L’Homme et la Terre/I/05

Librairie universelle (tome premierp. 237-308).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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FAMILLES, CLASSES,
PEUPLADES
Le point d’équilibre est la parfaite égalité
de droits entre les individus.


CHAPITRE V


GROUPES FAMILIAUX. — MATRIARCAT ET PATRIARCAT

PROPRIÉTÉ. — CONSTITUTION DES CLASSES. — ROYAUTÉ ET SERVITUDE

LANGUES. — ÉCRITURE. — RELIGIONS. — MORALE

Le désir de plaire qui sollicite chaque individu primitif à orner sa personne avait l’union des sexes pour sanction naturelle, et, par suite, devait amener la constitution des groupes familiaux. Mais, de même que les ornements variaient suivant les milieux et les matériaux dont l’homme pouvait disposer, de même les formes sociales déterminées par l’union entre les sexes ont singulièrement changé en différents lieux et en des époques successives. Chez les animaux d’espèces diverses, on rencontre tous les modes d’union : on les constate également dans le monde des hommes primitifs, dans la protohistoire et dans l’histoire elle-même : promiscuité sans règle précise, communauté pratique suivant certaines conditions, polygamie et polyandrie, hiérarchie des épouses et des époux, lévirat, c’est-à-dire héritage imposé ou facultatif de la femme laissée par un frère aîné, enfin, monogamie temporaire ou permanente. Pourtant, on se laisse facilement aller à imaginer d’emblée une même façon de vivre à tous ces hommes primitifs, dont aucune mémoire ne nous est restée, et qui ressemblaient probablement aux populations sauvages de nos jours, chez lesquelles on observe des institutions diverses. Ainsi, nombre de sociologues admettaient d’une manière générale, mais sans preuve aucune, que « la promiscuité complète des hommes et des femmes, dans une même horde, fut l’état primordial de notre espèce ». Mais pourquoi en serait-il ainsi, puisque, par delà l’homme, dans le monde animal, nous voyons apparaître toutes les formes de « garnie », et, parmi ces formes, plusieurs témoignant d’un choix mutuel des individus ?

Les expériences instituées par Darwin, et, depuis, par Houzeau, Espinas, Romanes et tant d’autres, ont mis hors de doute que la « famille » existe réellement, quoique sous des aspects très divers, dans les groupes ancestraux de l’animalité. On trouve même, en plusieurs espèces, des exemples de cette famille monogamique à constant et inaltérable amour que les moralistes officiels considèrent comme ayant seule droit au titre de « mariage ». Toutefois, il est certain que ce genre d’union est parmi les moins communs, et que le mélange des sexes, se produisant en apparence d’une manière capricieuse, est le fait le plus ordinaire. Il semble donc très, probable que les mêmes mœurs aient prévalu chez la plupart des premiers hommes. Dans une société distincte, exposée à tous les dangers de la part des éléments, des animaux, des tribus ennemies, la personnalité collective comprenait tous les individus, hommes, femmes, enfants, d’une manière tellement intime que la propriété privée ne pouvait se constituer pour les séparer les uns des autres : tous faisaient également partie de la grande famille.

Ainsi que le dit Oscar Browning[1], il fut certainement une période de l’histoire en un grand nombre de contrées où l’appropriation d’une femme par un homme était considérée comme un attentat envers la société. De même qu’on a pu répéter de tout temps, en souvenir de la mainmise sur le sol par quelques individus : « La propriété, c’est le vol ! », de même on a dû s’écrier : « Le mariage, c’est le rapt ! ». L’homme qui enlevait la femme à ses concitoyens pour en faire sa chose, son acquisition personnelle et privée, ne pouvait être tenu pour autre que pour un ravisseur, un traître à la communauté.

Mais, en pareille matière, les modifications brusques de la coutume, les révolutions devaient être fort nombreuses. La passion ne s’accommode pas des pratiques traditionnelles ; se ruant au travers, elle transforme tout et finit par créer des institutions nouvelles. Ainsi les frères de la horde primitive, n’osant s’emparer, pour leur compte personnel, d’une « sœur », c’est-à-dire d’une femme appartenant à la tribu même, n’avaient pas de scrupule à faire des captures en tribus étrangères ; souvent l’amoureux, caché dans la brousse, près de la fontaine où la jeune fille venait puiser de l’eau, bondissait sur sa proie pour la ramener en triomphe dans le village natal, et la posséder en maître unique, non en mari sociétaire.

Ce fut le commencement des mariages exogamiques, d’abord accomplis de force, par enlèvements, avant de prendre, par de fréquentes récidives, un caractère normal, accepté de tous. De nos jours encore, il ne manque pas de pays où les rapts de jeunes filles et de femmes se font avec une réelle violence, sans complicité tacite de la part de la victime ou des parents. D’abord, il faut tenir compte de l’état de guerre qui sévit entre tant de groupes humains, dans toutes les parties du monde ; quand toutes les passions impulsives sont exaspérées, quand la vie et la liberté du semblable sont à la merci de qui veut les prendre, et que les arts mêmes de capture et de meurtre sont considérés comme glorieux et dignes de tous éloges, le ravisseur peut se croire pleinement dans son droit en s’attribuant les captives : Achille revendique Briséis comme sienne, et, jusque chez les nations dites civilisées, le soldat, livré à l’atavisme féroce de ses instincts, s’arroge toute licence de viol aussi bien que de pillage.

Mais, entre maintes peuplades de primitifs qui se trouvent en état de paix, soit pour un temps, soit d’une façon durable, la pratique de l’enlèvement des femmes n’en reste pas moins consacrée par la coutume. Ainsi, les Siah-Poch, ou « Noir-Vètus », de l’Hindu-kuch étaient strictement obligés, par la tradition, à prendre femme en une tribu différente de la leur ; se glissant près de la cabane où dormait la fille convoitée, l’amant y lançait une flèche teinte de sang, prêt, s’il le fallait, à verser vraiment le sang de ceux qui voudraient lui barrer la route. Ce fut aussi le cas chez les anciens Germains, qui employaient le mot brut-luft’ (course à la fiancée) dans le sens de mariage[2].

De même, dans la Balkanie occidentale, le Mirdite, ou « Bon-Vivant », de religion chrétienne et de mœurs républicaines, considérait naguère comme un déshonneur de ne pas avoir pour épouse une fille enlevée au musulman de la plaine, l’ennemi héréditaire. Celui-ci défendait souvent avec vaillance la fille ou sœur qu’on cherchait à lui enlever ; mais, sachant que l’enlèvement des femmes était pour les montagnards la règle de tradition, une « loi de nature », il acceptait d’ordinaire avec tranquillité d’âme le fait accompli, d’autant plus que, lors d’une de ces trêves qui interrompent, de temps en temps, les guerres de frontière, il pouvait compter, d’une manière presque certaine, sur l’acquittement d’un prix d’achat, fixé d’après la coutume. Dans ce cas, l’enlèvement est devenu la forme médiaire entre le rapt primitif et le pur achat — tel qu’il se pratiquait naguère chez les Tcherkesses du Caucase ; c’est de là que dérivent les cérémonies plus ou moins compliquées du mariage d’argent, qui, de par les conditions de la propriété, est naturellement la règle dans les sociétés policées du monde européen.

Si l’enlèvement réel existe encore, combien plus les rites traditionnels qui témoignent de la forme primitive des mariages exogamiques[3] ! Les exemples de cette survivance se pressent dans l’histoire. En Grèce, en Inde, on se souvient du mariage « héroïque », de l’union pratiquée suivant le mode dit Rakchasa ; dans toutes les parties de la Terre, des tribus simulent la forme primitive du rapt ; l’enlèvement des Sabines par les Romains se reproduit de tous côtés par des jeux et des fêtes où l’on tire encore les épées, où l’on brandit encore les massues, mais où l’on ne verse plus le sang, On peut même se demander si, par l’effet d’un travail continu d’évolution, les garçons d’honneur qui, dans les mariages actuels, accompagnent les fiancés et les fiancées, ne représentent pas, sans le savoir, les gens armés qui, de part et d’autre,

N° 33. Quelques formes de mariages aux Indes.
1. Toda, naguère mariages polygames et pratique de l’infanticide.
2. Iroula, promiscuité.
3. Naïr, mariages complexes dont le matriarcat forme la base.
4. Poliyar, polyandrie.
5. Moplah, polygamie (Mahométans).
6. Labbai        —              —
7. Rodiya, polyandrie exogamique.
8. Veddah, mariage avec la sœur cadette, polygamie endogamique.
9. Juifs à Cranganore, monogamie stricte.
10. Nazaréens à Quilon, monogamie religieuse.
11. Catholiques à Goa, Saint-Thomas, Pondi-cherry, etc.
12. Protestants à Mangalore et Madura.
Tamil et Cinghalais, mariages par les fleurs.
combattaient jadis pour conquérir ou garder la proie d’amour. Mais les institutions, comme les peuples, ont de multiples origines : des survivances de haine et des survivances d’amitié s’entremêlent en un même drame où les acteurs ne voient plus que du plaisir. De tout temps, quoi qu’on en dise, des attractions mutuelles ont dû faire

naître directement l’union entre l’homme et la femme. Un chapitre du Mahâbhârata contient la description de tous les modes légaux du mariage, au nombre de huit, et répondant évidemment aux coutumes de nations distinctes qui se sont fondues, à des âges différents, dans le grand creuset de l’Hindustan.

Les diverses formes d’union sexuelle, du régime de la promiscuité à celui du libre contrat par consentement mutuel, resteraient incomprises si l’on oubliait que, dans le mariage, l’enfant est le troisième terme de la trinité familiale. C’est lui qui, dans l’ensemble social, eut la part d’action la plus importante, lui qui modela l’homme à son image[4]. Il donna sa cohésion première au groupe d’individus des deux sexes vivant à l’aventure, de même que plus tard il donna sa raison d’être à la famille monogamique. Sans l’influence prépondérante de l’enfant, on ne pourrait s’expliquer la période du matriarcat, dont l’existence était encore ignorée naguère et que tant de documents, récemment étudiés, tant de faits d’observation prouvent avoir prévalu pendant de longs siècles chez un très grand nombre de peuples. Des auteurs[5] ont même voulu établir que l’humanité tout entière, dans une évolution primitive, aurait passé par cette phase : le gouvernement des mères. Ce qui rend cette hypothèse plus que douteuse est que l’on ne trouve point l’institution du matriarcat chez les peuples primitifs très inférieurs, tels que les tribus les plus arriérées du Brésil et les Indiens de la côte californienne : c’est chez des peuplades ayant déjà derrière elles un long passé de civilisation qu’il faut chercher les formes de la famille matriarcale[6].

L’état le plus barbare de la société est celui durant lequel l’homme domine, non parce qu’il est le père, mais parce qu’il est le plus fort, qu’il apporte la plus grosse part de nourriture et distribue les coups, soit aux ennemis, soit aux faibles de la horde. D’ailleurs, les enfants peuvent être laissés à la mère pour qu’elle en garde complètement la charge et la direction, sans que le père se croie tenu de la respecter et de la traiter en égale : elle est génitrice, nourrice, servante, mais lui reste absolument le maître.

N° 34. Pays des « Amazones ».
D’après Coudreau, ce sont les femmes uaupés qui ont donné lieu à la légende de laquelle le grand fleuve de l’Amérique du Sud tire son nom.

Le matriarcat proprement dit, impliquant déjà un certain raffinement de mœurs, est de beaucoup supérieur aux âges de la force brutale et de la promiscuité, s’ils existèrent jamais, de même qu’à la période de la propriété possédée en commun par tous les ayants droit d’un groupe familial. Même à l’époque où la horde traînait avec elle tout le troupeau des enfants, ceux-ci devaient naturellement se grouper derrière leur génitrice et contribuer ainsi à lui donner peu à peu la direction de la famille, que des circonstances heureuses développaient en pouvoir social et même politique. Le père étant inconnu, ou du moins négligé comme un être d’aventure, la mère réunissait autour de son foyer ceux qu’elle avait allaités et dressés à la vie. La maternité se développait ainsi au milieu de la barbarie primitive et donnait la première impulsion à la civilisation future[7]. Sur les côtes de l’Amérique méridionale, où les liens de la famille sont très relâchés pour la plupart des hommes, et où prévaut une semi-promiscuité, le matriarcat s’organise naturellement[8].

Musée du Louvre.

combat des amazones
Bas-Relief antique. — Fragment d’un bouclier.

L’influence capitale de l’enfant sur la constitution du matriarcat restant hors de doute, il est certain que l’action du milieu géographique doit avoir eu aussi quelque part dans cette évolution sociale. Ainsi dans les pays où la cueillette des fruits et la recherche des racines furent le principal moyen de trouver la nourriture, les femmes, que leurs fonctions de mères et de nourrices indiquaient déjà pour occuper le premier rang, avaient aussi d’autres chances en leur faveur comme dispensatrices de la vie matérielle. Ces chances étaient encore accrues dans les régions peu menacées de guerre, où l’homme ne s’élevait pas du coup à la première place en qualité de défenseur ou de conquérant[9]. Cependant il n’est pas certain que la guerre même ait
amazone dahoméenne
D’après une photographie.
toujours donné la suprématie aux hommes, car la légende relative aux amazones, dans l’Ancien Monde et le Nouveau, est trop générale pour qu’on n’admette pas le fait d’une antique domination politique de tribus guerrières commandées par des femmes. D’ailleurs, il n’y a pas que la légende, les exemples de femmes qui furent de véritables chefs ne manquent point dans l’histoire.

Mais que des amazones aient ou non existé en tribus politiques distinctes, il est incontestable que diverses peuplades ont absolument reconnu le pouvoir des femmes, et que chez d’autres, les hommes, tout en exerçant la domination, se réclamaient toujours de la famille maternelle. Hérodote, en un passage célèbre[10], dit que les Lyciens portaient le nom de la mère au lieu de celui du père, et que leur état se réglait d’après celui de leur génitrice. Les inscriptions lyciennes, confirmant le dire du grand voyageur historien, ne mentionnent que les noms de la mère[11]. Aux exemples de matriarcat dans l’antiquité recueillis par Bachofen, Mac Lellan et de nombreux voyageurs ont ajouté les faits appartenant au monde contemporain parmi les populations non policées.

