VIII.

Christian avait attentivement écouté le récit de l’avocat. — Il y a là pour moi bien du louche, dit-il après avoir réfléchi quelques instans. Je plains cette pauvre baronne Hilda, et de tous les personnages de ce drame, elle est celui qui m’intéresse le plus. Qui sait si, comme quelques-uns le prétendent, elle ne serait pas morte de faim dans cette horrible chambre ?

— Oh ! cela n’est point ! s’écria M. Goefle. On me l’avait tant dit que je m’en suis tourmenté l’esprit ; mais Stenson, qui ne l’eût certes pas souffert, m’a donné sa parole d’honneur qu’il n’avait pas cessé de servir et de soigner la baronne, et qu’il avait assisté à ses derniers momens. Elle est bien morte d’étisie en effet, mais son estomac se refusait à la nourriture, et le baron n’a rien épargné pour qu’on satisfît tous ses désirs.

— Oui, au fait ! reprit Christian ; si l’homme est habile comme le dépeint votre récit, il n’aura pas voulu commettre un meurtre inutile. Il lui aura bien suffi de tuer cette pauvre femme par la peur ou par le chagrin. Cependant une autre version, monsieur Goefle, ma version à moi !…

— Voyons.

— C’est qu’elle n’est peut-être pas morte.

— Voilà qui est impossible ! Et pourtant… on n’a jamais su où l’on avait mis son corps.

— Ah ! voyez-vous ?

— Le ministre refusa de l’ensevelir dans le cimetière de la paroisse. Il n’y a point ici de cimetière catholique, et il paraît qu’on l’a enterrée nuitamment dans le verger de Stenson… ou ailleurs.

— Quoi ! Stenson ne vous l’a jamais dit ?

— Stenson ne veut pas qu’on l’interroge sur ce point. Le souvenir de la baronne lui est à la fois cher et terrible. Il l’a aimée sincèrement, il l’a servie avec zèle ; mais, quelles que fussent les croyances religieuses de cette dame, il ne s’explique pas à cet égard, et quand on lui en parle, on l’effraie en même temps qu’on le navre.

— Fort bien ; mais que dit-il du baron ?

— Rien.

— C’est peut-être beaucoup dire…

— Peut-être en effet ; mais enfin ce silence ne constitue pas une accusation de meurtre.

— Alors n’en parlons plus, si vous êtes convaincu, monsieur Goefle. Que nous importe après tout ? Ce qui est passé est passé. Seulement vous disiez que la vue de ce spectre vous avait suggéré d’étranges doutes…

— Que voulez-vous ? L’esprit d’investigation hors de propos est une maladie de ma profession, dont je me suis toujours assez bien défendu. Nous avons assez à faire de chercher à débrouiller la vérité dans les causes ardues qui nous sont confiées, sans aller nous casser la tête pour pénétrer dans celles qui ne nous regardent pas. C’est sans doute parce que je suis oisif depuis quelques jours que mon cerveau travaille malgré moi, et que j’ai été chercher dans les ténèbres du passé et de l’oubli la figure de cette baronne Hilda…

— D’autant plus, dit Christian, que ce qui vous est apparu n’est peut-être pas un songe, mais tout simplement quelque personnage réel dont le costume s’est trouvé ressembler à celui de ce vieux portrait.

— J’aimerais à le croire, mais les gens qui passent à travers les murs ne sont autres que les maussades habitans du pays des idées noires.

— Attendez, monsieur Goefle ; vous ne m’avez pas dit de quel côté a disparu ce fantôme, que vous n’aviez pas vu entrer.

— Pour le dire, il faudrait le savoir. Il m’a semblé que c’était du côté où il m’était apparu.

— Sur l’escalier ?

— Plutôt dessous.

— Alors par la porte secrète.

— Il y en a donc une ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Non, en vérité.

— Eh bien ! venez la voir.

Christian prit le flambeau et conduisit M. Goefle ; mais la porte secrète était fermée en dehors. Elle était si bien jointe à la boiserie qu’il était impossible de la distinguer des autres panneaux encadrés de moulures en relief, et si épaisse qu’elle rendait le même son mat que les autres parties du revêtement de chêne. En outre, elle était solidement assujettie par derrière au moyen des gros verroux que Christian avait trouvés et laissés ouverts la veille, et qui depuis avaient été tirés probablement par la même main qui avait cadenassé l’autre porte au bas de l’escalier dérobé. Christian fit part de ces circonstances à M. Goefle, qui dut le croire sur parole, car il n’y avait plus moyen d’aller s’en assurer.

— Croyez-moi, monsieur Goefle, dit Christian, ou une vieille servante de M. Stenson est venue là hier pour ranger la chambre, qu’elle ne savait pas envahie, ou la baronne Hilda est prisonnière quelque part ici, sous nos pieds, sur notre tête, que sais-je ? dans cette chambre que l’on a murée, et qui a peut-être une communication secrète avec celle-ci. À propos de la porte murée, vous ne m’avez pas dit où elle conduisait, ni pourquoi on l’a fait disparaître. Ceci me paraît cependant une circonstance assez intéressante.

— C’est une circonstance très vulgaire, et que Stenson m’a expliquée. La pièce située au-dessus de celle-ci était, depuis très longtemps, dans un état de délabrement complet. Lorsque la baronne Hilda vint se réfugier au Stollborg, elle fit condamner cette porte qui lui amenait du vent et du froid. Après sa mort, Stenson la fit rouvrir pour réparer les brèches de la bâtisse au second étage. Seulement, comme, pour rendre cette pièce habitable, il eût fallu dépenser plus qu’elle ne vaut, et qu’en raison de la prétendue chapelle catholique qui y avait été érigée, personne n’eût voulu habiter une chambre où le diable tenait cour plénière, Stenson, autant par mesure d’économie qu’afin de faire oublier toutes ces superstitions, mura solidement de ses propres mains, m’a-t-il dit, et avec la permission du baron, une communication désormais inutile.

— Pourtant, monsieur Goefle, vous avez vu le prétendu fantôme sortir de dessous cette carte de Suède qui masque la maçonnerie ?

— Oh ! pour cela, c’était bien un rêve ! Regardez-y, Christian, et si vous trouvez là une porte praticable, vous serez plus habile que moi. Croyez-vous donc que je n’aie pas été m’en assurer aussitôt que mon rêve se fut dissipé ?

— Certainement, dit Christian, qui avait monté l’escalier, soulevé la carte de Suède et frappé à plusieurs reprises sur la paroi qu’elle recouvrait, il n’y arien là qu’un mur aussi épais que le reste, si j’en juge au son mat qu’il rend. Le raccord de peinture rougeâtre est même fort bien fait et intact sur ses bords ; mais avez-vous remarqué, monsieur Goefle, comme ce revêtement de plâtre est égratigné au milieu ?

— Oui, et je me suis dit que c’était l’ouvrage de quelque rat.

— Ce rat travaille singulièrement ! Voyez donc avec quelle régularité il a tracé de petits ronds sur la muraille ?

— C’est vrai ; mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Tout effet a une cause, et c’est cette cause que je cherche. Ne m’avez-vous pas dit que parmi les bruits que vous entendiez, il y avait celui d’un grattement ?

— Oui, un grincement comme celui d’un outil quelconque.

— Eh bien ! savez-vous ce que c’est à mon idée ? c’est le travail d’une main faible ou inhabile qui a cherché à percer le mur pour voir à travers.

— Elle s’est donc servie d’un clou ou d’un instrument encore plus inoffensif, car elle n’a pas entamé le plâtre à plus de deux lignes de profondeur.

— Pas même, et cependant elle l’a entamé en beaucoup d’endroits avec obstination.

— Ces marques auront été faites par Stenson pour fixer quelque souvenir qu’il n’aura pas voulu écrire. Voyons, vous qui savez déchiffrer tous les styles lapidaires ?

— J’en sais assez pour vous dire que ceci n’est pas une inscription et n’appartient à aucune langue connue. Je tiens à mon idée, c’est un essai de forage. Voyez : il y a partout un petit enfoncement fait à l’aide d’un instrument émoussé, et autour de ce petit creux éraillé sur les bords il y a un cercle blanchâtre assez net, comme si on eût travaillé avec une paire de ciseaux dont une branche cassée aurait appuyé faiblement, à la manière d’une tige de compas.

— Vous êtes ingénieux…

— Oh ! je suis ingénieux pour le moment, car voilà, sur la dernière marche de l’escalier, un peu de poussière blanche nouvellement détachée.

— Donc ?

— Donc la personne dont je parlais, et qui sera tout ce que vous voudrez, illustre captive ou vieille servante trottant à toute heure, est venue ici cette nuit pour essayer, non pour la première fois, mais pour la vingtième au moins, de voir à travers ce mur… Ou bien… attendez, encore mieux ! Elle sait qu’il y a là un secret, un moyen invisible d’ouvrir une porte invisible, et elle cherche, elle tâtonne, elle creuse, elle travaille enfin, et si nous l’observons cette nuit, nous aurons le mot de l’énigme.

