête fut, avec celle des métaux, la véritable aurore du monde moderne.
Les travaux métallurgiques ne se sont point succédé dans toutes les contrées suivant un ordre identique. Les méthodes ont dû varier suivant l’abondance et la nature du minerai, de même que suivant les progrès accomplis antérieurement par les diverses populations. Ainsi l’on constate que les sauvages, riverains du lac Supérieur, dans l’Amérique du Nord, apprirent à marteler le cuivre natif des gisements d’Ontonagon et de Keweenaw, pour en fabriquer des ornements et des armes. De même, les Eskimaux du Groenland, qui ne savaient pas fondre les métaux et qui, pour leur industrie habituelle, en étaient encore à l’âge de la pierre et des os, utilisaient pourtant quelque peu les blocs de fer météorique ou natif qu’ils trouvaient sur leurs côtes. Tandis que, dans l’Europe occidentale, l’ordre de succession normal dans l’emploi des métaux se fit du cuivre au fer en passant par le bronze — alliage de cuivre et d’étain —, les nègres et les Ouraliens commencèrent par l’usage du fer, et ce sont eux qui, par deux voies, celles du sud et de l’est, devinrent, comme forgerons, les initiateurs des « Aryens » d’Europe et d’Asie.
D’ailleurs, ainsi que le fait remarquer Lenormant[43], le fer météorique, le fragment d’astre tombé du ciel et que l’on put croire d’abord avoir été spécialement envoyé en présent à son peuple par un dieu bienfaisant, dut être en beaucoup de pays le point de départ des travaux de métallurgie. Ce métal, que l’on n’a pas besoin d’affiner et qu’il suffit de fondre pour l’employer dans la fabrication de toute espèce d’instruments, fournit aux inventeurs de ces époques lointaines l’occasion « providentielle » de prendre leurs premières leçons sur le traitement des métaux. C’est là ce qu’indiquent le nom égyptien du fer, ba-eu-pse, « matière du ciel », et l’ancienne doctrine relative au « firmament », que l’on s’imaginait comme une voûte de fer dont les fragments tombent parfois sur la terre. De même, les Grecs donnèrent au fer une appellation (sideros) certainement dérivée d’un mot appliqué au monde « sidéral » : pour eux, le fer était un petit astre détaché de l’empyrée. Dès les origines de l’histoire, ce métal était connu en Égypte, puisqu’on a trouvé une barre de fer maçonnée dans l’intérieur de la pyramide de Chéops ; mais, soit par méfiance, relativement à un objet d’invention moderne, soit par crainte des dieux lanceurs de météorites, les Egyptiens considéraient le fer comme impur ; c’est avec une arme de ce métal que Typhon aurait tué Osiris, et la rouille qui, sous un climat moite, ronge promptement le corps métallique, était tenue pour le sang épaissi du Dieu. Un de ces très anciens outils fabriqués en fer météorique a été retrouvé par Schliemann dans les ruines de-Troie[44]. Mais déjà ces divers travaux du mineur et du forgeron permettent de déterminer, dans la plupart des civilisations locales, un âge assez rapproché des siècles connus ou du moins entrevus par l’historien : les archéologues cherchent à en fixer les dates et ce travail leur est de plus en plus rendu possible par les multitudes de documents qui s’amassent dans les collections. Ainsi Glasinaï, en Croatie, nous fournit des objets par vingtaines de mille en pierre, en bronze et en fer.
Les progrès industriels de toute espèce qui se sont accomplis pendant la période préhistorique, dépassant certainement de beaucoup en importance tous ceux qu’enregistra l’histoire proprement dite, devaient naturellement solliciter la passion, la joie artistique de l’ouvrier, et par conséquent faire naître l’art, compagnon nécessaire du travail libre.
En ces premiers âges, où les classes n’étaient point encore séparées, où le grand corps social n’avait que partiellement différencié ses organes, l’art n’avait probablement pas encore ses adeptes spéciaux vivant en dehors de la communauté. Chacun était son propre décorateur, chacun son propre artiste, de même que, pour tous les besoins de l’existence, chacun était son propre fournisseur, et dans le danger son propre champion.
Quand le primitif se trouvait aux aguets dans la brousse, attendant une proie pour la percer de ses flèches, ou qu’il rampait à travers les herbes et les branches pour surprendre le gibier au repos, que de fois il dut voir des tableaux saisissants qui se gravèrent fortement dans sa mémoire : le puissant félin avançant prudemment la griffe et montrant ses crocs prêts à la morsure ; le pachyderme entourant un arbre de sa trompe et le déracinant du sol ; le cerf dressant orgueilleusement sa haute ramure dans les clairières de la forêt.
D’après une photographie (Muséum d’Histoire naturelle).
Quand il rêvait le soir, auprès des tisons aux lueurs soudaines, ces fortes impressions apparaissaient de nouveau, et, pour se les remémorer ou pour les figurer à d’autres, il les reproduisait par le dessin.
Un fragment de silex lui servait à graver la scène sur le manche ou la poignée de son arme, dont le prix se trouvait ainsi augmenté infiniment. Mais ce prix était tout moral à cette époque. L’art, sincère et désintéressé, était par cela même le grand art. L’artiste n’avait appris à travailler que pour sa propre joie et pour celle des proches : il sculptait des figurines pour la femme qu’il aimait et suspendait au poteau de la cabane l’effigie de l’aïeul ou de l’animal tutélaires. Ainsi, l’art était issu des conditions mêmes de la vie et n’avait point des « surhommes » pour créateurs, comme se l’imaginent volontiers des artistes contemporains, un peu trop gonflés eux-mêmes de leur propre valeur et désireux de rester à l’écart d’une foule méprisée. Les initiateurs furent des initiés de la nature, non des mortels d’origine distincte, appartenant à un monde « supraterrestre »[45].
Tout changement de faune ou de climat avait pour conséquence un changement dans l’industrie : ainsi, la civilisation éburnéenne fut vraiment artistique, les défenses de mammouth fournissaient au sculpteur une matière incomparable (Piette).
Dans les moments de loisir que lui donnaient la recherche du gibier et la satisfaction de la faim, l’homme dut chercher aussi d’autres manifestations de l’art que la sculpture ou la gravure de la corne, de l’os, du bois ou de la pierre : des couleurs, l’ocre rouge ou jaune, le jus épais de certains fruits se trouvaient à sa disposition et il sut en profiter également pour peindre sur les parois unies des rocs les objets qu’il voyait ou les formes qui plaisaient à ses yeux.
