L’Homme et la Terre/I/02

Librairie universelle (tome premierp. 35-114).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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MILIEUX TELLURIQUES
Chaque période de la vie des peuples
correspond à un changement du milieu..


CHAPITRE II


CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX. — FROIDURE ET CHALEUR

SÉCHERESSE ET HUMIDITÉ. — MONTAGNES ET STEPPES
FORÊTS. — ILES, MARAIS, LACS. — FLEUVES. — MER. — CONTRASTE DES MILIEUX

L’HOMME LUI-MÊME EST UN MILIEU POUR L’HOMME

« L’inégalité des traits planétaires a fait la diversité de l’histoire humaine » et chacun de ces traits a déterminé son événement correspondant au milieu de l’infinie variété des choses[1]. Plus brièvement De Greef nous dit que « la vie est la correspondance avec le milieu ». Enfin von Ihering s’exprime ainsi : « Le sol est tout le peuple ».

Tel est le principe fondamental de la mésologie ou « science des milieux », que, il y plus de deux mille ans, Hippocrate formulait déjà devant ses disciples d’Athènes. Les vérités générales qu’il énonça furent répétées, amplifiées depuis par maints écrivains, tels que Montaigne, Bodin, Montesquieu, mais avec si peu de précision dans les faits que leurs remarques restèrent sans application sérieuse dans le domaine de la géographie et de l’histoire. C’est au dix-neuvième siècle que commencèrent les observations suivies dont l’ensemble a pris le nom de « science » avant de le mériter encore : du moins, les milieux par lesquels on cherche à déterminer les origines historiques des peuples de la Judée, de la Grèce, de l’Italie, ont-ils été décrits en d’admirables monographies.

Il ne suffit pas de reconnaitre d’une manière générale l’influence de la Nature sur l’Homme, il est nécessaire également de constater la part qui revient spécialement dans cette influence à chacune des conditions particulières du milieu. Aussi, pendant l’époque moderne, des savants se sont-ils livrés à la plus ingénieuse analyse et au tri le plus laborieux des faits, pour les classer chacun suivant l’action déterminante plus ou moins considérable qu’il exerce sur les hommes.

L’école de Le Play surtout s’est distinguée dans cet effort de classement des agents qui règlent l’activité de l’homme, et M. de Tourville, développant l’œuvre de son maître[2], a dressé la classification de tous ces agents, liste que son école considère comme un « instrument de travail ayant donné à la science sociale une impulsion comparable à celle que la chimie doit à sa nomenclature », comme un « outil précis et complet permettant d’analyser exactement et rapidement les sociétés les plus compliquées ». C’est beaucoup trop dire : cet instrument, de la plus haute utilité dans les mains de celui qui l’emploie en vue de renseignements sur des groupes sociaux déjà connus, peut devenir fort dangereux, manié par les chercheurs qui n’en subordonnent pas l’usage à la connaissance détaillée de la géographie et de l’histoire locales ; car l’importance des faits ne se présente point suivant un ordre régulier, toujours le même : elle varie en tout temps et en tout lieu, pour tout peuple et tout individu. Ici la froidure, les tempêtes, les vagues sont les grands meneurs des hommes ; ailleurs, c’est le bon soleil, c’est la douce brise.

La classification des faits sociaux due à M. de Tourville est divisée en vingt-cinq titres, et l’on s’étonne tout d’abord d’avoir à constater que ce tableau n’établit pas de différence entre les conditions auxquelles sont soumis indistinctement tous les hommes, quel que soit leur état de culture, et celles qui s’appliquent seulement à l’homme moderne.


N° 6. Habitations d’Eskimaux.
(Voir pages 38 et suivantes.)
1. Anniversary Lodge. Hivernage de Peary en 1896.
2. Etah ou Ita. Campement semi permanent. Hivernages de Peary en 1897 et 1898.
3. Cap Sabine. Hivernage désastreux de l’expédition Greely en 1890.
4. Cap Albert. Campement abandonné.
5-12. Campements abandonnés rencontrés par M. Sverdrup, dans son expédition de 1898 et des années suivantes.

Il y a pourtant une distinction bien nette à marquer entre les faits de la nature, ceux que l’on ne saurait éviter, et les autres appartenant à un monde artificiel, que l’on peut fuir ou complètement ignorer. Le sol, le climat, le genre de travail et de nourriture, les relations de sang et d’alliance, le mode de groupement, voilà des faits primordiaux ayant leur part d’influence dans l’histoire de chaque homme, aussi bien que de chaque animal : tandis que le salaire, le patronage, le commerce, la circonscription d’Etat sont des fait secondaires auxquels les sociétés ne furent point soumises dans les temps primitifs. Il est vrai que, souventes fois, la part artificielle de l’existence prime chez les individus les conditions naturelles de la vie, néanmoins, une classification ayant un caractère général doit certainement placer au premier rang le milieu d’origine qui exerça l’action déterminante sur les populations primitives. Il faut étudier d’abord le milieu statique, puis s’enquérir du milieu dynamique.

Comme élément primordial, il convient évidemment de placer en tête les phénomènes de la température, avec ses écarts considérables, parfois également mortels, de l’extrême froid et de l’extrême chaleur, et leur action directe : l’assèchement du sol ou la production d’humidité. Les cartes statistiques sont là pour démontrer avec une clarté parfaite que le climat répartit les hommes sur la surface du globe, les groupant en masses pressées dans les régions tempérées, pourvu qu’elles soient suffisamment arrosées, et dans celles de la zone tropicale, raréfiant, au contraire, les habitants dans les terres glacées, et même faisant le vide absolu en des espaces trop froids pour que l’homme puisse y maintenir sa chaleur vitale.

D’une manière générale, la densité kilométrique des hommes, c’est-à-dire le nombre moyen des habitants par kilomètre carré, reproduit par ses contrastes les contrastes mêmes du climat : du côté, des pôles la ligne isothermique de zéro coïncide presque exactement avec la limite d’habitabilité que la nature a tracée au genre humain. Presque toutes les îles impeuplées du nord se trouvent dans les parages polaires ou subpolaires, sous l’âpre climat des brouillards et des bruines, des neiges et des glaces : d’instinct, les populations émigrantes, refoulées par des révolutions terrestres ou par d’autres hommes, ont reculé devant ces terribles régions, ont péri même sans avoir eu le temps de s’accommoder à ce trop âpre milieu, où cependant quelques sites exceptionnels, revêtus d’une couche d’engrais par des millions de palmipèdes, ont une flore rapidement éclose de graminées atteignant jusqu’à 5 mètres de hauteur[3] : des familles d’Eskimaux vivent au nord jusqu’au campement d’Etah (Ita), à 1 300 kilomètres du pôle, et le voyageur Peary s’est fait accompagner par elles beaucoup plus au nord, dans ses expéditions de découverte ; au sud, les représentants du genre humain sont arrêtés par la mer à une distance beaucoup moindre de l’équateur, dans la Terre de Feu, à 3 800 kilomètres du pôle antarctique.

(Musée d’Ethnographie.)

eskimau dans son kaïak

N’est-il pas évident que si, des deux côtés du globe, les îles polaires sont évitées par l’homme, la cause en est aux froidures et pourrait-on contester ici les influences décisives du milieu ? Avant que l’Homme, émancipé dans une certaine mesure par la science, eût associé ses efforts pour se libérer quelque peu de la domination du climat, aucun de ses représentants n’aurait pu pénétrer, par delà les petites enclaves des Eskimaux, en ces régions terribles du froid polaire, mieux défendues que ne l’était l’ancien paradis chaldéen. La théorie d’après laquelle l’Homme, disposant d’une force innée, serait complètement indépendant de son milieu, est en absolu désaccord avec les faits observés, et personne n’a plus le droit de répéter les paroles de Gobineau : « Il suffirait que le groupe blanc le plus pur, le plus intelligent et le plus fort résidât, par un concours de circonstances invincibles, au fond des glaces polaires ou sous les rayons de l’équateur, pour que toutes les idées, toutes les tendances, tous les efforts y convergeassent. »[4]. Sous une forme plus vigoureuse encore, Driesmans nous dit qu’une forte race porte en elle-même son milieu »[5]. L’expérience a donné le démenti à ces assertions hardies, et l’on a vu récemment, dans les régions polaires, des expéditions composées de voyageurs appartenant à la race que Gobineau exalte par dessus toutes se livrer au cannibalisme, même hâter la mort de faméliques. Les enquêtes officielles ont eu raison de glisser légèrement sur ces incidents lugubres.

Les Eskimaux ou Innuit, c’est-à-dire les « Hommes » de l’Amérique du Nord, de même que les Lapons de l’Europe, les Samoyèdes et les Tchuktchi de l’Asie, portent dans toute leur personne et leur genre de vie le témoignage évident de l’action dominante du froid. D’abord, ils sont très peu nombreux, ce qui provient de la pauvreté des ressources que leur offre la terre arctique, recouverte de glaces sur la plus grande partie de son étendue. Sur un espace d’environ 7 000 kilomètres de l’est à l’ouest, de la côte orientale du Groenland au territoire des Tchuktchi, dans la Sibérie, — région d’environ vingt millions de kilomètres carrés, égale à quarante fois la France, — il y a moins de cinquante mille Eskimaux de race pure ou croisée, et, parmi eux, les indigènes qui, restés complètement à l’écart du monde européen, ont conservé la pureté de leur sang, ne dépassent certainement pas le nombre de quinze mille : le pays des Eskimaux est, en proportion, de quatre à cinq mille fois moins peuplé que le reste de la Terre. Leur nombre croit du reste assez rapidement au Groenland : l’augmentation a été de près de 10 % dans les dix dernières années du dix-neuvième siècle.

Si parsemés sont ces hyperboréens qu’en maints endroits les groupes, s’étant complètement perdus de vue, ignoraient l’existence les uns des autres. Telle était naguère la bande la plus septentrionale des Groenlandais, composée d’une vingtaine d’individus errant dans les solitudes glacées du nord, entre le détroit de Smyth et la mer Paléocrystique. En 1818, lorsque Ross les rencontra sur la plage d’Etah, au nord de la baie de Melville, ces gens furent stupéfaits de voir d’autres hommes et les crurent descendus de la lune ou montés des abîmes : ils s’étaient imaginé constituer à eux seuls l’humanité tout entière.

N° 7. Densité de la population arctique.

Actuellement, dans ces régions, leur nombre serait d’environ cent cinquante, d’après Isachsen.

Mais ces étendues mornes, où les Eskimaux campent au milieu des glaces, ne leur fournissent que bien avarement les ressources nécessaires à l’existence. Il n’est donc guère probable que ces tribus aient eu pour lieu de naissance les contrées de la grande froidure, habitées aujourd’hui par elles, à moins que le climat local se soit refroidi peu à peu, obligeant les aborigènes à se modifier sans cesse, à changer leur genre de vie pour s’accommoder à la nature ambiante.
    crane d’induit                crane d’algonquin
On présume que les habitants du Grand Nord ont été graduellement refoulés de régions plus tempérées vers les rivages de l’océan Polaire et nombre d’archéologues voient en eux des Magdaléniens suivant le retrait des glaces dans la direction du nord. Dans leurs voyages, les Eskimaux furent évidemment guidés par les facilités de la chasse et de la pêche : ils ont accompagné les bœufs musqués, les baleines, les morses et les phoques. Là où manquaient ces animaux, là aussi manque tout vestige d’habitations innuit, notamment dans l’archipel polaire du nord-ouest[6].

Lorsque l’histoire mentionne les Eskimaux pour la première fois, plusieurs de leurs peuplades occupaient encore des contrées d’un climat moins âpre. Il y a neuf siècles, quand les Normands débarquèrent, beaucoup au sud du pays des Innuit actuels, sur les côtes du Helluland (Terre-Neuve) et du Vinland (Nouvelle-Ecosse ?), les hommes qu’ils eurent à combattre n’étaient point des Algonquins, chasseurs à peau rouge, mais des Skraellinger, c’est-à-dire des Karalit, purs Eskimaux, apparentés à ceux de l’archipel polaire.

De nos jours, la limite est presque partout assez bien marquée entre les deux races et correspond avec les traits de la nature : « Là où sont les arbres, là est l’Indien ; là où commence la mousse, là commence l’Eskimau », dit le proverbe. Dans l’Amérique orientale, des guerres d’extermination ont donné à cette frontière naturelle la consécration du sang versé. « La terre est trop petite pour porter les deux races », disait un Innuit au voyageur Boas[7]. N’est-ce pas là le langage que l’on se répète entre ennemis de race et de classe, d’un bout du monde à l’autre ?

L’action du milieu se montre avec évidence jusque dans
innuit
l’apparence physique des Innuit purs, car elle est plus difficile à constater chez les Groenlandais du sud, qui sont presque tous métissés de Danois et soumis à des institutions religieuses et politiques d’origine étrangère. Les vrais Innuit ont la tête allongée, mais sans fortes saillies ; leurs oreilles sont collées sur la tête, sous une chevelure épaisse et grasse ; leur nez, large et de faible relief, ne dépasse guère la rotondité des joues ; leurs petits yeux se cachent sous des paupières épaisses et bridées légèrement ; les pieds, les mains, de forme arrondie, ne laissent point se dessiner extérieurement les muscles.
peau rouge algonquin du labrador
Eux-mêmes, sous leurs épais costumes en peaux et en fourrures, apparaissent comme des boules et semblent rouler en marchant.

De même que l’homme de cheval, maquignon, palefrenier ou jockey, prend une figure chevaline, de même l’Eskimau, pêcheur de cétacés, offre d’une manière étonnante la physionomie du phoque, figure plate avec les quelques poils de la moustache hérissée, expression douce, légèrement effarée, aspect huileux de l’ensemble. Il a aussi les mœurs du phoque, alternant de longues paresses à une activité forcée.
pagaie et harpons
des eskimaux
Amplement vêtu à l’extérieur, l’Eskimau doit également se capitonner à l’intérieur par un amas de nourriture dont la plupart des Européens n’ont aucune idée. On parle de 10, 12, 14 kilogrammes de graisse, d’huile, de viandes englouties, entonnées, sans discontinuité de repas, par un seul Innuit ou « Mange-Cru » — tel est le sens du nom « Eskimaux » donné par les Algonquins à leurs voisins du nord — ; mais ces prodigieuses ripailles sont fréquemment compensées par des jeûnes très longs et d’ailleurs moins dangereux pour la santé[8].

Chez les Innuit du Lahrador, la grande épreuve des jeunes gens, l’examen final qui devait leur permettre d’entrer dans la compagnie des hommes faits, était un jeûne de plusieurs jours : ample, succulente, la nourriture était à portée de leurs mains ; ils n’y touchaient point, préférant défaillir. La forme des demeures, de même que le vêtement et la nourriture, est commandée par les conditions du milieu. En certains endroits, notamment dans le Groenland méridional, les arbres de dérive apportés par le courant permettaient d’employer le bois dans la construction des huttes ; ailleurs, dans le Groenland oriental, on utilisa les pierres ; mais l’impérieux climat oblige les constructeurs à boiser ou à maçonner leur iglou dans la profondeur du sol : les parois sont formées de mottes gazonnées, de lits de mousse revêtus extérieurement de neige battue. En mainte région du pays eskimau septentrional, la hutte ronde, à laquelle on accède par un étroit couloir où l’on s’introduit en rampant, est entièrement construite de neige, et là,
harpons des eskimaux
pendant plusieurs mois d’hiver, séjournent jusqu’à dix familles, débarrassées de tout vêtement, sans autre feu que celui de la lampe, dans une atmosphère étouffante et devenue graduellement horrible par l’accumulation des immondices. Il semble impossible que l’homme vive en un pareil milieu, mais à quoi ne réussit-on pas à s’habituer ? Des traitants de pelleterie, des missionnaires, tels que Petitot, ont vécu pendant des mois en ces horribles tanières[9].

Quand ces prisonniers sont libérés par le soleil d’été, ils éventrent l’iglou, le démo lissent, et bientôt la fusion de la neige en a fait disparaître les ignobles débris.

Naturellement, le climat défendait jadis à l’Innuit toute agriculture, péniblement introduite depuis dans quelques jardins : les naturels n’ont d’autre nourriture végétale que des baies, telles que myrtilles et framboises, et, sur la terre ferme, la « tripe de roche », lichen d’un goût amer ; ils mangent aussi, en manière de légumes, les matières vertes, non digérées, qu’ils trouvent dans les intestins des rennes.

