L’Homme et la Terre/I/01

Librairie universelle (tome premierp. 1-34).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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ORIGINES
La succession des âges est pour
nous la grande école.


CHAPITRE Ier


HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE. — ORIGINES ANIMALES DE L’HOMME
NEGRITOS ET PYGMÉES. — SÉJOURS DE L’HOMME ANCESTRAL

Les traits de la surface planétaire indiquent l’effet des actions cosmiques auxquelles le globe a été soumis pendant la série des temps.

Les continents et les îles qui surgirent des profondeurs de la mer et l’Océan lui-même, avec ses golfes, les lacs et les fleuves, toutes les individualités géographiques de la Terre en leur variété infinie de nature, de phénomènes et d’aspect portent les marques du travail incessant des forces toujours à l’œuvre pour les modifier. À son tour, chacune de ces formes terrestres est devenue, dès son apparition, et continue d’être, dans tout le cours de son existence, la cause secondaire des changements qui se produisent dans la vie des êtres nés de la Terre. Une histoire, infinie par la suite des vicissitudes, s’est ainsi déroulée d’âge en âge sous l’influence des deux milieux, céleste et terrestre, pour tous les groupes d’organismes, végétaux et animaux, que font germer la mer et le sol nourricier. Quand l’homme naquit, après le cycle immense d’autres espèces, son développement se trouvait déjà projeté dans l’avenir par la forme et le relief des contrées dans lesquelles ses ancêtres animaux avaient vécu.

Vue de haut, dans ses rapports avec l’Homme, la Géographie n’est autre chose que l’Histoire dans l’espace, de même que l’Histoire est la Géographie dans le temps. Herder, parlant de la physiologie, ne nous a-t-il pas déjà dit qu’elle est l’anatomie agissante ? Ne peut-on dire également que l’Homme est la Nature prenant conscience d’elle-même ?

Relativement à l’apparition de l’humanité sur la Terre s’agitent bien des questions qui n’ont point été résolues encore. Notre provenance du monde animal nous rattache-t-elle à un ou plusieurs types ancestraux ? Des deux hypothèses, le monogénisme et le polygénisme, laquelle est, sinon la vraie, du moins la mieux corroborée par l’ensemble des faits déjà connus ? On nous dit bien que « toute cette scolastique est du passé, maintenant que le darwinisme a mis tout le monde d’accord »[1], mais qu’importe, si le conflit renaît sous d’autres noms et si l’on vient à nous parler de « races » considérées comme pratiquement irréductibles ?

Une tendance naturelle à tout individu est de se contempler comme un être absolument à part dans l’ensemble de l’univers. Le sentiment intime de sa vie propre, la plénitude de sa force personnelle ne lui permettant point de voir dans les autres des égaux, il se croit favorisé du hasard ou des dieux. Mais les nécessités de l’existence le rattachant au groupe de la famille, puis à celui du clan ou de la tribu, il ne peut se figurer non plus son origine comme absolument indépendante du cercle des proches, à moins que l’orgueil de la souveraineté n’en fasse une divinité, telle que s’imaginèrent l’être les Alexandre et les Césars. Il se résigne donc à partager avec les siens, mais avec les siens seulement, une origine collective : chaque tribu se crée, en ses imaginations premières, une descendance bien distincte. Dans les premiers âges, tels que nous les ont conservés, avec une certaine ressemblance, les populations les plus anciennes, l’homme professe instinctivement le polygénisme ; mais, de toutes les espèces diverses, il en est une, la sienne, qu’il tient, en toute naïveté et tout orgueil, pour la race humaine par excellence.

Certainement, la liste des noms de peuplades et de peuples se compose principalement de mots ayant pour signification primitive le sens « Homme », dans une acception exclusive, comme si tous les autres groupes d’individus à face humaine n’avaient été, aux yeux des êtres d’élection, qu’un amas informe appartenant à quelque animalité secondaire. Même, lorsque les appellations ethniques ont une signification spéciale due au pays, à la provenance ou à quelque trait particulier, ces appellations perdent leur sens originaire pendant le cours des siècles, pour prendre, dans la pensée de ceux qui les portent, une valeur exceptionnelle, unique, vraiment divine. Il n’est pas de sauvages — et, à cet égard, quelle nation peut se dire complètement dégagée de la sauvagerie première ? — il n’est pas de sauvages qui ne regardent les peuples d’alentour du haut de leur dignité de « peuple élu ».

Mais l’isolement ne peut durer, et, par la suite des événements, alliances et relations de commerce, guerres et traités, les hommes ont appris qu’ils appartiennent, sinon à une même race, du moins à un groupement d’êtres qui se ressemblent d’une manière intime et que des traits essentiels, tels que la station droite, l’usage du feu, la langue articulée, distinguent nettement de tous les autres animaux. Même, en des moments de détresse commune, et le plus souvent de sexe à sexe par l’instinct d’amour, la fraternité naquit entre gens de tribus différentes ; puis, lorsque de grandes civilisations eurent mis en contact toute une partie considérable de l’humanité, comme dans l’Inde, au temps du Buddha, et pendant la période de l’œcumène grecque et latine, sous les Antonins, l’idée de l’unité humaine se répandit : même en se haïssant, les fils de la Terre commune se glorifièrent d’appartenir à une seule et unique descendance ; la monogénie trouva ses apôtres. Comme document de transition entre les deux théories nettement contraires, monogéniste et polygéniste, le livre de la Genèse, d’ailleurs issu de multiples origines légendaires, peut être cité en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse, puisqu’il raconte la création d’un Adam qui fut le « dominateur de tous les animaux vivant sur la terre »[2], et que, d’autre part, il fait allusion aux hommes qui peuplaient les campagnes lors d’un premier meurtre du frère par le frère[3]. Depuis lors, la morale humaine, dans sa pratique générale, n’a cessé de comporter une contradiction analogue à celle que les chrétiens trouvent dans leur livre sacré.

Si grand que soit l’orgueil de la race pure chez les peuplades qui s’étudient à éviter tout contact avec les autres hommes, et dans les familles aristocratiques modernes qui prétendent au « sang bleu », le fait est que, dans le torrent circulatoire de l’humanité, mêlant les tribus de remous en remous comme les eaux d’un fleuve, la « miscégénation », c’est-à-dire le mélange des races, s’est opérée d’un bout du monde à l’autre. D’après les rabbins du moyen âge, l’homme, créé de l’argile vive, avait été formé de sept espèces de terres, ce qui signifiait sans doute qu’il comprenait en lui les descendants de toutes couleurs, tous les membres de l’humanité future[4]. De même, l’homme actuel contient en soi les types qui l’ont précédé, car en toute race mélangée l’atavisme garde ses droits.

On pourrait imaginer qu’une tribu enfermée dans quelque prison de rochers soit restée pure de tout croisement, mais dès qu’il y eut contact il y eut mélange. En fait, tous les hommes sont de races mêlées ; même les types les plus opposés, le noir et le blanc, se sont unis depuis des siècles en composés ethniques nouveaux, ayant gardé plus ou moins fidèlement les caractères distinctifs qui en font des individualités collectives, méritant un nom spécial. De génération en génération, le mélange des races s’accomplit très diversement ; ici, d’une manière insensible, pendant la paix ; là, brusquement, avec violence, pendant la guerre ; mais toujours l’œuvre se poursuit. C’est en vain que tel ou tel patriote essaie de contester le mélange de race à race : chaque homme, même le plus fier de la pureté de son sang, a des millions et des millions d’aïeux, parmi lesquels les types les plus divers sont représentés. Aussi les anthropologistes qui se hasardent à sérier le genre humain en « races » distinctes, soit qu’ils croient réellement à des origines polygéniques soit que, par un classement plus ou moins acceptable, ils veuillent faciliter l’étude de l’Homme, sont amenés à de singuliers écarts, suivant l’importance spéciale qu’ils donnent à tel ou tel élément différentiel : couleur de la peau, stature, membres et squelette, forme et dimensions du crâne, aspect de la chevelure, langage et caractères moraux.