Pour ne choisir qu’une forme typique de cet état social, on peut citer des montagnards de l’Assam, au sud du Brahmaputra, les Garro et les Khasia. Même de nos jours, malgré l’influence des Indous et d’autres populations à type patriarcal, ces tribus se divisent en clans ayant conservé le nom de mahari, c’est-à-dire « matries ». Apparentés aux Tibétains, qui ont aussi des restes de gynécocratie, ces peuples voient toujours dans la femme le chef de la famille. C’est la vierge garro ou khasia qui fait au jeune homme la proposition de le prendre pour mari ; c’est elle aussi qui procède à l’enlèvement de l’époux choisi, accompagnée de ses amis et des servants du clan maternel. Le divorce appartient à la femme : à elle de jeter, quand il lui plaît, cinq coquillages en l’air pour que la séparation soit prononcée et que le mari rentre dans sa mairie première, en abandonnant les enfants à la dominatrice. Même quand l’homme a été toléré pendant toute sa vie, il lui faut divorcer le jour de sa mort : ses cendres sont renvoyées vers le lieu de son origine, tandis que la femme est brûlée avec honneur dans sa matrie ; plus tard, les urnes des enfants seront placées à côté de l’urne maternelle[12].

Dans le Nouveau Monde, on peut citer des exemples analogues, notamment celui des Hopi de l’Arizona. Ce sont les femmes qui possèdent les demeures et y reçoivent les maris en qualité d’hôtes. Les enfants appartiennent à leur clan et pendant toute la période de labeur, les pères doivent apporter le produit de leur travail comme tribut : ce sont eux qui tissent et cousent les vêtements de femmes[13].

En classant tous les faits relatifs à la constitution de la famille primitive chez les diverses contrées du monde, Cunow a pu démontrer nettement qu’il existe une dépendance étroite entre la constitution familiale et les conditions économiques. Ainsi n’a-t-on jamais rencontré d’institutions franchement matriarcales chez les peuples pasteurs.

N° 35. Pays du Matriarcat.

Même dans les hordes errantes où la descendance était réglée par la famille maternelle, comme chez les Ova-Herrero de l’Afrique méridionale, avant que la conquête — peut-être même la destruction par une armée coloniale d’Europe — n’ait modifié leurs mœurs, la femme était loin de porter le sceptre : elle obéissait, parce que la fortune vient presque en entier du travail de l’homme. C’est lui qui mène les bêtes au pâturage, qui les soigne et les protège contre l’ennemi, animaux féroces et maraudeurs ; c’est lui qui trait les vaches et fabrique les fromages ; il possède en même temps la force et la supériorité dans le groupement économique : les survivances matriarcales du passé n’empêchent pas la domination effective de l’homme.

Mais là où l’agriculture devient le travail exclusif des femmes, là où les maris et les fils sont presque toujours occupés au dehors, à la chasse, à la pêche, à la guerre, la situation est absolument différente, là c’est à la femme qu’appartient le rôle utile par excellence dans l’économie générale de la tribu. L’agriculture lui fournit des récoltes de quantité à peu près constante, tandis que les produits apportés par l’homme varient suivant les aventures, les hasards et le temps. La prospérité commune dépend absolument de la bonne gestion des mères, de leur esprit d’ordre, de la paix et de la concorde qu’elles introduisent dans la maisonnée. L’affection naturelle que leur portent les enfants groupés autour d’elles se développe en une sorte de religion. Nulle décision ne peut être prise sans qu’on les ait d’abord consultées : dispensatrices absolues de la fortune familiale, elles finissent même par devenir les régulatrices de toutes les affaires sociales et politiques ; quoique les plus forts, les mâles s’inclinent devant la souveraineté morale.

Chez les Wyandot de l’Amérique du Nord[14], le grand conseil de la nation se composait de quarante-quatre femmes et de quatre hommes, lesquels n’étaient en réalité que les agents exécutifs de la volonté féminine[15]. Mais dans les sociétés plus développées, où l’agriculture a pris une telle importance relative que l’homme abandonne presque complètement la chasse et la pêche pour labourer avec force le sillon, le pivot social change dans le groupement des individus, et de la grande famille matriarcale évolue la grande famille patriarcale, comme nous la trouvons chez les anciens Chinois, chez les Japonais et les Romains (H. Cunow).

D’ailleurs, le mot de « matriarcat » prête à confusion. On s’imagine volontiers que l’autorité de la mère sur les enfants implique la domination dans la famille et du moins l’égalité de la femme avec le père ; mais ce sont là choses très différentes.

La puissance maternelle n’empêche nullement la brutalité du mari : il n’y a, pour ainsi dire, que simplification du travail dans le gouvernement de la famille. Ainsi, chez les Orang-Laût, qui habitent la péninsule de Malaca, les enfants appartiennent à la mère seule, ce qui est bien le régime du matriarcat ; néanmoins la femme mène une existence des plus malheureuses : le mari la bat et ne lui permet pas de manger en sa présence[16].

Dessin de George Roux, d’après une photographie.

le grand conseil des femmes, chez les wyandot

De même en Béarn, ainsi qu’au Japon, le mari d’une héritière, aînée des enfants, va demeurer chez elle et reçoit d’elle son nom, qui est en même temps celui de la terre et qui devient celui de toute la famille : on pourrait en conclure à l’existence d’un véritable matriarcat, mais le mari, quelle que soit sa déférence envers l’héritière qui lui donne la fortune et le nom, n’en reste pas moins le chef, le maître incontesté[17].

La polyandrie est une forme d’union qui dérive naturellement du matriarcat. Dans l’union de l’homme et de la femme, les deux éléments ont une tendance à maintenir quand même leur personnalité et par suite à prendre la prédominance suivant que l’un ou l’autre se trouve favorisé par le milieu. Or la femme, absolue maîtresse de ses enfants, subordonnant l’homme à son pouvoir et comptant seule comme volonté dans la famille, n’avait point à combattre une opinion hostile en prenant successivement, ou à la fois, plusieurs favoris : reine, elle n’avait qu’à choisir. Mais son cœur étant volontiers fidèle conservateur des premières impressions, elle prenait d’ordinaire, même en pleine polyandrie, l’habitude de maintenir la cohésion familiale, en se donnant pour époux communs tous les fils d’une même mère. C’est la forme du mariage qui prévalait jadis au Tibet — le pays des Bod — et chez toutes les populations de même origine.

La polygynie est, dans le patriarcat, l’institution correspondante à celle de la polyandrie dans le matriarcat. Toutefois le contraste n’est pas toujours absolu entre les deux types de mariages que caractérisent la domination des mères et celle des pères. Ainsi l’exemple que les auteurs se plaisent à citer comme témoignage de l’ancien matriarcat indique pourtant la transition entre les deux systèmes : Draupâdi, l’épouse des cinq fils de Pandu, est bien la « reine », mais non la maîtresse de la famille ; tout en s’étant donné plusieurs maris, elle n’a point gardé le gouvernement de la maison : elle obéit. La forme patriarcale se mêle donc, en ce cas particulier, à la forme matriarcale.

Un autre exemple que l’on cite volontiers est celui des Naïr de la côte de Malayalam ou Malabar ; mais dans ce cas également, les deux régimes se sont entremêlés. Il est vrai : les femmes naïr, appartenant à l’ancienne nation guerrière et dominatrice, choisissent et varient leurs époux, mais elles sont tenues de les prendre parmi les brahmanes, la caste envahissante venue du nord, armée de science et de ruse, habile à gouverner en s’abritant sous les hommages rendus à une suzeraineté officielle.

Les types de ces unions varient suivant l’influence plus ou moins grande des éléments ethniques représentés, mais tous offrent le caractère d’un compromis entre des institutions diverses et s’agencent d’une manière bizarre et compliquée. L’exemple le plus original de pareils mariages est peut-être la « grande union » collective : époux brahmanes et femmes naïr se groupant en sociétés de plusieurs individus, même de douze par sexe, dont chaque membre, homme et femme, a droit sur les autres membres du sexe opposé[18]. Ce n’est ici ni le matriarcat ni le patriarcat, mais un système double de polygamie et de polyandrie, un retour savant vers la promiscuité, mais sous une forme strictement réglée, entre propriétaires associés. Il a fallu tout un mélange d’astuce et de dépravation théologiques pour arriver à de pareilles combinaisons. Les types sociologiques sont aussi entremêlés que les races.

Le patriarcat, qui, sous diverses formes, en dehors de l’union libre, est devenu le type presque universel du mariage dans les sociétés modernes, a dû, comme le matriarcat, prendre ses origines non seulement dans la préhistoire, mais encore dans la préhumanité. La différence des milieux et de l’évolution a fait surgir nécessairement des divergences de détail fort nombreuses : toutefois on peut dire, d’une manière très générale, que le matriarcat s’explique par un fait naturel, « la naissance de l’enfant », et que le patriarcat a pour origine un acte de force, l’enlèvement, la conquête, faits d’ordre historique[19].

Ce n’est donc point, comme l’imagine Mac Lellan, par suite d’une évolution lente que le patriarcat a succédé aux premières formes matrimoniales du groupement naturel des enfants, mais, au contraire, cette institution provient de causes violentes, d’événements brusques, et l’évolution a été tout à fait distincte, indépendante, ce qui n’a pas empêché des combinaisons et des mélanges à l’infini entre les deux types de mariages.

L’origine de la première « famille » dans le sens patriarcal, famille bien différente de celle que l’on entend de nos jours par ce mot, fut exactement la même que l’origine de l’État. Le chef vainqueur s’empare d’un pays et de tous les habitants qui s’y trouvent : c’est un fondateur d’Empire. Chaque guerrier qui fait partie de la bande conquérante a sa part de butin, terre, choses et hommes. Tout ce qui obéira désormais en qualité d’esclave ou de concubine fait partie de la « famille », terme qui désigna primitivement l’ensemble des biens, meubles et immeubles, enfants et serviteurs[20].

Et le pater familias lui-même, le maître de la famille, n’était point à l’origine considéré comme le géniteur, mais uniquement comme le protecteur de tout le petit État qui lui était échu par conquête ou par héritage : le « père » peut le devenir par l’entremise d’un serviteur ou d’un parent ; jusqu’après sa mort, il acquiert des enfants légitimes par l’institution du « lévirat » qui oblige le frère à épouser la femme du frère défunt.

Outre la guerre, fait capital dans la fondation de cette première famille patriarcale, les autres conditions du genre de vie contribuèrent à la prise de possession du pouvoir par l’homme. Chez les groupes vivant uniquement de la chasse, le mâle porte la nourriture au logis, tandis que la femme n’a qu’à garder les enfants à la maison et à s’occuper des travaux du ménage. Il est donc inévitable qu’en une pareille situation le père jouisse de la plus grande autorité : dieu dispensateur de la chair et du sang, il peut se figurer qu’il a, de la part des siens, quelque droit à l’adoration. Chez les peuples nomades, les mâles, étant les plus forts, ont à capturer, à dompter et à tuer le bétail ; ils prennent aussi tous les droits sur les femmes plus faibles, désignées par la nature pour la préparation des mets, pour le soin des enfants de l’homme et des petits de la bête. Le patriarcat, toutes choses égales d’ailleurs, doit en conséquence s’aggraver singulièrement chez ces pasteurs, surtout lorsqu’ils sont en même temps des guerriers et cherchent à s’asservir d’autres populations. Chaque nouvelle fournée de captifs réagit sur la famille du vainqueur et rabaisse en proportion les droits de l’épouse.

Par suite de la lutte entre les deux principes, dérivés, l’un de la solidarité naturelle entre l’enfant et la mère, l’autre de la violence exercée par les capteurs mâles, les deux types de mariage, le matriarcat et le patriarcat, se sont développés côte à côte dans la série des âges et suivant les vicissitudes des hommes, prenant ou perdant en force relative, sans jamais garder comme institution le point d’équilibre, qui est la parfaite égalité de droits entre les individus, et par conséquent entre les sexes.

Cependant, à Sumatra, les trois formes de mariage étaient nettement reconnues : le jugur, par lequel l’homme achetait la femme ; l’ambet-anak, pas lequel la femme achetait l’homme, et le semando ou ménage des égaux[21].

De même chez les Hassanyé et les Hamites du Haut-Nil, on reconnaît souvent à la femme mariée sa part dans les produits de la culture. Dans l’antagonisme continu des régimes, le patriarcat est, ainsi que nous le montre l’histoire, celui qui prévalut le plus souvent, et la cause en est aux difficultés de la lutte pour l’existence, qui demande l’emploi de la force, et au résultat des conflits qui se produisent dans les familles elles-mêmes.

L’entremêlement des traditions et des idées montre que partout, même chez les populations essentiellement patriarcales, se maintiennent encore quelques restes de l’ancien matriarcat, très bizarres parfois, comme chez les Ba-Luba du Kasaï, où les femmes sont de vraies esclaves, acquises à prix d’argent, mais où elles président pourtant comme « anciennes » à la bénédiction des semailles[22]. Ailleurs, notamment dans les sociétés berbères, la femme, serve elle-même, n’en protège pas moins l’étranger, comme une divinité. De même, dans notre moyen âge, la main d’une femme remplaçait le contact d’un autel. Les traces en sont devenues tellement faibles dans les sociétés modernes, fondées sur le droit du mari ou du père, que la vertu elle-même, virtus était considérée naguère comme le monopole du mâle[23]. Et naturellement cette prétention exclusive à la vertu dut engendrer tous les maux : jalousie féroce du mari propriétaire, brutalité dans l’éducation des enfants, brûlement des veuves, pratique et finalement devoir de l’infanticide.

On sait ce que certaines contrées de l’Inde guerrière étaient devenues sous ce régime. Au cours même de nos civilisations toutes récentes, jusqu’en plein « siècle des lumières », n’avons-nous pas vu les Radjputes ou « Fils de Rois », ces types de l’honneur traditionnel, se marier invariablement par la voie du rapt, laisser brûler leurs mères sur le bûcher paternel, et tuer presque toujours leurs filles, dans la crainte de ne pouvoir les marier avec assez de richesse et d’éclat ?

On constate, dans ce cas, combien le groupement social formé par le clan, la tribu ou la nation et consolidé par la morale traditionnelle a plus d’influence que les sentiments naturels manifestés dans le mariage et dans la parenté. Ces affections, ces convenances personnelles ont à s’adapter aux conventions dictées par l’opinion publique ou sont impitoyablement écartées. La volonté commune du groupe s’impose par dictature, et d’autant plus puissamment que la tradition est de plus longue provenance et moins raisonnée : « C’est ainsi que l’on a fait de tout temps » ! Il y aurait donc mort rapide de toute association par manque de renouvellement si les vicissitudes de la vie ne se chargeaient de modifier les groupements par des associations croisées ou de violentes disruptions.

Sous sa forme primitive, la société commençante des hommes, que les besoins de l’entr’aide et de la lutte ont reliés en une seule bande, n’a pas encore eu le temps de se constituer en un ensemble bien défini et les individus n’y sont pas encore rattachés d’une manière très solide. La grandeur de ces groupements varie : chez les Aeta de Luzon, Blumentritt les évaluait à 20 ou 30 associés ; dans l’Australie centrale, ils sont de 30 à 50 (Fison) ; au Brésil, les Botocudo s’associaient à 80 ou 100 compagnons ; les Bushmen de l’Afrique méridionale étaient plus nombreux, de 100 à 200 (Burchell).