Il n’est guère de peuples primitifs qui n’aient eu recours à la peinture pour satisfaire leur penchant de l’art ou bien — utilitairement — pour faire savoir à des alliés ou à des frères les faits qu’il était nécessaire de connaître pour l’avantage commun. Toutefois, la plupart de ces peintures, exposées aux influences destructives des météores, à la pluie, au vent, au soleil, au gel et au dégel du roc, n’ont pu se maintenir pendant la durée des âges, et presque toutes se sont effacées ou écaillées, tandis que les objets sculptés ou gravés se conservaient comme en un écrin sous les amas de terre ou de pierrailles. Il est des contrées où le manque de rochers offrant des pages nettes au pinceau de l’homme et l’extrême humidité empêchèrent les naturels de pratiquer l’art de la peinture, et, dans ce cas, ils perpétuaient leurs pensées ou transmettaient leurs messages aux passants par l’entaille de marques sur les arbres ou par l’entremêlement des branches, mais, de toutes manières, l’art et le besoin de parler à distance se donnaient satisfaction.
Dans la période rapprochée de nous, des tribus, que d’ordinaire on cite volontiers comme des exemples de peuplades à civilisation presque rudimentaire, furent précisément, grâce à la sécheresse du climat et à la fréquence des saillies rocheuses, au nombre des groupes humains ayant recours à la peinture.
un cafre et ses ornements
D’après une photographie.Sur les bords du Glenelg, dans l’Australie nord-occidentale, l’illustre George Grey a vu de véritables tableaux en plusieurs tons — blanc, noir, jaune, rouge, — revêtus d’une gomme formant vernis ; mais l’art indigène a maintenant disparu puisque les artistes eux-mêmes ont été massacrés.
De même, on ne voit plus guère dans l’Afrique méridionale de peintures restées en place sur les rochers noircis, — les œuvres ont péri avec la race des artistes, Sañ ou « gens de la brousse » (Bosjesmannen, Bushmen); — mais plusieurs de ces œuvres d’art ont été transportées dans les musées de Maritzburg et de Bloemfontein, et des reproductions s’en trouvent dans les importantes collections d’Europe. La plus grande de ces compositions comprend trente-huit figures d’hommes et d’animaux, peints en quatre couleurs. La scène, très vivante, présente une razzia de troupeaux faite par les Bosjesmannen, que poursuivent des Cafres armés de boucliers et de sagaies : les Gens de la brousse ont des arcs et des flèches, et, d’après le tableau, paraissent s’en servir avec succès ; tout semble indiquer qu’ils remporteront la victoire[46].
Le sculpteur, le dessinateur vivait avec son œuvre. Le bateau qu’entaillait l’Océanien, le pilier généalogique de l’Indien était le compagnon d’existence de celui qui l’avait conçu : c’était véritablement de l’art et non point du commerce comme tant de « commandes » de nos jours.
Dans ses diverses manifestations, la peinture, de même que la gravure et la sculpture, devait servir à plusieurs fins. Elle fut d’abord le besoin de vivre avec la nature ambiante, de la faire rejaillir de soi-même après l’avoir conquise, elle fut aussi le récit des événements, soit pour le cercle étroit de la tribu et pour une courte période de la vie, soit pour constituer de véritables annales pendant
comment les indigènes de neu-lauenburg
(archipel bismarck, mélanésie allemande)
représentent les fantômes
D’après une photographie.une longue durée de temps. En outre, la peinture, tout particulièrement sur les peaux ouvrées par les sauvages de l’Amérique du Nord, fut parfois une simple nomenclature, un moyen de comptabilité, comme l’emploient encore en beaucoup de pays civilisés les boulangers et fournisseurs quotidiens. Les formes peintes ont aussi très souvent un sens symbolique et se rapportent aux imaginations du peuple relativement à l’au delà. Enfin, il est très probable qu’en beaucoup de circonstances les figurations diverses pratiquées sur les peaux et les rochers constituent une véritable écriture idéographique ; elles doivent, à ce point de vue, être spécialement étudiées comme expression du langage.
D’après l’archéologue Piette, grand fouilleur de cavernes, les peintures de l’ « assise à galets coloriés » que l’on trouve dans les couches préhistoriques de la grotte du Mas d’Azil, succédant immédiatement à celles de l’âge du renne, n’auraient été que des espèces d’hiéroglyphes : ce sont pour la plupart des bandes et des cercles de couleur rouge, qui paraissent avoir indiqué des nombres et représentaient aussi des faits et des idées[47].
De même, les inscriptions gravées sur les rochers du val d’Inferno et du val de Fontanalba, inscriptions qui avaient valu à des lacs voisins le nom de « lacs des Merveilles », n’ont laissé aucun doute dans l’esprit de ceux qui les ont déchiffrées : les images gravées, qui représentent des instruments, des animaux, des travaux d’agriculture, et qui témoignent des mœurs paisibles de cette antique population des montagnes, ne constituent pas seulement un ensemble artistique des plus intéressants, il faut y voir également une espèce d’écriture symbolique[48].
D’après une photographie.
(archipel bismarck, mélanésie allemande).
Ainsi que le fait remarquer très justement von Ihering[49], l’écriture naquit avec la propriété du bétail. Les marques de couleur sur la peau du bœuf vivant furent les premiers signes d’écriture, et les premières tablettes à écrire se promenaient vivantes dans la prairie. L’application de la marque sur l’animal en liberté conduisit à l’emploi de la peau du bœuf mort pour y reporter des faits qu’on tenait à se rappeler. Le cuir se revêtit de documents scripturaux : on y consigna les traités
boites en ivoire sculpté (ogowé)
Congo français. entre nations, on y écrivit des lois. De ces grossiers matériaux, qui servirent aux premiers Juifs, aux premiers Phéniciens, aux premiers Romains, naquit plus tard l’usage du parchemin chez les lettrés de Pergame.