Presque toute la nourriture des Innuit est animale, obtenue soit par l’élève du bétail, soit par la chasse ou la pêche. Les Tchuktchi de l’intérieur ont de grands troupeaux de rennes ; les Eskimaux du Labrador vivent principalement de la chasse, et ceux de la Terre de Baffin sont fréquemment obligés, pendant des semaines entières, de poursuivre seulement le gibier des plaines, caribous et bœufs musqués, parce que le « frazis » des côtes, ou glace riveraine, s’étend trop au loin des rivages, empêchant d’employer les bateaux de pêche. Mais les Eskimaux du Groenland, habitant au bord de mers profondes que balaie le courant côtier, sont presque exclusivement pêcheurs de phoques, et l’on sait quelle adresse, quel instinct merveilleux ils savent développer pour atteindre leur proie, soit en été dans les eaux libres, soit en hiver au-dessous de la glace, percée seulement d’une étroite cheminée par le souffle chaud de l’animal !

Les outils, les armes de l’Eskimau, destinés à frapper l’être qui fuit sous les eaux, sont des chefs-d’œuvre d’adresse. Les artistes eskimaux rivalisent de zèle pour dessiner, tailler, surtout graver et sculpter (Payne). On dit même que l’ingéniosité des Eskimaux de l’Alaska se serait révélée par la découverte de l’hélice ; en mécanique, ils seraient donc allés plus loin que les Grecs dans toute leur gloire d’inventeurs ! C’est à la pointe de leurs flèches qu’ils appliquaient la courte hélice, courbée uniformément dans le sens de la gauche[10].

Pourtant, malgré la merveilleuse sagacité du chasseur, le gibier manque souvent ; la faim, la terrible faim sévit parfois, et cette faim, toujours imminente, explique des traits de mœurs que ne comprennent pas les populations sédentaires, comptant sur leurs récoltes annuelles. Ainsi les liens de famille se nouent et se dénouent forcément, suivant les nécessités de la pêche et de la chasse. Une femme du campement Point-Barrow est elle devenue trop faible pour s’attacher comme porteuse à une expédition, elle est par cela même divorcée et reste à la colonie avec les vieillards et les enfants ; le mari se fait accompagner par une femme plus forte, capable de subir toutes les fatigues, de s’exposer à tous les dangers du voyage.

D’autres fois, le salut commun oblige les pêcheurs à laisser derrière eux un compagnon malade ou blessé, de même que, pendant les tempêtes, les matelots européens abandonnent, désespérés, leur camarade tombé à la mer. Comme en tous les pays du monde, des scènes de cannibalisme ont eu lieu dans les régions du Grand Nord pendant les périodes de famine absolue ; mais en nombre de communautés innuit, les sacrifices sont réglés d’avance pour l’intérêt commun.
MER DE GLACE
Souvent les parents se laissent mourir de faim afin que les enfants aient à manger. Des mères, se dévouant pour la grande famille, ont livré leurs nourrissons !
le gibier des mers polaires : phoques prenant leurs ebats

Il y a quelques années, la découverte de gisements d’or dans le Klondyke, sur les bords du Yukon et sur le cap Nome, a changé toute l’économie politique des populations innuit, chargées désormais de fournir aux mineurs blancs des poissons, de l’huile et du lard. Les Tchuktchi du littoral notamment sont devenus riches[11] et peuvent très bien entretenir leurs parents, mais naguère, des vieillards, incapables de suivre les hommes faits dans leurs chasses et menacés de périr d’inanition dans les campements isolés, demandaient volontiers la fin ; or, dans ce cas, les enfants et les amis les plus chers étaient tenus par la coutume, aussi bien que par leur affection, d’accomplir ce devoir du meurtre. C’était à eux de donner au père ou au compagnon le narcotique stupéfiant, puis de lui couper la carotide et de l’étendre sur son lit de mousse. A Point-Barrow, il faut continuer la terrible cérémonie en livrant aux chiens la chair du vieillard, et ces chiens, à leur tour, sont dévorés par la communauté, afin que l’âme de l’être qui n’est plus échappe aux esprits mauvais et profite aux vivants. Après ces rites lugubres, on jeûne longtemps, tous observent le silence, et, quand on reprend les conversations et les discours, on évite toute combinaison de syllabes qui puisse rappeler le nom du mort. Malgré ces drames, que la menace de la famine rend inévitables, il n’est pas de populations que la nécessité absolue de l’aide mutuelle rende plus solidaires que les Eskimaux. Très causeurs, faciles aux confidences, ils se visitent de hutte à hutte et de village à village ; quand ils sont pourvus suffisamment de nourriture et que la chasse ou la pêche ne prend pas tout leur temps, ils se lancent volontiers en des voyages de plusieurs centaines de kilomètres pour aller voir des amis. Tout étranger a droit à l’abri de leur iglou. Cette bonté naturelle, cet esprit de parfaite solidarité, qui portent l’homme vers l’homme, sont de règle chez les Aléoutes et les Grœnlandais.

Nos ancêtres, pendant la période gréco-romaine et au moyen âge, s’imaginaient que la chaleur était trop forte dans la région tropicale pour laisser vivre les hommes : on se répétait que le climat, vraiment « torride », était assez brûlant pour les rôtir, et la couleur des Africains semblait indiquer, en effet, un commencement de cuisson. Les grands voyages de découverte entrepris par les Gama, les Colomb, les Magellan, deux mille ans après la circumnavigation de l’Afrique par les Phéniciens de Nechao, prouvèrent qu’il n’en est pas ainsi, et que l’homme peut habiter et vivre sur les terres éclairées par le soleil zénithal. La chaleur n’oppose donc pas, comme le froid, un obstacle infranchissable à l’extension de la race humaine, ou plutôt l’extrême des hautes températures, qui rendrait le milieu insupportable à l’homme, ne se présente pas sur la planète terrestre. La carte des lignes isothermiques offre des enclaves climatiques où la température moyenne dépasse 30 degrés, en maintes contrées, les chaleurs estivales s’élèvent fréquemment, ou même régulièrement, à une quarantaine de degrés, et parfois, là où l’ardeur du soleil est réverbérée par les roches ou les sables, le thermomètre indique, même à l’ombre, comme un souffle d’incendie qui semble intolérable, mais que l’homme habitué supporte néanmoins sans être atteint dans ses œuvres vives.

S’il est de vastes étendues, dans la zone torride, presque ou même complètement inhabitées, la cause n’en est point à un excès de chaleur, mais soit à une surabondance de vapeur d’eau, soit, plus fréquemment, au manque d’humidité dans l’air. Les climats qui plaisent à l’homme offrent une proportion de vapeur aérienne représentant au plus les neuf dixièmes et au moins les deux tiers de celle qui indique le point de saturation : dès que la proportion tombe au quart, au cinquième ou à moins encore, les conditions deviennent défavorables à l’existence. D’ailleurs, les contrées qui manquent, à l’ordinaire, de la quantité suffisante de vapeur sont aussi privées d’eau dans le sol : ce sont des espaces presque dépourvus de végétation, sans animaux et, par conséquent, sans hommes.

N° 8. Régions de Sécheresse.

1. Khalka mongol, mer des Herbes.
4. Dsungarie.
7. Déserts de l’Iran.
10. Désert arabique.
13. Désert de Libye.

2. Plateau des Ordos.
5. Taklamakan.
8. Déserts de l’Arabie.
11. Erithrée.
14. Sahara.

3. Gobi.
6. Steppes des Turkmènes.
9. Sinaï.
12. Désert des Somal.
15. Ceara, région à dépeuplement

intermittent pour cause de sécheresse.

Les hauts plateaux et les montagnes élevées de l’Asie, de l’Altaï à l’Himalaya, restent inhabités à cause du froid. Les steppes des Kirghiz, aux alentours du lac Balkhach, peuplées jadis et se repeuplant aujourd’hui, avaient été dévastées par les guerres. La sylve explique la faible densité des populations de l’Amazonie.

C’est à cause de la sécheresse de l’air et de la terre que, de la Mongolie à l’Adrar, s’étend un immense croissant de régions sans habitants ou presque désertes, comprenant le Gobi, la Kachgarie, le désert de Kirman, l’Arabie, le Sahara ; même le Cearà, dans le territoire du Nouveau Monde, se trouve parfois englobé dans le domaine de l’atmosphère trop sèche, malgré le voisinage de l’Atlantique, et les habitants sont obligés d’émigrer temporairement vers l’Amazonie. Dans l’espace d’environ douze millions de kilomètres carrés que comprend la zone déserte de l’Ancien Monde avec les oasis intermédiaires, la population atteint seulement un million d’individus, cent vingt fois moins que la moyenne des continents.

Les Innuit, que nous avons pris pour type des populations soumises à l’action du climat le plus âpre, ne sont certainement pas des « primitifs » au point de vue de la race, car, durant l’infini des siècles de croissance, les milieux ont continuellement changé ; mais, en comparaison des peuplades diverses de la zone tropicale, ces habitants du « Grand Nord » peuvent être considérés comme aborigènes, « issus du sol » pour ainsi dire. Au contraire, les groupes ethniques les plus isolés des régions torrides, les Touareg du Sahara, par exemple, ou les Nubiens, les Bedja, les Danakil ou les Somal, riverains du littoral ardent de la mer Rouge et de l’océan des Indes, sont des populations déjà très mélangées, qui, depuis de longs siècles, appartiennent au monde historique.

Par leurs aïeux, ils furent en relations fréquentes avec l’Inde, l’Egypte et la Phénicie, ils firent partie du domaine de la civilisation hymiarite ; Méroé, sur le haut Nil, fut une de leurs capitales et un centre de grande culture ; depuis au moins trente-six centaines d’années, ils connaissent le bronze et le fer, puisque, dans un temple de Thèbes, des peintures murales représentent des Punt ou Somal portant des armes semblables à celles dont ils se servent aujourd’hui. Après la naissance des religions modernes, les Bedja se convertirent au christianisme, puis au mahométisme ; les Danakil et les Somal sont même croisés d’Arabes et se disent avec confiance les compatriotes du prophète, aussi bien que les fidèles de son dieu ; quelques-uns prétendent appartenir à la famille même de Mahomet. Cependant ces peuples, qui ont été modifiés si diversement, peuvent, à l’égal des Eskimaux, se présenter comme des exemples typiques de l’action du climat.

On constate d’abord combien ces gens du littoral torride, qu’ils soient de race arabe, galla ou nigritienne, offrent entre eux de ressemblance physique dans la structure et la démarche. Bien différents des Hyperboréens, gros et courts, aux figures joufflues, aux ventres proéminents, aux mouvements en roulis, ces fils du Soleil sont maigres et nerveux, souples, toujours bien découplés, d’une vitesse étonnante à la course.
homme de la tribu des danakil.
Ils ont les traits fermes et précis ; l’œil vif se dégage hardiment de la paupière, et la chevelure, seule protection du crâne contre les rayons de feu, retombe en crinière sur les épaules. Pour vêtement, Danakil et Somal n’ont que des blouses, ou simplement des draperies et des écharpes ; les cabanes où ils se retirent la nuit ne sont que des nattes de branchilles entrecroisées. Ils n’ont point, comme les Esquimaux, à entretenir une flamme. La nourriture de tous ces Afer ou « Errants » est des plus simples, car la froidure ne les oblige point à pousser activement la combustion intérieure : un peu de millet, du lait, du beurre, la chair du mouton, celle du poisson s’ils vivent au bord de la mer ; c’est tout. Le Bedja, le Dankali sont la sobriété même ; ils savent jeûner comme l’Innuit, mais leurs repas seraient un jeûne pour le mangeur de phoques. Volney, pesant la nourriture du Syrien, constata qu’elle ne dépasse pas six onces — 170 grammes — par jour, et, pour le Bedja, elle n’est certainement pas plus abondante.

Les Bédouins — nom que l’on donne à tous les nomades musulmans — ont des chants pour vanter leur sobriété, comme les Européens modernes en ont pour glorifier la vie et la bonne chère : « Si la faim me presse, dit un héros arabe, si la faim me presse, je ne l’écoute pas, je la trompe, je l’oublie, je la promène, je la tue. »[12]. Et le mourant s’écrie : « Je jeûnerai pour vous dans la mort comme je l’ai fait dans la vie. »[13].

De même, dans le Nouveau Monde, le Papago de la Sonora reste facilement sans boire deux, trois jours sous un soleil implacable. Et pourtant, malgré les tables savantes des médecins qui dosent la quantité d’azote, de carbone et d’eau prétendument indispensable à tout organisme humain, Bédouins et Papagos sont d’une force et d’une adresse étonnantes. Les Papagos sont des coureurs prodigieux : en jouant au kachànekon, c’est-à-dire à la « balle au pied », il leur arrive de courir après la boule de 50 à 65 kilomètres dans leur après-midi[14].

Le caractère nu, monotone des paysages, rochers, argiles ou sables gris, interrompus par de rares oasis de verdure ou n’offrant que des brousses, des herbes rares, doit se retrouver aussi dans la nature intellectuelle et morale des peuplades qui habitent ces contrées de sécheresse et de chaleur. La vie ne peut que très faiblement changer dans ce milieu formidable et violent : les pensées, les mœurs restent presque identiques de siècle en siècle, très simples, sobres, précises, impératives dans leur uniformité.

Mais dans les têtes échauffées par les traits d’un soleil ardent naissent facilement les colères et les fureurs. En ces contrées, les vengeances se poursuivent avec une rage féroce, et dans les grands mouvements nationaux, dans les guerres d’indépendance ou d’invasion, les naturels fanatisés poussent l’intrépidité jusqu’aux extrêmes limites du possible, même jusqu’à l’impossible, a-t-il pu sembler pendant certaines périodes de l’histoire, notamment à l’époque des premières invasions mahométanes et lors de la soudaine ruée des madhistes contre les envahisseurs anglais.

Le contraste absolu de ces régions sèches par l’atmosphère, arides par le sol, nous est fourni par les contrées où l’humidité de l’air et la surabondance des pluies rendent le séjour de l’homme presque impraticable. A cet égard, la côte occidentale du Nouveau Monde offre des oppositions frappantes.


type de somali
Tandis que certaines parties du littoral, ainsi la péninsule mexicaine de la Californie, c’est-à-dire le « Chaud Four », et les plages du Pérou méridional, n’ont guère pour habitants que des mineurs, des pêcheurs de perles, d’âpres commerçants en métal et en sels chimiques, les deux régions pluvieuses du nord et du sud, d’un côté le littoral de l’Alaska, de l’autre l’archipel des Chonos, sont restées également désertes, malgré la richesse forestière de la contrée, la fertilité naturelle du sol et l’excellence de ports bien abrités.

La ville de Juneau, qui, en dehors des lieux aurifères, alternativement envahis et délaissés par les prospecteurs et les mineurs, est, comme agglomération normale, la plus considérable des parages du nord, reste quand même un tout petit centre industriel et administratif, quoiqu’elle soit devenue capitale de l’Alaska (1903) et, surtout, que l’exploitation des mines, des forêts, et les pêcheries de saumons permettent de s’y enrichir rapidement, ce qui est la considération primaire aux yeux des Américains et de tant d’autres.

Au sortir du village de Sitka, bâti jadis pour les fonctionnaires russes et servant maintenant de comptoir à quelques traitants, toute excursion est tenue pour impossible. L’eau se répand en flaques dans les inégalités du sol ; même sur les pentes roides, les racines entremêlées des conifères retiennent l’eau de pluie qui gonfle les mousses comme d’énormes éponges ; les gouttes tombent de branche en branche ; les nappes liquides ruissellent sur les fûts des arbres ; les rameaux brisés, gluants et à demi pourris jonchent le sol granitique et pourtant changé en boue coulante : que les averses pénètrent à travers les ramures ou que la buée remonte de la terre, on est toujours dans un bain d’eau ou de vapeurs. Les nuages qui s’abattent et les brouillards qui montent s’entremêlent incessamment et l’homme se trouve, pour ainsi dire, emprisonné dans l’élément fluide qui le trempe et le pénètre. En un pareil milieu, est-il étonnant que les résidants, fort rares, mènent une vie monotone, sans entrain juvénile ? Leur grande préoccupation est de s’abriter.

En beaucoup de contrées que baignent constamment les ondées et les brouillards, l’homme n’a pu même s’établir à demeure, malgré les avantages qu’il pouvait en retirer : notamment, parmi d’autres terres de l’océan Indien, dans la grande île de Kerguelen, que l’on crut d’abord être la pointe avancée d’un continent austral. D’une surface évaluée à quatre ou cinq mille kilomètres carrés, elle offre des surfaces gazonnées qui pourraient être facilement mises en culture : des troupeaux, d’après l’expérience faite par le navigateur John Ross, y réussiraient aussi bien que dans les Falkland des mers américaines, situées sous une latitude plus rapprochée du pôle. La position géographique de Kerguelen — sous le 49e degré — correspondant à celle de Paris, dans l’hémisphère septentrional, n’est point pour effrayer les voyageurs, et la température moyenne de l’île, d’environ 4 degrés centigrades, n’est autre que celle de Kristiania et de Moscou, villes dont le climat est très favorable à un vigoureux développement de l’homme. En outre, Kerguelen, qui possède d’excellents ports parfaitement abrités contre le formidable vent du nord-ouest, se trouve exactement à moitié chemin sur la ligne de navigation entre Le Cap et Melbourne : on comprend donc facilement que le gouvernement français ait tenu à s’assurer la possession d’une terre qui, si elle était utilisée, pourrait avoir une très grande importance dans l’économie générale de la planète ; mais les marins, les baleiniers et les rares naturalistes qui ont visité Kerguelen pour y passer quelques mois, dans les pluies et les tempêtes, n’ont pas raconté leur séjour de manière à encourager les tentatives de colonisation, du moins sur les côtes occidentales, tournées vers l’éternel orage, entourées d’un brouillard intense ; les albatros mêmes ne trouvent point à se nicher dans les rochers. Les hommes n’y vivent, bien malgré eux, qu’avec le désir de quitter au plus tôt cette « terre de Désolation », ainsi dénommée par Cook en son voyage de 1770. Pour s’accommoder au climat, les insectes de l’île, notamment les mouches et le seul papillon indigène, ont perdu leurs ailes : celles-ci ne pourraient que les gêner, puisqu’ils se trouveraient emportés par le vent sans avoir eu le temps de les ouvrir[15].