Ainsi, tandis que Blumenbach divise l’humanité en blancs, jaunes, rouges, olivâtres et noirs, que Virey compte seulement deux races, que Topinard en énumère seize, puis dix-neuf, que Nott et Gliddon en distinguent huit, divisées en soixante-quatre familles, Hæckel déroule une série de trente-quatre races et Deniker, admirablement muni des mensurations qu’ont rapportées de tous les coins du monde les savants voyageurs modernes, classe avec soin vingt-neuf races diverses, formant dix-sept groupes ethniques ; mais il reste un doute pour beaucoup de représentants de l’humanité et l’on se demande s’il est possible de les faire entrer dans l’une ou l’autre de ces diverses catégories[5].

Nous savons maintenant que toutes ces constructions, si ingénieuses qu’elles soient, sont des édifices changeants. Depuis Darwin, l’ancienne théorie des espèces, d’après laquelle certaines formes seraient définitivement fixées, sans mélange possible avec d’autres types d’une origine différente, est renversée. Faite uniquement pour s’accommoder aux choses présentes, l’idée de l’espèce change suivant les naturalistes : chacun embrasse dans sa conception un ensemble de formes plus ou moins étendu. Ainsi, quelle est l’espèce mère du chien ? Faut-il y voir un loup, un renard, un chacal, une hyène ou bien encore d’autres formes primitives, que la domestication et un genre de vie différent ont graduellement modifiées et développées en d’innombrables variétés ? Le fait est que loups et chacals se croisent avec les chiens et donnent naissance à des individus dont la race se maintient et se recroise à l’infini ; d’autre part, les chiens, redevenus sauvages, reprennent, suivant les pays, des formes qui les rapprochent du loup, du chacal ou du renard. Où commence l’espèce immuable entre des limites absolues ? Où la variété avec ses modifications incessantes ? On ne sait.

Et ces difficultés qui se présentent dans la question de l’espèce canine existent aussi pour d’autres animaux, domestiqués ou non ; elles existent pour l’homme, chez lequel l’écart moyen de l’Homo europæus à l’Homo alpinus est plus grand que celui qui différencie les diverses espèces de canidés[6]. Malgré les innombrables exemples de « miscégénation »,
squelette de gorille
Même échelle et même position que le squelette humain de la page 7.
qui, aux États-Unis, scandalisent grandement les fils des anciens propriétaires d’esclaves, faut-il considérer les nègres comme une espèce ou une sous-espèce[7] distincte de la race dite « caucasienne », ou bien faut-il voir en eux une simple variété de la grande espèce humaine ?

Et si nègres et blancs doivent être embrassés en une même humanité d’origine, que dire des « négritos » de Luzon, des Andamènes et des nains épars dans le continent d’Afrique ? Les nègres eux-mêmes voient dans les Akka, les Ba-Binga, les Ba-Bongo des êtres d’une autre espèce, et les blancs altiers les regardent un peu comme des espèces de singes à forme humaine. Diverses tribus s’étiolent et disparaissent, peut-être par l’absence de tout croisement : tel serait le cas pour les nains des bords de la Sangha. Mais il est certain qu’entre d’autres peuplades de pygmées et des tribus d’Africains bien proportionnés, des mélanges de sang ont lieu. Donaldson Smith nous dit que les nains occupant naguère toute la région qui s’étend au nord des lacs Stéphanie et Rudolf ont perdu leur type originaire par l’effet de mariages avec des tribus de haute stature et que les Dume actuels sont un simple reliquat de l’ancienne race[8]. De même, les Oua-Tua (Wat-wa) de la région du lac Kivu, les « Fils de l’Herbe », petits hommes que certains nègres, les Oua-Hutu, par exemple, regardent avec aversion, sont acceptés par d’autres, par les Oua-Tussi notamment, comme de « grands amis », et les deux races s’entremêlent volontiers.
squelette humain
Même échelle que le squelette de gorille de la page 6
Les femmes pygmées de l’Uganda sont heureuses de s’attacher à des nègres de grande taille (Johnston).

Il est aussi très probable que les pygmées dont on retrouve les ossements mélangés à ceux des hommes de grandes races en quelques cavernes d’Europe et en tant de huacas péruviennes ont disparu par l’effet des croisements et furent absorbés graduellement dans la masse générale des populations ambiantes[9] : ils sont revenus à l’espèce.

Certains anatomistes qui étudient le squelette au point de vue du transformisme, c’est-à-dire comme un appareil façonné lentement, de génération en génération, par un travail d’accommodement au milieu et de perfectionnement, constatent par l’étude comparée des différents types que les races humaines actuelles ne paraissent pas être dérivées les unes des autres par une sorte de gradation hiérarchique, mais doivent être considérées plutôt comme des rameaux parallèles, remontant vraisemblablement à un ancêtre commun, d’origine antérieure même aux quadrumanes ; il faudrait voir peut-être dans ce type primitif un descendant des marsupiaux, issus eux-mêmes des monères par des ancêtres amphibies[10].

Mais sachons nous borner. N’essayons pas de remonter par la pensée jusqu’aux époques si éloignées de nous où l’homme, issu de l’animalité primitive, constitua l’espèce ou les races humaines. Arrêtons-nous à la période où nos ancêtres, accomplissant leur plus grande conquête, avaient appris à moduler leurs cris, inarticulés jadis, et à transformer leurs grognements et glapissements en un véritable langage. Eh bien, à ce grand tournant de l’histoire, les nations étaient constituées en groupes absolument distincts, et les langues qui prirent corps se donnèrent des radicaux d’origines tout à fait diverses, suivant un génie propre pour la formation et l’accent des mots, pour la logique et le rythme de la phrase[11].

Les dialectes aryens, sémitiques, ouraliens, berbères, bantou, algonquins sont mutuellement irréductibles : ce sont les parlers de peuplades qui, à l’époque où leur langue se délia, se trouvaient en des milieux tout à fait différents, constituaient en réalité des espèces ou des humanités à part. En datant de ces temps anciens l’histoire des hommes, on peut dire qu’elle commence par le polygénisme. Alors, les nations éparses sur la Terre ne pouvaient avoir aucune conscience de leur unité. Autant de groupes glossologiques, autant de mondes humains mutuellement étrangers[12]. Voici donc quel est, pour l’histoire de l’humanité, le point de départ certain dans la succession des temps : la naissance polygénique, en diverses parties de la Terre, de langages irréductibles correspondant à divers modes de sentiment et de pensée.

Combien de ces parlers naquirent ainsi, et quelle fut la durée du cycle pendant lequel les divers ancêtres des hommes actuels acquirent cette faculté capitale, condition première de l’être humain tel que nous le comprenons aujourd’hui ? On ne peut le savoir, et d’ailleurs il est certain que, dans la lutte pour l’existence, nombre de ces langues primitives ont disparu ; quant à celles qui persistent, l’inventaire n’en est pas encore terminé ; on n’a guère classé méthodiquement que les groupes de dialectes parlés par les nations principales. Il reste à étudier et à fixer avec précision la place de toutes les séries de formes verbales usitées par les diverses peuplades du monde entier. Cependant, on peut essayer de dresser des cartes glossologiques provisoires qui, tout en constatant l’état actuel de la polygénie linguistique, témoignent aussi des prodigieuses conquêtes accomplies par les langues envahissantes.

Par delà ces âges qui virent la naissance intellectuelle de l’homme véritable, l’être que l’usage de la parole devait faire progresser si merveilleusement n’était en réalité qu’un animal, ne se faisant comprendre que par des gestes, des jappements et des miaulements semblables à ceux de nos amis le chien, et le chat, les candidats à l’humanité les plus rapprochés de nous[13].

No 1. Répartition des Pygmées.
Negritos d’Asie.

 1. Negritoe Aeta de Luzon.
 2. Negritos de Mindanao.
 3. Sakaï, Péninsule malaise.
 4. Muang, Cholya, etc., id.
 5. Semang, id.
 6. Andamènes.

Négrilles d’Afrique.