Indirectement, les œuvres d’art laissées par nos devanciers de la préhistoire ont aussi contribué à nous faire connaître quelques traits de la civilisation pendant ces âges lointains. On peut y apprendre vaguement quels étaient les types physiques des personnages mis en scène ; on peut même essayer de les classer suivant leurs types et de les rattacher à telle ou telle des races désignées conventionnellement comme
coquillage des iles salomon
dans lequel sont sculptés
des ornements représentant un
visage : les yeux sont formés
par deux têtes d’oiseaux et les
dents par leurs ailes.les éléments distincts du genre humain. Ainsi, pendant la première période « glyptique », aux temps où de nombreux éléphants parcouraient les campagnes verdoyantes, au bord des lacs et des rivières et jusque dans les hautes vallées que venaient d’abandonner les glaces, fondues par le souffle tiède du midi, les artistes ciselaient volontiers l’ivoire de figurines de femmes ; une de celles-ci semble velue, d’autres présentent peut-être des caractères stéatopygiques comme les « Vénus hottentotes »[50].
À une époque ultérieure, les populations des temps magdaléniens auraient eu un type plus rapproché de celui des habitants actuels. Mais leurs sculptures, très grossières et incomplètes, ne sauraient fournir des indications bien précises, et nombre d’anthropologistes font leurs réserves au sujet de ces tentatives d’identification entre les races préhistoriques et les races actuelles.
D’après une photographie hollandaise.
A n’en juger que par leur industrie et le genre d’existence qu’elle révèle, les « Magdaléniens » de la Vézère et de la Dordognc paraissent avoir tellement ressemblé aux Lapons et aux Eskimaux ou Innuit de nos jours que plusieurs savants ont été tentés de voir dans ces habitants de la Scandinavie septentrionale et du « Grand Nord » américain les descendants des populations préhistoriques de la Gaule. Refoulés sans cesse vers le nord par le changement de climat qui fondait les glaces et les neiges, les Magdaléniens, reste unique de nations jadis considérables, auraient suivi les rennes vers les régions polaires, dont les contours géographiques, différant alors des linéaments actuels, facilitaient le passage de l’un à l’autre continent. Ludwig Wilser, le célèbre auteur des Germanen, nous expose comment, d’après lui, les hommes de Cro-Magnon, refoulés dans la Sandinavie méridionale, y reçurent le baptême fortifiant du climat et se transformèrent en une race essentiellement privilégiée, celle des Aryens, qui depuis ont civilisé le monde[51].
L’étude des anciens ivoires permet aussi de constater quels étaient le gibier du primitif et ses associés parmi tous les animaux que sculpta ou grava le silex des artistes. Ainsi l’on apprend qu’à l’époque de Solutré, encore pendant la période paléolithique, ou de la pierre non polie, le cheval était domestiqué, du moins comme animal de boucherie, puisqu’on le représente avec son licou, d’abord en sculpture, par bas-relief, puis en traits gravés.
Plus tard, à l’époque tarandienne, lorsque le climat fut devenu plus humide et que la durée des neiges eut fait abandonner le cheval, on domestiqua le renne. Enfin, quand les pluies succédèrent aux neiges, les aborigènes apprirent à dresser une espèce de bœuf, revêtu d’une couverture ou ceint d’une large sangle[52].
A côté de la peinture proprement dite, qui représentait des personnages et des objets de la nature environnante, les primitifs pratiquaient aussi la simple décoration au moyen de figures diverses, de couleurs en teintes plates, de lignes droites ou courbes, simples ou entrecroisées. A cet égard, on constate chez les tribus un développement artistique plus ou moins grand, suivant le nombre des formes d’ornement qu’elles ont su découvrir. Ainsi, les Australiens primitifs ne s’étaient pas élevés jusqu’à la connaissance de la spire ou de la grecque[53]. Les nègres non influencés par les musulmans ignorent aussi les spires et les volutes, tandis que les Polynésiens et les Américains, même ceux qui, par la civilisation générale, sont très inférieurs aux Africains, possèdent un art d’ornement d’une évolution très avancée. Les sauvages de la Guyane et de l’Amazone connaissent la spire et la grecque, se plaisent aux figures polygonales, savent enchevêtrer les formes, les occulter, les inscrire les unes dans les autres, d’une manière très complexe. Au moyen de l’alternance et du double plan de symétrie, ils obtiennent des dessins qui plaisent au regard autant que l’art arabe[54].
Ainsi qu’on eût pu l’affirmer d’avance, la grande variété des formes extérieures, dans le monde des plantes, des oiseaux, des insectes, des coquillages, contribue singulièrement à développer le goût artistique des indigènes. Les Papua de la Nouvelle-Guinée, baignés dans ce milieu de la plus somptueuse nature, savent orner merveilleusement leurs outils et leurs cabanes, de manière à passionner les anthropologistes[55].
D’après une photographie.
A l’époque de la Madeleine, celle que les préhistoriens citent le plus fréquemment pour ses productions d’art, les éléments géométriques de l’ornement sont encore assez frustes. Les grands progrès commencent à se manifester avec l’époque du bronze.
Parmi les instruments que l’on trouve dans les fouilles des demeures primitives et qui subsistent encore chez les attardés, il en est plusieurs qui leur permettaient de charmer leurs loisirs par la musique, accompagnée du rythme des mouvements corporels et des pas, mais on n’a trouvé dans les grottes qu’un seul instrument musical proprement dit, le sifflet[56]. Encore pour les origines de cet art, nous avons à remonter jusqu’au monde des oiseaux, dont quelques-uns sont si merveilleusement doués pour le chant, et dont plusieurs genres au moins, entre autres diverses espèces de grues, pratiquent fort gracieusement la danse. Nous savons que maints animaux sont très sensibles à la musique sous ses diverses formes, même de simple mesure, et que plus d’un prisonnier a pu, de cette manière, charmer des araignées, des rats, d’autres compagnons de sa captivité. Par les douces modulations de la voix, du sifflet et les instruments à vent, l’homme attire les serpents et les fait se balancer rythmiquement sur la queue. La bruyante musique militaire entraîne les chevaux comme les hommes, et, d’après les Mongols, un violoniste qui tire de son instrument des sons plaintifs fait couler des larmes de l’œil du chameau[57]. Les Dayak de Bornéo, très méprisés de leurs voisins musulmans, ont un sens de la musique très développé.