îles kerguelen. — Panorama du Port-Gazelle, près de la cascade de la Pointe-Duck.
A, montagne, presqu’île, observatoire. — B, dépôt de vivres. — C, cap Ashfeld, entrée du Port-Gazelle.

Pour des raisons analogues, maintes vallées tropicales, admirablement fertiles ou bien riches en métaux, restent abandonnées par l’homme ; il se refuse à vivre sous des pluies continuelles. Ainsi, les mines d’or très abondantes de Caravaya, sur le versant oriental des Andes péruviennes, ont dû être délaissées pendant tout le cours du dix-neuvième siècle par les prospecteurs espagnols, très âpres pourtant à la recherche des pépites. De même, les pentes andines de l’Ecuador, s’inclinant à l’est vers le sillon profond que parcourt l’Amazone, restent presque sans habitants, malgré la valeur de leurs gisements et la variété de leurs végétaux précieux. Que de fois les aventuriers se sont-ils hasardés dans les ravins orientaux de la Sierra Nevada magdalénienne, entre Rio Hacha et Santa Maria, dans l’espoir d’y faire une ample récolte d’or! Mais les pluies qui tombent immanquablement chaque jour, formant par leur buée un milieu favorable pour le développement des moustiques et d’autres insectes, buveurs de sang et porteurs de microbes, n’ont jamais manqué de faire perdre courage aux mineurs. D’ailleurs, il est certain que les ouvriers de demain, mieux outillés que ceux d’hier, mieux avertis au point de vue scientifique, plus habiles à combattre les fléaux, sauront s’établir triomphalement aux lieux mêmes d’où leurs devanciers se sont enfuis.

L’humidité du sol, en mainte contrée où l’humidité de l’air n’est pas suffisante pour empêcher le séjour de l’homme, met l’interdit sur le pays. C’est ainsi qu’en Irlande les quaking bogs ou « tourbières tremblantes » et, en tant de régions du Nouveau Monde, les tremendales et tembladeras sont évités avec soin par les voyageurs et ne peuvent être mis en culture qu’après un long assèchement du sol.

Récemment encore, l’intérieur de la grande île de Terre-Neuve était resté pays inconnu, bien que les villes et les villages se succèdent sur une partie du littoral, au bord des baies poissonneuses et des havres abrités. On comptait les aventuriers audacieux qui s’étaient hasardés à faire des voyages d’exploration d’une rive à l’autre, à travers les rochers, les petits lacs, les mares, les marais, et les fourrés de conifères nains, tellement entremêlés qu’il est impossible de marcher sur le sol : on ne peut cheminer que sur la forêt même, formant un lacis compact de branches inégales où le voyageur trouve péniblement son équilibre. Pour rendre la contrée accessible, il a fallu l’ouvrir à grands frais par des routes et des chemins de fer, où, pendant les tourmentes hivernales, les voyageurs risquent d’être bloqués par les neiges.

Parmi les régions qui sembleraient inhabitables à la plupart des hommes, mais qui, pourtant habitées, donnent à leurs résidants un genre de vie tout à fait à part, il faut citer la partie lacustre du haut Nil, où le fleuve, arrêté par la berge dite le « Joug des rivières », formait naguère, pendant la saison des crues, un lac de dimensions variables, parsemé de sedd ou grandes îles d’herbes.

Vivant, sinon dans l’eau, du moins sur les rives marécageuses ou dans les sedd à demi consolidés, les nègres Denka, et spécialement celle de leurs tribus que l’on connaît sous le nom de Nuêr, sont tournés en ridicule par tous leurs voisins à cause de leurs attitudes d’oiseaux pêcheurs. Très grands, aux jambes longues et maigres, ils ont reçu le nom d’échassiers, et, comme les hérons, ils se tiennent souvent avec une jambe hors de l’eau, l’appuyant sur le mollet de l’autre jambe par la plante du pied ; ils peuvent rester au moins une heure dans cette étrange posture.

N° 9. Kerguelen.


Posant avec précaution le pied sous l’eau vaseuse, dans la crainte de marcher sur un être vivant, ils retirent ensuite l’autre pied haut dans l’air au-dessus des tiges d’herbes : même lorsque le sol est asséché, ils conservent cette démarche habituelle d’échassiers. Pour pêcher, ils se placent souvent à la cime d’un de ces nids de termites qui s’élèvent en obélisque dans la plaine, plus haut que dans les régions non inondées, car ici les termites ont dû se construire plusieurs étages pour monter de palier en palier dans leur demeure d’argile, suivant la hauteur des eaux. De loin, quand on aperçoit une longue forme vivante perchée au sommet de la butte rougeâtre, on ne sait quel est cet être bizarre, un pêcheur avec sa corbeille pleine de poissons ou le grand échassier Balæniceps rex, « le père du Soulier », disent les Arabes, à cause de son grand bec en forme de chaussure.

Les Denka, les Nuêr sont toujours nus : des vêtements les gêneraient pour marcher dans l’eau, et les étoffes humides, gardées sur la peau, seraient la cause inévitable de fièvres. Aussi, comme toujours, l’usage s’est-il transformé en morale, et les Nuêr tiendraient pour honte de s’habiller : les cicatrices du tatouage, les anneaux, les bracelets et les bagues leur suffisent. Les soins du corps exigent qu’on s’enduise la peau pour combattre l’humidité. D’ordinaire, le Denka se roule joyeusement dans la cendre, après chaque feu d’herbes, à la façon des mulets dont on vient d’enlever le bât, et se redresse, tout gris, ou d’un gris bleuâtre, quand la couleur de la peau transparaît sous la poussière , mais le riche pasteur, propriétaire de nombreux troupeaux, s’oint le corps entier d’une substance huileuse, qu’il recouvre ensuite de bouses régulièrement appliquées.

En beaucoup d’autres pays du monde, dans l’Inde et dans l’Indo-Chine, et surtout dans le Matto Grosso brésilien, dans le Gran Chaco du Paraguay et de l’Argentine, vivent d’autres peuplades d’hommes amphibies analogues à celle des Nuêr, cheminant comme eux dans l’eau, comme eux disputant le poisson aux oiseaux plongeurs, et réussissant à élever leur famille sur un sol tremblant formé de roseaux pourris cachant des eaux profondes. Ces êtres, à part des autres hommes, sont bien des prisonniers du marécage, où tout naturel, non accoutumé graduellement au milieu, ne pourrait manquer de périr. Et les Uaraun ou Guaraunos, que Humboldt décrivit après d’autres voyageurs et qu’il a rendus célèbres, ne sont-ils pas aussi des captifs de la nature environnante ? A l’époque où les visita le grand voyageur, c’est-à-dire dans les premiers ans du dix-neuvième siècle, les Uaraun, quatre ou cinq fois plus nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, auraient encore habité la cime des arbres pendant la période des inondations, quand toutes les îles du bas Orinoco, entre les quarante bras fluviaux, étaient recouvertes par la nappe grise des eaux débordées. Unissant vers leurs extrémités les hampes de cinq ou six palmiers euterpe, ils établissaient, au-dessous de ce multiple toit de feuilles, un plancher léger pour soutenir leur demeure aérienne, dominant de plusieurs mètres l’étendue de la nappe liquide[16].


type de denka

Ce mode d’habitation n’a pas subsisté jusqu’à nos jours[17]. En relations constantes avec les Européens d’origine castillane à l’ouest, de langue anglaise à l’est, les Uaraun possèdent maintenant de solides embarcations qui leur servent de maisonnettes dès que la cabane ordinaire est envahie par le fleuve ; quand les eaux se gonflent et débordent, ils n’ont qu’à monter dans leurs bateaux pour les laisser dériver jusqu’au lieu d’ancrage. Le genre de vie s’est également modifié quant à l’industrie et à la nourriture, qui était presque exclusivement limitées aux produits d’un seul arbre, le palmier mauricia. Mais quoique à demi policés, les Uaraun n’en sont pas moins tenus par leur milieu à procéder autrement que les gens de la terre ferme dans les mille circonstances de la vie.

C’est ainsi que pour faire des chemins, ils ne se bornent pas, comme leurs voisins des pays émergés, à ouvrir une percée dans la forêt : après avoir abattu les arbres, ils les rangent transversalement sur la voie et les attachent par des cordages en fibres de palmier. Lors de la crue, le chemin tout entier se soulève d’un bout à l’autre sans se disloquer, et se change en radeau ; il monte, puis redescend avec la décrue et s’échoue de nouveau. Quant à leurs morts, les Uaraun, répugnant à les enfouir dans la boue, les enveloppent d’une épaisse couche d’argile, et les suspendent aux branches, près de leurs cabanes, ou bien les attachent à leurs embarcations et les promènent dans le fleuve. Quelques heures après, les cadavres sont parfaitement disséqués par les poissons, et l’on en dépose pieusement les débris en des corbeilles funéraires.

Même dans l’Europe civilisée, au milieu de populations urbaines parfaitement assouplies aux pratiques modernes, se sont maintenues des coutumes étranges, commandées autrefois par le milieu et justifiées encore par les conditions locales, bien qu’elles aient été grandement modifiées par les changements généraux qu’apporte la civilisation. Ainsi, dans le voisinage même de la puissante Hambourg, premier havre commercial de l’Allemagne et du continent d’Europe, des jardiniers et autres cultivateurs des terres basses riveraines de l’Elbe traversent encore la campagne juchés sur des appareils d’échassiers. A l’est de l’île Noirmoutier, d’autres « maraichins » vivent au bord des « étiers » en des cabanes ou « bourrines », qu’ils construisent en une pâte d’argile mélangée à des roseaux hachés, et qu’ils recouvrent de joncs ou « ronches », alourdis par des couches de boue pour résister au vent de la mer. Les habitants ne peuvent cheminer dans la plaine qu’en se servant de longues perches qui leur permettent de franchir les fossés d’un bond.

Quant aux Lanusquets ou Landescots de la Gascogne, dans le voisinage des lacs qui bordent le littoral, ils offrent en marchant un spectacle unique au monde, vu la hauteur de leurs échasses, dont quelques-unes ont près de 2 mètres. Sur ces pâtis, jadis parsemés de flaques d’eau et de mares sans profondeur, ils n’auraient pu suivre leurs troupeaux de moutons s’ils n’avaient armé leurs jambes de ces « chanques » bizarres. Lorsqu’on aperçoit pour la première fois un groupe de ces échassiers des Landes, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’un certain émoi, comme à la vue d’un prodige. Revêtus de leurs peaux de mouton à la laine rongée par le temps, ils passent gravement, en tricotant des bas ou en tordant du fil, au-dessus des « brandes » ou grandes bruyères, des fougères et des joncs, comme si, à l’exemple des magiciens, ils avaient le pouvoir de glisser sur les tiges des plantes sans les courber ; le spectateur reste presque enfoui dans la brousse ; eux, au contraire, semblent marcher en plein ciel, sur le bord de l’horizon. Ils paraissent d’autant plus étranges qu’on les voit de plus près ; car, en dépit du raisonnement, le regard, logique à sa manière, ne peut s’empêcher de prendre d’abord les échasses pour des prolongements vrais des jambes, dont ce que l’on croit être les genoux se courbent en arrière et non en avant, comme chez les autres mortels. Le grand bâton que manient les Lanusquets avec une adresse excessive, et qui leur sert à l’occasion de balancier, de bras ou d’appui, contribue à l’étrangeté de leur aspect : on dirait de gigantesques sauterelles.
landescot
En quelques districts non encore transformés en forêts par les semis, tous les habitants pratiquent les échasses : les enfants eux-mêmes ne craignent pas de se hasarder sur les chanques paternelles, et souvent on aperçoit au-dessus de la bruyère des femmes, presque toujours vêtues de noir, qui ressemblent à de grands corbeaux perchés sur des branches séchées.

La montagne est, parmi les milieux distincts que présente la Terre, un de ceux qui, par son ensemble de conditions physiques, détermine avec le plus de force chez ses habitants un caractère particulier, des habitudes et des mœurs propres d’une singulière et frappante originalité. Ces monts, dressés en murailles au-dessus des plaines, contrastent brusquement avec les déserts et les steppes qui sollicitent l’homme au libre parcours, au déplacement dans un espace illimité. Le monde semble complètement fermé par ces brusques remparts, et souvent, en effet, la limite est aussi nette qu’elle le paraît, marquée soudain par les escarpements des roches qui forment la racine de la montagne. Les populations se pressent à la base, nombreuses, actives, pleines de vie, comme l’eau d’un lac qui vient battre le pied des falaises ; puis, immédiatement au-dessus, commencent les âpres rocailles, les espaces nus et raboteux, évités par l’homme. Mais la pression des populations à la recherche de la nourriture fait, en mains endroits, pénétrer des essaims sociaux par les portes du rempart, et ces régions, inaccessibles en apparence, se peuplent dans les étendues favorables au séjour des colons.

Les pays montagneux renferment, cachés par les murs extérieurs, des espaces parfaitement délimités, mondes à part bien distincts, qui sont assez vastes, assez pourvus de ressources pour subvenir aux besoins d’une grande population et destinés, par leur isolement même, à devenir le berceau d’une civilisation particulière. C’est ainsi que se sont constitués, dans le Nouveau Monde, les ensembles ethniques nettement déterminés des Nahua mexicains, des Muysca, des Quichua, des Aymara. Divers bassins, entourés d’un superbe amphithéâtre de monts neigeux qui leur versent des eaux abondantes, sont autant de jardins : telle la merveilleuse vallée de Kachmir, avec ses grands lacs, ses prairies à peine exondées. Même la Suisse, en une moitié de son étendue, est une bande de prairies et de campagnes boisées, que le multiple rempart du Jura masque au nord-ouest et transforme en une vallée intérieure.

Mais si les plissements des montagnes enferment de vastes contrées habitables, donnant asile à des nations composées de millions d’hommes, la plupart des hautes régions cachent leurs habitants en des vallées étroites, bassins fermés qu’entourent des rochers, et qui ne contiennent d’ordinaire, entre des escarpements grisâtres, qu’un pauvre tapis de verdure, souvent lâcheté de pierres écroulées, et parfois menacé par des roches pendantes.

Ces prisons communiquent très difficilement avec le reste du monde, et même, en beaucoup de régions montagneuses, leur centre naturel d’attraction se trouve, non sur leur versant de pente, mais sur le versant opposé, dans un bassin fluvial différent. De ce côté, des seuils accessibles par des penchants herbeux, sur lesquels errent les troupeaux, facilitent le passage, tandis que du côté par lequel s’écoulent les eaux, la seule issue est une étroite et dangereuse fissure ; le voyageur préfère souvent se risquer à l’escalade de rochers affreux que de s’engager dans cette gorge où les torrents descendent en cascades, alternant avec de profondes vasques, entre les parois abruptes. C’est ainsi qu’avant la construction de la route moderne, ouverte à grands frais à travers les rochers qui dominent le Guil, le « nant » furieux du val Queyras, ce bassin était rattaché au monde extérieur par le col d’Isoard, qui s’ouvre au nord vers Briançon.

entrée du val queyras

Tellement difficiles sont certains passages qu’on leur donne, dans les Alpes de la France méridionale, le nom de « clus » ou « cluses », témoignant que ce sont de vraies « fermetures » sur le monde extérieur : il faut s’emprisonner ou choisir un autre chemin de sortie. Toute carte détaillée des montagnes vous montre par centaines des Vais d’Enfer, des Bouts du Monde, des Valchiusa, des Vaucluse, des Klemme, des Klissura, contenant chacun sa petite humanité perdue, son lieu d’asile pour quelques familles, cloîtrées dans une enceinte étroite de rocs et de neiges. Dans la région des déserts de Syrie dite Safah, à l’ouest de Damas, les prisons naturelles où se réfugient les tribus persécutées de la plaine sont bien plus étranges encore : ce sont les crevasses tortueuses d’un plateau de lave : on y disparait comme en des oubliettes, et nul ennemi n’ose y poursuivre les fugitifs. Quelques herbes poussant au fond du gouffre, un peu de terre végétale pour la culture permettent aux captifs volontaires d’entretenir de maigres troupeaux, de semer un peu de grain et de ne pas mourir d’inanition[18].