— Parbleu, voilà une idée ! et je l’accepte d’autant mieux qu’elle me délivre l’esprit d’un grand trouble. Je ne serais donc pas visionnaire, j’aurais vu et entendu un être réel ! J’aime mieux cela, bien que je sois un peu honteux maintenant d’en avoir douté. N’importe, Christian, je veux en avoir le cœur net. Je ne crois pas à l’existence d’une prisonnière, puisqu’il faudrait supposer une prison et un geôlier. Or cette chambre était ouverte de deux côtés quand vous y êtes entré par ici et sorti par là-dessous, et quant au geôlier, ce ne pourrait être que l’honnête et dévoué Stenson.

— La baronne a pourtant subi ici une captivité plus ou moins dure, et l’honnête Stenson y était…

— L’état de captivité n’a pas été prouvé, et s’il a eu lieu, Stenson n’était probablement pas le maître au Stollborg. À présent qu’il y est seul, car je présume que vous ne comptez pas Ulphilas pour quelqu’un…

— Vous direz ce que vous voudrez, monsieur Goefle, il y a là un mystère, et, quel qu’il soit, sérieux ou puéril, je veux le découvrir : mais, grand Dieu ! à quoi pensé-je ? L’heure marche, Puffo ne revient pas, et je m’amuse à bâtir un roman, quand je devrais songer à celui que j’ai à représenter ! J’en étais bien sûr, monsieur Goefle, qu’en me faisant manger, vous me feriez causer et oublier mon travail !

— Allons, allons, faites vos apprêts, mon garçon ; je vous ai promis de vous aider.

— Vous ne pouvez m’aider, monsieur Goefle, il me faut mon compère ; je cours le chercher.

— Eh bien ! allez. Pendant ce temps, j’irai voir Stenson, que je n’ai pas encore eu le loisir de saluer, et qui probablement ne me sait pas ici. Il n’y vient jamais…

— Ah ! pardon, monsieur Goefle, il y vient, il y est venu tout à l’heure. Je l’ai vu pendant que vous étiez sorti,… et même, tenez, j’oubliais de vous raconter la chose, il m’a pris pour le diable ou pour un revenant, car il a eu une peur affreuse, et il s’est sauvé en trébuchant et en battant la campagne.

— Bah ! vraiment ! il est poltron à ce point ? Mais je n’ai pas le droit de me moquer de lui, moi qui ai cru voir la dame grise ! Il est cependant impossible qu’il vous ait pris pour elle ?

— Je ne sais pour qui il m’a pris, peut-être pour l’ombre du comte Adelstan ?…

— Eh ! eh ! c’est possible ; voilà son portrait en face de celui de sa femme, et c’est assez votre taille et votre tournure. Pourtant,… dans le costume que vous avez maintenant…

— Je ne l’avais pas encore, j’étais dans votre habit noir.

— Eh ! que faites-vous à présent ? Vous vous masquez !

— Non ; je mets mon masque sur ma tête, dans le cas où je serais forcé d’aller chercher mon valet jusqu’au château neuf.

— Voyons-le donc, votre masque. Ce doit être fort gênant ?

— Nullement ; c’est un masque de mon invention, léger et souple, tout en soie, et se chaussant sur la tête comme un bonnet dont je relève ou abaisse à volonté la visière. Quand il est levé et que mon chapeau le cache, il dissimule au moins mes cheveux, qui sont trop touffus pour ne pas attirer l’attention. Quand il est baissé, ce qui dehors, dans ce climat, est fort agréable, il ne risque jamais de tomber, et je n’ai pas l’embarras de nouer et dénouer sans cesse un ruban qui se casse ou s’embrouille. Voyez si ce n’est pas une heureuse invention !

— Excellente ! Mais la voix, vous pouvez faire qu’on ne la reconnaisse pas ?

— Oh ! cela, c’est mon talent et mon état ; vous le savez bien, puisque vous avez assisté à une de mes pasquinades.

— C’est vrai, j’aurais juré que vous étiez douze dans la baraque. Ah çà ! je veux vous entendre ce soir. J’irai me mettre dans le public ; mais je ne veux pas savoir la pièce d’avance. À revoir, mon garçon ! Je vais tâcher d’arracher au vieux Sten quelque éclaircissement sur la cause de mon apparition. Mais qu’est-ce que cette branche de cyprès que vous accrochez au cadre de la dame grise ?

— C’est encore quelque chose que j’oubliais de vous dire : c’est M. Stenson qui apportait cela ici. Je ne sais ce qu’il voulait en faire, il l’a jetée à mes pieds, et que ce fût son intention ou non, j’en veux faire hommage, moi, à cette pauvre baronne Hilda.

— N’en doutez pas, Christian, c’était aussi l’intention du bon vieillard. C’est demain ou aujourd’hui… Attendez donc, j’ai la mémoire des dates… Mon Dieu, c’est précisément aujourd’hui l’anniversaire de la mort de la baronne ! Voilà ce qui m’explique comment Sten s’est décidé à venir ici pour y faire quelque prière.

— Alors, dit Christian en détachant la petite bande de parchemin qui s’enroulait autour de la branche et que M. Goefle prenait pour un ruban, tâchez de vous expliquer les versets de la Bible écrits là-dessus. Moi, le temps me presse, je sors le premier.

— Attendez ! dit M. Goefle, qui avait mis ses lunettes pour lire la bande de parchemin ; si vous allez jusqu’au château neuf, et que vous y trouviez M. Nils, lequel n’a pas reparu ici pour mon goûter, faites-moi le plaisir de le prendre par une oreille et de me le ramener. Voulez-vous ?

Christian promit de le ramener mort ou vif, mais il n’alla pas bien loin pour retrouver son valet et celui de M. Goefle. En pénétrant dans l’écurie, où l’idée lui vint de regarder avant de sortir du préau, il trouva Puffo et Nils ronflant côte à côte, et aussi complètement ivres l’un que l’autre. Ulphilas, qui portait mieux le vin, allait et venait dans les cours, assez content de n’être pas seul à l’entrée de la nuit, et donnant de temps en temps un coup d’œil fraternel à ses deux camarades de bombance. Christian comprit vite la situation. Nils, qui entendait le suédois et le dalécarlien, avait dû servir d’interprète entre les deux ivrognes ; leur amitié naissante s’était cimentée dans la cave. Le pauvre petit laquais n’avait pas eu besoin d’une longue épreuve pour perdre le souvenir de son maître, si tant est que ce souvenir l’eût beaucoup tourmenté jusqu’au moment où, chaudement étendu dans la mousse sèche qui sert de litière dans le pays, les joues animées et le nez en feu, il avait oublié, aussi bien que Puffo, tous les soucis de ce bas monde.

— Allons, dit M. Goefle à Christian, qu’il rencontra dans la cour et qui lui montra ce touchant spectacle, du moment que le drôle n’est pas malade, j’aime autant être débarrassé de mon service auprès de lui.

— Mais moi, monsieur Goefle, reprit Christian fort soucieux, je ne puis me passer de cet animal de Puffo. Je l’ai secoué en vain ; c’est un mort, et, je le connais, il en a pour dix ou douze heures !

— Bah ! bah ! répondit M. Goefle, évidemment préoccupé, allez donc choisir votre pièce, et ne vous tourmentez pas ; un garçon d’esprit comme vous n’est jamais embarrassé.

Et, laissant Christian se tirer d’affaire comme il pourrait, il marcha, de son petit pas bref et direct, jusqu’au pavillon du gaard, habité par Stenson. Évidemment les trois versets de la Bible lui trottaient par la tête.

Ce pavillon avait un rez-de-chaussée, sorte d’antichambre, où Ulphilas, pour n’être pas seul, dormait plus volontiers que dans son logement particulier, sous prétexte d’être à portée de servir son oncle, dont le grand âge réclamait sa surveillance. Ulf venait de rentrer dans cette pièce ; il s’était jeté sur son lit et ronflait déjà. M. Goefle allait monter au premier, lorsque le bruit d’une discussion l’arrêta. Deux voix distinctes dialoguaient d’une façon très animée en italien. L’une de ces voix avait le diapason élevé des gens qui ne s’entendent pas bien eux-mêmes ; c’était celle de Stenson. Elle s’exprimait en italien avec assez de facilité, bien qu’avec un accent détestable et des fautes nombreuses. L’autre voix, accentuée et parlant l’italien pur dans un registre clair et avec une prononciation très vibrante, paraissait se faire entendre en dépit de la surdité du vieillard. M. Goefle s’étonna que le vieux Stenson entendît l’italien et pût s’exprimer, tant bien que mal, dans une langue qu’il ne le soupçonnait pas d’avoir jamais pratiquée. La conversation avait lieu dans le cabinet de travail de Sten, attenant à sa chambre. La porte de l’escalier était fermée ; mais, en montant quelques marches, M. Goefle entendit un fragment de dialogue qui pourrait se résumer et se traduire ainsi :

— Non, disait Stenson, vous vous trompez. Le baron n’a aucun intérêt à faire cette découverte.