Nulle légende n’est plus vraie que celle d’Orphée, dont la lyre évoque les fauves hors de leurs retraites, les change en fraternels compagnons des hommes, et va jusqu’à faire surgir la vie dormante de la pierre pour façonner les blocs en murailles qui, d’elles-mêmes, se juxtaposent et s’érigent en cités. Orphée est bien une personnification de l’art aux âges préhistoriques, et nous pouvons attester en toute certitude que sa lyre a plus fait pour les progrès du genre humain que la massue d’Hercule.
Nous ne savons point ce qui reste de ces époques lointaines, mais on ne saurait douter que les airs siffles par le paysan menant ses bêtes à l’abreuvoir et la plupart des rythmes de campagne auxquels on adapte de nouvelles paroles, de siècle en siècle, de pays en pays, sont un héritage des temps antérieurs à l’histoire. Et que sont les chants, sinon les modérateurs des passions, les ordonnateurs de la vie journalière, les régulateurs de la pensée et des actes ? Avec la danse, la pantomime, les contes aux formes traditionnelles, les chants furent partout le commencement de la littérature ; par eux, l’humanité fut initiée aux arts.
Depuis les premiers âges, la musique, dont les progrès ont été si merveilleux dans l’expression des sentiments et dans l’évocation de l’idéal humain, a pourtant beaucoup perdu comme adjuvant du travail dans toutes les occupations ordinaires de la vie. A peine si l’on chante encore çà et là pour quelques travaux de force, tels que le virage du cabestan, à bord des grands navires, ou le pétrissage du pain en quelques boulangeries de province ; presque partout, le rythme des pistons, des bielles et des roues a remplacé le chant de l’homme, le jeu de la flûte ou du violon. La femme ne chante plus en tournant son fuseau : le ronflement des machines couvrirait maintenant sa voix dans le bruit de la filature, et dans l’atelier silencieux, rien ne doit « distraire » l’ouvrière courbée sur sa tâche.
Autrefois, les opérations douloureuses étaient accompagnées d’une cantilène qui endormait la souffrance : le tatouage, la circoncision, l’infibulation faisaient moins souffrir le patient, grâce à la douceur des voix cadencées[58], et, pendant les cérémonies funéraires, les lamentations rythmées des pleureuses, s’élevant et s’abaissant tour à tour, berçaient et calmaient le désespoir ou l’amertume du deuil. Souvent la musique ne servait qu’à endormir la pensée, à changer l’état conscient de l’homme en une vague inconscience, ne laissant que la douce impression de vivre. C’est ainsi que, pendant des heures, le nègre bat son tamtam ou sa marimba. L’indigène avertissait ainsi ses amis lointains ; il s’entretenait avec eux, sachant que le coup de son tambour était compris là-bas, par un camarade ou par son amoureuse[59].
Lorsque les missionnaires jésuites, profonds connaisseurs du cœur humain, remontaient ou descendaient les fleuves de l’Amérique, ils chantaient constamment, à la cadence des rameurs, leurs hymnes les plus véhéments et les plus harmonieux, dans l’espérance que les Indiens, cachés dans les fourrés de la rive, seraient touchés par le charme de leurs voix : l’œuvre de conversion qui aboutit à la fondation de la communauté théocratique du Paraguay commença par des chants que renvoyait de grève en grève l’écho des solitudes fluviales. Et depuis cette époque, combien de voyageurs, que leurs armes perfectionnées n’eussent pas sauvés, ont-ils dû la vie à leur boîte à musique, à leur accordéon ou même à leur simple guimbarde[60] !
Böse Menschen haben keine Lieder[61].
Quand les nègres esclaves eurent été transportés dans les plantations américaines, amenés de toutes les parties de l’Afrique, et parlant les idiomes les plus divers, ils perdirent bientôt l’usage des accents maternels, et même entre eux, ils furent obligés d’employer la langue de leurs maîtres ; de même, ils se trouvèrent sans voix dans leurs rapports avec les indigènes du Nouveau Monde, aux lieux où ceux-ci n’avaient pas été entièrement exterminés. La haine, l’horreur même séparèrent les représentants des deux races, noire et rouge ; entre opprimés, les rancœurs naissent facilement : on aime à se venger des outrages du puissant sur le compagnon de souffrance. Néanmoins, une réconciliation inconsciente se fit en mainte contrée d’Amérique entre les deux races, grâce à la musique. En dépit de l’aversion d’homme à homme, les instruments africains se répandirent en peu d’années jusque dans les peuplades perdues en apparence au milieu des selves primitives ; de proche en proche, le tam-tam et la marimba avaient réconcilié les hommes que la différence de peau, plus encore que la guerre, avaient fait s’entre-haïr. Les ladinos du Guatemala, que l’on étonnerait fort en leur disant que le jeu de l’instrument leur fut enseigné par des noirs méprisés, ne jouent pas moins éperdument que les nègres du Congo, quoique avec une physionomie moins heureuse. « Le génie artistique, nous dit Gobineau, est né de l’hymen des blancs avec les noirs ».
Mais, ainsi que nous le démontre l’économiste Karl Bücher dans son mémoire sur le « Travail et le Rythme », la musique, la danse ont fait bien plus encore : en rythmant le travail, elles ont entraîné le travailleur, elles l’ont encouragé à bien faire, elles lui ont donné la gaieté créatrice qui renouvelle incessamment l’initiative et l’énergie. C’est comme facteur économique surtout que le rythme musical eut de l’importance dans l’histoire de la civilisation. Qu’on en juge par les survivances dans les travaux de formes primitives, en ce siècle de machines, où l’ouvrier devient le serviteur du bois et du métal au lieu de leur commander. Le bon travailleur accomplit toujours sa besogne avec rythme et mesure.
Le forgeron prend sa joie à laisser tomber et retomber en cadence son marteau sur l’enclume ; le menuisier plante ses clous et rabote ses planches à temps égaux : le tonnelier fait résonner ses barriques comme des tambours, le boulanger pousse son « han »
à intervalles rythmés. Déjà l’homme isolé s’excite au travail et s’enivre par le son mesuré, régulier de son outil ; même le bruit léger, presque imperceptible que font les aiguilles à tricoter et jusqu’au mouvement d’un objet silencieux, mais brillant, suffisent pour donner de l’animation au travail, pour en faire une fonction normale de la vie.