Si les cabanes sont enfermées, les hommes, les idées le sont aussi[19]. Réduites à leurs seules ressources, fort maigres, les populations isolées de ces « vaucluses », ou vallées closes, ne peuvent évidemment présenter une civilisation complexe comme celle des habitants de la plaine inférieure. Elles doivent s’en tenir à une industrie rudimentaire, à la culture de leur petit bassin de terres arables, à la garde de leurs bestiaux, à la chasse des animaux rupestres.

D’après des légendes que nombre d’historiens adoptèrent sans réflexion, obéissant à la routine du langage, les gens de la plaine seraient descendus de la montagne en suivant le cours des rivières, mais c’est en sens inverse que s’est fait le mouvement de migration. Les habitants des hauts cirques montagneux sont évidemment gens de la plaine ayant été obligés de remonter vers les sommets pour fuir soit des ennemis, soit la famine, en cherchant une retraite sûre ou des terrains vierges. Les vallées supérieures des monts sont, par excellence, des lieux de refuge : des régions les plus contraires y vinrent des épaves ethniques, appartenant aux races les plus différentes et s’étant accommodées primitivement aux milieux les plus distincts.

Parmi tant et tant de peuplades diverses qui se sont cantonnées, dans les vals fermés des montagnes, nulle évidemment ne saurait être considérée comme typique, puisque ces fuites, ces exodes, ont eu lieu à diverses périodes de l’histoire, avec accompagnement de vicissitudes contraires. Mais, si différents par l’origine et les mœurs que soient les habitants des hautes vallées, ils se ressemblent par certaines conditions du milieu et, par conséquent, présentent beaucoup de traits communs.

N° 10. Val Queyras.


D’abord, la rareté de l’air leur impose des phénomènes de respiration analogues : en effet, l’homme qui vit à plus de 2 000 ou 3 000 mètres au-dessus de la mer ne reçoit pas, dans une même aspiration, la même quantité d’oxygène que dans les régions basses, et cette insuffisance de gaz vivifiant l’expose, durant l’ascension, à ce « mal des montagnes » qui provient de la non-élimination des principes vénéneux restés dans l’organisme.

Par suite d’ « anémie barométrique »[20], les visiteurs des hauts plateaux sont donc exposés à des maladies particulières, différentes de celles qui règnent dans les basses plaines. Mais l’être humain peut réussir à s’acclimater, grâce à une modification physiologique : les globules rouges, dont on compte environ 5 millions par millimètre cube de sang chez les hommes qui vivent dans les campagnes du littoral marin, s’élèvent à 8 millions et même au delà chez ceux qui résident à 4 000 mètres d’altitude. Non seulement la succession des familles, mais l’individu lui-même peut s’accommoder assez rapidement, par l’accroissement des globules sanguins, à l’existence dans l’air raréfié des hauteurs[21].

Le résultat de ces changements a permis aux montagnards de se distinguer uniformément des gens de la plaine par les dimensions de la cage thoracique. Les Quichua, les Aymara, aussi bien que les Tibétains, étonnent par la structure massive du tronc, auquel se rattachent des membres que les gens de la plaine trouvent de forme disgracieuse. Même les descendants purs des Espagnols qui se sont établis, il y a trois ou quatre siècles, sur les plateaux de la Colombie et du Mexique diffèrent singulièrement de leurs frères de race castillane par les dimensions du buste.

Nous tous, voyageurs, qui visitons les montagnes pendant la belle saison, et qui nous plaisons à respirer la bonne senteur des herbes, à cueillir les fleurs éclatantes des alpages, à cheminer au bord des gaves sous les branches des aunes, nous ne cherchons point, d’ordinaire, à nous imaginer ce que fut la vie des montagnards primitifs, ce qu’est celle de leurs descendants enfermés dans ces hauts réduits, si pittoresques et avenants en été.

Des routes sinueuses, tracées en encorbellement au-dessus des précipices, même des chemins de fer traversant les promontoires en galeries sous-rocheuses nous mènent dans ces petits univers, jadis fermés, où, fatigués de la vie, surmenés de corps et d’esprit, nous venons reprendre notre équilibre physique, intellectuel et moral. Sur ces hauteurs, tout nous semble beau, mais les naturels savent combien dure est l’existence dans ces étroits domaines. De même que les régions polaires, mainte vallée des Alpes est privée de soleil pendant une partie de l’année, et le jour d’hiver ne donne pas un rayonnement direct, une lumière franche : ce n’est plutôt qu’un amoindrissement de l’obscurité nocturne. De loin, par delà les hautes crêtes, s’épand le reflet de l’astre aimé. A midi, les gens de la vallée suivent des yeux avec anxiété la lueur d’aurore qui, là-haut, rase le profil de la montagne, puis s’affaiblit et s’éteint peu à peu, laissant une morne pénombre sur les formes cadavériques des bas-fonds. Dans les hautes vallées des monts, aussi bien que dans les archipels de l’océan Glacial, « l’obscurité est plus difficile à supporter que le froid ».

Quelle joie pour ces gens de l’ombre quand l’astre, au printemps, montre son limbe supérieur, puis son disque entier, apparaissant comme un dieu, et certainement adoré comme tel ! Dans le Val Godemar, les habitants du village des Andrieux se rassemblaient naguère à la fin de l’été, sur le pont de leur torrent, puis, au moment où, après 102 jours de disparition — du 1er novembre au 10 février — le soleil montrait de nouveau son disque d’or, ils lui offraient une omelette ronde, comme pour imiter de leur mieux, par cette effigie grossière, la forme et la couleur de la divinité, et se la rendre ainsi favorable pour tous les pauvres produits de leur sol infécond[22].

Au manque de lumière correspond le manque de salubrité : l’homme se développe mal à la base des pentes toujours ombreuses et suintantes ; ses jointures se nouent ; il devient rachitique, souvent goitreux ; il peut même descendre jusqu’au crétinisme. Les pays de montagnes sont toujours ceux où l’on montre le plus d’infirmes de toute espèce : scrofuleux, boiteux, aveugles et sourds. Tel village des Alpes portait jadis, et très justement, le nom de « Villard-Goitreux » : les chiens, les poules même, cheminaient, alourdis par de longues chairs traînantes. L’étal hygiénique de la population a complètement changé pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, car l’instruction, avec des conséquences pratiques, a largement pénétré dans la vallée ; peut-être même des industries chimiques ont-elles contribué à modifier la constitution de l’air[23] et les habitants sont-ils moins sédentaires.

Himalaya, Pyrénées, Caucase, Andes américaines ont aussi leurs populations de malingres : les goitreux forment la majorité des habitants dans la longue vallée colombienne du Gauca. Et ce ne sont pas seulement les malheureux villages des hauts bassins fermés qui ont à souffrir de l’absence prolongée du soleil : les gens des villes situées en dehors de la montagne, mais encore à l’ombre de ses parois, en pâtissent aussi. L’amoindrissement de la lumière et de la chaleur solaires entraine forcément une diminution proportionnelle dans l’ampleur des idées et dans la liberté d’esprit.

Aux conditions déjà redoutables du milieu s’ajoute, dans les hautes vallées des montagnes, la claustration imposée par les neiges de l’hiver. Les captifs de ces régions se trouvent alors en plein pays polaire : les neiges s’amassent dans les fonds, elles tourbillonnent sur les hauteurs et s’accumulent au bord des précipices, menaçant de s’écrouler en avalanches sur les groupes de cabanes blotties en quelque creux. Pour ne pas être écrasé, il faut se réfugier en des caves, naturelles ou artificielles, et maintenir, par des galeries sous-neigeuses, la libre communication de l’air avec l’extérieur. Les vivres entassés pendant la belle saison suffisent rarement aux familles troglodytes, qui n’ont pas, comme les marmottes, la ressource de s’endormir alimentées par leur excès de graisse : d’ordinaire, les hommes faits, abandonnant à la solitude empestée les vieillards, les femmes et les enfants, descendent vers la plaine pour y trouver des moyens d’existence ; en même temps ils vont chercher aventure, car le montagnard enfermé sent le besoin d’élargir sa prison. Du haut des promontoires qui entourent sa vallée, il aperçoit le monde à ses pieds ; il voit l’infini s’ouvrir devant lui, et il descend, il chemine toujours plus loin, entraîné par la joie de l’espace vers ces belles plaines dont il admire l’horizontalité. C’était un dicton proverbial dans les Alpes de Savoie, que « Dieu a passé de nuit dans les montagnes et il n’y voyait pas clair. »

De tous les habitants de l’Europe, les Suisses sont ceux que l’on rencontre, non pas en plus grand nombre, mais le plus méthodiquement distribués dans toutes les parties de la Terre. C’est que la conquête graduelle des industries itinérantes dans toutes les contrées vers lesquelles rayonnent leurs fleuves, Rhin, Rhône, Tessin, Danube, leur enseigna l’art de se distribuer les champs d’exploitation : nulle part la science de l’expatriation n’a été mieux comprise.

L’émigration partielle des montagnards pendant la saison des froidures a dû se produire de tout temps et finalement s’est régularisée avec un rythme partait ; les habitants des plaines inférieures, ainsi visitées périodiquement, se sont accoutumés à ces passages d’étrangers de la même manière qu’au vol des oiseaux migrateurs. Ils devaient les accueillir avec complaisance, puisque ces étrangers leur apportaient les produits de la montagne, choses utiles ou belles à voir, telles que cristaux, plantes précieuses, animaux rares, et qu’ils offraient aussi leur travail temporaire en échange du pain. La nécessité les avait ingéniés à se créer des métiers spéciaux : ils savaient se rendre indispensables, et, grâce à leurs services, passer de peuplade en peuplade sans être molestés. Récemment encore, avant que l’immigration européenne et la construction des chemins de fer eussent changé toute l’économie sociale de l’Amérique du Sud, la tribu bolivienne des Collahuaya, qui fait partie de la nation des Apolistas, dans les montagnes d’Apolobamba, envoyait tous ses adultes dans les contrées des alentours jusqu’à Lima, Valparaiso, Buenos-Aires, Rio-Janeiro même, pour y vendre des simples, des pierres aimantées, des remèdes. Les plus habiles, reconnaissables à leur grand crucifix, avaient une haute réputation comme médecins. Après des années de vie errante, ces Indios del Perù revenaient dans leur pays, portant avec jalousie leur lourde sacoche d’argent, parfois même poussant une caravane de mules chargées. Ils reconnaissaient les enfants nés pendant leur absence et dressaient les jeunes garçons à continuer leur vie de gagne-petit[24].

Ignorant les rancunes locales, les marchands de la montagne qui parcouraient des pays en pleine guerre n’avaient à prendre parti ni pour les uns ni pour les autres ; cependant, toute industrie leur étant bonne, il leur arrivait aussi de se vendre temporairement pour guerroyer. Tels les Suisses du moyen âge : tuer, piller était devenu leur fonction sociale.

On vante le courage des montagnards, autre conséquence du milieu qu’ils habitent et de leur genre de vie. Restés libres et frères dans leur étroit domaine, grâce au mur de défense qui les protège, ces gens des hauts alpages peuvent s’imaginer, par une illusion naturelle à tout homme, que les privilèges de milieu sont dus à leur vertu propre, et ils tiennent en médiocre estime la foule asservie, pullulant au-dessous d’eux dans la plaine. Chacune de leurs vallées constitue une petite république, souvent alliée en fédération avec les vallées des alentours et formant ainsi un monde inattaquable aussi longtemps que dure l’union contre l’ennemi d’en bas.

Avant la construction des routes, les montagnards pouvaient se garer de toute agression, grâce à leurs cachettes naturelles, au labyrinthe de leurs cirques et de leurs vallons, à leurs âpres rochers, dont seuls ils connaissaient les fissures d’escalade. Les forteresses naturelles des monts leur suffisaient sans qu’ils eussent besoin d’avoir recours à l’art vil des remparts. Ainsi s’explique le maintien des communautés indépendantes au milieu des grands États politiques. Les Guanches de Gran-Canaria, cachés dans leurs trous de rochers, se sont longtemps défendus contre les traqueurs espagnols. Les Abor et les autres Himalayens de l’est, protégés non seulement par leurs rochers, mais aussi par les averses qui ruissellent sur leurs montagnes pendant la période de la mousson, n’ont point encore de maîtres, quoique les Anglais soient la nation conquérante à laquelle ils ont affaire.

Il n’est pas de région montagneuse, Pyrénées, Alpes, Balkans, Caucase, Himalaya, Kuenlun, Cordillère des Andes, qui, dans son histoire moderne ou même présente, ne montre des exemples de sociétés distinctes, s’étant constituées en républiques, indépendantes des groupements politiques de la plaine inférieure. La position de Lhassa dans le pays des Grandes Neiges, par delà la double rangée de l’Himalaya et du Trans-Himalaya, en a fait l’une des dernières villes qu’une expédition militaire ait profanées.

Très forts pour la défense, lorsqu’ils n’ont pas été énervés par le monachisme, comme le sont les Tibétains, les montagnards se montrent d’ordinaire très faibles pour l’attaque : relativement peu nombreux, ils se composent d’autant de clans distincts qu’il y a de vallées ; leur disjonction avait été dessinée d’avance dans la structure de la montagne. Ils furent souvent pillards, mais non conquérants. Toutes les guerres dans lesquelles les vies des nations entières se trouvent engagées se sont déroulées dans les plaines[25].

D’ailleurs, chaque massif de montagnes est, à part soi, un si vaste ensemble,
(Société de géographie.)
atalaya : village de troglodytes
(gran-canaria)
offrant comme un résumé de la Terre entière, que l’on y trouve tous les contrastes provenant de la différence des altitudes, des terrains, des pentes, des calories. Les groupes d’habitants se forment naturellement en raison du climat, de l’exposition, du sol, à moins d’une cause spéciale d’attraction, telle que des mines ou des carrières. Les villages s’abritent contre le froid ou contre la chaleur des pentes calcinées ; ils fuient la roche nue ou trop escarpée et recherchent les conques gracieuses, arrosées et défendues par des ceintures de roches. En certaines contrées, en Ethiopie par exemple, les coupures de séparation formées par les ravins et les cluses sont tellement profondes qu’elles sont pratiquement infranchissables et limitent les royaumes. Le volcan Kilimandjaro n’a pas moins de 83 États indépendants sur un espace de 800 kilomètres carrés, qu’habitent soixante mille individus environ : les limites naturelles formées par les profondes barranques de la montagne ont parqué les populations comme des troupeaux de brebis.[26]

En de grandes vallées, comme celles du Rhône supérieur, on constate nettement que les maisons se pressent sur les talus fertiles de déjection apportés par les torrents. Ces cônes sont d’autant plus populeux que leur masse est plus ample, correspondant à un bassin torrentiel plus riche en eaux courantes ; enfin le côté de la vallée tourné vers le soleil, et d’ailleurs le mieux cultivé en espèces plus appréciées, telles que la vigne, offre une guirlande de villages plus rapprochés[27].

Dans les plaines et pénéplaines, chaque massif de collines, même chaque butte insulaire représente en moindres proportions le théâtre des vastes montagnes, et les mêmes oppositions de milieux influent sur les résidants suivant une mesure correspondante. Ainsi les rochers escarpés dominant les villages et leurs cultures ont favorisé la construction des châteaux forts et des repaires murés et crénelés où se tenaient les chevaliers pillards du moyen âge, et c’est encore sur les points dominants que l’on construit de nos jours les ouvrages de guerre.

Mais un sentiment d’orgueil entre aussi pour une grande part dans cet amour des sommets. Dans le Haurau, presque chaque cime de montagne porte son tombeau. En mourant, le chef demande qu’on aille porter son corps sur un piton de volcan et ses fils ont à cheminer péniblement sur les rocs pendant des journées entières pour accomplir la volonté paternelle. Aaron, Moïse, qui étaient aussi des Bédouins, furent également ensevelis par leur Dieu sur de hautes montagnes[28].

De même les cavernes, les sinueuses galeries des grottes ont pu longtemps offrir, pendant les âges de civilisations primitives, les avantages de la sécurité, comme les hautes vallées closes des montagnes, et certaines populations, notamment les Magdaléniens des temps paléolithiques, paraissaient n’avoir pas eu d’autres demeures.

Toutefois la nature du sol ne permettait pas d’ordinaire grande extension aux Troglodytes avant que l’art ne vint à leur aide pour la construction des villes souterraines : la force du peuplement et la domination appartiennent aux hommes que porte la terre libre de tous ces labyrinthes mystérieux. Aux époques d’autrefois, la race humaine, représentée par ses variétés diverses, se développait d’autant plus amplement que le sol était plus ouvert et plus tempéré, à la fois moins stérile et moins couvert de végétation touffue, moins obstrué de rochers ou de marais boueux, mieux pourvu d’eaux claires et ruisselantes.