Mais la horde n’est, pour ainsi dire, que la matière humaine dans laquelle la société plus savante, groupée en clans, en tribus, en nations, puise ses éléments pour s’organiser, conformément aux mille combinaisons qui conviennent au genre de vie et à l’idéal des communautés en formation.

À cet égard, la variété des constitutions est infinie et les individus ont à s’y accommoder de la façon la plus différente, suivant les milieux, les croisements, les alliances et les conquêtes. L’intégration des groupes secondaires dans les unités nationales plus vastes tend à se faire toujours de manière à sauvegarder les individualités ethniques traditionnelles, mais l’héritage du passé se modifie constamment.

On sait comment les tribus des Peaux-Rouges et celles de l’Australie cherchent à conserver la mémoire et l’orgueil de leur origine par les totem et les kobong, c’est-à-dire par les symboles des animaux ou des plantes dont les diverses tribus portent le nom révéré[24].

C’est principalement chez les peuples chasseurs que la tradition totémique s’est le mieux maintenue, parce que le représentant du clan est souvent exposé à se rencontrer dans la forêt ou la savane avec l’animal dont il se dit le Frère.

N° 36. Pays de l’Honneur et de l’Infanticide.
(Voir page 253.)

Certaines nations se sont vouées en entier à quelque dieu protecteur : tels les Lièvres, les Serpents, les Loups, les Renards ; d’autres se composent d’une multitude de clans ou même de familles vivant côte à côte comme des animaux d’espèces diverses dans une ménagerie[25] : tels sont les villages des Indiens Moqui et Zuni dans les provinces de Tusayan et de Coriba (Arizona et Nouveau-Mexique). Ailleurs, surtout en Afrique, en Océanie, les traditions d’hérédité sont indiquées surtout par les dessins du tatouage, les marques cicatricielles, les ornements de la peau ; mais ici l’influence de la religion et de la descendance se mêle diversement avec l’art.

village d’oraïbi, arizona
On remarquera l’entrée des chambres souterraines, les kiva, dont l’usage se rattache surtout à la célébration des rites.

L’instinct de l’appropriation, qui, dès les origines, s’était manifesté dans l’animalité et la préhumanité chez les pères et les mères, chez les géniteurs et chez les enfants, dans l’ensemble des clans et des tribus, ne pouvait se borner aux personnes ; il s’étendit également aux choses.

N° 37. Clans du village d’Oraïbi.
A. Ours.
B. Araignée.
C. Serpent.
D. Aigle.
E. Soleil.
F. Faucon.
G. Katcina.
H. Perroquet.
I. Putois.
J. Blé.
K. Roseau.
L. Lézard.
M. Lapin.
N. Sable.
O. Coyote.
P. Hibou.
Q. Are.
R. Gourde (melon).
S. Mite (papillon).
T. Grue.
U. Mescal (jus fermenté de l’Agave).

La propriété se constitua ; toutefois ce ne fut point la propriété telle que les économistes la comprennent aujourd’hui. Les primitifs étaient naturellement portés à considérer comme leur appartenant la pierre qu’ils avaient taillée ou le vase qu’ils avaient formé de leurs mains, et même lorsqu’ils donnaient à d’autres cet objet fabriqué par eux, le libre don établissait nettement leur qualité de propriétaire, mais ils ne s’imaginaient point, que la carrière d’où ils avaient retiré le silex, ou le champ de lave qui leur avait fourni l’obsidienne nécessaire à leur industrie pussent devenir leur propriété personnelle.

Ils ne s’attribuaient point la savane, le fleuve ou la forêt comme leur domaine particulier, et n’auraient même pu se figurer que pareille mainmise eût été possible, car rien dans les mœurs de la tribu maternelle ou dans celles des autres peuplades qui parcouraient la Terre n’aurait pu les préparer à cette conception des choses. Pour la recherche de la nourriture ne fallait-il pas suivre librement la piste de l’animal à travers l’étendue herbeuse ou boisée, ou bien ramer, voguer vers les phoques ou les bancs de poissons ? Notre ancêtre avait toujours devant lui l’espace illimité. Même lorsqu’il commença à cultiver le sol, il se réservait de changer l’emplacement des semailles après sa récolte et tout compagnon qui venait reprendre la terre abandonnée par lui était le bienvenu. Le moissonneur ne se considérait pas comme propriétaire du terrain producteur plus que ne l’est la marmotte après avoir engrangé ses récoltes de graines à la fin de l’automne.

Seulement, en l’absence de tout droit écrit, un sentiment d’équité naturelle devait régler les rapports entre les diverses peuplades. Une sorte de « droit des gens », né de l’état même des choses, interdisait au groupe de chasseurs, de pêcheurs ou de fouilleurs la poursuite de son industrie en un territoire habité par un autre groupe, et ces conventions tacites, favorables à l’intérêt de tous, étaient généralement observées. La propriété collective se constituait donc, sans que des limites précises indiquassent le partage des domaines entre les tribus, et souvent même des espaces déserts, des lisières ou « marches » sans occupants restaient soigneusement évités de part et d’autre afin qu’il n’y eût aucun prétexte de conflit. Ainsi purent se maintenir longtemps des propriétés collectives où le travail et le parcours en commun, avaient la même jouissance de tous pour corollaire ; mais le seul fait que des tribus bien distinctes les unes des autres détenaient un certain territoire comme appartenant à l’ensemble des individus impliquait déjà le principe de la future propriété privée dans le sens moderne du mot.

En effet, tout changement produit dans l’intérieur de chaque communauté ou tout conflit extérieur pouvaient modifier l’équilibre au profit d’un membre particulier du petit corps social, clan ou tribu. Telle distinction spéciale accordée à un grand chasseur, à un guerrier heureux, à un habile prophète ou médecin lui permettait ordinairement d’accaparer une part plus grande des animaux, du sol ou des produits pour lui et sa maisonnée de clients ou d’esclaves. Ou bien, l’accroissement de la population dans un district ayant rétréci l’espace que s’était réservé le clan, la lutte pour l’existence qui en résulta amena des combats, et, par suite, tel ou tel individu qui s’était distingué, en capturant, par exemple, tous les habitants d’une hutte, put se croire autorisé par cela même à employer ses nouveaux esclaves, soit à la garde du troupeau qu’ils faisaient paître dans la savane environnante, soit à la culture du champ qu’ils avaient défriché. Sa bravoure ayant, paru à la communauté digne d’une récompense spéciale, on lui avait laissé le butin conquis.

Un des mots sanscrits les plus communément employés dans les Veda pour rendre le sens de « bataille » est gavishti, soit littéralement la « lutte pour les vaches »[26].

Dès les périodes préhistoriques, la propriété, due soit à la capture, soit à toute autre cause, se manifestait par des indices de possession, tels que des marques tracées sur le poil ou la chair de l’animal. Les chevaux devaient déjà suivre l’homme à l’époque magdalénienne, à en juger par le licol que l’on voit représenté sur une gravure de cheval, par la couverture rayée que l’on distingue sur un autre dessin. C’est la grotte de Combarelles, près des Eyzies, qui a fourni ce précieux témoignage[27]. Une figuration de mammouth semble porter aussi des traces de caparaçon, et dans ce cas l’énorme bête aurait précédé l’éléphant comme animal domestique.

La guerre sous ses mille formes, telle fut l’une des grandes causes, la plus importante de toutes celles qui amenèrent la constitution de la propriété privée. Jadis la plupart des économistes se plaisaient à trouver à l’appropriation du sol la plus noble origine, le travail. Mais l’observation de ce qui se passe chez les primitifs actuels montre que ce point de départ dut être bien exceptionnel. Le labeur accompli dans une communauté par l’un des membres profite naturellement à l’ensemble des co-participants, sans que pour cela ceux-ci songent à décerner à leur compagnon zélé un privilège qui le distingue absolument des contribules. Les inégalités de pouvoir produites par les luttes intestines et les guerres expliquent bien mieux les inégalités de possession qui s’introduisirent dans le gouvernement des sociétés.

figuration de cheval (grotte de combarelles)

1/8 grandeur du dessin préhistorique.

Mais, quelque forme qu’ait prise dans l’histoire l’appropriation d’un champ, d’un district ou d’une province par un seul individu, il reste toujours dans le souvenir des hommes et dans le droit traditionnel ou écrit des traces d’une forme antérieure de propriété collective. En maints endroits, les propriétaires de domaines particuliers travaillent ensemble les jours de fête et la terre redevient commune, notamment à Guam, l’île principale des Mariannes[28]. L’illusion du passé renaît joyeusement. Quel bonheur dans les villages de l’antique Béarn, lorsque tous, du vieillard aux enfants, se réunissent dans les granges, pour « éperruquer » les épis de maïs, en écoutant les histoires de la vieille grand’mère ou les chants des jeunes filles !

figurations d’animaux grotte de combarelles
La bande d’animaux est la représentation à l’échelle approximative de 1 : 40 d’une portion de la paroi de la grotte ; la tête de cheval est à 1/8 de grandeur du dessin préhistorique ; les hachures représentent des stries de peinture noire.

Là où les terres sont divisées suivant leur nature, et où les champs cultivés sont devenus strictement des propriétés particulières, la communauté garde encore quelques droits collectifs sur les forêts ; les pâturages, et les terres sans valeur restent la propriété de tous. Même là où l’expropriation des pauvres a été complète, la tradition se maintient. Le lord anglais qui parcourt ses domaines d’Irlande comprend fort bien le sens caché du regard que lui lancent les paysans. La guerre se trouve donc par ses conséquences l’artisan le plus redoutable de l’inégalité entre les hommes. Un jeune guerrier, plus fort, plus souple, plus adroit, plus rusé que les autres et peu soucieux du respect traditionnel dû aux anciens et aux coutumes, avait grande chance de s’élever au-dessus des camarades, et d’être reconnu comme chef, non seulement pendant les expéditions de guerre, mais aussi d’une manière permanente, pendant les trêves et durant la paix. Ce fut le commencement de l’institution qui a pris sa forme définitive dans la monarchie, c’est-à-dire le gouvernement d’un seul, placé, de droit ou de fait, au-dessus des lois. Des millions de Louis XIV en germe ont précédé le « Roi-Soleil ».

Ainsi que Gumplowicz l’a fait remarquer très justement, la monarchie est aussi ancienne que l’humanité : elle est plus ancienne même, puisqu’elle existait déjà dans le monde animal[29]. Comme la plupart des institutions humaines, celle-ci était née chez nos ancêtres, les bêtes de la savane et de la forêt : mainte famille d’animaux avait son roi, comme le racontent les fables. Notamment certaines espèces de singes ont des chefs reconnus, devant à leur force physique, à la puissance de leurs bras, à la vigueur de leurs morsures le respect dont les entourent les autres singes de la peuplade. Les mêmes passions ont de part et d’autre des conséquences analogues et pendant le cours des âges les pratiques se sont toujours continuées de génération en génération et d’aïeul animal en héritiers humains, conformément au naturel atavique.

D’ailleurs les langues, interprètes de la pensée, nous montrent d’une manière évidente la genèse de la royauté. Dans presque tous les parlers humains, les titres appliqués aux chefs et aux nobles sont issus du fait de la lutte[30]. L’ « empereur » est celui qui commande la bataille ; le « dictateur » dicte des ordres à ses soldats ; le marechal, le sénéchal, le connétable sont préposés à la conduite de la cavalerie ; le « duc » ou « herzog » conduit les bandes, le « jarl » ou « earl » est l’homme fort par excellence, le preux qui frappe à mort, le « chevalier », l’ « écuyer », le « valet » se tiennent côte à côte dans le combat[31]. Cependant quelques titres expriment seulement d’une manière générale le fait simple de la domination, soit en paix, soit en guerre, telle l’appellation de « roi ». Dans les langues germaniques, les mots kning, kôonig, king attribuent même à celui qui commande une intelligence, une connaissance supérieure des choses. Déjà le sujet s’humilie devant son maître ; il appartient à des générations asservies depuis assez longtemps pour être devenues courtisanes.

vache marquée et ornée (pays des masaï, afrique orientale)

La monarchie a pu d’autant mieux se consolider chez l’homme qu’il est lui-même un animal « domesticable[32] » comme le chien et tant d’autres espèces. Dompté soit par la flatterie, soit par la terreur, puis maintenu dans la servitude par l’accoutumance, l’homme laisse prendre ses forces et sa vie par celui qui possède le vouloir ; mais, tout en abandonnant la dignité de sa personne, il reste homme par l’affection, les sentiments du respect et de la vénération, et c’est précisément celui qui lui a ravi la fierté qu’il finit souvent par aimer, respecter et vénérer plus que tous autres. « Chien couchant », il rampe aux pieds du maître qui l’insulte et le frappe.

C’est aussi dans le monde antérieur à l’homme que naquit et se développa cet esprit d’obéissance et d’abandon moral, encore si commun à notre époque, qui permit la naissance des monarchies en un grand nombre de sociétés humaines et qui, pendant le cours de l’histoire, facilita la fondation de ces fameux empires où des milliers d’hommes étaient heureux de se prosterner dans la poussière sur le passage d’un de leurs semblables. Que de fois le dernier hommage de ceux qui périssaient pour le caprice d’un monarque ne s’est-il pas élevé vers celui qui d’un signe les envoyait à la mort ! Cæsar, morituri te salutant ! ce n’était point la suprême ironie du désespoir, mais bien le dernier acte de l’adoration.

Dans un des petits États des îles Palaos, les chefs portent le titre de mad[33] ou « mort » : nul, pense-t-on, ne peut les regarder sans mourir.

La tendance à l’imitation est aussi un des phénomènes naturels qui ont le plus contribué à développer l’esprit monarchique dans l’humanité : le faible aime à se modeler sur le fort, le pauvre sur le riche, le laid sur le beau et même le beau sur le hideux devenu souverain.

Il était donc inévitable que le fait d’imitation spontanée fût par degrés érigé en loi, en devoir. Là où la force est solidement constituée, quel est le sujet qui oserait se soustraire à l’obligation de copier son maître ? L’imitation se fait donc, lointaine, respectueuse, par la population tout entière, et cette imitation se changeant peu à peu en une sorte de stupeur, la parole, la pensée deviennent d’autant plus serviles.