Combien plus grand est l’effet du rythme, quand plusieurs personnes, unies pour une besogne solidaire, ajoutent au bruit mesuré les sons de leurs instruments de travail. Alors, nul parmi les ouvriers ne peut se soustraire à l’effort commun ; les muscles se rendent par l’appel même de la cadence ; on travaille ensemble et l’on ne peut se reposer qu’ensemble. Les paveurs accordent toujours les alternances de leurs pilons de fer ou de bois, et c’est par une assimilation des plus naturelles qu’ils leur donnent le nom de « demoiselles » comme s’ils se balançaient avec de belles filles sur le pavé retentissant. Et les batteurs en grange, que bientôt on n’entendra plus, même dans les coins les plus écartés de l’Europe, n’avaient-ils pas imaginé, dans la succession de leurs coups de fléau, toujours trois par trois, un accord des plus doux à l’oreille, se mariant admirablement avec tous les autres bruits de la nature, et, surtout dans le Midi, avec le chant des cigales ?
Sur les rivières, sur l’Océan, les rameurs plongent leurs avirons et les retirent de l’eau en un parfait ensemble, réglé par les mouvements de celui qui tient la barre, et, sur les navires, les haleurs de câbles, les vireurs de cabestan unissent l’effet harmonique des voix à l’effort solidaire des muscles pour doubler leur force collective. Les cris, les soupirs, les sons brefs et les notes filées alternent et se succèdent harmonieusement, parfois se développent même en véritables chants. Actuellement, les cultivateurs de la terre, en Orient, bêchent ou piochent le sol par bandes et se servent de leur outil suivant une mesure que réglaient autrefois la flûte et le tambour, le chant ou la danse d’une jeune fille, dans les époques de liberté joyeuse, ou bien le fouet, le bâton, la courbache, aux âges des oppressions assyriennes ou pharaoniques.
Enfin, on mesure la marche du soldat par la chute du pas, le balancement du corps, le jeu alternatif des muscles : c’est un proverbe militaire souvent mis à l’épreuve, que les soldats gagnent les batailles non par leurs armes, mais par leurs jambes. On sait aussi que les animaux porteurs de sonnailles sont beaucoup plus résistants à la fatigue que les autres : la musique du cuivre qui résonne les aide au travail autant que la fierté d’avoir été choisis par l’homme comme conducteurs de troupeaux ou d’attelages ; l’âne qui tintinnabule
Cliché du Globus.
malais de l’île pagaï et ses ornements festifsau-devant des chevaux est, lui aussi, quelque peu un Tyrtée. Ainsi l’on constate partout l’influence heureuse de ce pouls du travail donné par la mesure, les sons alternants et la musique. Et, par les voies inconscientes de la vie, cette cadence est déterminée sans doute par un autre pouls, le rythme artériel, le battement du cœur qui met en activité l’organisme comme le va-et-vient du piston dans la machine à vapeur.
Le primitif appliquait aussi l’art à sa propre personne. Il existe des peuplades qui ne portent point de vêtements, mais on n’en a jamais rencontré qui n’aient pas souci d’orner leur corps : si l’humanité comprit çà et là des êtres isolés qui n’aient point cherché à s’embellir, c’est évidemment parmi les maudits et les désespérés. Mais dans la vie habituelle, autrefois comme aujourd’hui, l’homme essaya toujours de plaire ou du moins de se complaire.
Il ne possède pas en son propre organisme des ressources semblables à celles de l’animal, oiseau, reptile ou quadrupède, qui se fait beau par des plumes ou des couleurs brillantes pendant la période de l’amour. Les regards joyeux, le charme du sourire, l’air de force et de santé ne lui suffisent pas : il lui faut encore des parures, des ornements extérieurs ; certainement, les primitifs ont un souci au moins aussi grand de l’embellissement de leur personne que les fats de la société civilisée ; il leur arrive souvent de passer de longues heures à soigner l’édifice de leur chevelure, et la mode pour le choix des plumes, des épines, des graines, des verroteries, des étoffes qui brilleront sur leur corps les passionne souvent bien plus que la chasse ou la guerre.
Cliché du Globus
homme tatoué de mogemok
(ile mackensie, carolines)
(Devant)Avec quelle fierté naïve s’étale et se déploie le sauvage pour montrer dans tout leur éclat les belles couleurs, vives et contrastées, dont ses membres sont revêtus ! Les terres graisseuses, les argiles, les ocres, et, dans les régions tropicales, surtout l’Amérique du Sud, les fruits qui teignent le corps, tels le génipa et le roucou, sont, parmi les objets de trafic, les plus recherchés. Les ornements et les peintures ne diffèrent pas seulement avec les matériaux que fournissent certains pays, mais aussi suivant la forme des chevelures et la couleur des visages : les artistes jugent avec une coquetterie savante de l’effet produit par leurs artifices.
Aux moyens extérieurs de se rendre beaux, ou, suivant les occasions, formidables d’aspect, les primitifs ajoutaient et ajoutent encore, en maintes contrées, les marques indélébiles du corps, blessures, entailles, scarifications ou suppression de membres, tatouages, peintures et dessins. Le désir de plaire ou de terrifier ne fut pas la seule raison de ces souffrances volontaires, de ces tortures même et de ces mutilations : la plupart des tribus et, dans ces tribus, chaque personne avaient également à préciser leur individualité, à revendiquer leurs origines, à proclamer leur gloire, à dire leurs ambitions, à s’éterniser dans la mémoire des siècles.
L’homme policé de nos jours a son passeport, son livret ou ses insignes ; l’homme d’autrefois étalait ses titres à tous les yeux sur son visage ou sur son corps. D’ailleurs, en pareille matière, la distinction recherchée comportait le plus souvent un enlaidissement de la personne : de même
Cliché du Globus
homme tatoué de mogemok
(ile mackensie, carolines)
(Dos)que par forfanterie le civilisé pose pour le vice ou le crime, de même le sauvage tire vanité de ses mains auxquelles manquent des phalanges, de ses mâchoires brèche-dents, de ses lèvres distendues par de larges rondelles, ou des cicatrices de son front. Souvent aussi l’homme qui se défigure ou se mutile peut avoir des raisons autres que la vanité ou l’identification de sa personne : le deuillant sacrifie volontiers une partie de son corps à l’ami ou au parent qu’il a perdu, soit afin de le suivre dans l’inconnu, au moins par un fragment de son être qui ait vécu, soit pour se concilier l’esprit du mort revenant vers son foyer.