N° 11. Les deux Versants du Valais.

Le chiffre accompagnant chacun des noms de village est celui de la population au recensement de 1900. Dans les limites de la carte, la population cantonnée au nord du Rhône, sur le versant exposé au soleil, comprend 24 890 habitants répartis en 19 centres. Le nombre des habitants des 16 villages situés au sud du Rhône est de 12 066 ; encore quelques-uns de ces villages, tels que Hérémence, Chandolin, Saint-Luc, sont-ils installés sur des épaulements de montagnes bien exposés au soleil du midi.


Une moyenne générale d’altitude, de fécondité, de climat présente les conditions les plus favorables pour le maintien et la prospérité de l’humanité première. Mais ces conditions de confort sont-elles précisément celles qui conviennent le plus à l’homme pour l’aider dans l’affinement de son génie, dans la voie de la découverte et du progrès intellectuel ? Non certes, il faut une part d’obstacles pour solliciter un effort incessant ; si les difficultés sont trop grandes, l’espèce succombe, mais elle périt aussi là où l’accommodation au milieu s’accomplit trop facilement. La lutte est nécessaire, mais une lutte qui se mesure aux forces de l’homme et dont celui-ci puisse sortir triomphant.

En comparaison des montagnes aux vallons fermés, les steppes, les prairies sans fin, avec leurs faibles renflements du sol, leurs ravins sans profondeur, leurs rivières peu abondantes, leurs lagunes plates, sont par excellence le pays du libre parcours et de l’horizon illimité ; elles s’étendent au loin comme la mer, et comme sur la mer on peut s’y convaincre de la rondeur de la planète par la forme des objets qui se profilent au loin sur le ciel.

Nulle part on n’a plus la joie de l’espace que dans ces plaines sans bornes décrites avec tant de douceur et de tendresse par les Gogol et les Tourgeniev, chantées avec tant d’enthousiasme par les Petöfi. La terre, uniforme, grise, sans objet saillant qui arrête le regard, laisse l’imagination vaguer librement, et, dans ce monde illimité qui ne retient en aucun endroit la course de la pensée, on pourrait se croire un fils de l’air comme l’antilope ou comme l’oiseau. D’ailleurs le vent est toujours le grand monarque de ces régions basses : il y souffle comme sur la mer, emportant le sable, arrachant jusqu’au gazon. En maints endroits, le Mongol de la steppe s’empresse d’abattre sa tente de feutre dès que la tempête s’annonce : il sait d’avance qu’elle serait bientôt tordue et déchirée par les tourbillons de la rafale[29].

Libres d’aller et de venir au gré de leur fantaisie, les gens de la steppe ne s’éparpillent point pour cela au hasard ; mais, se conformant aux attractions locales des sources ou des fonds herbeux, ils se groupent volontiers en familles et en tribus suivant leurs affinités : la nécessité de l’entr’aide et l’appel spontané de l’homme à l’homme fondent des communautés, semblables aux troupeaux d’herbivores, associés maintenant à leur sort par la domestication. Mais les sources peuvent tarir ; les herbes, broutées jusqu’à la racine, ne fournissent plus de nourriture aux bêtes ; le gibier s’enfuit vers d’autres parages : il faut alors émigrer vers des régions plus favorablement situées, et peu à peu une sorte de rythme, réglé par les saisons, s’établit dans les allées et venues de la tribu. Les déplacements réguliers de pâturage en pâturage sont les seuls changements qui s’accomplissent dans la vie normale de l’Homme des Herbes.

La vie dans la plaine libre mais nue, sans arbres, sans variété d’aspects, reste donc trop monotone, trop une pour que les habitants de la steppe puissent se modifier et progresser spontanément sous l’influence du milieu. A moins de secousses violentes causées par les incursions d’étrangers, par de longues sécheresses des incendies ou d’autres événements qui les forcent à l’émigration, ils en restent au même degré de civilisation pendant une période indéfinie de siècles. Mais ces révolutions imprévues dans leur existence peuvent se produire soudain, et alors la population tout entière, avec enfants, femmes et vieillards, avec animaux et objets de campement, se déplace en bloc. L’exode est complet.

Des peuplades d’agriculteurs, vivant à l’écart les uns des autres, en des milieux divers, ici dans les vallons des montagnes, ailleurs sur les rivages des lacs, au bord des ruisseaux ou des clairières de forêts, ne pourraient se rassembler ainsi en armées immenses, et d’ailleurs elles seraient retenues par la force d’attraction de leurs intérêts locaux, par cet esprit conservateur qui s’est asservi toutes les sociétés agricoles. Mais des bergers nomades, unifiés par les occupations, les mœurs, le genre de vie, aussi bien que par l’aspect de la nature environnante, n’ont point de pareils liens à briser : accoutumés à la course à travers les steppes, ils peuvent se masser facilement ; ne laissant point de traînards derrière elle, une nation entière peut se grouper dans un seul plissement de la steppe.

Si des régions de la Terre, comme la plaine herbeuse, facilitent les déplacements, donnent même à l’homme l’instinct de migration, il est au contraire des lieux de résidence qui peuvent être considérés comme de véritables prisons, tant le domaine d’habitation se trouve brusquement limité. Telle est la forêt primitive, non pas la forêt qu’on aménage et qu’on transforme en parcs, avec allées, lieux de tir et champ de course, mais la selve dont l’homme a jusqu’à maintenant respecté les arbres géants, ancêtres mystérieux.

La masse enchevêtrée des plantes tropicales, sombre, humide, moite, ne ressemble pas aux temples solennels des forêts septentrionales, aux hêtres, aux pins ou sapins espacés régulièrement. On n’y pénètre pas avec le même sentiment d’émotion religieuse, mais plutôt avec une sorte de terreur : le hallier, aux fûts pressés, entretordus de lianes, ne reçoit pas le visiteur en des allées naturelles au sol uni, parsemé de feuilles, tapissé de mousse, égayé de fleurettes. Si l’on quitte la piste étroite, tout est obstacle : le tronc, la racine, les cordes entremêlées des parasites. A peine quelque vague reflet de lumière descend du faîte dans le chaos des branches et des feuilles. A quarante mètres au-dessus du sol, la forêt s’épanouit peut-être en une nappe de fleurs éclatantes, et les oiseaux volent joyeusement dans l’air libre en rasant de l’aile les vagues arrondies de la mer de feuillage[30] tandis qu’en bas, dans l’obscurité profonde, l’homme chemine péniblement, en se heurtant contre les racines, à moins qu’il n’emprunte un sentier frayé par les éléphants ou les tapirs.

La forêt continue, la selve sans bornes, amazonienne, indienne ou congolaise, constitue sur la Terre l’élément conservateur par excellence : les peuplades s’y maintiennent, sans changements appréciables, dans leur état primitif, beaucoup mieux que les habitants des oasis, des montagnes ou des régions glacées, car le milieu ne se modifie autour d’elles qu’avec une extrême lenteur, et, pendant de longs siècles, elles peuvent vivre complètement à l’écart des autres hommes, grâce à l’obscurité qui les entoure et à la difficulté des chemins qui pénètrent dans leurs retraites[31].

C’est dans les forêts que l’on trouve encore, sinon des primitifs, du moins ceux qui se rapprochent le plus du type originaire, tel que nous essayons de le concevoir. En beaucoup de régions, les noms de « sauvages », « forestiers », « hommes des bois » — orang-utang — sont complètement synonymes. Que l’on supprime la forêt, la tribu disparaît par cela même, tant elle est dépendante de son milieu. « Qui tue un chêne, tue un Serbe », disait un proverbe de la Balkanie, alors que les villages du pays se cachaient encore en d’étroites vallées, sous l’ombre des grands arbres.

Vivant comme en cave, sous la tiédeur d’un air humide, les tribus forestières ont en général le teint beaucoup plus blanc que les gens des savanes, brûlés par le soleil.

(Société de Géographie) Cl. J. Kuhn.
un chemin dans la foret vierge


Les traits des sylvicoles sont plus mous, plus arrondis que ceux des indigènes voisins appartenant à la région des savanes ; le caractère aussi est moins solide et vigoureux; il est d’observation générale que les hommes vivant à l’air libre ont l’esprit plus ferme, l’intelligence plus claire, la démarche plus hardie, l’accueil plus noble et plus bienveillant que les fuyards retirés dans les forêts.

La plus ignorante des peuplades du Nouveau Monde, celle des Aïmores ou Botocudos, qui habitait la profondeur des selves du Brésil, sur le Doce et le Jequitinhonha, ne savait pas construire de cabanes, ni tisser de hamacs, ni tresser de paniers, ni façonner de poteries, ni cultiver le sol. Mais, vivant avec les bêtes de la forêt, et partageant leurs mœurs, pour ainsi dire, ces Indiens et leurs congénères ont une connaissance singulièrement précise de tout le monde animal qui les entoure ; nulle part, l’instinct de la compréhension mutuelle n’est poussé plus loin, et cependant l’élève des bêtes, soit pour la nourriture, soit pour des services directs, traction, transport des fardeaux ou collaboration à la chasse, n’est point pratiquée. Les conditions matérielles du milieu s’y opposent absolument. Comment mener du bétail dans les fourrés épais où l’on a peine à se glisser, où les gens de maintes tribus, les Coroados, — « Couronnés » ou « Tonsurés » —, se coupent la chevelure par crainte de l’embarrasser dans les branches ?

Par la nature de leur habitat, les gens des forêts doivent se diviser à l’infini, en groupes peu nombreux, même en simples agrégations de familles, cherchant, par la cueillette et la chasse, peut-être par quelque agriculture rudimentaire, à sustenter leur vie. Telle et telle nation, évaluée par les voyageurs à des milliers d’individus, est clairsemée sur de vastes étendues qu’on mettrait des journées à traverser ; des familles isolées, gîtant sous bois, ou bien, les jours de fête ou de palabre, autant de gens assemblés qu’on en trouve en des hameaux d’Europe, ce sont là tous les naturels que les explorateurs rencontrent dans les forêts du Nouveau Monde.

Les langues se fragmentent, comme les races, en un pareil milieu. Chacune de ces petites humanités modifie graduellement son parler, et, dans l’espace d’un petit nombre de générations, le langage se divise en plusieurs dialectes très distincts. A la suite d’un combat malheureux, d’une inondation fluviale, une langue peut disparaître avec la tribu qui la parlait. Tout le monde connaît l’histoire de la peuplade vénézolane des Atures qui s’éteignit, ne laissant qu’un perroquet pour perpétuer son idiome[32]. Ce fait bizarre inspira prosateurs et poètes, et toute une littérature gravite autour de cet oiseau des Atures. Mais ce qu’on a vu surtout dans cette histoire, c’est la mélancolie des choses, la cruelle ironie de la destinée, faisant d’un volatile sans pensée le seul héritier du génie et de la vie morale d’un peuple. Il faut y voir aussi le sort fatal de tous ceux qui, se laissant isoler, et qui, vivant à part sans s’aider les uns les autres, se trouvent à la merci des événements. D’avance, ils sont voués à la mort ou à la servitude. Non seulement les isolés ont tout à craindre du destin, à cause de leur petit nombre et du manque de cohésion, mais ils sont inhabiles à se modifier, leur vie à l’écart les rendant absolument conservateurs.

C’est parmi les forestiers que l’on trouve les individus représentant les types les plus anciens par la forme du corps et par la conception des choses. Les populations naines de l’Afrique et de l’Insulinde ne subsistent que dans les forêts les plus épaisses : leur vie même est liée d’une façon absolue à la durée de la selve primitive. Et combien peu les idées doivent-elles changer en ce milieu où d’autres hommes ne pénètrent guère !

Même dans l’Europe civilisée, quadrillée dans tous les sens par tant de chemins, les bûcherons, les charbonniers, les résiniers, qui campent sous les futaies, sont toujours les gardiens fidèles des traditions du vieux temps, des contes et des poèmes que les gens de la campagne ouverte ont depuis longtemps oubliés. Ils sont aussi les mainteneurs des antiques libertés : les sabotiers de Lyons, les bûcherons de la Chaux, les bouchonniers de la Garde-Freinet furent toujours, même avant la République, des républicains fervents. S’ils ne constituent point de peuplades indépendantes, il leur suffit de vivre presque complètement à l’écart des villageois et des citadins du voisinage pour qu’ils conservent un mode de penser beaucoup plus antique. Des catholiques ardents, que le doute envahit malgré eux, célèbrent avec envie l’inébranlable « foi du charbonnier ». Quelles que soient les causes géographiques de leur isolement, les familles ou les tribus laissées en dehors de l’humanité toujours active et en effort ont ce même esprit tenace de conservation. Toutes choses égales d’ailleurs, l’évolution de la pensée se fait plus rapide en proportion du nombre des individus qui y participent. C’est ainsi qu’une île perdue dans l’océan, et pourtant habitée, soit à la suite de quelque naufrage, soit par colonisation volontaire, devient toujours un microcosme très distinct des terres les plus voisines par les mœurs et les institutions des individus qui le composent.

Une des îles du petit archipel de Hirt ou Saint-Kilda, situé au large des Hébrides, possède une communauté de ce genre, composée d’une vingtaine de familles qui vivent dans un vallon verdoyant, occupées uniquement de l’élève du mouton et de la chasse aux oiseaux de mer ; durant les hivers rigoureux, les résidants de l’île seraient exposés à mourir de faim si des bateaux de ravitaillement ne leur étaient envoyés d’Ecosse. Le milieu de ce petit monde à part diffère tellement de celui de la Grande-Bretagne que l’arrivée d’un navire suffisait naguère, avant que les communications fussent assez fréquentes, pour qu’une contagion de rhume se répandit parmi les Gaël de Saint-Kilda. En outre, les enfants nouveau-nés y succombent très fréquemment à la « maladie des huit jours », espèce de tétanos qui provient probablement de ce que les habitants tirent des oiseaux de mer leur principale nourriture, leur chauffage, leur éclairage et le duvet de leur couche. Dans les îles Vestmanneyar, près de la côte méridionale de l’Islande, le même régime produit les mêmes redoutables effets[33].

Quant aux insulaires enfermés dans la prison naturelle la plus redoutable, la terre de Tristûo d’Acunha, environnée de froids et de tempêtes, ils jouissent amplement de la santé que donnent toutes les bonnes conditions de l’hygiène ; ils possèdent même ce que réclament vainement les travailleurs d’Europe : la nourriture assurée ; mais ils se sentent pourtant si à l’étroit qu’ils réclament chaque année du gouvernement britannique le don d’une autre patrie. Autour d’eux l’espace matériel est trop vaste et la solidarité morale fait défaut. Sachant que l’humanité existe, ils veulent en sentir l’influence et la sollicitude.

Plus au sud, une autre île, Gough ou Diego Alvarez, a de gracieuses vallées, de charmants paysages, et les marins naufragés y ont vécu sans peine, mais la solitude en a fait pour eux un lieu d’horreur.

N° 12. Tristao d’Acunha.
Les quelques habitants de l’île (64 en 1897) sont installés à proximité de Falmouth Bay, bien exposés au soleil de midi.

De même que les insulaires, les gens des marais et des lacs peuvent se trouver complètement isolés, et, dans ce cas, ils conservent les vieilles coutumes pendant des siècles : les changements qui s’opèrent dans le monde extérieur s’accomplissent au loin sans les toucher. En exemple d’une de ces populations restées entièrement fidèles aux mœurs antiques, on peut citer la peuplade des Uru, voguant sur des radeaux dans le lac de Titicaca. Au commencement du dix-septième siècle, l’historien Herrera nous parle de ces hommes n’ayant, pour leurs demeures et les besoins de leur existence, d’autres matériaux que la tolora, c’est-à-dire les roseaux qui croissent et flottent en lits épais sur les baies peu profondes du lac. D’après des récits qui reposent probablement sur de simples jeux de mots, les Uru, dépourvus de tout orgueil de race, disaient jadis aux Quichua n’être pas des hommes, mais de simples « vermisseaux ».

Depuis trois siècles, la vie des Uru n’a certainement pas changé : ils gîtent encore sur des radeaux de totora, en des huttes basses, formées des mêmes roseaux et recouvertes partiellement d’argile. D’ordinaire, ils attachent leur embarcation soit à un rocher, soit à une touffe d’herbe sur le rivage, et ne se hasardent guère à distance, si ce n’est par un très beau temps. Alors, ils tendent leur voile, également tissée de joncs, et gouvernent très habilement le lit de roseaux qui leur sert de navire. Le fond de leur nourriture leur est aussi fourni par la totora, dont ils mangent la racine avec la chair des poissons et des oiseaux aquatiques. Ils vendent une partie de leur gibier aux Quichua et aux Aymara du rivage, mais jamais, nous dit Basadre, ils ne consentent à habiter de cabanes en terre ferme, ni à contracter d’unions avec d’autres que leurs contribules. Lorsqu’une mauvaise chance les oblige à marcher sur la rive, ils se balancent, roulent comme des hommes ivres.