 7. Akka, Tikki-Tikki (Schweinfurth).
 8. Oua-Mbutti, etc. (Stanley).
 9.      —      et divers (Grogan, Sharp).
10. Ba-Tua, Oua-Tua, Ba-Topo, etc. (Stanley).
11. Aehongo, Ba-Bongo, Ba-Bulu, etc. (Du Chaillu, Marche).
12. Akoa, Ba-Bonco, Aduma (Palkenstein, etc.).
13. Ba-Yaga, Ba-Binga, etc. (Grampel, Crozel et Herr).
14. Ba-Yaeli (Ktiitd).

Pygmées discutés.

15. Dogbo, Arenga, etc. (croisés de San) (?).
16. Mossaro et autres.
17. San (Bosjesmannen).
18. Kimo, Madagascar (Flacourt) (?).
19. Lemban, Golfe Persique (Wahrmund et Dieulafoy).
20. Race non dénommée, Maroc (Haliburton).
21. Fossiles, Sardaigne (?).
22. Fossiles de Menton et de Schweizersbild.

Toute cette période antique, à laquelle on pourrait donner le nom de « pro-lalie » ou « avant-langage », peut être considérée comme antérieure à l’humanité spéciale : l’Homme ne constitua l’espèce nouvelle qu’en cessant d’être alalus[14].

L’étude des formes animales qui nous rattachent aux quadrupèdes et aux reptiles appartient à l’ère pré-humaine, caractérisée par plusieurs espèces d’anthropoïdes (Dryopithecus, Pliohylobates, Anthropodus, Paleopithecus, Gryphopithecus, Oreopithecus[15]), et surtout par le Pliopithecus antiquus, dont on a trouvé un fragment de mâchoire près de Sansan, dans la vallée du Gers, et qui semble être l’animal le plus voisin de l’homme que l’on connaisse ; de là, sans doute, cette répugnance instinctive que nous avons pour le singe : nous nous reconnaissons trop en lui. Le vieil Ennius l’a dit :

Simia quam similis turpissima bestia nobis[16].

Peut-être le pithécanthrope[17] fossile que le médecin Eug. Dubois a découvert, en 1894, dans les cendres volcaniques du quaternaire ancien de Java, près de Trinil, en compagnie d’animaux fossiles, dont quelques-uns appartenaient à des genres aujourd’hui disparus, fut-il l’intermédiaire cherché, l’ « anneau manquant de la chaîne » unissant l’homme à ses ancêtres du monde animal : par son attitude et par sa taille (1m,657), qui est celle de l’homme moyen, par son crâne, dont la capacité (900 à 1 000 centimètres cubes) dépasse de près d’une moitié la plus forte contenance cérébrale des crânes appartenant aux plus grands anthropoïdes connus, le pithécanthrope paraît bien réellement faire partie de notre lignée humaine, en nous rattachant aux hylobates ou « gibbons », ceux des singes qui se rapprochent le plus de nous par la conformation et qui descendraient comme nous des mêmes ancêtres animaux[18].

D’après Manouvrier, il serait probable que ce « singe-homme », l’Homo javanensis, ne possédait pas le langage articulé, ce caractère le plus précieux de l’humanité proprement dite.

L’étroitesse frontale, qui se prolonge très loin sur le crâne de Trinil, permet de nier que la « circonvolution de Broca » ait été plus développée chez le pithécanthrope que chez les anthropoïdes[19]. Près de Bahia, au Brésil, on aurait découvert dans un amas de coquilles un crâne humain à caractères très primitifs, que l’on a voulu rapprocher de la pièce de Trinil[20], mais dont l’âge n’a pas été suffisamment établi.

crane de neandertal (Profil).
Époque paléolithique.

(Ce fragment de crâne est posé sur des supports pour lui donner la position

qu’il occupe dans la tête reconstituée.)

Ces trouvailles sembleraient indiquer que l’homme, sous sa forme actuelle, aurait pris naissance dans les régions de vie exubérante, où le soleil darde ses rayons les plus chauds et où la pluie tombe en averses très abondantes ; les variétés de négritos se sont développées aussi dans la zone équatoriale, patrie des grandes espèces anthropoïdes apparentées à l’homme.

À pareille éclosion, il fallait, semble-t-il, la nature tropicale en toute sa puissance productrice (Hæckel, Johnston). Si les hommes, en presque toutes les contrées, du moins en dehors des plaines, racontent que leurs premiers aïeux descendirent des hautes montagnes qui bornent leur horizon, ces légendes proviennent d’un pur effet d’optique.

Les fiers sommets qui se dressent en plein ciel, au-dessus des nuages, ne semblent-ils pas être la demeure des dieux, et n’est-ce pas aux pieds de ces divinités créatrices que le primate, animal privilégié, a dû voir en imagination la naissance de ses premiers parents ?

L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux !

ainsi chantait Lamartine. Non pas un « dieu tombé », car il monte plutôt, mais il se souvient de tout un infini. Issu de générations sans nombre, autres hommes ou anthropoïdes, animaux, plantes, organismes primaires, l’homme se remémore par sa structure tout ce que ses ancêtres ont vécu pendant la prodigieuse durée des âges. Il résume bien en lui tout ce qui le précéda dans l’existence, de même que, pendant sa vie embryonnaire, il présente successivement les formes diverses des organisations plus simples que la sienne. Ce n’est donc pas seulement dans les tribus sauvages qu’il faut essayer de retrouver l’homme ancien : c’est, aussi loin que possible, parmi ses aïeux, les animaux, là où rayonnent les premières lueurs de l’intelligence et de la bonté.

Les sociétés animales nous montrent, en effet, soit en germe, soit en état de réalisation déjà très avancée, les types les plus divers de nos sociétés humaines. Nous pouvons y chercher tous nos modèles. Dans leurs groupes si variés, nous trouvons ce même jeu des intérêts et des passions qui sollicitent et modifient incessamment notre vie et déterminent les allures progressives ou rétrogrades de la civilisation. Mais les manifestations de l’animal, plus naïves, moins complexes, dépourvues de l’enveloppe des phrases, des écrits, des légendes et des commentaires qui déguisent notre histoire, sont plus faciles à étudier, et l’observateur réussit à voir autour de soi les divers petits mondes dans la basse-cour, dans le hallier voisin, dans l’atmosphère et dans les eaux.

« Du temps que les bêtes parlaient », les hommes les comprenaient. Les êtres à deux et à quatre pattes, à peau lisse, à plumes et à écailles n’avaient point de secrets les uns pour les autres. L’entente était si complète que le peuple, supérieur aux philosophes par la juste, quoique subconsciente intelligence des choses, continua longtemps, continue encore çà et là de s’entretenir avec les animaux dans ces contes de fées qui constituent une part si importante de la littérature, même là plus importante de toutes, car elle est certainement la plus spontanée : elle ignore sa propre origine.

L’homme s’imagine volontiers qu’il est le « roi de la création », et ses religions mêmes partent de cette idée fondamentale. Cela se comprend :
essai de reconstitution du crane du pithecantropus
par le dr manouvrier en 1895
l’être qui voit tous les rayons converger dans son regard, toutes les apparences prendre une réalité dans son cerveau doit forcément se considérer comme étant au centre et au-dessus de tout : c’est par la longue réflexion, le contrôle incessant de la vie qu’il arrive à reconnaître la valeur et la place relative des êtres, ainsi que l’égalité virtuelle, dans l’évolution générale, de toutes les formes qui se développent à travers les âges.

L’homme ne peut même prétendre à la supériorité que lui donnerait le fait d’être l’œuvre la plus récemment éclose des forces naturelles en travail.