Ainsi dans les îles Fidji, lorsqu’un chef tombait sur un sentier raboteux, tous ses compagnons affectaient de tomber également, et si un seul homme restait debout, il était tout aussitôt frappé par ses camarades comme un insolent et un rebelle[34]. De même, lorsque le « Grand Roi », vieillard et cacochyme, se plaignait du poids des ans, quel courtisan ne prétendait au mérite d’être comme lui faible et souffreteux ? Une reine a-t-elle le malheur d’être laide ? Ressembler à sa laideur est devenu la grande beauté. Est-elle difforme ? Il convient de se donner l’apparence d’une difformité semblable. Il est de solides privilèges que se réservent les souverains et qui restent interdits au commun des mortels ; mais ceux-ci ont toujours la ressource de singer leurs maîtres par des grimaces permises, réputées de bon goût.

Un vieil instinct humain mène à la turpitude. (Hugo).

En même temps d’autres passions agissent dans des milieux différents et poussent à l’insurrection, suscitant l’héroïsme. Nulle part les circonstances ne sont identiques et par conséquent, les résultats politiques de la lutte entre tel groupe d’hommes asservis à une volonté supérieure et tel autre groupe dont les membres conservent, à divers degrés, tout ou partie de leur volonté individuelle doivent varier dans tous les lieux et à tous les âges. Cependant, au point de vue spécialement géographique, il importe de savoir comment les formes politiques des sociétés correspondent normalement aux diverses formes terrestres dans l’évolution primitive de l’humanité, et l’on peut établir à cet égard des règles générales, qui prévalurent aussi longtemps que la constitution de grands États centralisateurs disposant de moyens de coercition formidables ne vint pas effacer les contrastes originaires.

Prenons, par exemple, un pays de montagnes, dont la population, forcément clairsemée, se répartit par faibles communautés en des vallées d’étendue peu considérable, bien limitées par des cluses de passage difficile et par des arêtes de rochers qu’obstruent souvent les neiges ou les glaces. En ces petits mondes fermés, chacun a son travail défini par les conditions mêmes du milieu, et les journées sont bien remplies : fenaison et engrangement, jardinage, coupe des bois, surveillance des bestiaux, fabrication des fromages sont les besognes qui s’imposent pendant toute la partie vivante de l’année, et, pour un grand nombre des natifs, le travail continue pendant la saison froide, grâce à l’émigration temporaire. La défense est facile, vu l’escarpement des roches et l’inaccessibilité des chemins, et, dans le cas où ces conditions n’empêcheraient pas les ennemis d’attaquer les montagnards, la tactique à suivre n’a rien de compliqué qui oblige ceux-ci à s’en remettre à un chef unique pour l’intérêt de la patrie minuscule.

Chaque individu, de par ses habitudes et la conduite de sa vie, a volontiers confiance en soi-même : il peut bien s’entendre avec le « premier des pairs », avec le combattant reconnu de tous comme le plus vaillant ou le plus rusé, et cela même constitue pour celui-ci une certaine autorité effective en temps de péril public, mais que l’opinion ne sanctionnerait pas en temps ordinaire et qui est par conséquent presque nulle. Le danger du commandement ne prend un caractère de gravité redoutable que lorsque des tribus de montagnards dévalent en masse de leurs hauteurs pour faire la conquête des plaines basses et y fonder des empires, où ils changent, rapidement de mœurs et finissent par se perdre dans les nations ambiantes plus civilisées.

Les vallées de l’Himalaya et de l’Hindu-kuch, celles du Szelchuen, du Caucase, des Apennins, des Pyrénées, des Alpes occidentales offrent de très nombreux exemples de ces petites démocraties locales qui subsistèrent pendant des milliers d’années et dont plusieurs se sont maintenues sous des formes modernes. Dans la presqu’île de Malacca et les grandes îles indo-malaises, dans les îles chinoise de Haïnan et japonaise de Formose, les régions de l’intérieur, étoilant leurs vallées sur le pourtour d’un massif en forme d’épine dorsale, sont également, ou du moins étaient naguère, habitées de populations républicaines dont les institutions se déterminaient par la division des hautes terres en domaines distincts.

Toutefois l’architecture du massif ou de tout autre système de montagnes peut être de nature à faciliter la constitution d’un empire. Ainsi les bassins lacustres où se trouvent les villes de Tezcuco et de Mexico et qu’appuie tout un cercle de plateaux devaient par leur position même donner une grande prépondérance aux populations qui les habitaient, et celles-ci en profitèrent pour asservir les habitants des vallées divergentes, beaucoup plus faibles et sans cohésion naturelle. De même, les familles gouvernantes des Inca, auxquelles s’étaient soumises les nations des Aymara et des Quichua, vivant sur les hauteurs andines, entre les deux cordillères se trouvaient nanties, grâce à la forme du relief continental, d’une puissance d’attaque véritablement formidable, dont elles ne manquèrent pas d’user contre toutes les peuplades voisines habitant sur les pentes extérieures des monts, d’un côté le versant du Pacifique, de l’autre les forêts de l’Amazonie. En Europe même, un pays de montagnes et de larges vallées intermédiaires, la Suisse, qui présente un caractère mixte au point de vue géographique, offre également une double évolution dans son histoire :

N° 38. Morcellement d’un territoire montagneux, il y a 600 ans.
Territoires ecclésiastiques. d. Uri. 2. Kyburg.
e. Stanz. 3. Habsburg.
A. Abbaye de Saint-Gall. f. Haslithal. 4. Falkenstein, Thierst, etc.
B. Evêché de Constance. g. Haut-Valais.
5. De Freiburg à Soleure et Brisgau (Zâhringen).
C. Abbaye de Saint-Blasien. h. Viège (Visp).
D. Evêché de Strasbourg. i. Val d’Aoste.
6. Lenzburg et Haute-Alsace (Hohenstaufen).
E. Evêché de Bâle. j. Tarentaise.
F. Evêché de Lausanne. k. Genevois. 7. Neuchâtel.
G. Abbaye de Saint-Claude. l. Savoie. 8. Brandis, etc.
H. Evêché de Genève. m. Barochage de Pontarlier. 9. Unspunnen, etc.
I. Evêché de Sion. n. Franches-Montagnes (1383) 10. Tellenberg.
J. Abbaye de Murbach. o. Tyrol. 11. Wissenberg. etc.
K. Abbaye de Dissentis. p. Valteline. 12. Gruyère.
L. Abbaye de Glaris. q. Vallées du Tessin. 13. Chablais.
M. Evêché de Coire. r. Bellinzona. 14. Faucigny.
Territoires démocratiques ou douteux. s. Bludenz, Sargans, etc. 15. Cossonay, etc.
t. Prättigau, Razuns, etc. 16. Bourgogne.
Territoires féodaux ou douteux. 17. Lorraine.
a. Zürich. 18. Maison de Wittelsbach.
b. Rapperschwyl. 19. Bergallia.
c. Schwytz. 1. Toggenburg. 20. Lombardie.
d’une part la défense victorieuse de son indépendance, grâce au cantonnement des pâtres en des bassins difficiles d’accès aux gens de la plaine, d’autre part l’extension conquérante de la communauté sur les campagnes inférieures. Ainsi la puissante Berne, à la fois plaine et montagne, oligarchie et république, s’empara du pays de Vaud, qu’elle opprima durement jusqu’à la fin du dix-huitième siècle ; les petits États associés qui entourent le lac des « Quatre cantons » tinrent sous leur domination politique le Tessin et la vallée du Rhin en amont du lac de Constance, de même que les grisons étaient maîtres de la Valteline, tels des aigles terrassant des moutons.

Diverses contrées non montagneuses offrent à leurs habitants des conditions analogues à celles que présentent des vallées de faible étendue, soit qu’elles se ramifient sur le pourtour d’un massif ou qu’elles soient disposées des deux côtés d’une longue arête. Même en des plaines continentales, en des régions marécageuses, sur des côtés maritimes, en des archipels, se rencontrent des districts qui par leurs conditions naturelles favorisent la naissance de petites communautés distinctes jouissant d’une réelle autonomie dans un organisme fédéral.

Ainsi le régime primitif déterminé par la nature même des lieux devait se maintenir jusque dans les temps modernes en des pays comme celui des Frisons, où les communications étaient rendues difficiles, du côté de la mer par le manque de profondeur et la violence des tempêtes, du côté de la terre par des marais et des prairies tremblantes. Les espaces asséchés et fertiles qui occupent la zone intermédiaire étaient autant d’îlots évités par le va-et-vient des conquêtes, et peuplés de gens ayant eu de siècle en siècle la pratique de la liberté : ils pouvaient espérer l’oubli, à moins que le désastre d’un déluge ne les forçât à sortir de leurs retraites pour prendre part aux guerres des voisins.

Des oasis parsemées dans les sables, comme celles de l’Egypte et de l’Arabie, de même que des îles voisines les unes des autres et peu différentes en grandeur et en ressources, notamment celles de la mer Egée et de certains parages insulindiens, offraient des avantages analogues pour faciliter une constitution républicaine des habitants. Des peuplades de bergers, vivant chacune dans un pli de la steppe, ont pu également se maintenir pendant de longs siècles dans un bel équilibre de paix et de liberté ; mais lorsqu’un conquérant les ramassait en une horde, c’est-à-dire en un « camp de guerre », ou bien que, refoulées en masse par quelque révolution de la nature ou de l’histoire, elles étaient forcées par contre-coup de se déverser violemment sur le monde, tout changeait brusquement dans leur genre de vie et dans leur influence sur les autres hommes.
Dessin de G. Houx, d’après des documents photographiques.
tribu de bergers ababes, vivant dans les steppes

Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression, comme par une fureur de vengeance, sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent ainsi, se hiérarchisent dans l’immensité des foules, ayant à leur tête un maître universel, à leur base une masse avilie d’esclaves, et comme intermédiaires une tourbe de gens, subordonnés d’une part, surimposés de l’autre, infligeant rageusement à leurs inférieurs les avanies dont ils ont eux-mêmes à souffrir.

L’organisation politique d’un ensemble considérable d’hommes dépend en très grande partie de leur nombre, car la domination d’un maître mystérieux sur des inconnus par l’intermédiaire de « lieutenants », de « proconsuls », de « vice-rois » est d’un maintien beaucoup plus difficile que les privilèges d’un camarade, d’un compagnon d’existence sur les centaines ou même les milliers d’hommes de son entourage.

Il est de toute évidence que les vicissitudes, les révoltes locales n’ont qu’une faible valeur historique en comparaison de révolutions embrassant des nations entières par une série de réactions directes ou indirectes. De là le rôle capital accompli dans l’évolution par tous les faits qui rompirent l’isolement des tribus, pour les mélanger avec d’autres sociétés, rapprochées ou lointaines, ou les unir en une seule masse par des fédérations ou des conquêtes. Les changements du relief et des contours terrestres provenant de commotions volcaniques, d’écoulement de laves, d’écroulements, d’inondations, de tempêtes eurent leur part dans le déplacement des peuples et leur remaniement, ainsi que les contagions et les fléaux de toute espèce, les guerres, les poursuites et les retraités.

Les découvertes de passages à travers les montagnes, les savanes, les forêts, les fleuves, les bras de mer furent aussi au nombre des grands événements survenus dans la préhistoire. Il est vrai que ces derniers faits durent pour la plupart passer inaperçus, s’accomplissant en détail par mille initiatives locales, mais ce n’en furent pas moins des œuvres d’une importance de tout premier ordre dans le développement de l’humanité.

Différents par les mœurs et les coutumes, la couleur et la nuance de la peau, le crâne, la structure des organes participant à l’émission de la voix, les groupes humains que le milieu découpait en hordes, tribus et nations se sont trouvés si parfaitement isolés les uns des autres que la bouche ne s’est plus accommodée à prononcer les mêmes sons ni l’oreille à les percevoir. Les langues se sont créées comme s’étaient formés les types nationaux et, comme ces mêmes types, elles ont cherché leur état d’équilibre, les unes pour se maintenir simplement, les autres pour gagner peu à peu en extension.

Autour du monde historique actuel constitué par les civilisations conscientes, se dessine le monde préhistorique des langues non écrites, ou recueillies seulement par les sociétés d’évangélisation religieuse françaises, allemandes, anglo-saxonnes surtout ; et ces divers parlers, dont le nombre s’élève à plusieurs milliers, évoluent très diversement suivant les conditions qui les entourent : soit l’isolement, soit les relations amicales avec le voisinage, soit les pressions latérales qui les forcent à se déplacer, à se transformer, même à périr.

En Océanie, dans les terres si nombreuses de l’Insulinde, la lutte s’est produite entre les langues générales à grande extension, telles que le maori, le malais et les idiomes locaux. Le contact, les échanges commerciaux ayant eu pour conséquence définitive d’unir, d’unifier les individus, il se trouve qu’après des millions d’années d’intercourse, les grandes langues de trafic ont étendu leur aire sur de grandes surfaces ; cependant il ne manque pas de petites tribus, à Célébès, dans la Nouvelle-Guinée, en Australie, possédant chacune, comme des nids d’oiseaux, leur parler différent. De même, dans le continent d’Afrique, de grandes langues conquérantes, l’arabe, le suaheli, le haoussa, divers idiomes bantou, et maintenant les jargons anglais et autres sabir l’emportent graduellement sur les langages naturels, mais que de petites communautés où l’on se comprend encore par des mots inconnus ailleurs !

L’Amérique méridionale est le continent où la population primitive est encore le plus clairsemée et où, par contraste, la série des vocabulaires distincts est le plus amplement représentée.

N° 39. Langues des Peaux-Rouges.
1. Algonquins. 20. Athapascan.
2. Iroquois. 21. Chinkokan et Wanlatpuan.
3. Sioux. 22. Kalapooian et Salichan.
4. Uchean. 23. Yakonan et Kusan.
5. Timuquanan. 24. Takilman, Lutuamian et Sastean.
6. Muskogies ou Creeks.
25. Quoratean, Weitspekan, Chimarikan et Wichoskan.
7. Tonikan.
8. Natchez. 26. Palaihnihan et Yanan.
9. Chitimachan. 27. Copehan.
10. Attacapan. 28. Pajunan et Wachoan.
11. Adaizan.
29. Kulanapan, Yukian.
30. Moquelumnan.
12. Caddoan.
13. Karankawan.
31. Costanoan, Mariposan, Esselenian et Moquelumnan.
14. Kiowan.
15. Chochones. 32. Salinan, Chumachan et Mariposan.
16. Wakashan et Chimakuan. 33. Yuman.
17. Salichan. 34. Piman, Seri.
18. Kitunahan. 35. Tañoan, Keresan.
19. Chahaptian. 36. Zuñi, Coahuiltecan et Athapascan.
L’appellation américaine a été conservée à défaut de noms usités en français.