Aux États-Unis même, où les forces industrielles modernes donnent au « civilisé » une véritable toute-puissance en fait de destruction, les Seminoles de la Floride ont pu échapper partiellement à la capture, au massacre par les soldats de l’Union, grâce aux marais, aux courants, aux terres molles des Everglades. Maintenant on visite leurs campements par curiosité en suivant de larges voies bien entretenues. Si l’eau stagnante ou tranquille isole les hommes, l’eau courante les unit d’ordinaire. Les vallons fermés des montagnes, les forêts et les marécages, les îlots et les lacs sont des éléments conservateurs dans l’histoire de l’humanité : les fleuves sont, en comparaison, les principaux agents de la vie par la navigation, par les progrès agricoles, les migrations de proche en proche et ce que l’on appelle du mot compréhensif de « civilisation ».

C’est en pensant aux conquêtes de toute nature, assurées à l’homme par le mouvement des rivières, qu’il faut répéter le mot de Pindare : « L’eau est ce qu’il y a de mieux » !

Telle a été l’influence capitale des eaux mouvantes sur l’histoire de l’homme — devenu lui-même mobile par l’effet de leur inconstance de niveau — que des penseurs, notamment Léon Metchnikoff, dans ses Grands Fleuves historiques, ont négligé à tort tous les autres éléments du milieu dans leurs études sur le développement des nations. Pendant la période transitoire qui suivit les âges primitifs et qui embrassa les grandes périodes de civilisation déjà très avancée de l’Egypte et de la Potamie chaldéenne, de la Chine, de l’Indus et de la Gangâ, pour se terminer aux temps helléniques, ils n’ont vu que les fleuves comme agents essentiels du progrès humain.

Par l’effet de circonstances diverses dans le milieu géographique, certains cours d’eau, coupés de barrages naturels, ou bien obstrués d’herbes et s’étalant en marécages, se trouvent privés de leur rôle favorable à l’homme en tout ou partie de leur cours. Il en est que les populations de l’intérieur ne pouvaient aborder à cause des forêts à demi noyées ou des roselières impénétrables qui en défendaient les rives indécises, constamment modifiées par la lenteur des eaux et les oscillations du courant.

Encore un très grand nombre de rivières, surtout dans les régions tropicales à végétation touffue, sont forcément évités par les tribus riveraines, autres que les peuplades de bateliers : jadis, avant que le travail d’aménagement de la planète eût commencé, la plupart des cours d’eau, même ceux qui eurent plus tard une influence majeure sur les destinées de l’humanité, tels le Nil et les fleuves jumeaux de Chaldée, d’Indoustan et de Chine, furent longtemps inabordables aux habitants des terres émergées.

Green cite l’exemple des rivières de l’Angleterre qui ont pris une importance si considérable dans l’organisme national et dont les riverains s’écartaient avec soin avant l’époque romaine et celle des peuples marins envahisseurs : les anciennes villes étaient bâties sur les collines de l’intérieur, loin des marais et des forêts qui bordaient les eaux courantes[34]. C’est ainsi que l’une des grandes cités du monde, Vienne, a longtemps fui les bords du Danube, presque jusqu’à nos jours. Sur les bords du Rhin sinueux, se tordant comme un serpent coupé, Schifferstadt, une « ville des bateliers », avait dû s’établir loin du fleuve même, sur une berge riveraine.

Le fleuve normal, tel qu’il se montrait çà et là en quelques pays privilégiés, et tel que l’homme l’a fait ailleurs en accédant à ses bords, est par cela même devenu le créateur des grands mouvements historiques. Il coule librement, d’un flot sinon égal, du moins continu, et ceux qui résident sur ses berges voient constamment passer les îlots d’écume, les herbes et les branches d’arbres entremêlées par le courant.

Comment l’esprit pourrait-il échapper à l’obsession de ce fleuve, vainqueur de l’espace et du temps, de cette eau profonde et large, coulant toujours, reflétant dans son miroir les générations, éternelle en apparence, immuable comme le destin, et pourtant si variée, si changeante par ses crues et ses décrues, ses vagues, ses ondulations et ses rides, le miroitement de ses rayons et la moire de ses ombres ? D’où vient ce fleuve puissant ? Les primitifs campés sur ses rivages ne pouvaient s’en faire aucune idée.

Quel fut le « mystère du Nil » et de tant d’autres fleuves dont les riverains ignoraient la provenance et qu’ils s’imaginaient, par conséquent, être sortis de l’urne d’un Dieu, ou bien être des dieux eux-mêmes ? S’ils apercevaient des montagnes dans le lointain, ils y plaçaient naturellement l’origine du courant, mais non sous forme de simples sources ruisselant parmi les pierres : l’apparition de l’eau se faisait avec accompagnement de prodiges. C’est ainsi que l’épopée de Râmâyana nous montre la « divine Gangâ tombant des cieux sur la tête de Siva » ; puis, après avoir erré sur le crâne du grand Dieu, « plongeant à travers les trois mondes » et réveillant l’allégresse dans l’univers entier.

Ce fleuve où va-t-il ? Le primitif ne le sait pas davantage, mais l’onde qui toujours fuit appelle son regard, et il se sent entraîné à la suivre pour visiter avec elle les pays inconnus. Le courant le sollicite incessamment au voyage, comme les oiseaux qu’il voit voler en longues bandes dans le sens de la vallée et se perdre à l’horizon.

N° 13. Anciens et nouveaux Lits du Rhin.

Que de symboles tragiques les poètes ont suscités dans la Sirène ou dans la Lorelei, dans la nymphe charmante qui surgit de l’eau cristalline et nous attire dans les profondeurs ! Mais avant d’avoir pris une signification redoutable, la légende avait le sens le plus simple du monde : la déesse qui attirait à la mort tant de jeunes, de forts et de vaillants, c’était l’onde pure et rapide avec ses reflets de cristal, ses sables fins et ses remous insidieux !

La vue de l’eau courante met une part d’idéal dans l’existence de tout homme, même de celui dont l’intelligence est le moins ouverte. Un beau travail d’érudition que l’on doit à Curtius[35] nous montre combien le peuple grec, pourtant dégagé du naturisme primitif, voit encore dans les eaux vives des êtres agissant, travaillant, passionnés, prenant part avec amour ou avec haine aux mille événements de l’existence des hommes de leur voisinage. Et si la fontaine est vivante, si elle féconde comme l’Eurotas ou tue comme le Styx, comme l’hydre de Lerne, combien plus puissant, tantôt comme allié, tantôt comme ennemi, peut être le fleuve qui rase les villes, noie les campagnes, arrête des armées sur ses bords !

Aussi la traversée d’un fleuve fut-elle toujours considérée comme un acte de réelle gravité, exigeant des prières, des sacrifices, des actions de grâce. On parlait au fleuve comme à un dieu, ou du moins comme à un génie ; mais, en faisant alliance avec d’autres dieux, on pouvait aussi se venger de fleuves méchants qui avaient noyé des hommes. C’est ainsi que, d’après la légende, Cyrus aurait puni le Gyndos, un affluent du Tigre, en faisant travailler son armée tout entière pendant une année pour le diviser en trois cent soixante canaux[36]. À ce point de vue, Xerxès, condamnant l’Hellespont à recevoir les verges, restait dans les idées de son temps ; le détroit aux flots rapides n’était à ses yeux qu’un cours d’eau comme le Tigre et l’Euphrate.

Les civilisés modernes, dont la vie se ramifie à l’infini en mille petites préoccupations, en des impressions multiples qui s’effacent mutuellement, peuvent se faire à grand’peine une idée de l’attirance, de la puissance d’appel exercée par la vue d’un courant d’eau continu, qui paraît dans la nature comme l’être vivant par excellence, et qui est en même temps le dispensateur de la vie. Cependant l’influence de cet agent dans l’œuvre incessante ne manque jamais d’impressionner profondément, même ceux qui ne sont pas les habitués d’un seul paysage, mais qui, par l’ampleur de leurs impressions et de leurs connaissances, embrassent l’univers, pour ainsi dire, et sont devenus les citoyens du monde entier. C’est ainsi que le grand naturaliste Hudson, ayant vécu longtemps aux bords du Rio Negro de Patagonie, essayait en vain de se représenter en rêve ou dans ses fantaisies d’imagination des paysages différents de ceux dont l’image avait pénétré son cerveau : partout il revoyait le plateau broussailleux, la pente rapide s’abaissant vers la rivière et le large courant disparaissant au détour d’un promontoire dans la lumière ou dans l’ombre[37].

type de barque en écorce, sur le niger.
(Voir page 97)
Dessin de George Roux d’après une photographie communiquée par le Muséum d’Histoire naturelle

Plus le paysage fluvial est simple, plus il domine l’esprit comme le seul possible à concevoir. Ceux qui résident près de la berge du Mississippi, un des fleuves qui maintiennent le mieux leur individualité dans l’ensemble du cours par la longueur du lit, la régularité du flot, l’uniformité des rivages et le mur sombre de la forêt lointaine ou « cyprière », ont quelque peine à ne pas faire de cette masse liquide, descendant avec une irrésistible puissance, l’axe central de tout le monde habitable. Et si des hommes de pensée et de force intellectuelle ne peuvent triompher de ces impressions durables, comment s’étonner de la prise que peut avoir sur l’imagination de riverains vaguement policés un fleuve comme l’immense courant des Amazones, si long, si large, si puissant qu’il coupe en deux, comme un équateur visible, toute l’Amérique méridionale ? Naguère, les Tapuyos amazoniens ne pouvaient se figurer qu’une résidence humaine fût placée ailleurs que sur l’une ou l’autre rive du fleuve.

Les ouvrages des premiers explorateurs, Spix, Martius, Bates, Wallace, sont remplis des remarques les plus bizarres faites par leurs bateliers : rien de ce qu’on leur disait de la nature des autres pays ne pouvait cadrer avec leur compréhension des choses. Les Egyptiens d’il y a six mille ans concevaient le monde à l’instar de leur vallée nilotique, c’est-à-dire comme une longue fissure, occupée dans un axe par un fleuve et bordée de déserts et de montagnes[38].

Au bord des eaux toujours en mouvement des « chemins qui marchent  », la navigation était pour ainsi dire découverte d’avance : un tronc d’arbre passant au fil de l’eau, cela ne suffisait-il pas déjà pour attirer les enfants qui s’ébaudissaient près de la rive ? Les oiseaux pêcheurs, parfois même un animal sylvestre, ne profitaient-ils pas de ce véhicule naturel ? De même, entraîné malgré lui par la crue soudaine des fleuves, l’homme a dû souvent voyager sur le courant des eaux, transporté sur quelque île flottante de terrains ou d’arbres enchevêtrés, ou même en sa propre demeure soulevée par le flot montant.

La force de la nécessité devint ainsi l’éducatrice du sauvage : le radeau que lui avait fourni la nature et sur lequel il était associé par la frayeur aux autres animaux de la savane ou de la forêt resta dans sa mémoire, et il put l’imiter sans danger dès que l’onde devint propice. Et lorsqu’un arbre flotté, peut-être creusé d’un côté par la carie du bois, se trouva constituer naturellement un bachot bien stable sur l’eau et ne roulant point au hasard du courant, ne fut-ce pas un besoin instinctif de le remiser près du village et de s’en servir utilement à l’occasion, pour se laisser porter par la pression de l’eau, franchir la rivière, ou même en remonter le courant ?

D’après une photographie de Sven-Hedin.
pirogues faites d’un tronc de peuplier, sur le tarim moyen

Les joyeuses expériences des enfants et des jeunes hommes leur avaient certainement appris qu’en nageant à demi suspendus aux troncs de bois et en frappant l’eau de leurs pieds, ou bien en employant leurs mains, des branches d’arbres, des objets de toute espèce, ils pouvaient pratiquer d’instinct le travail qui devint plus tard la science de la rame et de l’aviron, et transformer leur esquif en un être d’apparence animée, quoique toujours docile à l’impulsion du maître. De ce tronc creusé par la nature à celui dont les cavités étaient agrandies par l’homme, soit au moyen du feu, soit par un instrument, la transition était facile et dut se faire au bord d’innombrables cours d’eau par d’innombrables peuplades : de là ces barques monoxyles que l’on rencontre dans toutes les contrées de la Terre.

L’homme primitif apprit même, sans le chercher, à les munir de voiles, grâce aux branches épaisses et feuillues que ploie le vent en donnant de la vitesse à l’ensemble de l’appareil. Cette embarcation de sauvage peut être considérée comme parfaite, vu les matériaux dont elle est construite : ainsi le bateau d’écorce du Niger, le tronc de peuplier creusé du Tarim, la pirogue de bouleau employée par les Hurons et les Odjibway du Grand Nord. L’homme blanc n’a pas un esquif qui puisse lutter avec ce bateau primitif pour la légèreté, la facilité d’entretien et de réparation, l’abondance des matériaux employés ; le « voyageur » indien ou métis trouve au bord de toutes les rivières ce qui lui est nécessaire pour se construire un bateau ; grâce à cette pirogue portative, il peut traverser sans arrêt toutes les régions canadiennes, des grands Lacs aux montagnes Rocheuses.

Ce qui étonne donc, ce n’est pas de voir presque toutes les tribus sauvages connaître l’art de la navigation, mais d’en rencontrer quelques-unes qui, vivant au bord des fleuves, ne se risquent point sur leurs eaux. C’est ainsi que les fameux Botocudos ne se hasardaient pas même à nager et ne savaient pas construire de bateaux[39]. Certes, on comprend que dans certaines rivières des bassins de l’Orénoque et de l’Amazone, pleines de ces redoutables petits poissons, les pirangas, qui s’élancent avidement sur l’homme pour le cisailler de leurs dents aiguës, les peuplades riveraines, redoutant les eaux à bon droit, devaient bien se garder d’apprendre la natation ; mais comment s’expliquer que des indigènes ne nagent ni ne naviguent dans les courants où l’immersion est presque sans danger ? Evidemment, il doit y avoir dans ce cas une superstition religieuse persistant à travers les âges malgré le changement du milieu : ayant vécu jadis au bord de courants interdits, par la nécessité de la défense, comme trop dangereux, ils ont fait de cette interdiction un précepte inviolable qui les suivit dans toutes leurs migrations, de rivière en rivière. Ainsi, malgré l’exemple contraire que présentent quelques tribus, et malgré l’absurde logique des puissances militaires qui, revenant à la barbarie première, s’imaginent encore que les cours d’eau profonds sont des limites entre les hommes, entre les peuples, assimilables aux torrents d’eau sauvage coulant au fond des cluses et défilés, on peut considérer la découverte progressive de la navigation sur les rivières de la planète comme un fait d’ordre général s’étant réalisé sur mille points divers.

Que de progrès impliqués d’avance en cette merveilleuse invention, ajoutant au mouvement de l’homme celui de la nature, complétant la puissance individuelle de l’infiniment petit que nous sommes par celle d’un dieu puissant, à la force incomparable, infinie, relativement à nous, comme l’est celle du Mississippi ou du fleuve des Amazones ! Et pourtant, les premiers navigateurs, secoués sur leur tronc d’arbre roulant et chavirant, durent être l’objet de bien des risées ; les gens sages, les prudents restés sur la rive se moquaient à cœur joie de ces aventureux, de ces fous, qui, au risque de la mort, s’élançaient loin de la terre dure, du sol ferme et banal, foulé par le pied des aïeux !

Devenus par le batelage maîtres de l’infini, du moins dans sa direction linéaire, les riverains, dès la période primitive, ont pu largement profiter de leur conquête. Sur les hauts affluents de l’Amazone, dans la Bolivie, vivent des tribus, les Mojos, qui n’oseraient pénétrer dans la forêt voisine à plus d’une portée de flèche ou à la distance qui dépasse l’aboiement d’un chien, mais qui connaissent sur des milliers de kilomètres le fleuve et ses affluents, ses diramations, ses furos ou paranamirim ; ces « sauvages » ont visité une autre nature que la leur, savent frayer avec d’autres peuples, se trouvent à leur aise au milieu de civilisations très diverses.

N° 14. Routes amazoniennes des Mojos.


L’âme de ces rameurs ne tremble pas à l’approche des rapides et des cascades ; quand, portés au fil du courant, ils entendent le flot gronder à leurs pieds, ils donnent à temps le coup d’aviron pour glisser entre les rocs, éviter les remous et gagner d’écart en écart la nappe d’eau tranquille, le remanso qui s’étale aux pieds des chutes. Là où la dénivellation du courant est trop forte, ils utilisent les crevasses de rocher, les lianes entrelacées sur le rivage, les pentes naturelles des berges, les plages sableuses, pour faire glisser leur bateau de l’amont à l’aval.