— C’est possible, monsieur l’intendant, répondait l’inconnu ; mais il ne me coûte rien de m’en assurer.

— Alors c’est au plus offrant, n’est-ce pas, que vous vendrez le secret ?

— Peut-être. Que m’offrez-vous ?

— Rien ! Je suis pauvre, parce que j’ai toujours été honnête et désintéressé : rien de ce qui est ici ne m’appartient. Je n’ai que ma vie, prenez-la, si bon vous semble.

À cette parole, qui semblait mettre le vieux Sten à la merci de quelque bandit, M. Goefle monta deux marches d’une seule enjambée pour aller à son secours ; mais la voix italienne reprit avec le plus grand calme :

— Que voulez-vous que j’en fasse, monsieur Stenson ? Voyons, rassurez-vous, vous pouvez sortir de ce mauvais pas en cherchant vos vieux écus dans la vieille cachette qu’ont toutes les vieilles gens. Vous trouviez bien moyen de payer Manassé pour vous assurer de sa discrétion.

— Manassé était honnête. Ce traitement…

— N’était pas pour lui, je le présume ; mais il en jugeait autrement, car il l’a toujours gardé pour lui seul.

— Vous le calomniez !

— Quoi qu’il en soit, Manassé est mort, et l’autre

— L’autre est mort aussi, je le sais.

— Vous le savez ? D’où le savez-vous ?

— Je n’ai pas à m’expliquer là-dessus. Il n’est plus, j’en ai la certitude, et vous pouvez dire au baron tout ce que vous voudrez. Je ne vous crains pas. Adieu ; je n’ai pas longtemps à vivre, laissez-moi penser à mon salut, c’est désormais la seule chose qui me préoccupe. Adieu ; laissez-moi, vous dis-je, je n’ai pas d’argent.

— C’est votre dernier mot ?… Vous savez que dans une heure je serai au service du baron ?

— Peu m’importe.

— Vous pensez bien que je ne suis pas venu de si loin pour me payer de vos réponses.

— Faites ce que vous voudrez.

M. Goefle entendit ouvrir la porte, et il se présenta résolument au-devant de la personne qui sortait. Il se trouva en face d’un homme d’une trentaine d’années et d’une assez belle figure, mais d’une pâleur sinistre. L’avocat et l’inconnu se regardèrent dans les yeux en passant tout près l’un de l’autre dans l’étroit escalier. Le coup d’œil franc, sévère et scrutateur de l’avocat rencontra l’œillade oblique et méfiante de l’inconnu, qui le salua respectueusement et descendit jusqu’à la dernière marche, tandis que M. Goefle gagna le palier du cabinet ; mais quand tous deux en furent là, ils se retournèrent pour se regarder encore, et l’avocat trouva quelque chose de diabolique dans cette figure blême éclairée par une petite lampe suspendue devant l’entrée intérieure du vestibule. M. Goefle entra chez Stenson et le trouva assis, la tête dans ses mains, immobile comme une statue. Il fut forcé de lui toucher le bras pour que le vieillard s’aperçût de sa présence. Celui-ci était si absorbé dans ses pensées qu’il le regarda d’un air hébété et eut besoin de quelques instans pour le reconnaître et pour rassembler ses idées. Enfin il parut revenir à lui-même en faisant un grand effort de volonté, et, se levant, il salua M. Goefle avec sa politesse accoutumée, lui demanda de ses nouvelles et lui offrit son propre fauteuil, dont l’avocat refusa de le déposséder. En serrant sa main, M. Goefle la trouva tiède et humide de sueur ou de larmes, et se sentit ému. Il avait beaucoup d’estime et d’affection pour Sten, et il était habitué à lui témoigner le respect qu’il devait à son âge et à son caractère. Il voyait bien que le vieillard subissait une crise terrible, et qu’il la supportait avec dignité ; mais quel était donc ce secret qu’un inconnu à la figure suspecte et au langage cynique semblait tenir suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête ?…

Cependant Stenson avait repris son air grave, un peu froid et cérémonieux. Il n’avait jamais été expansif avec personne. Soit fierté, soit timidité, il était aussi réservé avec les gens qu’il connaissait depuis trente ans qu’avec ceux qu’il voyait pour la première fois, et son habitude de répondre par monosyllabes aux questions les plus sérieuses comme aux plus insignifiantes avait rendu très surprenantes pour M. Goefle les quelques phrases suivies qu’il venait de lui entendre dire à l’inconnu.

— Je ne vous savais pas arrivé à Waldemora, monsieur l’avocat, dit-il ; vous venez pour le procès ?

— Pour le procès du baron avec son voisin de l’Elfdalen, qui réclame peut-être avec raison : j’ai conseillé au baron de ne pas plaider. M’entendez-vous, monsieur Stenson ?

— Oui, monsieur, fort bien.

Comme le vieillard, par politesse excessive, avait coutume de répondre toujours ainsi, qu’il eût entendu ou non, M. Goefle, qui tenait à causer avec lui, s’approcha de son oreille et s’étudia à bien articuler chaque syllabe ; mais il vit bientôt que ce soin était moins nécessaire qu’il ne l’avait été les années précédentes. Loin que la surdité de Stenson eût augmenté, elle semblait diminuée de beaucoup. M. Goefle lui en fit compliment. Stenson secoua la tête et dit : — C’est par momens ; c’est très inégal. Aujourd’hui j’entends tout.

— N’est-ce pas quand vous avez éprouvé quelque émotion vive ? reprit M. Goefle.

Stenson regarda l’avocat avec surprise, et, après un moment d’hésitation, il fit cette réponse qui n’en était pas une : — Je suis nerveux, très nerveux !

— Puis-je vous demander, reprit M. Goefle, quel est l’homme que je viens de rencontrer sortant d’ici ?

— Je ne le connais pas.

— Vous ne lui avez pas demandé son nom ?

— C’est un Italien.

— Je vous demande son nom.

— Il dit s’appeler Giulio.

— Il va entrer au service du baron ?

— C’est possible.

— Il a une mauvaise figure…

— Vous trouvez ?

— Au reste, ce ne sera pas la seule autour du baron…

Stenson s’abstint de toute adhésion, et sa figure resta impassible. Il n’était pas aisé d’entamer une conversation délicate et intime avec un homme dont l’attitude cérémonieuse semblait toujours dire : « Parlez-moi de ce qui vous intéresse et non de ce qui me concerne. » Cependant M. Goefle était poussé par le démon de la curiosité, et il ne se laissa pas rebuter. — Cet Italien vous parlait sur un ton peu poli, dit-il brusquement.

— Croyez-vous ? reprit le vieillard d’un air d’indifférence.

— J’ai entendu cela en montant votre escalier.

La figure de Sten trahit une certaine émotion, mais il ne l’exprima par aucune question inquiète sur ce que M. Goefle avait pu entendre.

— Il vous menaçait ? ajouta celui-ci.

— De quoi ? dit Stenson, haussant les épaules. Je suis si vieux…

— Il vous menaçait de révéler au baron ce que vous avez tant d’intérêt à tenir caché.

Stenson demeura calme comme s’il n’eût pas entendu. M. Goefle insista encore. — Quel est donc ce Manassé qui est mort ?

Même silence de Stenson, dont les yeux impénétrables, attachés sur M. Goefle, semblaient lui dire : « Si vous le savez, pourquoi le demandez-vous ? »

— Et l’autre ? reprit l’avocat ; de quel autre vous parlait-il ?

— Vous écoutiez, monsieur Goefle ? demanda à son tour le vieillard d’un ton d’extrême déférence, où le blâme se faisait pourtant clairement sentir. L’avocat fut intimidé ; mais sa bonne intention le rassura. — Trouvez-vous surprenant, monsieur Stenson, dit-il, que, frappé de l’accent de menace d’une voix inconnue, je me sois approché avec la volonté de vous secourir au besoin ?

Stenson tendit à M. Goefle sa vieille main ridée, redevenue froide. — Je vous remercie, dit-il. — Puis il remua quelques instans les lèvres, comme un homme peu habitué à parler, qui veut s’épancher ; mais il tarda tant que M. Goefle lui dit pour l’encourager :

— Cher monsieur Stenson, vous avez un secret qui vous pèse, et vous vous trouvez par suite sous le coup de quelque danger sérieux.