Depuis les époques éloignées, maintes espèces ont pu naître des actions physiques et physio-chimiques du milieu terrestre incessamment modifié ; l’on sait que, d’après Quinton, tout le monde des oiseaux appartiendrait, par sa formation, à une période postérieure à celle de l’homme. Enfin, parmi les espèces appartenant à des familles existant depuis les âges les plus lointains, plusieurs, en évoluant dans une voie différente de celle que l’homme a suivie, ne se meuvent-elles pas dans le sens d’une vie sociale qui certes n’est pas inférieure au chaos dans lequel se débattent les humains toujours en lutte ? Les fourmis, les abeilles, les castors, les chiens des prairies qui, sortis de leurs terriers, vivent en républiques heureuses, les grues, qui dessinent dans l’air bleu les deux traits nets de leur vol convergent, tous ces animaux ont aussi leur civilisation qui vaut peut-être bien la nôtre.

Si l’homme n’avait eu sous les yeux que les exemples donnés par ses compagnes les bêtes, s’il n’avait obtenu leur appui dans les luttes de l’existence,
squelette de chimpanzé.
Même échelle et même position que le squelette humain de la page 15.
si d’autre part il ne s’était ingénié pour échapper aux animaux qui furent ses ennemis ou pour triompher d’eux, il ne serait resté qu’un bipède sauvage parmi les quadrupèdes, n’ayant d’autre bien que son héritage de bête, et nul progrès ne se serait accompli dans sa destinée ; peut-être eût-il succombé. D’ailleurs, il ne manque pas de contrées où, même de nos jours, l’homme n’a pu se maintenir contre ses rivaux dans la bataille de la vie.

Telles plantations dans le voisinage de Singapour restèrent désertes à cause des visites redoutées du tigre royal. En diverses parties de l’Afrique, des éléphants, s’ouvrant des chemins à travers les forêts en écrasant les branches sous leur large pied, dispersaient les indigènes effrayés ; mais voici que le blanc commence la guerre d’extermination contre l’animal à défenses d’ivoire. Dans le Guatemala, sur le versant du Pacifique, tels districts visités par les chauves-souris vampires ont dû être abandonnés par l’homme, impuissant à garder son bétail et menacé lui-même de mort, quand une ouverture de sa cabane donnait entrée au redoutable suceur de sang. Enfin, les infiniment petits, sans parler des microbes de l’air, sont parfois des adversaires auxquels le colon doit céder.

Dans les régions où les moustiques tourbillonnent par nuées, affolant les êtres vivants sur lesquels ils se posent, la lutte était impossible avant que les médecins entomologistes eussent découvert le rôle des insectes anophèles dans le transport des microbes et enseigné, propagé
squelette humain
Même échelle que le squelette de chimpanzé de la page 14.
les moyens de les combattre sous leur forme larvaire. Sur les bords du lac Pontchartrain et de maint lagon de la Louisiane, dans les îlots d’herbes du Bahr-el-Ghazal qu’habitent les Nuêr et les Denka, il serait absolument impossible de résister et de vivre si l’on ne s’enduisait d’argile, d’ocre ou de cendre. En pareils lieux, l’homme ne pouvait guère que passer et fuir ; mais dans la plus grande partie des étendues terrestres, il a lutté, s’est accommodé au milieu, et, soit par ses forces isolées, soit par l’alliance avec d’autres animaux, est arrivé à se faire dans le monde une très large place, qui comporte la domination effective sur un grand nombre d’espèces animales et la supériorité incontestable sur les autres, sauf, pour un temps, sur les invisibles microbes, dans sa lutte pour l’existence.

Pour les âges obscurs, dépourvus de toutes dates précises, il semble que le fil conducteur doive faire complètement défaut, et cependant, même en ces ténèbres, les hommes qui vécurent et se succédèrent en nombreuses générations ont laissé des traces de leur existence, suffisantes pour que le savant ait pu en constituer une science nouvelle : la préhistoire.

En effet, si les annales proprement dites manquent aux peuples antérieurs à l’écriture, si même on ignore les noms qu’ils portaient et les langues par lesquelles ils émettaient leur pensée, du moins a-t-on trouvé dans la terre d’innombrables documents : os d’hommes et d’animaux domestiques, outils, armes, amulettes, bijoux, pierres taillées de toute espèce, dont l’étude et le classement ont révélé, dans leurs grands traits, les civilisations de nos ancêtres préhistoriques. Il est même possible que l’on arrive un jour à fixer d’une manière générale la succession des périodes chronologiques dans le développement de ces populations primitives, et maintes fois on l’a tenté déjà : du moins les archéologues peuvent-ils dérouler la série des âges de la préhistoire avec une ampleur et une logique supérieures à celles des écrivains qui, sous le flot des détails de l’histoire écrite, cessent d’apercevoir le mouvement des idées maîtresses.

La préhistoire, comme ensemble d’études rattachant l’homme actuel à l’homme d’autrefois et nous permettant d’assister à l’évolution continue pendant le temps, constitue une science d’origine très récente : la proclamation officielle de sa naissance ne date que de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, alors que Lyell, dans les congrès anglais, établit comme fait indiscutable l’existence de l’homme et de son industrie pendant la période quaternaire, c’est-à-dire à une époque où les terres et les eaux étaient autrement distribuées que de nos jours et où prévalait un climat différent. Mais, avant que la vérité eût ainsi forcé les portes des congrès et des académies, nombre de travailleurs isolés, de penseurs indépendants avaient déjà nettement reconnu les restes d’un âge de pierre et en avaient interprété le sens.

Dès la première moitié du seizième siècle, le Romain Mercati avait constaté la véritable nature des armes et des instruments que l’universel préjugé désignait sous le nom de « pierres de foudre », et, deux siècles plus tard, Antoine de Jussieu publia un mémoire décisif devançant de cent cinquante années la science officielle[21]. Buffon prononça aussi quelques paroles témoignant de ses pressentiments à cet égard.

Et tandis que Cuvier et ses disciples se mettaient obstinément en travers de tous les novateurs qui n’admettaient pas humblement les dogmes de la science estampillée, la foule des observateurs, que l’étude des terrains amenait à reconnaître des fossiles de l’homme et les témoignages de son industrie à l’époque quaternaire, devenait de plus en plus nombreuse et active. Les Aymard, les Ami-Boué, les Tournai, les Schmerling, les Ghristol, les Marcel de Serres et les Boucher de Perthes triomphèrent enfin de l’obscurantisme représenté par l’école d’un savant qui pourtant avait, lui aussi, laissé un magnifique héritage dans l’histoire de la pensée, tant il est vrai que tout progrès, devenu dogme, se change graduellement en obstacle.

Désormais, il n’est plus d’historien qui conteste l’antiquité de l’Homme et qui se le représente né ou créé soudain de la terre rouge ou de l’écume de la mer, il y a quelque cinq ou six mille ans ; la continuité de la race humaine par lentes évolutions, depuis des temps très antiques, est le fait capital reconnu d’une manière universelle. On se demande même quelle prodigieuse série de siècles a dû s’écouler pour donner le temps de s’accomplir aux progrès immenses ayant eu lieu pendant le cours de la préhistoire.

No 2. Fossiles humains trouvés dans le Monde.
1.
Trinil, trois molaires, fragment de crâne et fémur de pithécanthrope, trouvé par M. Eugène Dubois.
3. Calaveras, crâne (discuté).
Carson City, id.
4. Lagôa Santa, id.
2. Chickaaaw, fragment de crâne (âge discuté). 5. Pontimelo, id.
Tumulus de l’Illinois, deux os frontaux, id. 6. Ultima Esperanza, id.
(Voir carte no 3 pour les fossiles humains trouvés en Europe.)

En effet, que l’on s’imagine les âges de la pro-lalie, qui précédèrent les modulations de la pensée sous forme de parole, puis ceux de la pro-pyrie, antérieurs à l’invention du feu, et l’on comprendra ce qu’il a fallu d’efforts et de conquêtes pour amener l’homme de son état primitif de bête, ne sachant pas encore articuler des mots, ni alimenter la flamme allumée par l’éclair ou le volcan, au rang d’animal primate et savant, habile à formuler ses idées par des termes correspondants et soigneux de la flamme sainte brûlant sur l’âtre de sa cabane.

N° 3. Ossements paléolithiques humains de l’Europe occidentale.
(Se reporter à la carte de la page 19).