Plusieurs causes s’entremêlent conduisant au même but. C’est ainsi que les amulettes, destinées à protéger ceux qui les portent contre tout sortilège, sont en même temps des bijoux : le collier de corail que l’élégante mondaine dispose autour de son cou la défend certainement contre les esprits mauvais, mais il fait en outre valoir la blancheur de son teint et l’opulence de ses épaules.
Le tatouage, très grossier dans sa forme rudimentaire, tel qu’on le pratique encore chez maintes peuplades, est devenu un des arts le plus raffinés, mais seulement dans les contrées dont les populations peuvent, tout en progressant par l’intelligence et l’industrie, échapper à la tyrannie du vêtement. L’Eskimau n’est point tatoué parce qu’il est complètement couvert de fourrures.
Des traits, des lignes ou même simplement des points, puis des ronds et des croix, telles sont d’ordinaire les seules marques indélébiles introduites dans la peau par les artistes tatoueurs. Des fleurettes gravées sur le front, la joue, le menton, le bras ou le sein des jeunes filles sont de gracieux ornements qui témoignent souvent d’un art véritable.
Cliché du Globus
tatouage de femme
mogemok (carolines)Après avoir surmonté la première impression d’étrangeté, on ne peut s’empêcher d’admirer aussi des ensembles de dessins, grecques, losanges, entrecroisements de cercles et de triangles, s’harmonisant d’une façon merveilleuse avec la stature des individus, hommes et femmes, de certaines peuplades africaines, dans la partie occidentale du continent. Le triomphe du tatouage est celui que nous présentent, en un style bien distinct mais au moins aussi intéressant, les insulaires de plusieurs archipels polynésiens et les Japonais. On se demande pourquoi le tatouage est arrivé à sa perfection artistique en ces îles océaniques, pour la plupart de faible étendue et, par conséquent, privées d’une population dense où pussent naître spontanément de véritables écoles.
Tout d’abord, on reconnaît que l’ancienne zone d’extension de cet art comprenait seulement les parages tropicaux de la Polynésie où les arbres à fruits, les plantes alimentaires et les poissons fournissent une nourriture très abondante et où l’artiste jouissait, par conséquent, de longues heures journalières pour la continuation de son travail : le loisir dans une belle et féconde nature, qui donnait à l’homme la force, l’adresse et la beauté, laissait à l’ingénieux travailleur, libéré du travail force pour l’existence, le temps nécessaire pour entreprendre sur le patient, également sans souci du lendemain, une œuvre destinée à durer pendant des années, souvent même pendant toute la période de la jeunesse. La longue et pénible opération pouvait mettre quelquefois la vie en danger, mais en mainte terre océanique, on n’était homme, on n’était femme qu’à ce prix : nulle main impure, c’est-à-dire non tatouée, n’aurait pu servir le repas ; nulle figure restée naturelle n’eût commandé le respect. Le tatouage était devenu pour l’homme le symbole de la liberté.
Et vraiment, le Maori, le Marquisien, superbement tatoués, présentaient un beau
tatouage japonais
sur le dos d’un soldat anglais
D’après une photographie.spectacle de nudité fière, tout historiés, sur le fond rouge du corps, de traits bleus qui se développaient en courbes élégantes, différant partout en dessin suivant la forme du relief, ici accusant les traits, ailleurs adoucissant les contours, ajoutant la noblesse et la grâce au bel équilibre des deux moitiés correspondantes de la personne, pour lui imposer une anatomie nouvelle, de nature à frapper le regard.
Chez le Japonais, qui sans doute est partiellement d’origine océanienne, le tatouage, modifié suivant le modèle de la peinture nationale, a pris un caractère tout différent de celui des Polynésiens : il s’est affranchi de la symétrie que semblent commander les formes harmoniques ou plutôt il a subordonné la géométrie corporelle pour faire valoir par elle l’unité de son dessin et former un tableau saisissant d’imprévu, où serpentent librement les dragons, où l’on entrevoit des oiseaux et des visages féminins à travers les branchages fleuris. Le tatouage, presque disparu de la société contemporaine qui se respecte, ou du moins caché lâchement sous des habits, était un véritable vêtement répondant au génie de l’individu, et ne subissant l’influence de la mode que d’une génération à l’autre. Mais cette vêture incorporée à la personne devait évidemment perdre toute son importance dans une société nouvelle ayant adopté l’usage d’un vêtement extérieur, mobile, facile à changer d’un moment à l’autre, suivant les alternances de la température, la différence des occupations, les caprices et les passions de l’individu. Les traits gravés sur le corps étaient faits pour être vus, pour provoquer l’admiration, l’amour ou la terreur ; il est donc naturel qu’on ne se soit plus donné la peine et qu’on ne se soit plus soumis au danger de tracer sur son corps des images destinées à rester ignorées. Le tatouage devait fatalement tomber en désuétude, dès les temps préhistoriques, chez tous les peuples ayant pris l’habitude d’endosser des fourrures ou peaux, des chlamydes, toges, robes et chausses ; il ne pouvait se maintenir qu’à l’état de survivance, comme signe de caste ou de confrérie entre gens qui ne veulent pas révéler à tous l’association de laquelle ils font partie, comme passeport auprès d’amis lointains, ou comme attestation symbolique de quelque vœu de colère ou d’amour ; c’est ainsi qu’il s’est maintenu jusqu’à nos jours chez les Bosniaques du culte catholique, ainsi que chez les pèlerins de Loreto[62], peut-être parce que chez eux le tatouage conventionnel comprend toujours une croix[63]. Mais l’origine de cette coutume, bien plus ancienne que le Christ, se rattache aux religions de la nature ; on ne s’y soumet qu’avant le solstice du printemps et quand on est entré dans l’âge de la puberté.
En perdant son caractère de grand art, honoré de tous, pour devenir une pratique de mystère et même de vanité méprisable, le tatouage doit nécessairement s’avilir peu à peu et reprendre les formes rudimentaires de son début. Il n’est plus ce qu’il fut dans ses beaux jours, l’histoire de la race et la célébration joyeuse de son idéal[64]. Quand un individu commettait un acte jugé contraire à l’honneur, on barrait le tatouage par des marques de félonie. Les insulaires de Tobi (Lord North), dans l’archipel des Palaos, à peu de distance des Moluques, tatouent leurs prisonniers : c’est ainsi que graduellement se perdent le sens tribal et la religion du tatouage.