Stenson soupira et répondit laconiquement : — Je suis un honnête homme, monsieur Goefle !

— Et pourtant, reprit celui-ci vivement, votre conscience pieusement timorée vous reproche quelque chose !

— Quelque chose ? dit Stenson avec un ton d’autorité douce, comme s’il eût dit : J’attends que vous me le disiez.

— Vous avez du moins à craindre, reprit l’avocat, quelque vengeance du baron ?

— Non, répondit Stenson avec une force subite ; je sais ce que m’a dit le médecin.

— Le médecin l’a-t-il condamné ? Est-il si avancé dans son mal ? Je l’ai vu ce matin : il semble en avoir encore pour longtemps.

— Pour des mois, reprit Stenson, et moi, j’en ai encore pour des années. J’ai consulté hier… Je consulte tous les ans…

— Alors… vous attendez sa mort pour révéler quelque chose de grave ?… Vous savez cependant qu’on le dit capable de faire mourir les gens qu’il redoute : qu’en pensez-vous ?

Les traits de Stenson exprimèrent la surprise ; mais il sembla cette fois à M. Goefle que c’était une surprise de commande et de pure convenance, car une secrète anxiété succéda visiblement. Stenson était habile à se contenir, sinon à dissimuler.

— Stenson, lui dit l’avocat avec l’énergie de la sincérité et en lui prenant les deux mains, je vous le répète : un secret vous pèse. Ouvrez-moi votre cœur comme à un ami, et comptez sur moi, s’il y a une injustice à réparer.

Stenson hésita quelques instans ; puis, ouvrant avec agitation un tiroir de son bureau, dont il prit la clé dans sa poche, il montra à M. Goefle une petite boîte cachetée en disant : « Votre parole d’honneur ! »

— Je vous la donne.

— Sur la sainte Bible ?

— Sur la sainte Bible !… Eh bien ?

— Eh bien !… si je meurs avant lui,… ouvrez, lisez et agissez… quand je serai mort !

M. Goefle jeta les yeux sur la boîte ; il y vit son nom et son adresse.

— Vous aviez pensé à moi pour ce dépôt ? dit-il. Je vous en sais gré, mon ami ; mais si votre vie est menacée, pourquoi tarder à tout dire ? Voyons, cher monsieur Stenson, je commence à ouvrir les yeux… Le baron…

Stenson fit signe qu’il ne répondrait pas. Goefle poursuivit quand même : — Il a fait mourir de faim sa belle-sœur !

— Non ! s’écria Stenson avec l’accent de la vérité ; non, non, cela n’est pas !

— Mais lorsqu’elle signa certaine déclaration relativement à sa grossesse, elle subissait une contrainte ?

— Elle signa librement et volontairement… J’étais là, j’ai signé aussi.

— Qu’a-t-on fait de son corps ? L’a-t-on jeté aux chiens ?

— Oh ! mon Dieu ! n’étais-je pas là ? Il a été enseveli religieusement.

— Par vous ?

— De mes propres mains !… Mais vous êtes curieux ! rendez-moi la boîte !

— Vous doutez donc de mon serment ?

— Non, reprit le vieillard, gardez-la et ne m’interrogez plus…

Il serra encore la main de M. Goefle, se rapprocha du feu, et retomba, en réalité ou à dessein, dans une surdité absolue. M. Goefle, pour le distraire, et dans l’espoir de le ramener un peu plus tard à des velléités d’épanchement, essaya de lui parler du procès principal dont le baron l’avait entretenu le matin. Cette fois il fut forcé d’écrire ses questions, auxquelles le vieillard répondit avec sa lucidité ordinaire. Selon lui, les richesses minérales de la montagne en litige appartenaient à un voisin, le comte de Rosenstein. Il en donna de bonnes raisons, et, fouillant dans ses cartons, rangés et étiquetés avec le plus grand soin, il en fournit des preuves. M. Goefle observa que c’était son propre sentiment, et qu’il allait être forcé de se brouiller avec le baron, si celui-ci persistait à lui confier une mauvaise cause. Il ajouta encore quelques réflexions sur le méchant caractère présumé de son client ; mais comme Stenson ne paraissait pas entendre, et qu’une conversation écrite ne permet guère les surprises, M. Goefle dut renoncer à l’interroger davantage.

En retournant à la chambre de l’ourse, M. Goefle se demanda s’il devait confier à Christian la situation dans laquelle il se trouvait à l’égard de Stenson, et, réflexion faite, il se regarda comme engagé au silence. L’avocat d’ailleurs était peu porté à l’expansion dans ce moment-là. Il était agité de mille pensées bizarres, de mille suppositions contradictoires. Son cerveau travaillait comme si une cause ardue et pleine de problèmes eût été confiée à sa sagacité. C’était cependant tout le contraire : Stenson lui interdisait même la curiosité. Cela était bien inutile, et M. Goefle n’était pas le maître d’imposer silence à ses tumultueuses hypothèses. Il trouva Christian dans une situation qui rendait son silence bien facile. Christian, loin de songer à l’interroger, avait oublié le sujet de leur précédent entretien, et ne se préoccupait que de sa pièce. C’était d’ailleurs avec un grand découragement, et quand l’avocat lui demanda s’il avait trouvé le moyen de se passer de son valet, il lui répondit qu’il cherchait en vain ce moyen depuis une heure. À la rigueur Christian pouvait s’en passer, mais en risquant beaucoup d’accidens et de lacunes fâcheuses dans sa mise en scène. Il voyait là une si grande fatigue, une si grosse dépense d’esprit et de volonté, qu’il aimait mieux y renoncer.

— Vrai ! dit-il à M. Goefle, qui essayait de le stimuler, je vous jure, en style de bateleur, que le jeu ne vaudrait pas la chandelle, en d’autres termes que je m’épuiserais sans profit pour ma gloire, et que je volerais l’argent du baron. Allons, voilà une affaire manquée ; n’y songeons plus. Savez-vous ce qu’il me reste à faire, monsieur Goefle ? C’est de renoncer à briller dans ce pays, c’est de remballer tout cela, de partir sans tambour ni trompette pour quelque ville où je me mettrai en quête d’un autre valet pouvant me servir de compère, et assez pieux pour tenir le serment, que j’exigerai de lui, de ne jamais boire que de l’eau, le vin coulât-il par torrens dans les montagnes de la Suède !

— Diable ! diable ! dit M. Goefle, vivement contrarié de l’idée de perdre son compagnon de chambre… Si je croyais pouvoir faire agir un peu ces bons-hommes ;…. mais, bah ! je ne saurais jamais.

— Rien n’est pourtant plus facile. Essayez : l’index dans la tête, le pouce dans un bras, le doigt du milieu dans l’autre bras… Mais vous y êtes, c’est cela ! Voyons, saluez, levez les mains au ciel !

— Ce n’est rien, cela ; mais mettre le geste d’accord avec la parole ! et puis que dire ? Je ne sais improviser que le monologue, moi !

— C’est déjà beaucoup. Tenez, plaidez une cause, élevez ce bras, oubliez que vous êtes monsieur Goefle, ayez l’œil sur la figurine que vous faites mouvoir. Parlez, et tout naturellement les gestes que feraient vos bras et toute l’attitude de votre personne vont se reproduire au bout de vos doigts. Il ne s’agit que de se pénétrer de la réalité du burattino, et de transporter votre individualité de vous à lui.

— Diantre ! cela vous est facile à dire ; mais quand on n’a pas l’habitude… Voyons donc un peu. Je suppose que je plaide… Que plaiderais-je bien ?

— Plaidez pour un baron accusé d’avoir fait assassiner son frère !

— Pour ? J’aimerais mieux plaider contre !

— Si vous plaidez contre, vous serez pathétique ; si vous plaidez pour, vous pourrez être comique.

— Soit, dit M. Goefle en allongeant le bras qui tenait la figurine et en gesticulant. Je plaide, écoutez. « Que pouvez-vous alléguer contre mon client, ô vous qui lui reprochez une action aussi simple, aussi naturelle que celle d’avoir supprimé un membre gênant de sa famille ? Depuis quand un homme qui aime l’argent et la dépense est-il astreint à respecter cette vulgaire considération que vous appelez le droit de vivre ? Le droit de vivre ! mais nous le réclamons pour nous-mêmes, et qui dit le droit de vivre dit le droit de vivre à sa guise. Or donc, si nous ne pouvons vivre sans une fortune considérable et sans les priviléges de la grandeur, si, faute de luxe, de châteaux, de crédit et de pouvoir, nous sommes condamnés à périr de honte et de dépit, à crever d’ennui, comme on dit en langue vulgaire, nous avons, nous revendiquons, nous prenons le droit de nous débarrasser de tout ce qui fait obstacle à l’épanouissement, à l’extension, au rayonnement de notre vie morale et physique ! Nous avons pour nous… »

— Plus haut ! dit Christian, qui écoutait en riant le satirique plaidoyer de l’avocat.