1. Arpino (Italie), deux squelettes (E). 22. Beausemblant, crâne (E).
Isola del Liri, crâne (E). 23. Solutré, nombreux ossements (D).
2. Orvieto, fragment crânien (C). 24. Delémont (Suisse), squelette (D).
3. L’Olmo, crâne (G). 25. Thayngen (E).
4. Castenedolo, nombreux ossements (C). 26. Nâgy-Sao (Autriche), crâne et fragment crânien (C).
5. Savona, squelette (C).
6. Barma Grande,nombreux ossements(E). 27. Brünn, crâne et ossements (B).
7. Perales (Espagne), crâne (E). 28. Predmost, dix squelettes (B).
8. Sordes (France), deux squelettes (E). Schipka, mâchoire (E).
9. Aurignac, dix-sept squelettes (B). 29. Podbaba, crâne (B).
Aubert, os frontal (E). Brüx, crâne (E).
Malarnaud, mâchoire (A). 30. Voïsec (Lithuanie) (E).
Mas d’Azil (E). 31. Egisheîm (Alsace) (A).
10. Sallèles-Cabardès, maxillaire (A). 32. Lahr (Allemagne), ossements (B).
11. Bruniquel (E). 33. Cannstatt, fragment crânien (C).
12. Chancelade, squelette (R). 34. Gailenreuth, ossements (C).
Laugerie basse, squelette (A). Taubach, molaire (E).
La Madeleine, squelette (B). 35. Neandertal, squelette (A).
Cro-Magnon, squelette (B). 36. La Naulette (Belgique), mâchoire (A).
13. Placard, crâne (B). Furfooz, crâne (B).
14. Marcilly-sur-Eure,fragment crânien (A). 37. Spy, deux squelettes (A).
Bréchamps, crâne (A). 38. Engis, débris d’ossements (B).
Grenelle, squelette (B). Engihoul (B).
Clichy, squelette (B). Smeermaas, mâchoire (B).
15. Moulin-Quignon, mâchoire (D). 39. Galley Hill (Angleterre) (E).
16. Châlons-s.-Marne, ossements divers (C). 40. Tilbury, squelette (A).
17. Arcy-sur-Cure, mâchoire (E). Bury-Saint-Edmunds, crâne (A).
18. Gravenoire (E). 41. Kirkdale (G).
19. La Denise, nombreux ossements (E). 42. Settle, péroné (C).
20. Meyrueis, crâne (C). 43. Hamilton (Irlande), fragm, crânien (E).
21. Le Bau de l’Arbusier (E). D’après M. G. Engerrand.
A : Ancienneté certaine.B : Age discuté.C : Age douteux.D Fossiles reconnus d’âge récent.E : Renseignements manquent.


L’espace de temps pendant lequel se succédèrent ces grandes évolutions peut se partager, d’après elles, en périodes bien autrement différentes les unes des autres que ne le sont les divisions usuelles de notre histoire : ancienne, médiévale, moderne.

Depuis les cycles, si éloignés, où nos ancêtres s’initièrent à la parole, puis, de longs siècles après, à la capture du feu, l’homme, déterminé par un milieu variable, changea lui-même pendant la série des âges, en se différenciant de plus en plus des animaux qui avaient pris leur origine avec lui dans le foyer commun du mouvement. Grâce aux vestiges de son passage dans les cavernes et sur le rivage des eaux, grâce aux débris très variés de son industrie pendant la série des siècles qui se suivirent avant l’époque de l’histoire écrite, les archéologues ont pu en raconter sommairement l’existence dans les diverses parties du monde et dans ses modes nombreux de civilisation successive.

N° 3. Ossements paléolithiques humains de l’Europe occidentale.
(Voir la légende à la page 18.)

Ils ont pu même essayer de décrire ces différentes tribus préhistoriques, les classer suivant leurs parentés et leurs contrastes, tracer sur la carte leurs chemins de migration et de conquête, en chercher la filiation à travers le chaos des peuples entremêlés.

Le grand fait qui ressort des recherches poursuivies avec tant de zèle est que, dans leur évolution, compliquée nécessairement de reculs partiels, les divers représentants de l’humanité s’élèvent pourtant, de période en période, par l’art de plus en plus ingénieux et savant de compléter leur individu, d’accroître leur force au moyen d’objets extérieurs sans vie : pierres, bois, ossements et cornes. Tout d’abord, le primate dont nous sommes les descendants se bornait à ramasser les branches mortes et les pierres, ainsi que le faisait son frère le singe, et s’en servait comme d’armes et d’instruments. C’était l’âge de l’humanité que perpétue, à certains égards, le farouche Seri du Mexique, portant la pierre ronde qui lui sert de massue.

Puis vint la période « éolithique » ou de simple utilisation de la pierre, période qui commença, semble-t-il, dès la fin du miocène. Des novateurs, des hérétiques du temps, apprirent à employer les cailloux de forme inégale : masses, poignards ou scies, pointes, rabots, racloirs et autres instruments naturels qu’ils se bornaient à retoucher avec d’autres pierres pour en augmenter le taillant ou la pointe : peut-être même se seraient-ils servis de leurs dents pour mordre le silex, si Castaneda ne s’est pas trompé dans sa description des Indiens chasseurs du seizième siècle.

Cet emploi des outils primitifs, qui se continue encore çà et là sous la forme antique, fut le vrai commencement de l’industrie proprement dite : déjà l’on façonnait les pierres de silex que les archéologues ont la chance de retrouver encore là où les ancêtres les abandonnèrent après usage, et qui restèrent parmi les débris, tandis que les bois et diverses matières périssables retombaient en poussière. Ainsi se révèle, dans le bassin anglo-franco-belge, l’âge « reutelien », où l’homme vivait en compagnie de l’Elephas antiquus et du Rhinocéros Mercki.[22]

Puis de nouvelles révolutions et des changements graduels amenèrent la succession des âges pendant lesquels on apprit à tailler les pierres et à leur donner toutes les formes utiles pour en faire des instruments de travail ou des armes de combat ; ensuite vinrent les siècles où des artistes s’occupèrent de transformer leurs outils et leurs armes en véritables objets de luxe : ce fut le temps avant-coureur de la période qui vit naître l’industrie des métaux. Ces deux dernières étapes de la pierre taillée et de la pierre polie sont celles que l’on désigne ordinairement sous les noms de « paléolithique » et de « néolithique ».

Mais quelles furent les étapes du progrès entre les périodes successives de l’humanité première ? On ne peut répondre encore que par des hypothèses diverses, car en pleine préhistoire, pendant les cycles de durée inconnue — myriades ou millions d’années — qui se sont écoulés depuis que l’Homo sapiens a pris possession de la planète, les changements du milieu ont été souvent si considérables qu’ils ont constitué de véritables révolutions, soit brusques et violentes, soit à longue période et d’autant plus sûres dans leurs effets. En conséquence, les indigènes ont eu à subir dans leur histoire des vicissitudes correspondantes : tantôt il leur a fallu se déplacer, tantôt modifier leur genre de vie dans le lieu même d’origine ; parfois la race, détruite presqu’entièrement, a dû recommencer son existence, reconquérir péniblement les résultats acquis déjà par ses ancêtres, comme si des humanités diverses s’étaient mises successivement à l’essai de la vie. Ainsi des éruptions de laves, des tremblements de terre et des effondrements, des inondations de fleuves et des invasions de la mer ont souvent changé la forme extérieure du relief terrestre, détruisant les peuples en partie ou même en totalité. Combien nombreuses sont, par exemple, les traditions de déluges qui auraient recouvert tout le monde habitable ! A l’histoire chaldéenne du déluge universel reproduite dans la Genèse se joignent des traditions analogues venues de la Chine, de l’Inde, de l’Egypte, du nouveau monde, spécialement de toutes les contrées basses exposées à la dévastation par les crues des fleuves. Ailleurs, notamment dans les régions volcaniques, dans les « pays du feu », d’autres légendes, également justifiées par les événements antérieurs, racontent les pluies de pierres, les écroulements de montagnes, les apparitions soudaines ou les disparitions des lacs, les engouffrements des cités.