La vêture extérieure, remplaçant les ornements gravés sur la peau, devait, pour une forte part, rendre à l’homme le même service, celui de l’orner, de satisfaire sa vanité personnelle et de le signaler à l’admiration de tous. Cependant la plupart des moralistes, obéissant aux préjugés du temps actuel, et les transportant dans le passé, se sont accordés à voir dans un sentiment de pudeur la raison première des habillements de toute espèce que portent les hommes[65] ; à cet égard, ils acceptent la légende de la Bible, qui nous montre le premier couple humain vivant au paradis dans sa belle nudité, puis s’habillant de feuilles aussitôt après avoir mangé un fruit qui donne la connaissance du bien et du mal[66].de la nouvelle-calédonie
en costume de fête
Si tel avait été réellement le mobile auquel obéit l’homme en couvrant son corps, pourquoi nombre de peuples primitifs, Australiens, Mincopi, Botocudo[67], montrent-ils leur nudité sans honte ? Et pourquoi chez tant de peuples, naguère chez les Juifs, tout récemment encore chez les Ethiopiens et les Galla, le grand trophée de guerre était-il la dépouille virile du guerrier ? Et surtout pourquoi d’autres sauvages décorent-ils leurs formes naturelles de franges, de coquillages, de perles et de graines rouges, de verroteries, attirant ainsi l’attention au lieu de l’écarter ? Pourquoi les Canaques de la Nouvelle-Calédonie et autres insulaires mélanésiens, pourquoi les Cafres de Lourenço-Marquez n’avaient-ils ou n’ont-ils encore d’autre pièce de vêtement qu’une simple enveloppe à l’extrémité du membre viril, soit un fourreau de feuilles pointues ou un petit turban d’étoffe, soit un coquillage ou une véritable boîte en bois, ou même, chez des Cafres riches, en ivoire ou en or[68] ? On comprend qu’en maintes contrées de brousses épineuses, le naturel ait à protéger soigneusement la partie sensible de son corps par une gaine ou un pagne, comme en portent presque tous les peuples sauvages ; mais on ne saurait considérer comme un vêtement protecteur, ni surtout comme un voile de pudicité, ces ornements succincts qui ne peuvent avoir d’autre résultat que de diriger les regards vers le sexe de l’homme. Quelques franges de couleur, un coquillage brillant attirent également l’attention de l’homme vers la femme. La puissance d’attraction des sexes l’un vers l’autre s’accroît naturellement en proportion des ornements qui cachent et révèlent en même temps l’homme à la femme et la femme à l’homme. La pudeur est faite pour être vaincue, et souvent s’agrémente de coquetterie : c’est l’histoire de la nymphe qui s’enfuit vers les saules, se cachant à demi, inconsciemment peut-être, pour exciter d’autant plus l’ardeur de l’amant qui la poursuit.
Toutefois il n’est pas un fait d’ordre social qui n’ait des origines multiples, et tel est le cas pour l’emploi du vêtement : suivant les circonstances, il a pu servir à détourner l’attention, tandis que d’ordinaire il sert à la fixer, et le monde animal nous fournit des exemples dans les deux directions. Si l’oiseau se pare pour attirer la femelle, la chienne s’assied, c’est-à-dire cache son organe sexuel, quand elle veut éloigner le mâle ; il est naturel que la femme se couvre aussi partiellement quand il lui convient de repousser les caresses de l’homme. La tendance à se vêtir doit aussi provenir, chez beaucoup de tribus, du dégoût que l’on éprouve naturellement à la vue des excréments, et qui doit se reporter vers la partie du corps qui fonctionne comme organe excréteur. On cache volontiers ce qui peut inspirer une certaine répugnance, et l’on remarque, en effet, surtout en Afrique où la stéatopygie est plus ample qu’ailleurs, la fréquente coutume qu’ont les femmes de voiler leur séant. Du reste, on comprend que la vue des organes de manducation, bouche, dent, langue, déchirant et suçant les chairs, puissent dégoûter aussi, et nombre de sauvages se garderaient bien de manger en public[69], peut-être aussi pour éviter qu’un mauvais esprit n’en profite pour entrer dans le corps[70]. Enfin, la pudeur et les vêtements qu’elle impose peuvent avoir pour origine le régime de la propriété, là où la femme appartient absolument à son maître[71]. C’est lui qui voile son esclave et, dans les contrées où cette appropriation complète de la femme est le mieux entrée dans les mœurs, dans l’Orient islamique, par exemple, c’est le visage que l’asservie doit surtout cacher : il importe de ne manifester ni expression, ni physionomie, ni pensée.
aux îles de la société et recueillis
lors du voyage de la Coquille,1822-1825.
1. Chasse-mouches. 2. Herminette en fer. 3. Herminette en balsate. |
4. Instruments pour le tatouage. 5. Vase en bois. |
Mais indépendamment de ces causes nombreuses secondaires ou indirectes, on peut admettre que le désir de plaire et, en deuxième lieu, celui de susciter la passion, furent chez les primitifs les causes premières de ce besoin d’ornements qui, pendant le cours des siècles, a créé le costume des peuples civilisés et fini par en recouvrir le corps entier, même par ne laisser paraître — ainsi chez les femmes musulmanes, entourées d’un véritable suaire — que la vague lueur des yeux. Ce n’est pas la pudeur qui fit naître le vêtement et lui donna ses dimensions actuelles, c’est au contraire l’ornement primitif et spécial du sexe qui localisa d’abord et développa la pudeur, évolution subséquente des conventions établies. La susceptibilité des sentiments, en grande partie factice, devint des plus aiguës en vertu de l’universalité de la coutume. Mais que la forme du vêtement change par l’effet de la mode, et la pudeur se déplace aussitôt[72]. La même femme qui découvre ses épaules et sa gorge dans un bal, tout en gardant sa modestie naturelle, mourrait plutôt que de se montrer ainsi devant les passants.
D’ailleurs, un sentiment analogue à celui de la pudeur proprement dite se manifeste dans toute occasion où l’usage commande. La femme lengua ou botocudo qu’on eût surprise sans disque labial se fût crue déshonorée, de même qu’un chambellan de nos jours apparaissant au milieu d’une fête officielle sans habit chamarré de décorations.