Plus bas, dans le grand fleuve devenu mer en mouvement, ils apprennent à fuir les tempêtes en se réfugiant au milieu des traînées d’herbes ou cannarana, qui amortissent les vagues ; ils apprennent aussi à résister au vent les repoussant vers l’amont, et attachent leur barque à un tronc d’arbre flottant qui plonge à plusieurs mètres de profondeur dans le courant et continue de cheminer d’un mouvement toujours égal.

A la remonte du fleuve, qui dure des mois et des mois, ils savent utiliser les vents alizés soufflant en sens inverse du courant, et les ramures latérales qui, lors des crues, s’emplissent à contre-flot. En de pareils voyages, les bateliers ne gagnent pas seulement en force et adresse, ils apprennent aussi les industries locales, s’habituent à parler des langues diverses, rapportent dans leurs familles des connaissances et des enseignements de toute nature. Mais ils ignorent les espaces que l’on pourrait parcourir à pied, entre les cours fluviaux ; c’est par d’autres peuples ou bien par leurs propres explorations que les géographes blancs ont appris l’existence de « savanes » ou « campos » libres de végétation forestière dans l’immense enclos du territoire amazonien[40].

Initiateur de la navigation et, par la navigation, de l’enseignement mutuel, le fleuve fut aussi le premier agent naturel pour enseigner l’agriculture, presque sans effort d’initiative de la part du riverain. Dans ses travaux d’érosion et de dépôt, dans le remaniement incessant des terres alluviales, le cours d’eau n’apporte pas seulement le sol nourricier, il apporte aussi des racines, des graines, des fragments de plantes qui poussent rapidement dans le sol nouveau, et que l’indigène examine avec intérêt à cause de leur étrangeté. Si la plante lui convient, si elle fournit de la nourriture à lui et aux animaux amis, chaque nouvelle inondation lui permettra d’imiter la nature : il ramassera peut-être les graines, les racines encore flottantes, et les confiera au limon vierge que dépose la vague. Certainement ce travail, pour lequel il suffit de se baisser, se fit en mille endroits de la terre, et peu à peu l’homme apprit à le répéter, non seulement au bord des eaux, courantes, mais aussi sur les berges et dans les clairières. On peut encore, çà et là, voir ces humbles commencements de l’agriculture se renouveler de nos jours, sur les plages émergées des grands fleuves américains.

canot en écorce de bouleau sur les rapides de l’amerique du nord
Dessin de George Roux d’après une photographie.

Que ne devons-nous donc pas aux eaux courantes, à tous ces dieux topiques ! Ils nous ont arrachés à l’inertie primitive, nous ont invités au mouvement, nous ont transformés en une humanité progressive, se renouvelant sans cesse, nous ont enseigné les mille industries diverses par le rapprochement avec les autres hommes, et, finalement, ont contribué à nous donner le pain. Nous sommes ainsi attachés aux fleuves par la mémoire consciente ou inconsciente d’événements innombrables ; nous savons que leurs vallées furent les voies historiques des peuples en marche, et que la vie des nations s’est développée sur leurs rives.

Les grandes civilisations, desquelles nous sommes issus, et dont dérive l’humanité dans le sens moderne du mot, n’auraient pas vécu s’il n’y avait pas eu de fleuve Jaune, de fleuve Bleu, pas de Sindh ni de Gangâ, pas d’Euphratc ni de fleuve d’Egypte, pas de Sénégal ni de Niger. C’est avec piété filiale que l’homme pensant prononce d’aussi grands noms.

Pendant le cours des âges, l’action première d’un élément du milieu se change donc toujours en son contraire. A l’origine, le grand fleuve séparait les hommes : les faunes diffèrent partiellement sur les deux bords de l’Amazone ; de même, à une époque historique récente, certaines tribus, inhabiles à braver le courant, ne passaient jamais d’une rive à l’autre : l’énorme fosse emplie d’eau mouvante formait limite aussi bien pour les hommes que pour les animaux. Et pourtant cet obstacle, infranchissable aux riverains primitifs, est devenu le grand véhicule des civilisés, le moyen de transport pour les choses, les hommes et les idées. De proche en proche, le batelier des fleuves se fait le voyageur par terre, le commerçant, l’homme multiple et divers qui se trouve à l’aise chez tous les peuples : tel le Diola des Rivières du Sud, que l’on rencontre partout, même par delà le Niger, et qui fit son premier apprentissage dans les marigots du littoral.

Mêmes phénomènes historiques pour les relations des peuples avec la mer. Combien de tribus, après être venues de la steppe, de la montagne, des forêts ou des fleuves, ont-elles eu à s’arrêter sur la plage ou sur la falaise extrême, sur la « Fin des terres » — Finisterre ou Landsend, — épouvantées par l’étendue des eaux sans bornes visibles, par le fracas monstrueux du déferlis grondant ! La mer, qui devait un jour porter de monde en monde les orgueilleux navires, fut d’abord pour les terriens une limite infranchissable, le domaine de la terreur. D’ailleurs, certaines parties du littoral marin devaient être pour leurs habitants de véritables prisons, non moins fermées que les cluses des montagnes ou les clairières perdues dans les forêts profondes. Outre les îles et les archipels de la côte, la zone littorale comprend des espaces nettement séparés de la terre ferme, dunes, marais ou rochers qui restent presque inabordables du côté des étendues continentales. Les résidants, ainsi privés de toutes relations faciles avec l’arrière-pays, restent forcément cantonnés dans leur étroit domaine. Ce sont des plantes auxquelles manque le sol nourricier : tels furent longtemps les « maraichins » de la Vendée.

Les populations strictement maritimes, restées presque tout à fait à l’écart des continentaux, réussirent pourtant en maintes contrées, d’ampleur et de ressources suffisantes, à vivre en sociétés indépendantes, sachant s’accommoder parfaitement à leur milieu pour en tirer leur subsistance et leur culture, mais, là où les riverains de l’Océan gardent leurs libres communications avec l’intérieur du continent, soit par des plaines desséchées, faciles à traverser, soit par des cours d’eau à régime normal,
diola des rivières du sud
ils peuvent en même temps jouir des avantages qui proviennent de leurs rapports avec le continent et s’approprier graduellement ceux que leur offre la mer.

En certains parages, la vague se prête bienveillamment aux tentatives des hommes. Là où le fleuve se continue en estuaire et l’estuaire en golfe, la navigation suit tout naturellement la même direction dans le voisinage des côtes, tantôt spontanément par la volonté des rameurs qui poursuivent leur gibier, soit involontairement par le caprice des vents ou des courants. La transition se fait ainsi du fleuve à la mer : l’apprentissage de l’eau salée commence sur les eaux douces. Des baies protégées du vent ou des passes garanties de la houle du large par des îles ou des chaînes d’écueils, notamment le long des côtes dalmates, assurent aux riverains des facilités de navigation analogues à celles que l’on a sur les fleuves, et des esquifs du même genre durent se construire sur leurs bords.

La navigation fluviale se change ainsi peu à peu en navigation côtière et celle-ci en navigation maritime. Souvent le batelier est poussé vers la haute mer ; d’autres fois, il la recherche lui-même, pour éviter d’être jeté sur la grève ou contre la falaise. Il apprend ainsi que la mer, avec ses abîmes insondés, est moins dangereuse que la côte avec ses bas-fonds, ses roches, ses bancs de sable, et se rassure en voguant sur les flots immenses[41].

Les mers ont d’ailleurs une force d’attraction toute particulière qui leur vient de l’alternance du flux et du reflux, invitant deux fois par jour les habitants du littoral à cheminer sur le lit abandonné momentanément par la marée : on aime à s’avancer à la poursuite des flots, puis à fuir devant eux, quand ils s’élancent de nouveau à l’attaque de la rive.

On apprend à faire connaissance avec la mer, à deviner les abîmes qu’elle recouvre, à étudier son action sur les plantes et les animaux. Pour les gens de la côte, la nourriture habituelle consiste presque exclusivement en poissons et autres « fruits de mer » que l’on trouve surtout dans les flaques, entre les pierres des récifs, au milieu des fonds de sable ou de vase.

Mais l’âpre recherche du gibier marin et, chez les jeunes, l’esprit d’aventure devaient entraîner les riverains de l’Océan à dépasser la zone soumise aux marées. Comment les enfants auraient-ils pu échapper à l’enthousiasme du jeu et de la lutte contre les vagues ? Ils voient les ondes qui s’alignent au loin en longues rides, puis se gonflent de plus en plus à l’approche du rivage et s’avancent comme les colonnes d’une armée en bataille ; bientôt elles se hérissent en crêtes aiguës, se recourbent en crinières d’écume, et s’écroulent successivement, ajoutant chacune le fracas de sa lourde masse au tonnerre continu des brisants, au sifflement des fusées qui s’élancent obliquement à la plage. Ce mouvement, ce tumulte donnent une ivresse nouvelle à l’adolescent ivre de sa force : il se précipite dans le bouillonnement des eaux, se bat contre le flot qui le soulève et le renverse, le traîne sur les galets, mais, s’aidant d’un brusque reflux, il reparaît à la surface, au delà du cordon des eaux croulantes, et le voilà qui se joue comme un triton sur l’onde plissée se déroulant au large.

Grâce à ces jeux de force et d’adresse, l’homme, aux prises depuis son enfance avec la puissante mer, arrive à s’y mouvoir comme un amphibie. Ce que les voyageurs nous racontent des Carolins, des Mélanésiens, des Polynésiens et autres insulaires vivant dans les eaux tièdes des mers tropicales semble tenir du merveilleux. Pendant des heures, des journées entières même, les nageurs océaniens se maintiennent sur les vagues comme dans leur élément naturel.

N° 15. Abords de la Côte dalmate.

Au dix-huitième siècle, lors des voyages qui nous révélèrent les mœurs des habitants de la mer du Sud, les navires jetaient l’ancre à plusieurs kilomètres du rivage des îles par crainte des récifs, et bientôt ils se trouvaient entourés de toute la population des terres voisines, hommes, femmes et enfants, qui venaient tournoyer avec des cris de joie autour des monstrueux bâtiments.

La navigation dut s’allier de bonne heure à la natation, et tout d’abord par les moyens les plus rudimentaires. Ainsi les « Grands Batanga », gens à peau noire, d’origine bantou, qui vivent sur le littoral africain, entre le Kamerun et le Gabon, se servent d’esquifs qui ne pèsent pas plus de 7 à 8 kilogrammes, et que le batelier prend sous son bras en débarquant ; pour la forme générale, ces embarcations longues, étroites, à peine creusées, peuvent être comparées aux chevaux de bois. Les Batanga s’y tiennent à califourchon, manœuvrant avec leurs jambes pour diriger, équilibrer le bateau, lui faire éviter les vagues et les coups d’embrun qui pourraient le remplir. Les Européens voient avec étonnement ces cavaliers et leurs bizarres montures glisser comme des insectes sur les lames, dominant par de brusques élans ces vagues si redoutées du brisant littoral où les matelots les plus expérimentés ne s’aventurent point sans peur.

En des mers où le déferlis n’est pas moins formidable, sur les côtes de Coromandel, par exemple, les riverains se servent de catamaram ou radeaux, sur lesquels se déroulent librement les vagues, menaçant à chaque assaut d’emporter les rameurs. De même sur les côtes brésiliennes, au large de Bahia et de Pernambuco, on rencontre souvent, très loin de la terre, une jangada, simple bâti muni d’une voile, pauvre assemblage de bois léger, sur lequel tournoie la vague, aspergeant le rameur qui, d’ordinaire, est obligé de s’amarrer à son épave et d’y fixer aussi sa gourde et sa lourde pierre d’ancrage.

C’est montés sur des embarcations de cette nature que des marins de la côte américaine, appartenant au groupe ethnique des Quichua, découvrirent les Galapagos, au moins deux siècles avant l’arrivée des Espagnols, et qu’ils poussèrent probablement jusqu’à l’île de Pâques, où, d’après quelques auteurs, ils auraient laissé comme témoignage de leur visite les sculptures étranges que l’on a transportées depuis sous le péristyle du British Muséum[42]. Dans les mers où soufflent des vents réguliers, alternant du jour à la nuit ou d’une saison à l’autre, les gens d’audace et d’aventure se trouvent tout particulièrement sollicités ; ils sont aussi naturellement entraînés à voyager d’île en île, dans les parages où des terres surgissent à peu de distance les unes des autres : ainsi dans la mer Egée, où les étapes sont marquées d’avance, la navigation devant s’y faire comme par l’appel d’aimants successifs.

chef sioban et ses engins de pêche (sumatra)

Mais toutes les mers ne sont pas bénignes, tous les vents ne sont pas propices, et peu nombreux sont les parages qui mériteraient réellement le nom de Golfo de las Damas « mer des Dames » que les premiers pilotes espagnols donnèrent au « Pacifique » mexicain, parce que le bras d’une femme, disaient-ils, eût suffi pour diriger le navire. Certaines parties de l’Océan, situées sur le parcours des vents rapides, des rafales et des cyclones, se soulèvent et se creusent en ondulations puissantes où, parfois en un chaos bouillonnant de flots entrechoqués, tout esquif, semble-t-il, devrait disparaître aussitôt. Et pourtant, telle est la force d’attraction qu’exerce cette mer toujours en mouvement, et telle est d’autre part la nécessité de la faim pour mainte peuplade établie sur une côte infertile, près des eaux poissonneuses, que, même en ces dangereux parages, le marin se hasarde sur de frêles planches industrieusement assemblées !

Sur le pourtour des continents, dans les îles et les archipels, il n’est guère de lieux qui ne gardent en leur nomenclature toute une histoire sinistre d’engouffrements et de désastres. Pour les riverains de la côte bretonne, ce n’est pas un simple terme géographique comme tant d’autres que le nom de la « baie des Trépassés ». En le prononçant, ils pensent à toute la série des drames qui s’y sont accomplis, à toute l’épopée terrible des existences humaines que la mer a dévorées ; ils voient les navires aux mâts rompus, aux voiles déchirées, poussés irrésistiblement vers la côte ; ils entendent le choc de la quille heurtant la grève, le traînement des ancres et des chaînes sur les galets : pendant les nuits d’orage, les cris, les plaintes des désespérés, des mourants, peut-être la voix des morts, leur semblent parfois s’élever distinctement au-dessus des lamentations du flot.

Et si la mer agit ainsi puissamment sur les esprits des populations côtières plus ou moins civilisées, et même des matelots de nos marines modernes, au fait des inventions nouvelles, des merveilles de la machine, des itinéraires raisonnes, combien plus grande devait être son influence déterminante sur des insulaires éloignés de la côte, vivant, comme les gens des Hébrides, des Orkneys, des Shetlands ou des Färöer, sur des rochers presque sans arbres, revêtus d’un gazon rare, brusquement coupés en falaises par l’érosion du flot et ne communiquant avec la plage et la mer grondante que par d’étroites valleuses ou des cheminées presque verticales, où l’on s’aide à descendre au moyen de cordages !

Document communiqué par Mme Agassiz.
GROUPE DE PÊCHEURS DE LA NOUVELLE-GUINÉE.
La vie des fleuves agit puissamment sur l’homme, mais combien peu de chose est un Mississippi, un rio des Amazones, sans parler d’un Rhin ou d’un Escaut, en comparaison des étendues océaniques ? Suivant la forme et le contour des rivages, les latitudes, le régime des vents et des courants, la mer est gracieuse ou terrible, câline ou formidable, mais elle apparaît toujours vivante, agissante, passionnée, douée, semble-t-il, d’une volonté à la fois collective et multiple, dans son ensemble et dans chacune de ses vagues, dans chaque brisant, chaque flocon d’écume.

Toutes nos légendes, toutes nos littératures, depuis l’Odyssée célébrant la vie puissante et redoutable de l’Océan « aux mille voix », nous parlent de lui, mais les marins en sentent bien autrement la grandeur. N’ayant pas simplement, comme les terriens, à en goûter les jouissances esthétiques, ils vivent de la mer et par elle : c’est leur génitrice, leur compagne, souvent aussi leur meurtrière ; ils l’aiment, ils l’adorent, mais ils se sentent aussi fascinés, ensorcelés, terrorisés par la vue des eaux, et combien se disent, en les regardant, qu’ils y dormiront un jour en une couche d’algues ou de sables ! La constante impression donne du sérieux à l’existence : le matelot garde toujours en son œil placide comme un reflet de la mort qu’il a tant de fois bravée.

Le grand contraste des milieux — campagnes de l’intérieur et rivages marins — détermine une singulière opposition entre les gens de terre et les gens de mer. De l’une à l’autre ambiance, tout a changé, la nature et les individus avec elle. Il faut déjà faire partie d’une humanité très avancée pour embrasser en son esprit et fondre dans une plus haute unité les impressions si différentes et les idées si souvent contradictoires que ressentent et que professent les gens de la terre ferme et ceux de la côte ébranlée par le flot : partout, aux origines, se montre comme un dédoublement entre les deux groupes de populations maintenant unis dans l’ensemble mondial. « L’histoire s’est agrandie par degrés avec la grandeur des mers »[43] et devient une lorsque tous les bassins maritimes se sont unis dans l’immense Océan.