L’alternance des périodes glaciaires, ou plutôt le va-et-vient du front de glace entraînant l’ensevelissement des zones terrestres sous les neiges, les glaces et les débris pierreux, s’est produite également depuis que l’homme émergea de l’animalité première. En réalité, l’histoire de la Terre ne comporte qu’une seule période des glaces, celle qui dure encore pour le Groenland et les archipels polaires ; mais, suivant les alternances du climat, la masse congelée avance ou recule, et c’est ainsi que, de saison en saison, de cycle en cycle, chaque lieu de la zone bordière des glaces peut avoir sa « période », se trouver envahi pour un temps, puis se dégager de nouveau.

Les progrès et les reculs de la glace déterminent donc des révolutions pour l’ensemble des plantes et des animaux, qui doivent battre en retraite ou qui peuvent reprendre la marche en avant. Ainsi, chacune de ces oscillations marque une étape très différente dans la civilisation des peuples limitrophes du glacier. Or, si la date des divers avancements du glacier polaire reste encore inconnue, la limite précise que les moraines d’avant-garde ont atteinte dans leur voyage vers le sud est, en maints endroits, marquée de la manière la plus nette : on reconnaît les apports pierreux du « Grand Nord », du Grœnland, du Spitzberg, de la Scandinavie sous les alluvions plus récentes et le tissu des racines de la forêt et du gazon. Les cartes que divers géologues ont dressées en Europe et dans l’Amérique du Nord coïncident d’une manière remarquable et nous montrent combien le domaine du genre humain dans l’hémisphère septentrional se trouvait alors relativement étroit en comparaison de ce qu’il est de nos jours. Il l’était d’autant plus que les grands massifs de montagnes, Alpes, Pyrénées, Caucase, avaient alors des fleuves de glace beaucoup plus étendus et que de moindres saillies, Vosges, Morvan, Cévennes, Carpates, déversaient aussi dans les glaciers leurs courants de glaçons, de roches et de boue.

Prenons pour exemple une des contrées de l’Europe les mieux étudiées par les géologues et les archéologues, la région des Pays-Bas que parcourent l’Escaut et la Meuse dans leurs plaines inférieures. En ces contrées, la coïncidence de périodes industrielles humaines avec des phénomènes d’irruptions glaciaires se serait produite à cinq reprises, nous disent les savants : par cinq fois, pendant cet espace de temps, les glaciers arctiques auraient refoulé les eaux, les forêts et les clairières habitées devant leurs murs de cristal[23]. Il n’est pas indispensable de rencontrer des ossements humains pour conclure à la présence antérieure de l’homme :

N° 4. Avancée des glaces.


la découverte de ses outils, de ses habitations, de toutes les traces de sa vie suffit à la démontrer, et même à en donner une idée psychologique plus complète que ne le fournit la « trouvaille de crânes bien conservés ».


pointes grattoirs
Vallée de la Vézère.
1/3 grandeur(Coll. de Vibraye.)
Les âges primitifs du « bâton » resteront inconnus, parce que cette arme est réduite en poussière, mais l’âge de la « pierre » se révèle encore à nos yeux.

Il est vrai que l’industrie de l’oligocène supérieur, dite « de Thenay » d’après les objets étudiés par Bourgeois dans la vallée du Cher, est considérée comme n’ayant pas été parfaitement établie : on conserve des doutes au sujet de la provenance des plus belles pièces « de ce gisement », que possède le musée de Saint-Germain.
hache en silex
trouvée dans la grotte du Moustier, vallée de la Vézère.
1/3 grandeur(Coll. de Vibraye.)
Mais d’autres documents fort anciens, les silex du Puy-Gourny, trouvés près d’Aurillac, par Rames, sont incontestablement authentiques, reconnus comme tels par plusieurs archéologues, et ces pierres, admirablement utilisées par notre ancêtre lointain, appartenaient à l’âge miocène supérieur : ce sont actuellement les témoignages les plus vénérables de notre passé[24].

Les silex que découvrit Prestwich sur les plateaux Crétacés du Kent sont également tenus par la plupart des géologues comme indubitablement anciens, de l’âge moyen du pliocène,
pointe et grattoir double
Vallée de la Vézère.
1/3 grandeur(Coll. de Vibraye.)
qui précéda les quatre dernières progressions glaciaires. Puis se succédèrent d’autres industries éolithiques, de Saint-Prest, de Reutel, de Mesvin[25], jusqu’aux industries classiques de Chelles, de Saint-Acheul, de Moustier, si connues par la multitude des armes et des outils qu’ont livrés les fouilles de l’Europe médiane, de la vallée du Rhône à celle du Dniepr.

La France méridionale, dans les bassins de la Garonne et de l’Aude {ancre|g025}}
types de harpons en bois de renne
Abri sous roche de Laugerie, basse vallée de la Vézère.
1/3 grandeur(Coll. de Vibraye.)
et sur le versant des hautes terres centrales, présente une série continue de productions industrielles pendant le va-et-vient des avancées et des reculs de la glace : les révolutions dues, dans les pays du nord, aux progressions et aux retraites successives de la masse cristalline causèrent certainement aussi, par une sorte de choc en retour, des modifications très importantes dans la culture des contrées du sud, mais elles ne la supprimèrent point complètement. Il n’y eut point de « hiatus, suivant l’expression des archéologues ; mais, en divers endroits de l’Europe médiane, il y eut arrêt complet et la civilisation dut recommencer à nouveau par des essaims de colons venus des pays non dévastés[26].

En diverses contrées de l’Europe, les trouvailles archéologiques et l’aspect du sol où se sont opérées les fouilles permettent d’assister, pour ainsi dire, au combat de l’homme et du glacier. Ainsi, l’on a découvert,
pointes en bois de renne travaillé
Abri sous roche de Laugerie (basse Vézère).
1/3 grandeur(Coll. de Vibraye.)
au milieu du dix-neuvième siècle, dans les plaines du Suffolk et du Bedfordshire, des vestiges incontestables du travail de l’homme, flèches eu silex et autres instruments, qui appartiennent aux couches de terrain déposées immédiatement après le retrait des glaces, les fleuves actuels n’ayant pas encore eu le temps de creuser leurs lits dans le sol où se retrouvèrent ces restes de l’industrie humaine[27]. Mais c’est principalement en Suisse, où les Alpes suivaient harmoniquement les oscillations des glaces polaires, que l’on constate le mieux les efforts de l’homme pour conquérir le sol sur les glaces en régression.


hameçon en bois de renne
dont la pointe a été cassée.
Laugerie (basse Vézère).
2/5 grandeur(Coll. de Vibraye.)
D’après Rütimeyer (1875), le témoignage le plus antique du séjour de l’interglaciaire dans les Alpes proviendrait des bords du lac de Wetzikon, où il découvrit et étudia ce qu’il crut être un reste de vannerie, c’est-à-dire trois bâtonnets taillés en pointe à l’extrémité inférieure et tressés de branchilles fendues[28].

On a fait remarquer depuis que les castors, jadis nombreux dans les lacs de la Suisse, peuvent avoir été les ouvriers qui façonnèrent ces bâtonnets et que des rameaux brisés s’y entortillèrent peut-être sous l’effort de la houle venant heurter les rivages. D’autres n’ont vu dans ces « paniers » que des ramilles de pins rongées par le temps[29].