Des milliers de groupes amazoniens ont chacun son dialecte, grâce à la paix qui s’est établie entre des tribus d’égale valeur en culture et sans ascendant spécial. Cependant à l’ouest, dans les montagnes, le quichua, l’aquava, le tahuelche eurent naguère un grand pouvoir d’absorption et, dans le Brésil central, le va-et-vient des bateliers sur les fleuves fit du guarani une langue qui mérita d’être appelée lingoa géral. Enfin, dans l’Amérique septentrionale, les langues des Peaux-Rouges étaient en guerre comme les tribus elles-mêmes, et l’on constate que plusieurs d’entre elles semblaient en voie de disparition : en Californie, dans l’Orégon, sur tout le versant du Pacifique, la pression des conquérants a poussé les nations indiennes dans un espace de plus en plus rétréci.

De même que la langue transmet fugitivement la pensée émanée du groupe, la main cherche à la défendre, à la maintenir, à l’éterniser même, puisque partout nous trouvons des signes gravés : marques symboliques, pictographies, hiéroglyphes, dont l’aboutissant est l’écriture où les traits répondent aux sons. Tous les archéologues nous rapportent des dessins rupestres, élémentaires pour la plupart, mais d’autant mieux choisis pour répondre à des idées simples. La croix, le cercle, la cupule, la grecque, le labyrinthe se retrouvent partout[35] : mais le difficile est de trouver la filiation entre les premiers signes et nos alphabets. Les Indiens de l’Amérique du Nord, les Quichua avec leurs nœuds de cordes, les Dahoméens de la Guinée avec leurs sécades ou signes inscrits sur des fragments de calebasses entretenaient des correspondances très vives et très détaillées à travers tout le pays.

Chez tous les peuples, la langue fut dite de tout temps et à bon droit « maternelle » : les mères furent toujours les patientes éducatrices de l’enfance. Le père se tait, mais la mère répète les mots, elle fait le perroquet pour encourager l’enfant à le faire aussi. La femme fournit le premier vocabulaire, le premier cahier de chansons, le premier recueil de contes ; c’est elle qui conserve et permet ainsi de développer toutes les acquisitions de l’humanité. Et de plus « tout ce qu’il y a de vraiment indispensable pour la conduite de la vie nous a été appris par les femmes, le sourire, les beaux gestes, la politesse, l’art de plaire »[36].

Les influences directes du sol et du climat que l’homme subit en premier lieu et qu’il apprend à combattre en créant et en développant des industries, en accommodant diversement son genre d’existence à des milieux différents, en s’entr’aidant d’individu à individu, de peuplade à peuplade et de nation à nation se compliquent des réactions qui se produisent dans son intelligence en lui suggérant des explications naïves de tous les faits du monde extérieur. L’enfant,
pictographie des jukaguires
Un voyageur ayant pris rendez-vous avec des Jukaguires au confluent de la Kolyma et du Korkodon (Sibérie orientale) trouva, non les indigènes, mais ce pictogramme gravé dans l’écorce d’un bouleau et il le lut ainsi : Cet été, quatre familles ont remonté le Korkodon (1) ; un homme (désigné par son signe totémique) est mort et fut enterré en 3. Les familles se sont établies plus haut en trois tentes ; puis deux d’entre elles, comprenant quatre pêcheurs, sont parties vers l’amont du Korkodon en deux grandes barques, tandis que les autres familles, ne comprenant que deux pêcheurs et n’ayant qu’une tente, ont remonté l’affluent Ras’socha (2).
homme ou peuple, ne saurait admettre la moindre hésitation quant à la causalité de tout ce qui frappe ses sens : il exige une réponse à toutes les questions qui se posent devant lui : mais n’ayant encore aucune science positive, il doit, pour comprendre l’univers, se contenter des hallucinations de sa vue, des rêves incertains de sa pensée, des interprétations que lui donnent sa peur ou son désir : il ne sait pas, mais il croit, et se sentirait irrité si l’on émettait le moindre doute sur l’objet de sa foi que partagent avec la même assurance les amis et les compagnons de clan, tous ceux qui se trouvent sous l’action d’un milieu identique.

Cet ensemble de croyances illusoires et d’espérances chimériques, ces légendes incohérentes sur le monde visible et invisible, ces récits primitifs que la tradition recueille et que la puissance de l’hérédité transforme en dogmes absolus et extra-terrestre sont ce que l’on désigne sous le nom de « religion ».

En haine de tel culte dominateur dont les interprètes puissants voulaient imposer les pratiques, même aux non-croyants, des écrivains ont cru pouvoir affirmer que certaines peuplades, vivant sans religion aucune, étaient complètement dépourvues de l’idée d’un au delà : que, simplement occupées des intérêts immédiats de leur vie journalière, elles se bornaient à rechercher leur bien-être matériel sans s’interroger sur les causes des phénomènes environnants, sans en poursuivre l’origine dans le monde inconnu. Il existerait, disent-ils, des peuples foncièrement irréligieux : tels les Ta-Ola ou « Hommes des Bois » que les deux Sarrazin ont découverts dans les profondeurs sylvestres de Célébès.

Pour donner du corps à cette affirmation, on cite l’exemple de fouilles en des emplacements de villages préhistoriques, où nul objet ne paraît avoir servi aux cérémonies d’un culte : au milieu de tant d’outils, dont plusieurs eurent un usage encore inexpliqué, on n’en voit aucun qui semble avoir été employé par les prêtres pour faire apparaître des dieux secourables ou pour conjurer des génies mauvais. Quand même le fait serait incontestable et que les héritages légués par nos ancêtres n’eussent contenu — chose bien improbable — ni fétiches, ni amulettes, ni baguettes magiques, on ne serait pas autorisé à en conclure que l’homme primitif, simple machine à fonctions corporelles, n’était pas en outre sollicité par la curiosité de l’inconnu. Ignorer la cause d’un fait et néanmoins la supposer par imagination pure est un travers naturel à tous les hommes.

Mais sur quels témoignages s’appuie-t-on d’ordinaire pour avancer l’opinion que parmi les tribus qui vivent encore ou vivaient récemment en dehors de l’influence directe des blancs, plusieurs sont étrangères à toute idée religieuse ? Sur ceux des missionnaires ou autres voyageurs chrétiens qui devaient avoir une tendance naturelle à considérer leur propre religion comme la seule réelle : lorsque, à l’énoncé de leurs croyances, catholiques ou protestants étaient accueillis par des rires de moquerie ou par un étonnement stupide, ils en concluaient aussitôt que leurs interlocuteurs n’étaient pas des êtres religieux. C’est ainsi que presque tous les peuples de civilisation non européenne furent jugés d’abord. Australiens, Cafres, Hottentots, Polynésiens, qui pourtant ont une mythologie si complète et qu’il a été si utile d’étudier dans toutes les questions de mentalité comparée, ont été classés jadis parmi les peuples dépourvus de religion.

D’ailleurs, il est des sauvages qui aiment à écarter les questions indiscrètes. Un voyageur rencontre dans l’île de Ceylan de jeunes Veddah, fiers, solides, chevelus et barbus : « Y a-t-il un Dieu ? » leur demande t-il. — Nous ne savons pas ! — Le soleil et la lune vivent-ils ? — Qui le sait ? — Que devient l’âme après la mort ? — Nous l’ignorons. — Avez-vous peur des démons dans la forêt ? — Non. » De pareils entretiens ne prouvent qu’une chose, l’incompatibilité d’humeur entre les Veddah et leurs interlocuteurs blancs[37].

N° 40. Religions du Dahomey.
(Voir page 278.)

Une autre source de confusion provient de la qualification d’ « athées » que philosophes et théologiens ont donnée aux sectes, même profondément religieuses, qui ne mettent pas à la tête du panthéon, au sommet de l’Olympe ou du Mérou un maître suprême, un dieu unique, à la fois créateur, conservateur, destructeur. Ainsi, par une étrange contradiction, les bouddhistes, dont la doctrine ou plutôt les doctrines diverses témoignent d’une étude si consciencieuse et si approfondie de la nature présente et du monde de l’au delà, ont été déclarés antireligieux, parce que l’excès même de leurs sentiments éveillait en eux le désir de se perdre dans l’infini des choses.

Certainement il est des tribus ou populations qui, vivant dans un milieu favorable de paix et de bien-être, ont été relativement peu soucieuses des mystères de la vie et de la mort et, jalouses de leur liberté, n’ont pas laissé se constituer au-dessus d’elles une caste de prêtres, mais elles n’en étaient pas moins composées d’ « animaux religieux »[38], comme tous leurs congénères humains. Par cette définition d’animal religieux donnée à l’homme, de Quatrefages avait l’intention de constituer un « règne humain » bien à part, suspendu, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre ; mais du même coup les « frères cadets » de l’homme se trouvèrent emportés avec leur aine. Nombre de philosophes modernes, entr’autres Comte, sont disposés à admettre la religiosité de l’animal, au moins dans une mesure étroite, et Tito Vignoli reconnaît l’origine du mythe chez l’animal aussi bien que chez l’homme[39].

Les ouvrages anciens sont remplis d’historiettes ou de graves récits montrant combien nos ancêtres croyaient à la ressemblance originaire des conceptions chez tous les êtres organisés. Les bêtes passaient pour nos égales à tous les points de vue ; elles pouvaient être même nos supérieures, puisque plusieurs d’entre elles furent choisies comme objets du culte. N’adora-t-on pas chez mille peuples du monde, et notamment dans le pays africain de Ouida (Whydah), le serpent qui naît de la Terre et qui, s’enroulant en cercle, se mordant la queue, devient l’être qui ne finit point, le symbole de l’Eternité ? Dans la légende hébraïque, le serpent représente l’intelligence même, la science du Bien et du Mal. Dans les religions hindoues, si riches en transformations et en avatars de toute espèce, de la plante à l’animal et de l’animal au dieu, n’est-ce pas Ganesa, c’est-à-dire l’Eléphant, qui est devenu le type de la sagesse, et, dans l’île de Bali, n’en a-t-on pas fait, avec Dourga et Siva, la troisième personne de la Trinité ? Le singe Hanuman et surtout la vache sacrée des Brahmanes ne sont-ils pas aussi de très grandes divinités, vers lesquelles se tournent les regards de deux cent
(Musée Guimet).
ganesa, l’éléphant, type de la sagesse
millions d’hommes ? Apis et Anubis régnèrent pendant de longs siècles sur les riverains du Nil, et le dieu Juifs n’avait-il pas, dans son entourage immédiat, donné la force souveraine à des taureaux ailés ou « chérubins », de même qu’à des « séraphins » ou grandes sauterelles ? C’est aussi un culte religieux qui fut rendu par les tribus primitives aux bêtes de la forêt, de la savane et de la mer, au cerf, au caribou, au chevreuil, à l’antilope, au castor, à l’ours, au bison, à l’ému, au phoque, à la baleine, au kangourou, tous animaux que des groupes de familles revendiquent encore avec orgueil comme ancêtres. Par une sorte d’atavisme, des Haïtiens — et on leur en fait un crime — adoraient le dieu de leurs ancêtres du Dahomey, le serpent Vaudou.

Même les chrétiens, au nom desquels des philosophes refusent la religiosité à ces animaux, dont le nom signifie pourtant « possesseurs du souffle », ou « qui ont une âme », les chrétiens ont souvent manqué à la logique dans leur histoire religieuse, puisque mainte assemblée de l’Eglise, affirmant la responsabilité de tel ou tel animal, le condamna au bûcher, à la hart ou à la hache. Et chaque évangéliste n’est-il pas souvent accompagné de son animal emblématique ? En réalité, chaque peuple se laisse aller volontiers à doter les êtres vivants de ses propres croyances. Les conciles chrétiens conjuraient les bêtes au nom de la « très sainte Trinité », et la mythologie du moyen âge, faisant des animaux les interprètes de la Vierge ou de Satan, des saints ou des démons, leur attribuait toujours la plus sûre connaissance de la « sainte religion ».

De même, les Péruviens, fils des Quichua et des Aymara, qui furent eux-mêmes les adorateurs du dieu Soleil, ont assez gardé leur ancien culte pour s’imaginer que les Hamas, leurs animaux de charge, ne manquent jamais, au moment où l’astre se lève, de se tourner vers lui et de le saluer par de légers bêlements. Trop timides pour oser, en présence des prêtres venus d’outre-mer, se prosterner devant l’orbe sublime qui fait soudain resplendir les monts, les Andins se donnent leur doux compagnon de voyage pour suppléant dans cette œuvre religieuse[40].

Les caravaniers musulmans de la Perse et de l’Arabie, ayant remarqué que les animaux du convoi, chameaux, chevaux et mulets, s’arrêtent soudain au moment où ils entendent la voix du muezzin qui, en tête de la caravane, sollicite les fidèles à la prière, en concluent que les bêtes elles-mêmes connaissent leur devoir envers Allah[41].

Mais sans recourir aux fables, il suffit d’étudier les bêtes avec lesquelles nous vivons, pour voir fonctionner en elles le sentiment religieux presqu’aussi nettement que chez les hommes. Sans doute, elles n’ont pas la parole pour exprimer leurs sensations, mais n’ont-elles pas les mouvements du corps, les gestes, les regards, les mille intonations de la voix, et ce frisson mystérieux qui fait comprendre soudain les sentiments et les pensées ? Il est certain que parmi les « candidats à l’humanité » le chien, le chat, le cheval, les animaux domestiques partagent souvent les frayeurs subites dont l’homme, le chef de la famille, se trouve atteint : êtres religieux comme leur maître, ils éprouvent aussi la terreur de l’inconnu, et leur imagination suscite des fantômes ; ils cherchent à remonter de l’effet à la cause, mais ne savent pas interpréter l’événement et s’en donnent des explications qui les effraient[42].

N’a-t-on pas également observé chez des animaux une inexplicable passion pour tel ou tel objet qui ne leur est pourtant d’aucune utilité pratique ? Ils y voient comme une sorte d’amulette, comme un fétiche, analogue à ceux dont se servent les nègres. Enfin, l’affection profonde, victorieuse de tous les déboires, résistant à toutes les épreuves, que tel animal voue à l’homme, son ami, n’entraîne-t-elle pas un véritable culte
les évangélistes saint luc et saint marc
et leurs animaux emblématiques

Sculpture du portail de l’église de St-Gilles (Vaucluse)
(xiiie siècle)
religieux exactement de même nature que celui dont nous brûlons pour ceux que divinise notre amour ?

Au fond, toutes les religions, celles de l’animal aussi bien que celles de l’homme, tous les cultes, si différents qu’ils apparaissent, si hostiles qu’ils puissent être l’un à l’égard de l’autre, ont des origines analogues et se développent suivant une marche parallèle. Chaque être humain, entraîné dans le tourbillon général de la vie et désireux néanmoins de sauvegarder, de développer sa force individuelle, cherche un soutien dans le monde extérieur pour se rassurer quand les craintes l’assaillent, écarter les dangers qui le menacent, réaliser les vœux qui le travaillent.