L’Indienne des bords du rio Negro, passant un jupon ou saya devant Alfred Wallace, était aussi honteuse que le serait une femme civilisée ôtant le sien en public. Dans l’archipel des Philippines, le nombril est le centre de la pudeur et ne doit jamais être découvert ; de même en Chine, il n’est pas convenable de parler du pied, et dans les peintures décentes il est toujours couvert par le vêtement ; on méprise les femmes qui laissent voir mollets ou genoux[73] ; en Espagne aussi, on doit le moins possible découvrir son pied[74].
Aux temps d’autrefois, l’homme surtout usait des ornements sexuels pour s’embellir, car dans cette société violente où chaque femme trouvait mâle qui la conquît, toutes étaient sûres de devenir épouses, tandis que l’homme, souvent devancé par d’autres ravisseurs de femmes, risquait fort de rester longtemps sans compagne ; il lui fallait plaire, se faire désirer à tout prix. De même que le coq se hérisse d’une crête rouge et bariole sa queue de plumes multicolores, de même le mâle humain cherche à se faire beau par des peintures d’ocre, de roucou, de génipa, par des franges et des étoffes brillantes, par des ailes d’aigle, des griffes d’animaux, des chevelures d’ennemis vaincus, des tatouages et des cicatrices.
Dans l’île de Flinders, près de la Tasmanie, les naturels faillirent se révolter parce que les Anglais leur avaient interdit de se peindre d’ocre rouge mêlé à la graisse : « Vous nous rendez ainsi haïssables aux femmes »[75] ! clamaient les adolescents, morts depuis sans avoir jamais été sensibles à l’hygiène et à la propreté, telles que les comprennent les maîtres du pays, maintenant les seuls habitants.
De nos jours, ce n’est pas l’homme qui met le plus de zèle à s’orner, c’est la femme. Plus que le mâle, elle est exposée dans les pays civilisés à mener une vie solitaire ; c’est donc à elle à rechercher les étoffes soyeuses et délicates, les bijoux, les pierres éclatantes, de consacrer à sa toilette des heures nombreuses, et parfois même de soumettre son corps à de véritables tortures, dans l’espoir d’attirer les regards admirateurs.
Cependant il est des circonstances dans lesquelles, à n’en pas douter, l’homme prend vêtement ou couverture pour se garantir contre le temps. Dans les contrées où les pluies sont d’une abondance extrême, telles que la Papouasie et certaines parties du Brésil intérieur, le vêtement de l’indigène n’est d’ordinaire autre chose qu’un toit. Ainsi que l’a remarqué von der Steinen, le ruissellement des averses, entraînant les feuilles et les branchilles cassées des arbres, serait souvent un danger pour le naturel s’il ne protégeait sa tête et son torse par des cônes de feuilles sur lesquels l’eau et les débris glissent rapidement. À cette origine locale du vêtement se sont ajoutées plus tard les autres causes énumérées par les archéologues, y compris la vanité. L’homme utilise toutes les circonstances pour se faire admirer et s’admirer lui-même. La carte de la page précédente illustre suffisamment le fait que les matériaux ne manquent nulle part pour se couvrir ; à défaut de peaux ou de plantes textiles, on se sert de feuilles de palmiers, principalement dans le bassin du Congo, et les habitants de la forêt équatoriale approprient merveilleusement de simples écorces.
Dans les pays très froids, exposés aux âpres vents de mer, il était également nécessaire aux hommes de se couvrir : s’envelopper d’épaisses fourrures semble pour eux, sous ces terribles climats, une question de vie ou de mort. Cependant la force de résistance des indigènes aux froidures de ces régions voisines des cercles polaires arctique et antarctique est telle qu’ils peuvent fréquemment s’exposer aux intempéries en état de nudité. Non seulement ils semblent indifférents à la sensation du froid, mais ils évoluent à l’aise dans des conditions qui amèneraient à bref délai la mort de l’Européen. Darwin et d’autres voyageurs ont eu souvent l’occasion de voir des Fuégiens nus cheminer sous la neige ou sous la grêle ; des femmes allaitant ainsi leurs enfants en plein air d’hiver, sans que les nourrissons parussent en souffrir, s’éloignaient avec précaution d’un feu auprès duquel des blancs, débarqués sur le
eskimaux du village de kuskokwogmut
(alaska occidental)rivage, grelottaient encore[76]. La pratique usuelle, pour les Fuégiens qui ont pu se procurer des fourrures de guanaco ou d’autres couvertures chaudes, est de les tourner du côté d’où souffle le vent, mais sans se donner la peine de garantir le côté du corps naturellement abrité.
Dans ce cas, comme pour les modes des pays chauds et tempérés, il est évident que la pudeur naturelle n’est pas la cause première de l’habitude du vêtement prise par les hommes des temps historiques. D’ailleurs, l’origine utilitaire des habits endossés contre le froid n’empêche point les sentiments de coquetterie de se manifester ; les effets sont les mêmes que pour les habillements provenant d’une autre origine. Les jeunes Groenlandaises, par exemple, savent donner un aspect des plus élégants à leurs pantalons brodés, à leurs jaquettes, bottes et capuches aux floches de couleur, et, en outre, elles ont pu, dans les villages non gouvernés par les missionnaires, garder de légers ornements de tatouage sur le menton, les joues et les mains. Les Eskimaux de l’Alaska occidental, dont certaines tribus sont particulièrement coquettes, savent aussi composer leur costume de fourrures au poil et aux couleurs variées dont l’assemblage atteint à un aspect parfaitement artistique.
Mais avec de lourds vêtements huileux, difficiles à se procurer, à la fois précieux et durables, il est impossible de garder le corps propre. Certainement les peuples nus, pris en masse, sont beaucoup plus scrupuleux, quant à l’hygiène de leur peau, que les peuples habillés. Aux Tiges de raison, la propreté deviendra la parure par
excellence.
- ↑ Mot créé par G. de Mortillet ? ou par Wilson (Prehistoric Annals of Scotland) ?
- ↑ Ed. Piette, Bull. de la Soc. d’Anthropologie de Paris, Séance du 18 avril 1895.
- ↑ G. de Mortillet. Les Boissons fermentées, Bull Soc d’Anthropologie, 1897, fasc. 5.
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