« Nous avons pour nous, reprit M. Goefle élevant la voix, la tradition de l’ancien monde, depuis Caïn jusqu’au grand roi Birger-Iarl, qui fit mourir de faim ses deux frères dans le château de Nikœping. Oui, messieurs, nous avons la vieille coutume du Nord et le glorieux exemple de la cour de Russie dans ces derniers temps. Qui de vous oserait opposer la petite morale aux grandes considérations de la raison d’état ? La raison d’état, messieurs ; savez-vous ce que c’est que la raison d’état ? »

— Plus haut ! reprit Christian ; plus haut, monsieur Goefle !

« La raison d’état, cria M. Goefle en fausset, car sa voix ne se prêtait pas à un diapason très élevé ; la raison d’état, c’est à nos yeux… »

— Plus haut !

— Que le diable vous emporte !… je m’y casserai le pharynx ! Merci, j’en ai assez, s’il faut hurler de la sorte.

— Eh non ! monsieur Goefle ! je ne vous dis pas de parler plus haut ; depuis une heure, je vous élève le bras, et vous ne voulez pas comprendre que, si vous tenez ainsi la marionnette au niveau de votre poitrine, personne ne la verra, et que vous jouerez pour vous seul ! Regardez-moi : il faut que votre main dépasse votre tête. Allons, à nous deux, un dialogue ! Je suis l’avocat de la partie adverse, et je vous interromps, en proie à une indignation qui ne se contient plus. « Je ne puis en écouter davantage, et puisque les juges endormis sur leurs siéges supportent un pareil abus de la parole humaine, en dépit de l’éloquence spécieuse de mon illustre et redoutable adversaire, je… » Interrompez-moi donc, monsieur Goefle ! il faut toujours interrompre !

« — Avocat, s’écria M. Goefle, vous n’avez pas la parole. » Je fais le juge.

— Très bien ! mais alors changez de voix.

— Je ne saurais…

— Si fait ! Vous avez une main libre, pincez-vous le nez.

— Fort bien, dit M. Goefle en nasillant… « Avocat de la partie adverse, vous parlerez à votre tour… »

— Bravo ! « Je veux parler tout de suite ! je veux confondre les odieux sophismes de mon adversaire !… »

— « Odieux sophismes ! »

— Très bien, oh ! très bien ; le ton courroucé !… Je réplique : « Orateur sans principes, je te traduirai au ban de l’opinion publique !… » Donnez-moi un soufflet, monsieur Goefle.

— Comment ! que je vous donne un soufflet ?

— Eh oui ! sur la joue de mon avocat, et que cela fasse du bruit surtout ; le public rit toujours à ce bruit-là. Tenez bien vos doigts, je vais vous arracher votre bonnet. Voyons, colletons-nous. Bravo ! faites sortir la marionnette de mes doigts avec les vôtres, et lancez-la dans le public. Les enfans courent après, la ramassent, la regardent avec admiration, et la relancent dans le théâtre. Prenez garde de la recevoir sur la tête ! On rit à se tenir les côtes dans le public, Dieu sait pourquoi, mais c’est toujours ainsi. Les injures et les coups sont un spectacle délicieux pour la foule ; pendant cette hilarité, votre personnage quitte la scène d’un air triomphant.

— Et nous respirons un peu, à la bonne heure ! J’en ai besoin, je suis égosillé !

— Respirer ! oh ! que non pas ! l’operante ne se repose jamais. Il faut nous hâter de prendre d’autres personnages pour la scène suivante, et, afin que le public ne se refroidisse pas devant le théâtre vide, il faut parler toujours, comme si les anciens acteurs se disputaient encore dans la coulisse, ou comme si les nouveaux approchaient en devisant sur ce qui vient de se passer.

— Peste ! mais c’est un métier de cheval que nous faisons là !

— Je ne vous dis pas le contraire ; mais les nerfs s’excitent, et l’on va de mieux en mieux. Voyons, monsieur Goefle, à une autre scène ! Faisons comparaître…

— Mais j’en ai assez, moi ! Croyez-vous donc que je veuille montrer les marionnettes ?

— J’ai cru que vous vouliez m’aider à les montrer ce soir !

— Moi ! que je me donne en spectacle !

— Qui saura que c’est vous ? On dresse le théâtre devant une porte donnant dans une pièce où personne ne pénètre. Une tapisserie vous isole du public. Au besoin, on se masque, si l’on risque d’être rencontré dans les corridors en entrant et en sortant.

— C’est vrai, personne ne vous voit, personne ne sait que vous êtes là ; mais ma voix, ma prononciation !… Tout le monde dira dès mes premiers mots : Bon, c’est monsieur Goefle ! Eh bien ! cela fera un joli effet ! Un homme de mon âge, exerçant une profession grave ! C’est impossible, ne songeons point à cela.

— C’est dommage, vous alliez bien !

— Vous trouvez ?

— Mais certainement, vous m’auriez fait avoir un grand succès !

— Mais ma diable de voix que tout le monde connaît…

— Il y a mille manières de changer son organe. En un quart d’heure, je vous en indiquerais trois ou quatre, et c’est plus qu’il n’en faudrait pour ce soir.

— Essayons. Si j’étais sûr que personne ne se doutât de ma folie ! Ah ! voici un instrument dont je comprends l’usage, c’est un pince-nez… Et ceci est pour mettre dans la bouche, soit sur la langue, soit en dessous.

— Non, non, dit Christian, ce sont là des procédés grossiers à l’usage de Puffo. Vous êtes trop intelligent pour en avoir besoin. Écoutez-moi et imitez-moi.

— Au fait, dit M. Goefle après quelques essais promptement réussis, ce n’est pas bien malin ! J’ai joué la comédie de société dans mon jeune temps pas plus mal qu’un autre, et je savais bien comment il faut faire le vieillard édenté, le fat qui blaise, le pédant qui se lèche les lèvres à chaque parole. Allons, allons, pourvu que vous ne me fassiez pas trop parler et fatiguer le gosier, je me charge bien de vous donner la réplique pour trois ou quatre scènes. Il s’agit de répéter la pièce. Qu’est-ce que c’est ? Où est-elle ? Quel est le titre ?

— Attendez, attendez, monsieur Goefle : j’ai une quantité de canevas qu’il vous suffirait de lire une fois, vu que celui que l’on représente, écrit en gros caractères et résumé en peu de mots, est toujours attaché devant nous sur la face interne du théâtre ; mais ce que je voudrais pour jouer avec vous, c’est que la pièce vous fût agréable en se prêtant à votre fantaisie d’improvisation, et pour cela, si vous m’en croyez, nous allons la faire nous-mêmes, à nous deux, et tout de suite.

— C’est une idée cela, une excellente idée ! dit M. Goefle. Vite, asseyons-nous ici ; faites de la place sur cette table. Quel sera le sujet ?

— Celui que vous voudrez.

— Votre propre histoire, Christian, ou du moins quelques parties de votre histoire, telle que vous me l’avez racontée.

— Non, monsieur Goefle, mon histoire n’est pas gaie, et ne m’inspirerait rien de divertissant. Il n’y a de romanesque dans ma vie que ce que précisément j’en ignore, et c’est sur cette partie-là que j’ai souvent brodé les aventures de mon Stentarello. Vous savez que le Stentarello est un personnage qui se plie à tous les caractères et à toutes les situations. Eh bien ! une de mes fantaisies est de lui attribuer une naissance mystérieuse comme la mienne, dont il raconte souvent, au début de mes pièces, les circonstances particulières, l’histoire, vraie ou feinte, que Sofia Goffredi tenait du petit Juif. Je m’amuse à cela quelquefois, avec l’idée que je surprendrai dans mon public un mot, un cri qui me fera retrouver ma mère. Que voulez-vous ? c’est une fantaisie à moi ; mais parlons de Stentarello : c’est un type comique, tantôt jeune, tantôt vieux, selon que je lui cloue sur la tête une perruque blonde ou blanche. Or, pour être risible, il faut qu’il ait des ridicules. Dans la donnée dont je vous parle et que je vous propose, il va cherchant à découvrir les auteurs de ses jours, avec la prétention d’être au moins le bâtard d’un souverain. Il s’agit donc de le promener à travers des aventures absurdes, où il fait des bévues extravagantes, jusqu’à ce qu’enfin il découvre qu’il est le fils d’un rustre et s’estime encore bien heureux, après toutes ses disgrâces, de trouver chez son père l’asile et la nourriture.

— Très bien, dit M. Goefle ; nous le ferons gourmand et fils d’un rôtisseur ou d’un pâtissier.

— À merveille ! vous y êtes. Commençons.