Que la frayeur soit le sentiment initial, comme le disent les livres sacrés et classiques, — « la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse » — ou que ce soit, d’une façon plus large, le désir du mieux, la recherche du bonheur, ainsi que le démontre Feuerbach[43], l’homme veut se rattacher à tout ce qui, en dehors de lui, paraît à son imagination un moyen de protection efficace, et qu’il rend tel par l’ardeur de sa passion. Tel est bien le principe de la religion, toujours le même.

La croyance de l’individu, du groupe, de la peuplade ou de la nation prend ensuite le caractère spécial que lui imposent le milieu géographique primitif et le milieu historique, secondaire et complexe.

C’est un fait de signification profonde que le nom donné par les antiques Germains à leur plus haute divinité soit précisément celui d’Oski ou « Désir » : deux mille ans plus tard, la philosophie vient attester cette étymologie en reconnaissant que le dieu créé par l’homme est bien la figuration, de ses vœux. Ce que nous voulons, une puissance idéale imaginée par nous doit l’accorder : elle se crée pour nous satisfaire.

Toutes les religions eurent aussi à leur origine un élément nourricier d’importance capitale, le besoin de détente intellectuelle, qui se manifeste de deux manières : par le repos et par l’ivresse.

C’est une fatigue de penser, de comparer, de raisonner, de conduire sa vie, d’enchaîner ses agissements, de transformer logiquement des volontés en réalisations ; et que faire pour se reposer de cette fatigue, sinon déraisonner à plaisir, se laisser entraîner par la volupté de l’imagination déréglée, par celle du mysticisme qui rend possible toute impossibilité, par les délices de la folie ou même par celles de la mort, qui suppriment tout savoir et tout vouloir ? A l’activité succède le sommeil par un rythme normal ; de même l’alternance est naturelle de la vie raisonnable à celle qui méprise toute raison et cherche une autre justification de son existence. De là ce besoin des liqueurs fermentées ou des poisons affolants que l’on rencontre sous mille formes chez tous les peuples de la Terre et qui scandent si agréablement la vie des malheureux et même celle des heureux. Le famélique se donne ainsi les beaux rêves des éternels festins ; celui qu’on n’aime point se procure l’infini bonheur de l’adoration éperdue ; la paralysie vient à celui qui désire le repos.

une fumerie d’opium

Cette lassitude de l’effort et ce besoin d’extase qui se manifestent plus ou moins chez tous les hommes prennent en tout temps et en tout pays un caractère général par le fait de la ressemblance des milieux, de la contagion, de l’imitation, et c’est ainsi que naissent les associations religieuses, occupant parfois de vastes étendues et d’apparence unitaire. Chacune de ces foules qui, d’un mouvement collectif, se trouve entraînée par la même passion, obéissant au même vent d’angoisse, de désespoir, de délire, de folie, aime à se conformer aux mêmes pratiques, à se procurer les mêmes hallucinations, et d’ordinaire par les mêmes moyens.

Des milliers de religions ont pris assez d’importance pour se constituer en corporations, ayant leurs officiants, leurs prêtres ; quelques-unes ont jusqu’à leurs demi-dieux ou leurs dieux visibles, dont les paroles, les gestes, les moindres actions remplacent les raisonnements du fidèle et jusqu’au témoignage de ses sens. Des cérémonies collectives ont lieu pendant lesquelles l’individu abdique complètement. Pendant certaines heures imposées, il lui faut se lever, s’asseoir, tourner en mesure, prononcer certaines paroles, obéir à certaines ondulations, à des refrains traditionnels, respirer certaines odeurs, s’enivrer de certaines boissons, vivre et se mouvoir conformément à des mouvements imposés par un chef ou par des traditions immémoriales.

C’est ainsi qu’il apprend à pirouetter comme un derviche tourneur, qu’il devient anesthésique comme un Aïssaoua traversé d’épingles et de broches, qu’il « monte au septième ciel » comme un Paul ou comme un Mahomet, qu’il se fait même « assassin » pour obéir à la volonté d’un Vieux de la Montagne. La vie banale de l’homme en santé morale est remplacée par une vie nouvelle de rêve et de folie.

La façon dont l’être humain conquiert sa nourriture constitue l’axe de son ravissement religieux aussi bien que de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de sa science et de son art. C’est principalement autour du gagne-pain que se meut le cercle de son activité mentale[44]. Le chasseur et le pêcheur introduiront toujours dans leurs contes et poésies l’animal qu’ils poursuivent et le rangeront parmi leurs dieux. Le nomade cheminant sans cesse avec ses troupeaux se verra toujours, sur cette terre ou dans le monde lointain qu’il rêve, accompagné de ses chameaux, bœufs ou brebis, et maintiendra parmi eux l’ordre de préséance accoutumé. Enfin la parabole de l’immortalité de l’âme, qui, depuis des milliers d’années, eut constamment pour élément primordial le grain nourricier jeté dans la terre, aurait-elle pu prendre naissance autre part que chez une nation d’agriculteurs ? Qu’un peuple change de patrie par refoulement de guerre ou par migration spontanée : aussitôt ses légendes, ses traditions s’accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes religions modernes, bouddhisme ou catholicisme, le code des croyances officielles le plus strictement réglé par les prêtres finit par se modifier, tout en gardant son cadre antique de cérémonies.

Dessin de G. Roux, d’après des documents du Musée Guimet.

un prêtre taôiste. — consécration d’une idole

Spontanément l’homme primitif, sentant la vie fermenter en soi, attribue à tous les objets qui l’entourent une vie analogue à la sienne. Une pierre vient le frapper, il en veut aussitôt à la pierre qu’il croit être animée d’intentions ennemies. S’il lui arrive de buter contre une saillie du sol, il se rue contre cette aspérité comme si elle avait été méchante pour lui. Il aime la branche qui le caresse de ses feuilles, la fleur qui le réjouit de son parfum, et il invective le rameau qui le fouette au passage, la ronce qui le déchire, la baie amère qui trompe son désir.

Chaque impression, agréable ou désagréable, suscite aussitôt plaisir ou haine ; il se sent rattaché à tout son milieu par un flot de sentiments qui l’entretiennent dans une constante illusion religieuse relativement au monde extérieur. Sous sa forme rudimentaire, très facile à observer chez les animaux et chez les enfants qui battent ou lacèrent furieusement le brimborion dont ils se plaignent, cet animisme paraît ridicule à ceux qui voient parfaitement le rapport de cause à effet entre la pierre indifférente et la main hostile qui la lança ; mais la conception erronée de la vie universelle continue de se retrouver jusqu’à nos jours dans les idées morales et dans l’histoire religieuse.

C’est que les mille accidents de la vie journalière sont, pour la plupart, d’une genèse difficile à comprendre, la connaissance des phénomènes n’étant encore révélée que dans notre tout proche horizon ; et cependant le besoin de tout expliquer agissant nécessairement sous une forme au moins rudimentaire, l’homme primitif se sent tout naturellement porté à chercher dans les objets immédiats de son entourage les causes mystérieuses des événements qui le surprennent. Dans l’immense théâtre de la vie, chaque être lui semble avoir un rôle spécial d’utilité ou de dommage pour sa propre personne, « centre de l’univers  » ; chacun lui paraît habité par un esprit favorable ou défavorable : chaque fontaine a sa naïade, chaque arbre sa dryade ; tout est merveilleusement animé et devient fétiche, jusqu’au caillou, jusqu’au brin d’herbe. Tout recèle une âme, qui sommeille peut-être, mais qu’il est facile de réveiller ou qui se réveille elle-même. C’est l’âge du pandémonisme, d’où le panthéisme devait surgir plus tard[45].

L’homme, environné par les esprits [comme par une nuée infinie de moucherons, passe donc son existence à s’entretenir avec eux, proférant d’un côté des objurgations, de l’autre des actions de grâce.

Se croyant le noyau initial du monde, le sauvage doit s’imaginer que tous les phénomènes de la nature s’accomplissent pour lui, se liguent pour l’épouvanter ou s’animent pour faire sa joie. « Cela n’arrive qu’à moi ! » s’écrie encore le sauvage de la forêt comme le bourgeois de Paris. Alternativement, et parfois dans l’intervalle de quelques instants, il lui semble que des spectres se dressent autour de lui, sous forme d’arbustes et de pierres, puis les étoiles lui sourient et les feuilles lui

murmurent de douces paroles. Puisque tout, dans l’entourage de l’homme, peut, suivant les circonstances, terroriser ou rassurer, devenir génie favorable ou démon, il lui serait impossible de classer par ordre logique les divinités tantôt bienveillantes, tantôt mauvaises, qui se meuvent autour de lui. D’ailleurs, les mythologies s’entremêlent de tribu à tribu, de peuple à peuple, et, par suite de la différence des noms, qui deviennent autant de personnages divers quoique s’appliquant d’abord aux mêmes êtres d’imagination, le tout forme un ensemble absolument inextricable[46].
tombeau d’un chef indien (colombie britannique)
Figures que les naturels font aussi terribles que possible pour repousser les mauvais génies empêchant les morts de passer dans l’autre monde.

Dessin de G. Roux, d’après des documents photographiques.

Telle ou telle coïncidence bizarre, telle ou telle circonstance étrange, produisant ce que l’on se figure être un a miracle, peut donner à un objet particulier une importance de premier ordre dans les hallucinations de l’homme ; cependant les êtres adorés, vrais ou imaginaires, les « fétiches » — très bien nommés ainsi par les Portugais, feitiços ou « factices » — s’étagent suivant une certaine hiérarchie qui se ressemble d’un bout du monde à l’autre[47].

La bête féroce de même que le puissant animal ami sont parmi les grands fétiches. Les personnages exceptionnels, les magiciens guérisseurs et le roi, « mangeur d’hommes », occupent aussi un rang très élevé dans l’infini des personnes divinisées, de même que les êtres collectifs de la nature qui, tout en se composant d’un nombre infini de molécules indépendantes, apparaissent néanmoins comme des individus gigantesques, la Source, le Ruisseau, le Fleuve, la Montagne, le fier Promontoire, le vaste Océan, les Nuages, la Pluie, les Rayons solaires, la Terre elle-même, la féconde Gaïa, de laquelle nous sommes tous issus et dans laquelle nous rentrerons tous. Les points cardinaux, régions de l’espace indéfini, sont également des dieux pour les Mongols, les Yakoutes, les Russes yakoutisés[48]. Enfin le Ciel, dans toute son immensité, n’est pour ceux dont il embrasse la planète en sa rondeur infinie qu’un seul et grand individu qu’il faut craindre et supplier comme tout autre corps avec lequel l’homme se trouve également en contact. En toute logique on a donc pu considérer le peuple chinois, naguère adorateur des génies de la Terre et du Ciel, comme ayant à peine dépassé dans son évolution la période du fétichisme, et, en vérité, quels adorateurs pourraient s’imaginer qu’ils se sont développés en dehors de cette religion universelle[49] ?

Ainsi les millions et les milliards d’êtres redoutés qui représentent les âmes d’autant de corps distincts peuvent se résumer en un immense fétiche comme la Terre ou le Ciel. Les dimensions prodigieuses de ces dieux supérieurs n’empêchent point qu’on croie également à l’influence des tourbillons de déicules infiniment petits, et précisément les Chinois, qui célèbrent la fête du Ciel en de si minutieuses cérémonies, apportent encore beaucoup plus de sollicitude dans les mille observances qu’exige le culte du feng-chui, c’est-à-dire de la multitude sans fin des esprits de l’air et de l’eau ; nulle part l’art magique de se rendre les génies favorables n’a pris plus d’importance que dans la « Fleur du Milieu ». L’histoire moderne du monde chinois a été en grande partie déterminée par la résistance du peuple « jaune » à la brutalité de l’ingénieur européen qui vient sans respect, insolemment, bouleverser la terre sacrée et en violer les esprits. Chez nous, Européens, quelle révolution dans le monde social si les enfants étaient soudain privés de leurs poupées ?[50]


ex-voto en fer forgé a saint-léonard (tyrol)
Le naturisme est cette religion qui naît spontanément de la croyance aux génies, innombrables représentants des forces agissantes de la nature : tout vit, ainsi qu’en témoignent la plupart des langues ; elles donnent un caractère sexuel : « il », « elle » à tous les objets. Avant l’invention du neutre, qui est d’origine moderne, toute forme extérieure était représentée par un substantif masculin ou féminin[51].

A ces âmes de la Terre qui assiègent l’homme de toutes parts se joignent les âmes de ceux qui ont vécu, de ceux qui ne sont pas encore : le « naturisme » devient « animisme » ou plutôt se confond avec lui, car la mort frappe incessamment autour d’elle, et les souffles mystérieux, les « âmes », les « esprits » des êtres expirants vont se confondre avec les énergies, de nature également inconnue, qui sortent de la terre et des arbres.

L’homme se voit constamment environné par ces forces de diverse origine, mais de pouvoir égal : toutefois, les maladies, la mort intervenant dans son existence par de soudaines et parfois terribles apparitions, il se laisse facilement porter par son instinct à reconnaître en elles les plus redoutables déesses. Les Géorgiens traitent les fléaux pestilentiels de « grands seigneurs », et s’adressent à eux en un langage flatteur[52]. Le sauvage veut conjurer la mort quand elle se présente en ennemie pour lui enlever des compagnons, des amis, des parents ; il l’invoque comme alliée, comme protectrice pour abattre l’animal qu’il poursuit, le fauve qui l’attaque ou l’adversaire haï. Ce sont les âmes des morts, sorties de tous les cadavres tombés autour de lui, qu’il sent, qu’il perçoit tourbillonnant dans l’air en un voisinage propice ou inquiétant, suivant l’état de paix ou de guerre qui prévaut dans la population. On voit ces âmes, on les entend si bien que, pour leur échapper, ceux qui les craignent cherchent à les égarer dans la forêt, fermant les chemins, déplaçant les cabanes, murant ou bloquant les portes, changeant de costume pour n’être point reconnus, abandonnant même l’ancien langage pour en parler un nouveau[53].

ornements sacrés des pirogues du village de likiliki (ile d’ualan, carolines), recueillis lors du voyage de La Coquille (1822-1825).