Quoiqu’il en soit, d’autres souvenirs évidents de l’homme ancien se sont montrés dans la dernière période des glaciers, aux âges où vivaient deux grands animaux éteints ou absents de la Suisse d’aujourd’hui, l’Elephas primigenius et le Cervus tarandus. Les trouvailles de Schweizersbild, près de Schaffhouse, rappellent cet ancien Groenland. Il est d’ailleurs facile de comprendre que les traces du séjour de l’homme aient disparu dans les contrées montagneuses où diverses fois les glaces descendirent des grands névés alpins ; entraînant dans leur course les roches éboulées des parois, elles les poussaient devant elles en moraines énormes qui recouvraient le sol sur des milliers de kilomètres carrés, ou labouraient profondément la terre en la parsemant de débris.


pointe en bois de renne
Avec incisure pour l’emmanchement.
Laugerie (basse Vézère).
1/3 grandeur(Coll. de Vibraye.)
Bien que les fossiles humains se conservent difficilement dans les couches superficielles des terrains et seulement en des conditions très favorables, notamment dans les grottes, sous des couches protectrices de concrétions calcaires, des explorateurs ont trouvé quelques ossements fort anciens ayant appartenu aux artisans qui taillaient les silex, les obsidiennes, les cornes et les ivoires, pendant les âges interglaciaires et les époques plus récentes. Malheureusement, un très grand nombre de ces débris ont été déterrés par des fouilleurs incompétents qui ne se sont pas entourés des garanties suffisantes pour mettre l’authenticité de leur trouvaille à l’abri de tout soupçon et n’ont pas su fournir une description suffisamment précise de leur procédure.

N° 5. Grottes de la basse Vézère.
1. Le Moustier. 2. La Madeleine. 3. Laugerie haute. 4. Laugerie basse.
5. Cro-Magnon. 6. Les Eyzies. 7. La Mouthe. 8. Font de Gaume.
9. Combarelles. 10. La Calevie. 11. Les Grèzes.
Les grottes non numérotées sont moins importantes.

« Des milliers de sépultures préhistoriques ont été détruites ». (Manouvrier.) Les fragments en ont été dispersés, et les documents ostéologiques des musées sont peu nombreux, en dépit du grand nombre des explorations plus ou moins fructueuses accomplies dans les cavernes.

Divers fragments trouvés dans les couches inférieures de la formation pampéenne paraissent dater d’une époque antérieure aux temps glaciaires de l’Europe occidentale, et, en tout cas, sont plus anciens que les objets de même nature révélés jusqu’à nos jours par les chercheurs dans les contrées d’Europe. Cependant, il semble incontestable que deux molaires, trouvées dans le gisement de Taubach, près de Weimar, appartiennent à l’époque tempérée de la fin du pliocène, avant les âges du mammouth et du renne, aux temps de l’Elephas antiquus et du Rhinocéros Mercki : des traces de feu, des silex et des ossements taillés, des restes de repas, dont le gibier d’alors avait fourni les mets, témoignent de l’existence de l’homme tertiaire européen.

(Muséum d’histoire naturelle : Anthropologie.)
crane de l’homme de cro-magnon (Profil)
Epoque magdalénienne.

D’autres fragments humains, provenant de Krapina, en Croatie, ont permis aux archéologues de préciser leurs affirmations sur ces époques lointaines : l’homme de la race locale possédait alors une dentition qui ressemblait beaucoup à celle des grands anthropoïdes[30].

Grâce à ces débris et à d’autres qui avaient été trouvés précédemment, les savants spécialistes ont cru pouvoir diviser les hommes de l’époque paléolithique en plusieurs races, dont la plus ancienne, dite de Neandertal-Spy, d’après deux lieux de trouvailles des fossiles humains,
(Muséum d’Histoire naturelle : Anthropologie.)
crane de l’homme de cro-magnon (Face)
Epoque magdalénienne.
se distingue par la saillie considérable des arcades sourcilières, véritables auvents de l’œil, et par l’aplatissement du crâne, indiquant une grande ressemblance avec les grands singes : d’après Schwalbe, on devrait considérer ce type plutôt comme une formation intermédiaire entre l’homme et le pithécanthrope que comme un parent direct de l’homme actuel : dans l’arbre généalogique des espèces supérieures, cette race constituerait une branche spéciale.

Wilser propose aussi de classifier une nouvelle race, celle de Voïsek, d’après un squelette fossile de Livonie, trouvé en 1902, qui dépasse tous les autres types humains en dolichocéphalie (0,67).

Quant à l’homme de Cro-Magnon, qui vivait à l’époque magdalénienne, dans les cavernes du Périgord et du Limousin, c’était vraiment un homme, de haute taille, de front haut, de crâne noblement arrondi, et tout à fait remarquable par ses qualités artistiques : on a pu même se demander si la race de Cro-Magnon, qui d’ailleurs paraît avoir été violente et barbare, prompte à donner et à recevoir la mort, n’avait pas atteint à certains égards un degré de culture culminant : au point de vue de l’art, toutes les générations suivantes, pendant les âges néolithiques, représentent une période de grand recul. Les auteurs qui s’occupent des hypothèses relatives à ces races préhistoriques cherchent à deviner les conditions de provenance et de milieu dans lesquelles se trouvaient les diverses peuplades dont ils ont découvert les campements, mais la part des opinions personnelles est trop grande dans les théories diverses pour qu’on puisse se risquer à des affirmations précises en matière aussi incertaine ; en tout cas, rien ne prouve qu’il y ait eu progrès continu chez l’homme, au point de vue des dimensions du cerveau et de la forme du crâne. Il est probable même qu’il en fut autrement.

Malgré l’opinion commune, la contenance du crâne ne se serait point accrue depuis les temps paléolithiques. La plupart des crânes fossiles l’emportent en capacité sur la moyenne des crânes actuels. Certains ont cherché la raison de ce fait dans une lutte pour l’existence plus âpre, plus variée, demandant des efforts plus constants, plus de présence d’esprit, d’ingéniosité et d’invention[31] ; avouons plutôt notre profonde ignorance. L’histoire de l’humanité comporte une évolution continue avec alternatives de gains et de pertes en force, en adresse, en acuité des sens, en vigueur intellectuelle, et, dans cette fermentation des sociétés, les progrès de l’ensemble peuvent coïncider avec une moindre valeur des individus.

On a risqué déjà quelques mesures du temps qui permettent d’obtenir de premiers points d’appui pour l’histoire de l’Homme sous nos climats tempérés de l’hémisphère septentrional. Les calculs approximatifs faits sur le dépôt des alluvions dans le lac des Quatre-Cantons et dans celui de Thun ont donné seize mille années au géologue Heim et quinze mille à Brûckner et à Beck comme la période probable écoulée depuis le dernier retrait des glaces helvétiques[32].

Aux États-Unis, les restes d’un dépôt glaciaire, terminé par une moraine frontale, se poursuivent comme un rempart, de Long-Island aux bords de l’Ohio et du lac Michigan, puis, à l’ouest, jusqu’à la frontière de la Puissance, au pied des montagnes Rocheuses ; or, d’après le travail d’érosion que les pluies et les rivières ont accompli à travers ces amas de débris, les géologues ont évalué diversement la période depuis laquelle les glaces du « grand hiver » commencèrent à se retirer vers le nord, abandonnant la moraine déposée obliquement à travers l’Amérique. Les évaluations les plus récentes l’estiment à près de dix mille années avant nous, et Winchell précise en fixant un nombre de soixante-dix-huit siècles[33].

Les alluvions des fleuves — mesure d’ailleurs très incertaine, — ont pu également servir de mètre à la vie de l’humanité. Ainsi l’on aurait trouvé dans le delta du Nil des poteries recouvertes par des couches de dépôts annuels, les uns comptés, les autres évalués seulement, d’après lesquels ces débris du travail humain remonteraient à 15 000 années[34]. Des observations analogues auraient été faites dans les couches alluviales du Mississippi ; mais pareilles constatations sont de nature trop imprécise pour qu’on puisse, avant discussion nouvelle, y attacher grande importance.