— Écrivez, si vous êtes lisible ; moi, je ne le suis guère. Je trouve l’écriture trop lente pour rendre la parole, et je griffonne comme un chat. Diable ! quelle belle écriture vous avez ! … Mais que faites-vous là ?

— J’écris d’abord les noms de nos personnages.

— Je le vois bien ; mais vous mettez au premier acte : Stentarello au maillot ?

— Voilà mon idée, monsieur Goefle. Je suis las de faire raconter à ce pauvre Stentarello le conte que l’on m’a fait de ma descente au bout d’une corde d’une fenêtre dans un bateau. Je veux, si vous y consentez, mettre cela en scène.

— Oui-dà ! Et comment diable ferez-vous ?

— J’ai là dans mes décors un vieux château…

— Qu’allez-vous en faire ?

— Je vais en faire le Stollborg. Nous lui donnerons un autre nom, mais ce sera le paysage romantique dont j’ai été frappé sur le lac au soleil couchant, et dont j’ai fait un croquis.

— Vous allez peindre ?

— Oui, pendant que vous écrirez mal ou bien, peu importe ; j’ai tant déchiffré d’hiéroglyphes avec mon pauvre Goffredi ! Songez que le temps presse, j’ai là tout ce qu’il me faut pour modifier mes décors selon les besoins du moment : un peu de colle figée dans une boîte de fer-blanc, quelques petits sacs de poudre de diverses couleurs… Ma toile n’est pas plus grande que le fond de mon théâtre, et d’ailleurs cela sèche en cinq minutes. Il ne m’en faut guère plus pour faire une fenêtre à mon donjon carré. Regardez, monsieur Goefle : d’abord je la rends praticable en découpant la toile, … j’ai là mes ciseaux ; puis je fais chauffer ma colle au poêle… Avec du fusain, j’esquisse mon tas de gros galets, comme cela, vous voyez. Il y en a qui surplombent… J’ai bien observé, c’était merveilleux… Je donnerai le ton de la glace à ce terrain… Oh ! mais non ! il faut que ce soit de l’eau, puisque nous avons une barque…

— Où la prendrez-vous ?

— Dans la boîte aux accessoires. Croyez-vous que je n’aie pas de barque ? et des navires, et des voitures, et des charrettes, et des animaux de toute sorte ? Pourrais-je me passer de ce magasin de découpures qui rend toutes mes pièces possibles et qui tient si peu de place ? Oh ! encore une idée, monsieur Goefle ; je place la barque sous cette voûte formée par les galets.

— À quoi bon ?

— À quoi bon ? Cela nous donne une scène du plus grand effet ! Écoutez bien ; nous supposons la naissance de l’enfant très mystérieuse ?

— Cela va sans dire.

— Environnée de périls ?

— Nécessairement.

— C’est un enfant de l’amour ?

— Comme il vous plaira.

— Un mari jaloux… Non, point d’adultère ! Si par hasard c’est réellement ma propre histoire, j’aime mieux n’être pas le fruit d’un amour coupable. Ma mère,… la pauvre femme ! je n’ai peut-être rien à lui reprocher, me soustrait à la vengeance d’un frère ou d’un oncle farouche,… capable de me tuer pour cacher une mésalliance, un hymen clandestin !

— Très bien ; je retiens le rôle de l’oncle implacable, quelque noble espagnol qui veut tuer l’enfant ! On cache l’innocente créature au fond du lac, au risque de la noyer un peu, après l’avoir jetée par la fenêtre pour la sauver de tout péril.

— Ô monsieur Goefle, vous vous envolez dans les régions du fantastique ! Ce n’est pas mon école. Je reste toujours dans une certaine vraisemblance romanesque, parce qu’on ne fait ni rire ni pleurer avec des situations impossibles. Non, non, représentons de véritables assassins, laids et grotesques comme il y en a. Tandis qu’ils errent sur les galets, surveillant la fenêtre, la barque, qui heureusement a déjà reçu furtivement le précieux dépôt (style consacré), glisse mollement et sans bruit sous les rochers, là, juste au-dessous des sbires qui ne se doutent de rien. Le public s’attendrit d’autant plus qu’il rit de la figure des assassins. Il aime beaucoup à rire et à pleurer en même temps… Et le rideau tombe sur la fin du premier acte au bruit des applaudissemens.

— Excellent, excellent ! s’écria M. Goefle. Vous ferez donc mouvoir la barque ? Mais il n’y aura personne à la fenêtre ?

— Si fait ! N’ai-je qu’une main ? Tandis que de la gauche je pousse mon esquif sur les ondes limpides, de la droite je tiens à la fenêtre la fidèle camériste qui a fait descendre le panier, et qui élève vers le ciel ses beaux petits bras de bois, dans une attitude suppliante, en s’écriant d’une voix douce : « Divine Providence ! veille sur l’enfant du mystère ! »

— Ah çà, et la mère ? on ne la verra pas ?

— Non, ce ne serait pas convenable.

— Et le père ?

— Le père est en Palestine. C’est toujours là qu’on envoie les acteurs dont on n’a que faire.

— Je ne demande pas mieux ; mais si les sbires sont sur pied, s’il y a un frère à honneur castillan et une fidèle camériste, Stentarello sera donc de noble famille ?

— Ah ! diable ! comment arranger cela ?

— Rien de plus simple. L’enfant que nous faisons descendre par la fenêtre est bien le jeune Alonzo, fils de la duchesse. Stentarello est le fils du pâtissier de monseigneur.

— Mais que viendra faire là ce pâtissier ?

— Est-ce que je sais, moi ? C’est à vous de trouver quelque chose. Si vous faites de la peinture, vous ne m’aiderez pas du tout !

— Oh ! regardez donc, monsieur Goefle, comme mon ciel vient bien !

— Il vient trop, il vient en avant !

— Vous avez raison. Diable ! vous avez de l’œil, monsieur l’avocat ! Je vais foncer un peu mon donjon.

— Très bien. Le ciel rose est joli à présent et rappelle assez les nuages brillans de notre atmosphère ; mais ce n’est pas là un ciel d’Espagne ?

— Mettons la scène en Suède, pourquoi pas ?

— Oh ! non, par exemple ! Savez-vous que dans notre acte,… et surtout avec cette vue du Stollborg que vous venez de faire, il y aurait lieu, si l’imagination voulait se donner carrière, à certains rapprochemens….

— Avec l’histoire de la baronne de Waldemora ?

— Eh ! qui sait ? Dans la réalité, il n’y en a pas, puisqu’il n’y a pas eu d’enfant ; mais certains esprits pourraient s’imaginer que nous représentons la prétendue captivité de la dame grise. Non, Christian, la scène en Espagne ! cela vaudra beaucoup mieux.

— Va pour l’Espagne ! Donc nous disons que le pâtissier a un marmot qui vient de naître, et qui sera l’illustre Stentarello. Or le cuisinier du château, qui envoyait à ce pâtissier de la part du baron…

— Du baron ?

— Vous m’avez remis le baron en tête en me parlant de rapprochemens possibles. Notre traître s’appellera don Diego ou don Sanche.

— À la bonne heure ! Donc le cuisinier du baron Bon ! m’y voilà aussi, moi ! je veux dire de don Sanche. Que lui envoie-t-il ?

— Un magnifique pâté dans une corbeille pour qu’il ait à le faire cuire.

— J’y suis, j’y suis ! Il avait déposé cette corbeille dans la barque. Le batelier chargé d’enlever et de sauver l’enfant du mystère n’y fait pas attention et emporte les deux corbeilles : puis il se trompe, porte le pâté en nourrice, et envoie au pâtissier un enfant à mettre au four !

— Et le bon pâtissier élève les deux enfans, ou bien il s’embrouille et garde celui de la duchesse. De là, par la suite, des quiproquos sans fin, et nous marchons au dénoûment avec certitude. Courage, monsieur Goefle ; j’ai fini de peindre, et je reprends la plume. Mettons les scènes en ordre. Scène première, « le cuisinier seul. »

— Attendez donc, Christian. Pourquoi n’a-t-on pas descendu tout bonnement l’enfant par un escalier ?

— Oui, au fait, d’autant que le Stollborg a un escalier dérobé ; mais il est gardé par des sbires.

— Incorruptibles ?

— Non, mais la duchesse est à court d’argent, et le traître en a les poches pleines. Seconde scène, « don Sanche, l’oncle féroce, arrive pour surveiller le crime. »

— Que ne monte-t-il lui-même dans le donjon, où la victime est sa prisonnière, et que ne jette-t-il l’enfant par la fenêtre sans tant de cérémonie ?

— Ah ! cela par exemple, je n’en sais rien. Mettons que l’enfant ne soit pas encore né, et que l’on attende le moment fatal !