Parmi ces âmes en peine, il y en avait heureusement beaucoup qui arrivaient à se loger. Les parents du mort étaient souvent avertis en songe de l’endroit où s’était rendu le corps, de la transformation qu’il avait subie. Parfois ils entendaient sa voix dans un arbre et comprenaient qu’il s’y était réfugié ; d’autres se révélaient dans un animal de la forêt, qui avait pris la ressemblance de l’être disparu. Une transmigration des âmes s’accomplissant de la vie précédente en d’autres vies nouvelles, tout objet de la nature environnante, la roche ou la source, la plante ou la bête, pouvait devenir l’asile du fugitif. Une seule chose était certaine, la continuité de la vie, fait que les sauvages comprenaient d’ailleurs de la manière la plus simple ; sans pouvoir l’étudier au point de vue du dégagement des gaz de la combinaison organique en formes nouvelles, nos ancêtres gardaient l’invincible certitude que les âmes des morts leur tenaient toujours compagnie et se trouvaient avec eux, comme au temps de leur existence récente, en relations d’amitié ou de haine.

idoles principales du village de likiliki (île d’ualan, carolines)
1, 2, 3. Idoles principales. — 4, 5. Idoles inférieures.

Ainsi, tout en ayant peur de la mort, cette transformation prodigieuse qui retire le souffle de la poitrine et fait pourrir les chairs, ils croyaient à la persistance de la vie sous mille formes. Le défunt n’était pas mort ; il disparaissait, mais en apparence, et s’il n’avait trouvé un refuge en un autre corps, la partie la plus subtile de son être, devenue plus invisible que l’air, se mouvait çà et là autour de l’ancienne demeure, surtout dans les feuilles agitées. Même de nos jours, dans le pays de Verviers, on défend aux enfants de jeter des pierres dans les haies, à la fête des Trépassés, de peur de blesser les âmes[54].

Mais vivantes ainsi qu’elles le sont, comment ces âmes peuvent-elles se maintenir en dehors des conditions nécessaires à l’entretien de l’existence ? Là commence le miracle. On s’imaginait volontiers que les esprits errants privés de leur corps l’avaient perdu malgré eux, par l’effet de quelque ruse de sorcier, de quelque violence des génies mauvais[55]. Eh bien ! il fallait combattre résolument ces ennemis. La piété filiale et cette solidarité humaine que des pessimistes prétendent ne pas exister, quoiqu’elle rattache les vivants à ceux mêmes qui ne sont plus, exigeaient donc du primitif qu’il essayât de remettre le mort dans un milieu qui lui convînt.

D’abord on cherchait à lui donner une demeure qui parût être de son goût ; c’est à cette occasion surtout que les rites funéraires devaient varier suivant la nature des contrées et les industries locales : le milieu déterminait les mœurs. Chez telle peuplade, on enterrait le mort près de la pierre de son foyer ; ailleurs, on enfermait son âme dans une poupée de bois ou dans une effigie de cire, dans un lambeau d’étoffe que l’on suspendait dans la cabane. La branche d’un arbre sacré, un échafaudage, une proue de bateau devenaient ainsi des lieux de séjour attribués aux morts. De même, la flamme sainte devait, chez nombre de peuplades, détruire le corps et s’unir intimement au souffle de l’homme, son âme véritable. Les plus braves donnaient à leurs trépassés la plus digne des sépultures, leur propre corps. Les Batta de Sumatra, les Tchuktchi de la Sibérie et d’autres mangeaient leurs vieillards.

Une manière plus raffinée de s’incorporer l’âme des morts est de boire les liquides qui s’écoulent du cadavre décomposé : c’est ainsi que dans mainte terre de l’Insulinde devaient procéder les épouses pour rester fidèles à leurs époux ; elles absorbaient en détail le corps du maître jusqu’à ce qu’il n’en restât dans la cabane qu’une momie desséchée. Les Alivuru (Alfuru) des îles Aroe, à l’ouest de la Papuasie, mêlent à leurs gâteaux de sagou les fragments du corps de leurs parents et se les assimilent ainsi dans l’espace de quelques semaines ; aux banquets funèbres, ils font circuler une coupe d’honneur où l’arrak se mêle au jus de cadavre : tous en boivent une gorgée pour communier avec le mort[56].

Mais il est des Tribus qui, ayant abandonné pour elles-mêmes la répugnante pratique, l’ont imposée à leurs esclaves : elles mangent leurs morts par procuration.

Dessin de George Roux d’après un document photographique.

indigène des iles nicobar faisant sécher les os de son père au foyer de sa hutte


C’est par une substitution analogue que les Tibétains livrent aux chiens les cadavres des leurs et que les Parsi restituent les corps à la mère Nature par l’intermédiaire des charognards et des vautours. Les anciens Ethiopiens peignaient sur leur corps l’image des parents ou amis disparus[57]. C’est ce que nous faisons en portant sur nous des médaillons, des cheveux, des souvenirs de nos morts.

La manducation des cadavres, quoique provenant d’un sentiment de solidarité des plus intimes de la part des survivants, est assez rare parmi les hommes, et d’ordinaire, on laisse les morts retourner aux éléments primitifs par voie de décomposition lente. Les chairs sont presque toujours sacrifiées, tandis que, dans un très grand nombre de tribus, on garde les os, surtout les crânes et les tibias ; les riverains de l’Orénoque livrent les cadavres à la dent des poissons, ailleurs on les remet aux fourmis afin que le squelette promptement nettoyé puisse être gardé comme fétiche[58].

Sous quelque forme que persistent les corps, ils n’en sont pas moins censés vivre toujours, et il convient de les nourrir régulièrement, soit par d’amples repas, qui pouvaient devenir fort coûteux à la famille ou à la communauté, soit par l’offrande de miettes et gouttelettes, que l’on pensait devoir être suffisantes comme aliments de simples ombres : c’est ainsi que les Grecs et les Romains inclinaient leurs coupes de boisson sur le feu pour qu’un filet crépitant du précieux liquide leur conciliât les dieux et les génies. On munissait le mort d’un bâton pour qu’il continuât au delà du tombeau le voyage de la vie, peut-être vers des parages plus heureux ; dans les contrées où l’homme avait déjà su domestiquer des animaux porteurs, on lui donnait le cheval ou le bœuf pour compagnon, et le Viking des côtes septentrionales recevait un bateau pour continuer ses voyages de découverte et de conquête sur les rives nouvelles.

Le numéraire était-il connu chez les amis du mort, on lui remettait au moins une pièce pour qu’il trafiquât encore utilement avec les gens d’outre-tombe ; par un respect superstitieux des anciennes coutumes, les contemporains de Socrate et de Sénèque observèrent, et même, en beaucoup d’endroits, nombre d’Européens observent encore cette pratique funéraire. Enfin, quand le défunt était un grand chef, on le faisait accompagner sur le bûcher ou dans la fosse sanglante par toute une cour de guerriers, de femmes et d’esclaves.

Ainsi dans l’immense multitude des morts qui remplissent l’espace, aussi nombreux que les feuilles des arbres ou que les grains de sable du rivage, s’établit une hiérarchie analogue à celle qui prévaut dans la société des diverses tribus : chez les peuplades égalitaires les disparus sont tenus pour des égaux ; chez celles où le pouvoir des uns s’est fondé sur la servitude des autres, le traitement des morts varie de l’apothéose à l’absolu mépris. La création d’un corps sacerdotal dut accuser la différence d’acception réservée aux trépassés, puisque magiciens et prêtres s’érigent en juges, en dispensateurs des punitions et des récompenses d’outre-tombe. Mais, en dépit des jugements que prononce l’homme de religion, un doute subsiste toujours. Les calvinistes, on le sait, proclamaient, après saint Paul, après saint Augustin, le dogme de la prédestination : le sort des hommes est fixé d’avance, à pile ou face ; de même, à Taïti, les âmes aveugles, sortant des corps au hasard, rencontrent l’une ou l’autre de deux pierres, l’une ouvrant le chemin de la vie éternelle, l’autre celui de l’éternelle mort[59].

sépulture d’un chef gaulois

A ses pieds, des vases et de petits récipients contiennent des provisions et des plantes aromatiques destinées à la guérison des blessures. Le corps repose sur le char, dont les ferrures de la jante et du moyeu des roues ont seules été respectées par le temps.

Les prêtres, comme les chefs, s’étaient élevés au-dessus de la foule par une sélection naturelle : les hommes d’une intelligence exceptionnelle ou d’une grande expérience, de même que les rusés compères, les meilleurs et les pires, devaient acquérir un ascendant considérable, grâce aux explications vraies ou plausibles qu’ils avaient su donner des prodiges de la vie et aux conseils qu’ils avaient distribués en temps opportun.

Jusque-là leur influence était légitime ; mais rien ne déprave comme le succès, et leur considération même devait les entraîner à d’hypocrites prétentions de savoir. La magie devint un métier, soit pour guérir l’homme des maladies physiques, soit pour écarter de lui le mauvais sort jeté par d’autres sorciers ou par les génies, et ce métier fut rétribué, car sans présent au dieu et à son interprète, il n’y a point de salut. La part de science vraie, mêlée à la prétendue science, grâce à laquelle ils pouvaient attirer la faveur des divinités d’en haut et conjurer la haine des « puissances de l’air », eut ses maîtres et ses disciples : des sociétés formées avec périodes de noviciat et degrés d’initiation se constituèrent, et peu à peu s’établit ainsi dans chaque tribu un groupe de privilégiés, d’autant plus redoutables qu’ils mêlaient à leurs fourberies conscientes ou inconscientes plus de connaissance réelle des faits. Le medicus latin conjurait la maladie par ses imprécations[60]. Le sorcier algonquin consulte les animaux du totem, en s’entourant de tortues, de cygnes, de corneilles, de pies (Schoolcraft) ; d’autres se cachent pour s’entretenir directement avec le Dieu du Ciel.

Cette institution d’une société supérieure, s’imaginant ou prétendant connaître les choses de l’au delà, livra les peuplades et les nations au régime de la terreur incessante, car il était inévitable que la caste, subdivisée en confréries secondaires, spéculât, même inconsciemment, sur la crédulité des naïfs ou leur effroi de la mort et de l’inconnu pour augmenter sa puissance et sa richesse. Devenue l’intermédiaire entre les hommes et les esprits, elle avait devoir et intérêt à représenter ceux-ci comme très méchants afin de faire apprécier leur intervention à un taux d’autant plus élevé. « Le grand Kalite », disent les sorciers de Palaos en parlant du génie qui gouverne les insulaires, « le grand Kalite aime à manger les hommes »[61]. Se plaire à verser le sang, c’est « avoir des entrailles de Dieu », répétaient aussi les Taïtiens quand ils pratiquaient leurs infanticides[62]. Le maître isolé dans le ciel des Juifs n’est-il pas aussi un « Dieu fier et jaloux » ? Et dans une auguste
Dessin de George Roux, d’après une photographie.
sorciers soudanais rendant un oracle d’après la position des bâtons et des cailloux
indifférence, Zeus s’assied au faîte de l’Olympe pour se réjouir de la guerre de ces peuples périssables, les Troyens et les Achéens, qui s’entr’égorgent à ses pieds[63].

Cette haine sanguinaire, cette jalousie terrible de la foule des génies et du maître des génies, il ne pouvait y avoir qu’un seul moyen de les conjurer, le sacrifice : de même que, dans un incendie destructeur des forêts, le sauvage faisait la part du feu, de même il donnait un peu de sang au dieu avide qui voulait le boire à flots ; du moins gagnait-il ainsi du temps. Mais partout où la population vivait sous la terreur inspirée par le magicien, un peu de sang ne suffisait pas, il en fallait beaucoup et la soif du dieu n’était jamais satisfaite. De là le devoir pour l’adorateur de sacrifier ce qu’il avait de plus cher. Avant que l’ange de l’Eternel arrêtât la main d’Abraham prêt à égorger son fils Isaac, combien d’autres pères avaient dû mettre à mort leurs fils et donner à l’esprit redoutable les prémices de toute existence animale naissant dans leur domaine. Le père ne pouvait se racheter que par la mort du fils. A l’est du lac Stéphanie, les Boran satisfont le dieu Wak, le « Ciel », en lui abandonnant leurs enfants nés pendant les premières années du mariage, quatre ans chez les uns, huit ans chez les autres ; les nouveau-nés sont exposés dans la brousse et mangés par les bêtes. Après cette période de purification, les Boran, devenus Raba, sont tenus pour quittes envers leur dieu : un prêtre les circoncit et ils procréent des enfants, qu’ils chérissent[64].
autel érigé en l’honneur de diane

La légende d’Abraham indique une étape de l’humanité : elle symbolise l’adoucissement des mœurs qui se produisit dans l’histoire du peuple juif et fit substituer les égorgements et les holocaustes d’animaux aux sacrifices humains, mais après cette époque, combien de fois encore la frayeur du dieu amena les géniteurs à plonger le couteau dans le corps de leurs enfants ! C’est ainsi que les villes fondées par Josué écrasèrent de leurs linteaux de portes les cadavres des jeunes hommes ; de même Agamemnon, le « roi des rois », offrit aux dieux sa fille Iphigénie, et Jephté remit au bourreau la jeune enfant qui s’avançait avec ses compagnes pour l’accueillir avec des danses et des chansons. Bien plus, le « saint » roi David sacrifia son peuple pour se faire pardonner une désobéissance au dieu vengeur : « Puisque j’ai péché contre toi, prends mon peuple et tue jusqu’à ce que tu sois rassasié ».

Toutefois il n’était pas toujours nécessaire de verser le sang des siens : la guerre fournissait le moyen de désaltérer les dieux et les génies aux dépens de tribus ou de nations ennemies, et l’on vit en effet des peuples entiers disparaître pour satisfaire la vengeance des esprits acharnés. C’est ainsi que les Juifs offrirent à leur Yahveh les habitants de tout le « pays de promission », et dans les rares circonstances où, par un mouvement de pitié instinctive ou par suite d’une promesse faite inconsidérément, ils durent épargner quelques-uns des indigènes,

D’après une photographie.

autel chrétien de l’église de camplong (hérault)
ils s’en accusèrent comme d’un crime. Si l’on peut remonter jusqu’aux origines des sociétés pour y surprendre cette idée du sang offert en sacrifice aux génies, on en constate d’autre part la survivance jusqu’à nos jours, puisqu’après les batailles les vainqueurs vont chanter leurs Te Deum au dieu des armées.

Il n’est pas d’ancienne forme de religion qui, sous l’action des mêmes causes, n’ait persisté plus ou moins dans nos civilisations : telle le culte des têtes coupées qui prévalut chez tant de tribus préhistoriques et qui se retrouve chez certains Dayak de Bornéo. Le sauvage qui limite à son propre clan la partie de l’humanité


envers laquelle il a des devoirs moraux se croit tenu, en stricte vertu, d’aller couper des têtes dans les tribus étrangères pour les rapporter à la femme qu’il a choisie ou bien à la tribu qu’il représente. Sans meurtre dont il puisse se glorifier, il n’est pas même considéré comme un homme : verser le sang humain est le premier devoir d’un candidat à la virilité. Et l’éducation qu’a reçue cet enfant de la forêt, pourtant très bon et très noble avec ses camarades de tribu, n’est-elle pas précisément celle de nos jeunes contemporains auxquels on enseigne qu’il est glorieux de tuer un ennemi ou même un nègre ou un jaune de quelque pays inconnu ? Le Dayak se vante d’avoir un poignard pour ancêtre[65] ; de même, c’est un grand honneur dans nos sociétés modernes d’être tenu pour le descendant d’hommes qui se sont illustrés par l’usage de la francisque, du glaive ou de l’arquebuse.