Quoi qu’il en soit, les périodes de temps que nous indiquent les observateurs de la morphologie terrestre comme s’étant écoulées pendant les âges de la géologie moderne — retrait des plaines et formation des fleuves actuels — sont bien peu de chose en comparaison des dizaines de mille et des centaines de mille années avec lesquelles jonglent, pour ainsi dire, les archéologues de la préhistoire. Quand ils nous parlent de la durée probable des temps employés par nos aïeux pour s’élever graduellement de l’état de civilisation éolithique à la connaissance des lettres, ils procèdent dans leurs calculs comme si la nature s’était contentée d’un premier essai d’humanité pour le poursuivre sans reprise et sans retouche à travers la succession indéfinie des pithécanthropes et des hommes. Mais qui nous dit que l’énergie terrestre n’a pas dû s’y reprendre à plusieurs fois pour réussir et pousser à l’état viable cette espèce humaine qui, de progrès en progrès, a fini par avoir conscience de soi-même et de tout ce qui l’entoure, au point de pouvoir se considérer comme l’ « âme de la Terre » ?

Un fait est certain, qui témoigne de la très longue durée, de l’existence humaine sur la planète : l’espèce se présente à nous comme s’étant propagée d’un bout du monde à l’autre depuis les temps immémoriaux.


(British Muséum, Londres.)Mansell, phot.
statue colossale préhistorique
de l’ile de paques (océanie)
(Dos)
Aux débuts de l’histoire écrite, débuts qui varient d’environ quelques siècles à dix milliers d’années pour les divers pays, suivant la succession des découvertes faites par les civilisés, aryens, sémites ou touraniens, les continents étaient peuplés dans presque toute leur étendue, de même que les grandes îles situées dans le voisinage des côtes : les seuls espaces complètement déserts étaient, comme aujourd’hui, les âpres régions des montagnes, les surfaces neigeuses ou glacées, les tourbières tremblantes, les sables et les rochers dépourvus de toute végétation.

Dans l’Asie, il n’est guère de contrée où les nomades, Arabes, Baloutches, Mongols, ne se soient aventurés, n’aient même habité temporairement, après des pluies d’orage et la soudaine germination des herbes. Cependant, il reste quelques déserts d’Arabie, notamment au nord du Hadramaut, où nul n’osa se hasarder, vu la fluidité des sables dans lesquels l’homme s’engouffre et disparaît en peu d’instants.

En Afrique, de vastes espaces du Sahara restèrent inaccessibles pendant toute la période connue de l’histoire : telles, à l’ouest de l’Egypte et de ses dernières oasis, Farafreh, Khargeh, Dakhel, les formidables rangées de dunes qui se déroulent sur une largeur de plus de mille kilomètres dans la direction du Tibesti.

Les dunes d’Iguidi, dans le Sahara occidental, sont également évitées avec soin par les caravanes, et le Djuf, ou « Ventre du désert », au nord-ouest de Tombuctu, est une dépression, peut-être saline, que défendent aussi les dangers de la faim et la terreur de l’inconnu contre toutes violations des sables par les pas humains.


(British Muséum, Londres.)Mansell, phot
statue de l’île de paques
Mais, en dehors de ces régions vraiment inhabitables, les hommes s’étaient répandus sur tous les continents de l’Ancien et du Nouveau Monde, jusqu’aux promontoires extrêmes, jusqu’aux « fins des terres », et par delà l’Océan, dans la plupart des îles et des archipels.

La voie lactée de la Polynésie avait reçu des habitants de proche en proche jusqu’aux groupes des îles Basses, invisibles de loin sur la vaste mer, jusqu’à la solitaire île de Pâques, où l’on a trouvé les traces d’une civilisation préhistorique presque grandiose.

Le peuplement complet des espaces continentaux témoigne de la longue durée des âges pendant lesquels les diverses races du genre humain se propagèrent à travers le monde. Il est difficile de s’imaginer combien pénible devait être la colonisation avant que les chemins fussent tracés dans les forêts et les marécages, avant que l’on possédât des barques et des radeaux pour les bras de mer.

Et cependant l’expansion des hommes se fit d’un bout du monde à l’autre, soit lentement, par l’accroissement des familles, soit, en maintes occasions, par de rapides exodes à de grandes distances du lieu d’origine. On est étonné de voir, dans les deux ensembles continentaux, comment des peuplades de même souche et de langues sœurs se trouvent séparées les unes des autres, à des milliers de kilomètres de distance, et sans aucun rapport mutuel qui témoigne de l’ancienne parenté.

Mais il existe aussi de nombreux groupes ethniques dont le séjour en une même région s’est perpétué pendant un nombre indéfini de siècles et que l’on peut considérer pratiquement comme de véritables aborigènes : telles la plupart des tribus américaines, que le naturaliste Agassiz s’imaginait avoir été l’objet d’une « création distincte » de celle de l’Ancien Monde.

Ces groupes d’indigènes, de gens « nés de la terre », habitent des contrées dont le milieu est caractérisé d’une manière tout à fait spéciale par le climat ou par le sol : dans cette ambiance particulière, les résidants doivent prendre un genre de vie très distinct de celui des voisins les plus rapprochés.

Il importe donc de les étudier à part, pour bien constater les effets puissants et durables d’un milieu ne se modifiant qu’avec une très grande lenteur et, par suite, agissant aussi bien sur les groupes qualifiés de race que sur l’individu. L’ensemble du groupe ethnique soumis à ces influences constitue, pour ainsi dire, un être humain de proportions énormes et vivant pendant des périodes de longueur prodigieuse.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. G. Vacher de Lapouge, Les Sélections sociales, p. 11.
  2. Genèse, chap. II, v. 19.
  3. Ibid. chap. IV, v. 12.
  4. Fr. Spiegel, Ausland, 1872, no 10.
  5. Golajanni, Razze superiori, razze injeriori.
  6. Vacher de Lapouge, Les Sélections sociales, p. 12.
  7. Tarde, Revue scientifique, 15 juin 1895.
  8. Through unknown African countries, pp. "274-275.
  9. J. Kollmann, Globus, no 21, 5 juin 1902 ; Frobenius, Geographische Kulturkunde, p. 22.
  10. Ernst Hæckel, Anthropogenie, 5e édition allemande, 2e vol., p. 584.
  11. Renan, Histoire du Peuple d’Israël, I, p. 2 ; Hæckel, Anthropogenie, 2e vol. p. 679.
  12. Faidherbe ; Hovelacque, Linguistique.
  13. Condorcet, Esquisse d’un Tableau historique des Progrès de l’Esprit humain.
  14. H. Drummond, Ascent of Man.
  15. Georges Engerrand, Notes manuscrites.
  16. Le singe, bête très laide et combien semblable à nous !
  17. Eug. Dubois, Pithecanthropus erectus, Eine menschenähnliche Uebergangsform aus Java, Batavia, 1894 ; Manouvrier, Revue scientifique, 30 nov. 1895 ; 7 mars 1896.
  18. Ernst Hæckel, The last Link, p. 22 à 28.
  19. Société d’Anthropologie de Paris, séance du 17 novembre 1895.
  20. A. Nehring, Naturwissenschaftliche Wochenschrift, 17 nov. 1895.
  21. Hamy, Précis de Paléontologie humaine ; — Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.
  22. Rutot, Sur l’Homme préquaternaire, page 19.
  23. Rutot, Etat actuel de la Question de l’Antiquité de l’Homme, Bulletin de la Société belge de géologie, 1903.
  24. Rutot, Capitan, Klaatsch, etc.
  25. A. Rutot, mémoire cité.
  26. Moriz Hœrnes, Der diluviale Mensch in Europa, pp. 7-8.
  27. Ch. Lyell, Antiquity of Man, chap. XII et XIII.
  28. Albert Heim, Gletscherkunde.
  29. Cari Schröter, Vierteljahrsschrift der naturforschenden Gesellschaft, 1876.
  30. Albert Heim, Gorjanovic-Kramberger, Klaatsch, Moriz Hœrnes, etc.
  31. Vacher de Lapouge, Les Sélections sociales, p. 113-119.
  32. Albert Heim, Ueber das absolute Aller der Eiszeit, Vierteljahrsschrift der Gesellschaft in Zurich, xxxix, 1894.
  33. N.-H. Winchell, American Geologist, vol. X, 1892, p. 80 ; Mac Gee, American Anthropologist, vol. V, oct. 1892, p. 337.
  34. Mac Gee, Earth, the Home of Man, p. 15, Anthropological Society of Washington.