— Très bien. L’enfant va donc naître, et c’est pendant que don Sanche entre dans le donjon et monte l’escalier que Paquita, la camériste, descend l’enfant qui vient de voir la lumière ! Dites-moi, verra-t-on l’enfant ?

— Certes ! je vais le peindre dans le berceau. Un bout de ficelle représentera la corde. Tout cela sera en découpure et vu dans l’éloignement.

— Alors le traître est fort désappointé de trouver l’oiseau envolé ? Que va-t-il faire ? Si nous le faisions tomber par la fenêtre et se briser la tête contre les rochers ?

— Non pas ! Gardons cela pour le dénoûment de la pièce, c’est une excellente fin !

— Eh bien ! dans sa rage, il tue sa malheureuse nièce. On entend un cri, et le meurtrier paraît en disant : « Mon honneur est vengé ! »

— Son honneur !… J’aimerais mieux qu’il dît ; « Ma fortune est faite. »

— Pourquoi ?

— Parce qu’il hérite de la duchesse : ne le faisons pas scélérat à moitié, puisque nous sommes résolus à lui rompre le crâne au dénoûment !

— Certainement c’est logique, mais…

— Mais quoi ?

— Oh ! c’est que nous retombons en plein dans l’histoire du baron Olaüs, telle que la racontent ses ennemis : une parente emprisonnée, disparue…

— Qu’est-ce que ça fait, puisque vous êtes sûr que l’histoire n’est pas vraie ?

— J’en suis aussi sûr que possible, et pourtant… Tenez, vous m’avez rendu tout à fait visionnaire avec votre voix mystérieuse, votre idée d’une prisonnière dans les souterrains, votre explication de ma propre vision de cette nuit et vos paroles de la Bible !

— Comme il n’y a très probablement dans tout cela qu’un amusement de nos imaginations, nous ne risquons d’offenser personne, et d’ailleurs, monsieur Goefle, quand même, sous le masque et le pseudonyme de Christian Waldo, je réveillerais quelque maussade souvenir dans l’esprit de M. le baron, que m’importe, je vous le demande ? Quant à vous, qui serez parfaitement incognito à mes côtés…

— Quant à moi, qui serai épié et signalé au baron, pour peu qu’il le commande à ses méchans laquais…

— Si vous courez vraiment quelque risque, n’en parlons plus, et cherchons vite un autre sujet de comédie.

M. Goefle demeura absorbé quelques instans, à la grande impatience de Christian, qui ne voyait pas sans inquiétude marcher l’aiguille de la pendule. Enfin l’avocat, se frappant le front et se levant avec une vivacité nerveuse, s’écria en se mettant à marcher par la chambre :

— Eh bien ! qui sait si ce n’est pas reculer devant la recherche de la vérité ? Serai-je donc un courtisan poltron de ce personnage problématique ? N’en aurai-je pas le cœur net une bonne fois ? Sera-t-il dit qu’un aventurier, c’est-à-dire un beau et bon enfant du hasard, digne à coup sûr d’un meilleur sort, trouvera, dans son insouciance, le courage de braver un puissant ennemi, tandis que moi, serviteur officiel de la vérité, défenseur attitré de la justice humaine et divine, je m’endormirai dans une paresse égoïste voisine de la lâcheté ? — Christian ! ajouta M. Goefle en se rasseyant, mais toujours très exalté, passons au deuxième acte, et faisons une pièce terrible ! Que vos marionnettes s’illustrent aujourd’hui ! Qu’elles deviennent des personnages sérieux, de vivantes images, des instrumens de la destinée ! Que, comme dans la tragédie d’Hamlet, ces acteurs représentent un drame qui fasse frémir et pâlir le crime triomphant, à la fin démasqué ! Voyons, Christian, à l’œuvre ! Supposons… tout ce que l’on suppose dans ce pays-ci sur le compte du baron : qu’il a empoisonné son père, assassiné son frère, fait mourir de faim sa belle-sœur…

— Oh ! justement dans cette chambre !… dit Christian, qui rêvait un décor de troisième acte… Voyez quelle belle scène à faire ! Je suppose que l’enfant… Puisque nous supposons un enfant, supposons que le fils de la duchesse revienne au bout de vingt-cinq ans pour rechercher la vérité et punir le crime ! Voyez-vous nos marionnettes enfonçant la muraille mystérieuse, et trouvant là,… derrière ces briques… On ferait vite un décor ad hoc, j’en aurais le temps…

— Trouvant quoi ? dit M. Goefle.

— Je ne sais pas, dit Christian, devenu tout à coup pensif et sombre. Il me passe par la tête des idées si noires que je renonce à cette donnée. Elle m’ôterait tout mon entrain, et au lieu de continuer la pièce, je me mettrais à démolir ce mur avec une rage de curiosité…

— Allons, ne devenez pas fou, mon ami Christian ! C’est bien assez que je le sois, car tout ceci est une rêverie, et ma conscience me défend d’ailleurs de m’arrêter à des soupçons qui sont le résultat d’un estomac fatigué ou d’un cerveau malade d’inaction. Achevez la pièce, et faites-la inoffensive, si vous voulez la faire divertissante ; moi, je vais décidément travailler un peu, car j’ai là à dépouiller un carton que Stenson vient de me remettre, et sur le contenu duquel il faut que je me fasse une opinion définitive, vu que, d’un moment à l’autre, le baron peut me faire demander la solution que ce matin je lui ai promise.

Christian se mit à écrire sa pièce de théâtre, et M. Goefle à lire ses pièces de procédure, chacun sur un bout de la grande table, vers le milieu de laquelle ils avaient repoussé les mets du déjeuner. Ulphilas vint les renouveler en silence. Il était dans son état habituel d’ivresse semi-lucide, et il eut avec M. Goefle une assez longue dissertation, que n’entendit et n’écouta point Christian, à propos d’une soupe faite avec du lait, de la bière et du sirop, plat national que M. Goefle voulait avoir à son souper, et qu’Ulphilas se vanta de savoir faire aussi bien que personne en Suède. Il désarma, par cette promesse, le courroux de l’avocat, qui lui reprochait d’avoir grisé son petit laquais, reproche auquel Ulphilas jurait ne rien comprendre, et peut-être le jurait-il de bonne foi, lui qui portait les alcools avec tant d’aplomb et de sérénité.

À six heures, Christian avait fini, et M. Goefle n’avait pas travaillé. Il était inquiet, agité, et Christian, lorsqu’il levait par hasard les yeux vers lui, rencontrait les siens fixes et préoccupés. Pensant que c’était sa manière de travailler, il ne voulut le distraire par aucune réflexion, jusqu’au moment où Christian lui demanda avec un peu d’inquiétude s’il lui plairait de lire le canevas. — Oui, certes, dit M. Goefle ; mais que ne me le lisez-vous ?

— Impossible, monsieur Goefle. Il faut que je choisisse mes personnages, que je mette un peu d’ensemble dans leurs costumes, que je rassemble les pièces de mes décors, que je charge tout cela sur mon âne, et que je m’en aille vite au château neuf pour prendre possession du local qui nous est destiné, monter la baraque, placer l’éclairage, etc. Je n’ai plus une minute à perdre. Il faut commencer à huit heures.

— À huit heures ! Diable ! voilà une heure détestable. On ne soupera donc qu’à dix heures au château ? Et quand souperons-nous, nous autres ?

— Ah ! oui, le cinquième repas de la journée, s’écria avec désespoir Christian, tout en faisant ses préparatifs à la hâte : au nom du ciel, monsieur Goefle, soupez tout de suite et soyez prêt dans une heure. Vous lirez la pièce en mangeant.

— Oui-dà ! vous me mettez là à un joli régime ! manger sans appétit et lire en mangeant pour ne pas digérer !

— Alors n’y songeons plus. Je vais essayer de jouer à moi seul. Je ferai comme je pourrai. Bah ! quelque bon génie me viendra en aide !

— Non pas, non pas ! s’écria M. Goefle, je veux être ce bon génie ; je vous l’ai promis, je n’ai qu’une parole.

— Non, monsieur Goefle, je vous remercie ; vous n’avez pas l’habitude de ces choses-là. Vous êtes un homme raisonnable, vous ! vous ne sauriez vous affranchir de vos graves préoccupations pour vous mettre sur la tête le bonnet à grelots de la folie ! J’étais un grand indiscret d’accepter…

— Ah çà ! s’écria M. Goefle, pour qui me prenez-vous ? pour un hâbleur qui promet ce qu’il sait ne pouvoir tenir, ou bien encore pour un vieux pédant, incapable de se livrer à un agréable badinage ?

Christian vit que la contradiction était le meilleur stimulant pour ramener l’avocat à son projet, et qu’au fond le digne homme tenait à accomplir ce tour de force de se transformer en agréable baladin sans autre préparation que celle nécessaire à Christian lui-même. Il l’excita donc encore par une feinte discrétion et ne le quitta que lorsqu’il le vit presque piqué de ses doutes, résolu ou plutôt acharné à se mettre en mesure, dût-il manger sans appétit sa soupe au lait et à la bière, et sortir absolument et violemment de ses petites habitudes.