Une marche de guerre, souvent déplacée par les incursions et les conquêtes, séparait les ennemis. Etablis sur des îles ou des péninsules, les âpres maritimes voulaient garder pour eux leurs pêcheries de poissons, de coquillages, peut-être de coraux, d’ambre, de perles, et se fournissaient par le trafic des objets précieux avec les pays lointains. Suivant les circonstances, ils étaient commerçants ou pirates : en tel lieu de troc où ils n’auraient pas été les plus forts, ils se présentaient comme des marchands honnêtes, échangeant leurs denrées conformément aux règles convenues du droit des gens que commandent les intérêts réciproques ; ailleurs, ils apparaissaient en ennemis, saccageant les villages, tuant les hommes, enlevant les femmes et les enfants pour en faire des esclaves.

La haine traditionnelle entre primitifs, différant par le milieu, la profession, la compréhension générale des choses, justifia longtemps ces atrocités.

Les Phéniciens et les Carthaginois dans les temps anciens, les Viking au moyen Age et récemment les Barbaresques, les corsaires malais et chinois sont des exemples de ces peuples maritimes, ennemis des gens de la terre ferme. Tour à tour trafiquants ou pirates, suivant les avantages du moment, ils étaient à la fois destructeurs par le ravage, le massacre et l’asservissement, civilisateur, par l’apport des marchandises, par les idées nouvelles qu’ils semaient en route, parfois aussi par les croisements qui faisaient naître des familles plus aptes au changement et au progrès.

Il est certainement indispensable d’étudier à part et d’une manière détaillée l’action spéciale de tel ou tel élément du milieu, froidure ou chaleur, montagne ou plaine, steppe ou forêt, fleuve ou mer, sur telle peuplade déterminée ; mais c’est par un effort d’abstraction pure que l’on s’ingénie à présenter ce trait particulier du milieu comme s’il existait distinctement, et que l’on cherche à l’isoler de tous les autres pour en étudier l’influence essentielle.

Même là où cette influence se manifeste d’une manière absolument prépondérante dans les destinées matérielles et morales d’une société humaine, elle ne s’entremêle pas moins à une foule d’autres incitatifs, concomitants ou contraires dans leurs effets. Le milieu est toujours infiniment complexe, et l’homme est par conséquent sollicité par des milliers de forces diverses qui se meuvent en tous sens, s’ajoutant les unes aux autres, celles-ci directement, celles-là suivant des angles plus ou moins obliques, ou contrariant mutuellement leur action. Ainsi, la vie de l’insulaire n’est pas uniquement déterminée par l’immensité des flots qui l’entourent : il faut aussi tenir compte du degré de latitude sous lequel il passe son existence, de la marche annuelle du soleil qui l’éclairé, des oscillations de la température, de la direction et du rythme des vents, de l’action, moins connue mais non moins réelle, des courants magnétiques, avec tous leurs phénomènes de déclinaison, d’inclinaison et d’intensité ;
Dessin de George Roux, d’après une photographie.
phare de l’île de unst
le point le plus septentrional des iles shetland
il importe également de constater, autour du groupe social qu’on étudie, la structure des roches, la consistance, la couleur du sol, l’aspect et la variété des plantes et des animaux, l’ensemble des paysages environnants, en un mot tout ce qui, dans la nature extérieure, peut agir sur les sens. Chacun de nous est, en réalité, un résumé de tout ce qu’il a vu, entendu, vécu, de tout ce qu’il a pu s’assimiler par les sensations.

Encore, ce milieu primitif, constitué par l’ambiance des choses, n’est-il qu’une faible partie de l’ensemble des influences auxquelles l’homme est soumis. Les nécessités de l’existence déterminent un mode d’alimentation qui varie suivant les contrées ; de même, la nudité ou le vêtement, le campement en plein air ou les diverses habitations, grottes et toits de feuilles, cabanes et maisons, agissent et réagissent sur le mode de sentir et de penser, créant ainsi, pour une grande part, ce que l’on appelle « civilisation », état incessamment changeant d’acquisitions nouvelles, mêlées à des survivances plus ou moins tenaces. En outre, le genre de vie, combiné avec le milieu, se complique de maladies nombreuses, de contagions soudaines, changeant selon pays et latitudes, et se propageant à l’infini dans l’ensemble des forces qui déterminent l’humanité.

Au milieu-espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps, avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fin. Si l’histoire commence d’abord par être « toute géographie » comme le dit Michelet, la géographie devient graduellement « histoire » par la réaction continue de l’homme sur l’homme. Chaque individu nouveau qui se présente, avec des agissements qui étonnent, une intelligence novatrice, des pensées contraires à la tradition, devient un héros créateur ou un martyr ; mais, heureux ou malheureux, il agit et le monde se trouve changé. L’humanité se forme et se reforme avec ses alternances de progrès, de reculs et d’états mixtes, dont chacune contribue diversement à façonner, pétrir et repétrir la race humaine.

Comment énumérer tous ces faits dont l’action se succède avec les sociétés et les renouvelle constamment ? Les migrations, les croisements, les voisinages de peuples, les va-et-vient du commerce, les révolutions politiques, les transformations de la famille, de la propriété, des religions, de la morale, l’accroissement ou la diminution du savoir, autant de forces qui modifient l’ambiance et en même temps influent sur la part d’humanité baignée dans le milieu nouveau. Mais rien ne se perd : les causes anciennes, quoiqu’atténuées, agissent encore secondairement, et le chercheur peut les trouver dans les courants cachés du mouvement contemporain, de même que l’eau, disparue du lit primitif de la surface, se retrouve dans les galeries des cavernes profondes. Aussi a-t-on pu dire, en toute vérité, que « les morts gouvernent les vivants ». « Le mort saisit le vif ». D’après un proverbe cafre, dont les blancs peuvent tirer profit aussi bien que les noirs, « le fait est fils d’un autre fait, et il ne faut jamais en oublier la généalogie ».

Ainsi, le milieu général se décompose en éléments innombrables : les uns appartenant à la nature extérieure et que l’on désigne fréquemment comme le « milieu » par excellence, l’ambiance proprement dite ; les autres, d’ordre différent puisqu’ils proviennent de la marche même des sociétés et se sont produits successivement, accroissant à l’infini — par multiplication — la complexité des phénomènes actifs. Ce deuxième milieu dynamique, ajouté au milieu statique primitif, constitue un ensemble d’influences dans lequel il est toujours difficile, souvent impossible, de reconnaître les forces prépondérantes, d’autant plus que l’importance respective de ces forces premières ou secondes, purement géographiques ou déjà historiques, varie suivant les peuples et les siècles. Ici, ce sont les froids intenses qui causent le dépeuplement d’une contrée, la mort de la race, ou qui, en obligeant les hommes à s’ingénier pour s’accommoder à un milieu trop dur, contribuent indirectement au progrès ; ailleurs, la mer ou le fleuve est l’agent principal de la civilisation ; ailleurs encore, c’est le contact soudain avec des peuples étrangers, de culture différente, qui fut la cause déterminante de la marche en avant.

galère phénicienne
Dessin de George Roux, d’après une reconstitution du Musée du Louvre.

Le croisement d’un peuple déjà très avancé dans la science et dans les arts avec des éléments d’autre provenance et de culture inférieure est nécessairement le point de départ d’une nouvelle poussée progressive ou régressive : on l’a vu pour Rome sous l’influence des Grecs, et, d’une manière générale, pour toutes les tribus du monde barbare que visitent des civilisés.

Quoi qu’il en soit, les adaptations diverses des peuples, toujours compliquées de luttes et de combats, ne doivent pourtant pas être considérées comme le résultat de la guerre contre la nature ou contre d’autres hommes. Presque toujours en parfaite ignorance du vrai sens de la vie, nous parlons volontiers du progrès comme étant dû à la conquête violente : sans doute, la force du muscle accompagne toujours la force de la volonté, mais ne peut se substituer à elle. En langage ordinaire on emploie les mots de « lutte », de « victoire », de « triomphe », comme s’il était possible d’utiliser une autre vie que celle de la nature pour arriver à modifier les formes extérieures : il faut savoir s’accommoder à ses phénomènes, s’allier intimement à ses énergies et s’associer à un nombre croissant de compagnons qui la comprennent pour faire œuvre qui dure.

Mais toutes ces forces varient de lieu en lieu et d’âge en âge : c’est donc en vain que des géographes ont essayé de classer, dans un ordre définitif, la série des éléments du milieu qui influent sur le développement d’un peuple ; les phénomènes multiples, entrecroisés de la vie ne se laissent pas numéroter dans un ordre méthodique. Déjà l’œuvre est bien difficile et n’a qu’une valeur ]de convention et d’appréciation personnelle quand il s’agit d’un seul individu. Sans doute, celui-ci doit chercher à se « connaître soi-même », ainsi que le lui ont enseigné et répété les philosophes ; mais, pour se connaître, il lui faut connaître aussi les influences extérieures qui l’ont façonné, étudier l’histoire de ses ascendants, scruter en détail les milieux antérieurs de sa race, se deviner à l’état subconscient, se remémorer les paroles ou les actions décisives qui lui ont fait choisir, comme Hercule, entre les deux ou plutôt les mille chemins de la vie. Et combien plus grandes sont les difficultés d’étude quand la pensée embrasse de vastes communautés, des nations entières, ayant même changé de nom, de maîtres, de frontières et de domaines pendant le cours du temps[44] et se trompant absolument sur l’origine de leurs aïeux !

Aussi les historiens, même des investigateurs comme Taine, si remarquable par sa pénétrante sagacité, se bornent-ils d’ordinaire à décrire les milieux et les âges immédiatement rapprochés pour interpréter les faits et les caractères, méthode partiellement bonne pour donner des idées générales et moyennes, mais très dangereuse quand on étudie des génies originaux, c’est-à-dire précisément ceux dont le caractère, déterminé par des éléments autres que celui du milieu banal, réagit contre son ambiance. Si difficiles sont les problèmes de l’histoire relatifs à la succession des milieux que d’ordinaire on les écarte sommairement, en arguant d’une prétendue différence essentielle de ce que l’on appelle les « races ». Après avoir cherché à comprendre les influences immédiates agissant d’une manière évidente, on met volontiers tous les autres traits du caractère national sur le compte de la race présumée. Mais qu’est la race elle-même avec toutes ses caractéristiques de stature, de proportions, de traits, d’ampleur cérébrale, qu’est-elle, sinon le produit des milieux antérieurs se multipliant à l’infini, pendant toute la période qui s’est écoulée depuis l’apparition des souches initiales du genre humain[45] ? Ce que l’on appelle « hérédité des caractères acquis »[46] n’est autre chose que cette action successive des ambiances. La race est déterminée comme l’individu, mais elle y met le temps nécessaire.

L’histoire de l’humanité, dans son ensemble et dans ses parties, ne peut donc s’expliquer que par l’addition des milieux avec « intérêts composés » pendant la succession des siècles ; mais pour bien comprendre l’évolution qui s’est accomplie, il faut apprécier aussi dans quelle mesure les milieux ont eux-mêmes évolué, par le fait de la transformation générale, et modifié leur action en conséquence. Ainsi telle montagne qui jadis épanchait de longs glaciers dans les plaines, et dont nul ne gravissait les formidables pentes, a cessé d’arrêter le mouvement des nations quand de larges cols, à peine obstrués par les neiges ou même complètement libres, ont ouvert un chemin entre les pitons, et que des voies souterraines l’ont franchie, parcourues par des voitures emplies d’oisifs et de dormeurs. De même, tel fleuve, qui put être un puissant obstacle à de faibles tribus inhabiles à la navigation, devient plus tard la grande artère de vie pour les bateliers de ses rivages.

Au bord de l’Océan, telle « Fin des Terres », comme le promontoire de Sagres, se transforma en un point de départ pour la découverte des continents inconnus. La plaine constitue, pour le mouvement de la civilisation, un monde tout différent quand elle est recouverte d’arbres, quand il y pousse des herbes folles ou des moissons, quand les routes s’y entrecroisent et que s’y édifient des demeures humaines.

Il est aussi des traits de la nature qui, sans avoir changé en rien, n’en exercent pas moins une action tout autre par l’effet de l’histoire générale qui modifie la valeur relative de toutes choses. Ainsi la forme de la Grèce est restée la même, sauf pour quelques détails, provenant des érosions et des apports. Mais combien ces mêmes contours et ces mêmes reliefs eurent-ils une signification différente, lorsque le mouvement de la civilisation se portait vers la Grèce en venant de Cypre, de la Phénicie, de l’Egypte, ou, plus tard, lorsque le centre de gravité de l’histoire se fut déplacé vers Rome ! Un contraste des événements se produisit alors, comparable au contraste de la lumière qui se répand à l’aurore sur un versant de montagne et de l’ombre qui l’envahit au crépuscule. Et le voisinage d’une capitale, celui d’un port, d’une mine, d’un banc de houille ne font-ils pas surgir la vie de la nature morne, inerte en apparence ? Le développement même des nations implique cette transformation du milieu : le temps modifie incessamment l’espace.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. H. Druminond, Ascent of Man.
  2. Science sociale, t. II, pp. 502 et suiv. ; — Edmond Demolins, Les Français d’aujourd’hui, pp. 431 et suiv.
  3. Hermann G, Simmons, Etudes botaniques de l’Expédition Sverdrup, La Géographie, 15 février 1904.
  4. Inégalité des Races.
  5. 2. H. Driesmans, Wahlverwandtschaften der deutschen Blutmischung, p. 1.
  6. Gunnar Isachsen, Petermann’s Mitteilungen, VII, 903.
  7. Petermann’s Ergänzungsheft, no 80.
  8. Elie Reclus, Les Primitifs, p. 31 ; passim.
  9. Quinze Ans sous le Cercle polaire.
  10. Ed. Krause, Globus, vol. LXXIX, n° 1, 3 Januar 1901.
  11. Eberli, Petermann’s Mitteilungen, XI, 1903, p. 258.
  12. Schanfara, poème traduit par F. Fresnel.
  13. J.-G. Wetzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen.
  14. Mac Gee, The American Anthropologist, octobre 1895.
  15. Studer, Ausjlug auf der Insel Kerguelen, Berner Taschenbuch, 1881.
  16. Voyage aux Régions équinoxiales.
  17. Plassard, Bulletin de la Société de géographie de Paris, juin 1868.
  18. J.-G. Wetzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen.
  19. Gustave Droz, Autour d’une Source.
  20. Tyndall ; Bert ; Jourdanet, Du Mexique au point de vue de son influence sur la vie de l’Homme.
  21. Freshfield ; Whymper ; Tyndall ; — Viault, Société de Géographie commerciale de Bordeaux, Séance du 4 mars 1895.
  22. Ladoucette. Histoire… des Hautes Alpes.
  23. Louis Cuisinier, Notes manuscrites.
  24. Lina Beck-Bernard ; Hugo Reck, Bollaert, etc.
  25. R. von Ihering, Les Indo-Européens avant l’Histoire.
  26. Hans Meyer, Kilimandjaro, p. 235.
  27. Maurice Lugeon, Archives de la Société Vaudoise des Sciences naturelles, 15 juin 1901.
  28. J. G. Wetzstein, Reisebericht über Haurau und die Trachonen.
  29. James Gilmour, More about the Mongols, p. 187.
  30. Marcos Jimenez de la Espada, Notes manuscrites.
  31. R. Green, Influence of the Forests in checking Invasions.
  32. Alex, de Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales.
  33. H. Labonne, Du Tétanos des Nouveau-nés. (Gazette hebd. de Médecine… 1888).
  34. John Richard Green, The Making of England.
  35. Ernst Curtius, Beiträge der Terminologie und Onomatologie der alten Géographie, Académie der Wissenschaften zu Berlin, 1886.
  36. Hérodote, Histoires, 1, 189-190.
  37. Hudson, Idle Days in Patagonia.
  38. Bonola, Bulletin de la Société Khédiviale de Géographie, 1896, n° 10.
  39. Paul Ehrenrich, Petermann’s Mitteilungen, 1891, Heft V.
  40. Spix et Martius ; Gibbon ; Herndon ; Bates ; Wallace ; H. et O. Coudreau, etc.
  41. Breusig, Die Geschichte der Nautik bei den Alten.
  42. Voir Gravures pp. 32 et 33.
  43. Ratzel, Anthropogeographie, I, p. 273 ; — La Réveillère, Conquête de l’Océan.
  44. P. Mougeolle, Statique des Civilisations.
  45. Friedrich Ratzel, Völkerkunde, tome II, page 5.
  46. Matteuzzi, Les Facteurs de l’Evolution des Peuples, p. 19.