Le meurtre religieux, inspiré et réglé dans ses détails par la magie, devait en mainte circonstance être accompagné de repas anthropophagiques. Certes, le cannibalisme peut avoir chez les fugitifs la faim pour cause première, comme il l’a eue tant de fois pendant la période historique, dans les villes assiégées, sur les radeaux perdus en mer, dans les expéditions aventurées au milieu des glaces, des neiges ou des forêts vierges. Mais chez les hommes, aussi bien que chez les animaux, ces faits sont exceptionnels : il se produisent cependant, notamment dans l’Afrique nigérienne où la ville d’Ibadan avait encore il y a moins de vingt ans ses marchés toujours fournis de chair humaine considérée comme simple viande de boucherie. Au contraire, les repas dans lesquels l’homme se nourrit de son semblable par acte religieux sont toujours des cérémonies ayant un caractère de noblesse et de gravité. S’agit-il pour un guerrier de dévorer le cœur ou le cerveau d’un ennemi afin de s’incorporer le courage et la pensée de l’adversaire égorgé, c’est là un acte d’importance majeure dans l’existence de l’homme qui va se doubler ainsi en énergie physique et en force morale. Mais la manducation de la chair présente une signification bien plus grande quand il s’agit d’une victime plus qu’humaine.

Il semble d’abord que pareil fait soit complètement impossible, puisque les dieux sont plus puissants que l’homme. Toutefois celui-ci, inspiré par la passion frénétique du moi, peut accomplir des miracles, grâce à la subtilité des prêtres. Souvent, dans les dangers suprêmes d’une nation, les victimes ordinaires des sacrifices, bœuf ou agneau sans tache, pures jeunes filles, beaux jeunes gens sans défaut, ne suffirent pas à conjurer le courroux du dieu. Il fallut lui offrir des fils de rois, des rois eux-mêmes et jusqu’à des fils de Dieu : les fidèles, condamnés d’abord sans possibilité apparente de rémission, purent ainsi renouveler leur chair et leur sang par la chair et le sang d’un dieu, qui meurt, mais pour renaître aussitôt, qui se donne en sacrifice, mais pour resurgir comme juge souverain des vivants et des morts. Dans le sacrifice de la Cène, l’innocence de l’Homme-Dieu passe au dévorant et le péché de celui-ci passe au dévoré[66].

Cliché Giraudon.

rome. — procession religieuse. — sacrifice des suovetaurilia.

D’après un bas-relief du Palais St-Marc à Rome, puis de la bibliothèque St-Marc à Venise

Ainsi toutes les religions actuelles, qui se présentent sous des formes si diverses et si compliquées en apparence, dérivent également de ce premier besoin qui tourmente le primitif : il a soif de comprendre, ou du moins d’avoir une explication, vraie ou fausse, des phénomènes de la nature, des problèmes de la mort et de l’au delà. Dans les esprits sincères ce besoin de savoir se présente sous une forme pure et donne une grande noblesse à l’évolution religieuse : la recherche de la vérité s’allie à la bonté du cœur et à la profondeur de la pensée. Aux temps anciens comme de nos jours, d’une manière peut être plus vague, mais non moins passionnante, des hommes éprouvaient le sentiment obscur et lointain qu’il existait des causes générales déterminant les innombrables faits isolés et distincts[67] ; dans le chaos du fini ils sentaient un infini auquel ils voulaient donner un nom, et sous les mille manifestations duquel ils cherchaient un lien d’unité constituant une sorte de monothéisme et de panthéisme à la fois. Une autre force agissait encore en l’homme pour en faire un être religieux, l’amour qui le portait vers tout ce monde extérieur vivant d’une vie analogue à la sienne, vers les sources et les ruisseaux, vers les arbres et les rochers, vers les monts et les nuages, vers le ciel resplendissant, l’aurore, le crépuscule, le large soleil et tous les astres disséminés dans l’espace.

L’évolution religieuse devait, par le développement même de ses causes, entraîner l’homme à une singulière illusion. Ab Jove principium, dit le proverbe. Rien de plus faux. Ce sont les hommes qui ont créé les divinités en faisant les chefs et les prêtres, en instituant des hiérarchies, en subordonnant les faibles aux forts, les pauvres aux riches, les naïfs aux astucieux, mais en armant aussi les opprimés du sentiment de la révolte. La société imaginaire des cieux correspond à la société réelle de la Terre. Quand les nations eurent des rois visant à la monarchie universelle, elles créèrent du même coup le dieu souverain, trônant dans l’empyrée par-dessus les hommes et les génies. À toutes les oscillations de l’humanité répondait un mouvement de même nature dans le monde des dieux ; l’ascension et la décadence des maîtres de la Terre se doublaient dans l’espace de l’exaltation et de l’obscurcissement des divinités d’en haut, car l’imagination des hommes se modèle toujours sur la réalité.

Mais par l’effet de la persistance des institutions, de la durée des traditions, de l’accoutumance aux pratiques héréditaires, tous ceux qui profitaient de l’ancien état de choses cherchaient à le prolonger au delà du temps normal, et c’est ainsi que rois, prêtres, et leurs parasites ont toujours apporté tant de zèle à maintenir les images que leurs prédécesseurs avaient créées dans les cieux, à perpétuer les cérémonies religieuses et toutes les conventions morales qui en dérivaient.

Le consentement unanime de millions et de millions d’hommes, pendant de nombreuses générations successives, a fini par donner à de vaines figurations comme une solidité concrète, et lors du danger, quand les maîtres ont recours aux dieux, leurs créatures, l’appel que les puissants de la terre menacés font aux puissants du ciel ne reste pas sans écho. L’ensemble de toute l’organisation politique et sociale à laquelle appartiennent les dieux constitue un tout solidaire, agissant et réagissant par toutes ses parties les unes sur les autres : les rois ayant intronisé les dieux, ceux-ci, par contre-coup, prolongent la durée des monarchies et des églises.

Toute religion se fait une éthique à son usage, ou plutôt elle prend dans le fonds commun à tous les hommes les règles de conduite qu’il lui convient de prescrire. Il en résulte naturellement que les interprètes de tout culte se croient volontiers les créateurs de la morale : et ils se l’imaginent d’autant mieux que sorciers et magiciens, expliquant à leur gré les volontés d’en haut, se sont également enhardis à devenir les exécuteurs de ces volontés : après avoir prononcé les peines, ils aiment à les appliquer ou à les faire appliquer par leurs fidèles. Justiciers par les paroles, ils tiennent aussi à l’être par les actes. Aux temps originaires de la vie des nations, avant que les phénomènes de dédoublement se fussent accomplis dans les fonctions sociales primitives, nous voyons d’ordinaire les autorités se confondre dans le même personnage, prêtre ou magistrat.

Mais, quoique s’imaginant par la pensée vivre en êtres supérieurs de nature divine, en dehors de la société ambiante, les magiciens et juges n’en sont pas moins des hommes comme les autres, puisant des idées et des préjugés dans l’héritage ancestral. En châtiment à ceux qu’ils veulent punir, ils commencent par appliquer la peine du talion, c’est-à-dire une souffrance ou une privation identique à celle qui fut occasionnée, blessure pour blessure, maladie pour maladie, mort pour mort.

C’est une erreur très accréditée d’identifier le talion avec la vengeance : une punition identique à la faute parut très équitable d’abord, et chez le condamné lui-même l’idée put s’en confondre avec celle de la pénitence : le pécheur repentant trouve juste de se punir ou d’être puni de la même manière dont il a péché et dans la mesure de sa faute[68]. La vengeance, le « coup pour coup » des enfants, n’est donc pas l’unique point de départ de l’évolution pénale. D’après Tarde, cette origine, quoique la plus apparente, serait de valeur secondaire : la genèse en serait le châtiment domestique, correspondant d’un côté au blâme, de l’autre au remords. À cette peine du talion, relativement acceptée comme juste, parce qu’elle était incomprise, combien d’autres punitions, jusqu’aux tortures et à la mort, furent-elles infligées, pour violations vraies ou prétendues de la morale, par les dispensateurs du pouvoir politique et religieux !

Le précepte fondamental du droit imaginé par ceux qui en bénéficiaient était de s’approprier virtuellement la vérité, la justice, et, en récompense, de s’attribuer la possession réelle des biens terrestres. Telle est l’une des principales causes de cette institution que l’on a nommée tabou dans les îles océaniennes et que l’on désigne sous tant d’autres appellations, notamment lois, devoirs, convenances, dans le reste du monde. Interdiction absolue au vulgaire, à la tourbe des profanes et des sujets, parfois aux femmes et aux enfants, sous peine d’amende, d’emprisonnement, de supplices, interdiction de toucher aux fruits, aux mets réservés à la table des supérieurs, de prendre part aux plaisirs des grands, de s’élever jusqu’à la connaissance des révélations suprêmes. L’inégalité était le résultat humain de l’appropriation des richesses, de la force du pouvoir : il fallait en outre lui donner une sanction divine, en faire l’une des assises de l’Univers.

Une fois armés du droit de punir, par malédiction ou par usage du glaive séculier, les prêtres ont même bientôt fait comprendre à leurs pénitents, par l’institution du « péché originel », que la faute mérite toujours une peine infiniment plus forte que celle du talion : d’aggravation en aggravation, elle finit par valoir au coupable une punition sans fin, le feu qui ne s’éteindra jamais ! Et, phénomène moral qui paraîtra tout à fait incompréhensible à nos descendants, les condamnés ratifiaient le jugement : ils croyaient en toute sincérité être vraiment dignes de la condamnation éternelle.

Quoi qu’il en soit, la religion « révélée d’en haut » ne peut aucunement se vanter de la conception première du juste et de l’injuste, conception dérivée de la morale.

Par l’effet de cette illusion d’optique qui se produit aussi bien dans le monde moral que dans le monde matériel, les hommes se trompent d’ordinaire sur le sens réel du mouvement lorsqu’eux-mêmes et l’ambiance se déplacent en sens inverse : ils se croient immobiles et s’imaginent que la nature est en fuite. Ils donnent un caractère de permanence dogmatique à leurs illusions religieuses en les contrastant avec la conduite de la vie qu’ils supposent essentiellement incertaine et dépourvue de morale rectrice. C’est le contraire qui est vrai : la morale existe par cela même que des individus, animaux ou hommes, vivent en société, s’aiment et s’entr’aident, tandis que les religions, ne se rapportant qu’à l’inconnu et ne vivant que d’hallucinations et d’hypothèses, sont un phénomène secondaire dans le développement général des hommes. Pourtant, il est bien vrai que dans le cours de leur durée les religions réagissent très énergiquement sur la conduite des hommes qui les professent : elles dirigent les passions humaines conformément à leurs dogmes et aux intérêts de leur culte, et ce qu’elles appellent spécialement du nom de « morale » est la pratique de la vie qui leur convient le mieux. Or les actes de l’homme varient infiniment avec la poussée de ses instincts et de ses attractions : ils oscillent entre les extrêmes, ayant pour mobiles, d’une part, l’amour et le dévouement sans bornes, de l’autre, la fureur de la haine et de la vengeance. « Que de maux a pu susciter la religion ! » dit le poète. Elle ajoute une férocité double à la férocité première, de même qu’à l’occasion elle exalte la tendresse jusqu’au délire. Avec les diversités des milieux, des conditions, des héritages de haine légués par la guerre, elle contribue à différencier les morales particulières de nation à nation : « Vérité en deçà, erreur au delà ! »

Ainsi les religions, bien que d’origine secondaire relativement à la morale, ont souvent exercé une influence considérable Sur les morales qui leur correspondent. Mais si l’on prend le terme de « morale » dans le sens restreint — le plus usuel — de conduite absolument conforme à l’altruisme, il est certain que la religion n’a pu avoir sur elle aucune action, si ce n’est pour l’obscurcir ou la dénaturer, en troublant les rapports naturels entre les êtres vivants. Ces rapports sont primordiaux : la morale d’altruisme est aussi ancienne, plus ancienne même que l’humanité.

Il est vrai, les animaux n’ont pu se répéter les fameuses règles formulées par les Buddha, les Confucius et les Christ : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit » et : « Faites à autrui ce que vous désirez qui vous soit fait », ou mieux, « ce qu’il désire qu’on lui fasse » (André Lefèvre). Mais s’ils n’avaient pas la parole nécessaire pour se prêcher cette morale les uns aux autres, ils ont su la pratiquer. Le dévouement complet, le sacrifice de la vie à l’être aimé ou à la communauté des parents et amis se retrouvent dans l’histoire ordinaire de maint groupe animal, de la fourmilière au nid et de la couvée aux familles supérieures. Ainsi que le dit excellemment un historien philosophe, « l’équité et la bonté, voilà les deux piliers de l’équilibre moral ; pareils à cet olivier dont Ulysse avait fait le pied de sa couche nuptiale, ils ont pris racine quand se forma la première tribu, et nulle tempête ne les déracinera »[69].

L’entr’aide, dans toute son ampleur, telle fut, au milieu des infinis dangers de l’existence primitive, la sauvegarde des malheureux et de la race elle-même. L’homme a tellement besoin d’entr’aide que, solitaire, il se crée deux personnalités qui s’interrogent et se répondent et que le globe, ne se suffisant plus à lui-même, s’associe jusqu’aux radiants célestes et ajoute à ses propres forces celles de l’univers !

Nous vivons les uns par les autres, tout en puisant la force initiale en notre propre individu ; ce fut toujours une prétention naïve, enfantine, ou bien une chimère de désespéré que de vouloir, chacun pour soi, se suffire à soi-même. Puisque les conditions mêmes de la vie l’exigent, l’étroite solidarité d’homme à homme, c’est-à-dire la morale humaine dans son essence, fut toujours pratiquée, non seulement entre ceux qui se pressent à côté les uns des autres, mais aussi entre les morts et les vivants, entre ceux qui parcourent leur carrière consciente et ceux qui ne sont pas encore.

Quel précepte de morale peut dépasser en force et en ampleur le dicton recueilli par Radloffr parmi les populations sauvages de l’Altaï : « Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain ; quand tu quittes un champ, commence par le semer »[70] !




masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


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