Christian était à la moitié du trajet entre le Stollborg et Waldemora, lorsqu’il se trouva face à face avec une sorte de fantôme noir qui voltigeait par bonds inégaux sur la glace. Il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour reconnaître M. Stangstadius, porteur comme lui d’une petite lanterne sourde, et se disposant à lui adresser la parole. Comme Christian était bien sûr de ne pas être reconnu par un homme aussi insoucieux des autres, il jugea inutile de baisser son masque sur sa figure et de changer son accent pour lui répondre. — Holà ! mon ami, lui dit le savant, sans daigner même le regarder, vous venez du Stollborg ?

— Oui, monsieur.

— Vous y avez vu le docteur Goefle ?

— Non, monsieur, répondit Christian, qui s’avisa aussitôt de la perturbation fâcheuse qu’une telle visite apporterait aux bonnes résolutions de son collaborateur.

— Comment ! reprit Stangstadius, le docteur Goefle n’est pas au Stollborg ? Il m’avait dit qu’il y était logé.

— Il y était tantôt, répondit Christian avec aplomb ; mais il est parti pour Stockholm il y a deux heures.

— Parti ! parti sans attendre ma visite, quand je lui avais annoncé ce matin que j’irais souper avec lui dans la vieille tour ! c’est impossible.

— Il l’aura sans doute oublié.

— Oublié ! oublié ! quand il s’agit de moi ! voilà qui est trop fort par exemple !

— Enfin, monsieur, reprit Christian, allez-y si bon vous semble, vous ne trouverez ni souper, ni convive.

— Alors j’y renonce ; mais voilà bien la chose la plus extraordinaire !… Il faut qu’il soit devenu fou, ce pauvre Goefle !

Et M. Stangstadius, revenant sur ses pas, se mit à marcher auprès de Christian, qui continuait sa route vers le château. Au bout de quelques instans, le naturaliste se ravisa, et, se parlant à lui-même à haute voix, comme il en avait l’habitude : — Goefle est parti, dit-il, soit ! c’est un cerveau brûlé, un extravagant ; mais son neveu ! car il a un neveu, un charmant garçon avec qui l’on peut causer, et celui-là, sachant par lui que j’irais dîner là-bas, doit m’attendre. Il faut que j’y aille, certainement il le faut. — Puis s’adressant à Christian : — Dites-moi, mon ami, reprit-il, je veux aller au Stollborg décidément… J’ai beaucoup marché aujourd’hui dans la neige et je suis très las ; prêtez-moi votre petit cheval ?

— Ce serait avec grand plaisir, monsieur ; mais si c’est pour trouver le neveu de M. Goefle…

— Oui, certainement, Christian Goefle, il s’appelle comme cela. Vous l’avez vu ? vous êtes homme de service au Stollborg, vous, n’est-ce pas ? eh bien ! retournez-y, donnez-moi votre bête, marchez devant et allez faire préparer le souper. C’est une bonne idée, cela !

Et, sans attendre l’agrément de Christian, M. Stangstadius, séduit par la petite taille et l’allure paisible de Jean, qu’il s’obstinait à prendre pour un cheval, voulut monter dessus, sans s’inquiéter de son chargement, qui s’y opposait de la manière la plus absolue.

— Laissez donc cet animal tranquille ! lui dit Christian, un peu impatienté de son insistance. Le neveu de M. Goefle est parti avec son oncle, et le Stollborg est fermé comme une prison.

— Le jeune homme parti aussi ! s’écria Stangstadius émerveillé. Mon Dieu ! il faut que quelque chose de fâcheux soit arrivé à cette famille pour que l’oncle et le neveu aient pu oublier ce que je leur avais promis ; mais ils ont dû laisser une lettre pour moi. Il faut que j’aille la chercher.

— Ils n’ont pas laissé de lettre, reprit Christian, s’avisant d’un nouvel expédient ; ils m’ont chargé de dire à un certain M. Stangstadius, au château neuf, qu’ils étaient forcés de partir, et c’est pour cela que je vais au château neuf.

— Un certain M. Stangstadius ! s’écria le savant indigné ; ils ont dit un certain ?

— Non, monsieur, c’est moi qui dis cela. Je ne le connais pas, moi, ce M. Stangstadius !

— Ah ! c’est toi qui dis cela, imbécile ! Un certain Stangstadius ! que tu ne connais pas, double brute ! C’est bon, à la bonne heure. Eh bien ! apprends à me connaître : c’est moi qui suis le premier naturaliste… Mais à quoi bon ! Il y a d’étranges crétins sur cette pauvre terre !… Arrête donc ton cheval, animal ! Ne t’ai-je pas dit que je voulais monter dessus ? Je suis fatigué, te dis-je !… Crois-tu que je ne sache pas conduire n’importe quelle bête ?

— Voyons, voyons, monsieur le savant, reprit Christian avec sang-froid, quoiqu’il se sentît très ennuyé de cette rencontre, qui le retardait encore ; vous voyez bien que cette pauvre bête est chargée jusqu’aux oreilles.

— La belle affaire ! Pose là ton chargement, et tu reviendras le reprendre.

— C’est impossible, je n’ai pas le temps.

— Quoi ! tu me refuses ? Quel sauvage es-tu donc ? Voici le premier paysan suédois qui refuse son assistance au docteur Stangstadius !… J’en porterai plainte, je t’en réponds, malheureux ! Je porterai plainte contre toi !

— À qui ? Au baron de Waldemora ?

— Non, car il te ferait pendre, et tu n’aurais que ce que tu mérites… Je veux que tu saches que je suis bon ; je suis le meilleur des hommes, et je te fais grâce.

— Bah ! reprit Christian, qui ne pouvait s’empêcher de se divertir un peu des figures hétéroclites qui se croisaient dans sa vie errante, je ne vous connais pas, et il vous plaît de vous faire passer pour qui vous n’êtes point. Un naturaliste, vous ? Allons donc ! Vous ne distinguez pas seulement un cheval d’un âne !

— Un âne ? reprit Stangstadius, heureusement distrait de sa fantaisie d’équitation ; tu prétends avoir là un âne ?… — Et il promena sa lanterne autour de Jean, qui, grâce aux soins de son maître, était si bien enveloppé de peaux de divers animaux, qu’il était vraiment d’un aspect fantastique. — Un âne ! cela ne se peut point ; un âne ne vivrait point sous cette latitude… Ce que tu appelles un âne dans ta crasseuse ignorance n’est tout au plus qu’une sorte de mulet !… Voyons, je veux m’en assurer ; ôte-lui toutes ces peaux d’emprunt !

— Tenez, monsieur, dit Christian : Stangstadius ou non, vous m’ennuyez… Je n’ai pas le temps de causer ; bonsoir.

Là-dessus, il chatouilla d’une houssine les jarrets du fidèle Jean, qui prit le petit trot, et tous deux laissèrent vite derrière eux le docteur ès-sciences. Le bon Christian toutefois eut bientôt un remords. Comme il atteignait la rive, il se retourna et vit le pauvre savant qui le suivait de loin, péniblement, en faisant de nombreuses glissades. Il fallait qu’il fût réellement bien fatigué pour s’en apercevoir, lui qui ne vivait que par le cerveau et la langue, et surtout pour en convenir, lui qui avait la prétention d’être l’homme le plus robuste de son siècle. — Si la force lui manque, pensa Christian, il est capable de rester là sur la glace, et dans ce pays un instant de repos forcé pendant la nuit peut être mortel, surtout à un être aussi chétif. Allons, attends-moi là, mon pauvre Jean ! — Il courut à M. Stangstadius, qui s’était effectivement arrêté, et qui songeait peut-être à poursuivre son projet de dîner au Stollborg. Cette pensée, qui vint à Christian, lui fit doubler le pas ; mais Stangstadius, qui n’était pas en toute occasion aussi vaillant qu’il le prétendait, et qui avait conçu de fortes préventions contre un inconnu si peu prosterné devant son mérite, lui attribua soudainement de mauvais desseins contre sa personne, et, retrouvant ses jambes, il se mit à fuir dans la direction du Stollborg. Cela ne faisait pas le compte de Christian, qui se mit à courir aussi, et qui l’eut bientôt rejoint.

— Misérable ! s’écria d’une voix entrecoupée le savant, dont la terreur et la lassitude étaient au comble, tu viens m’assassiner, je le vois ! Oui, tu es payé par mes envieux pour éteindre la lumière du monde. Laisse-moi, malheureuse brute, ne me touche pas ! Songe sur qui tu vas porter la main !…

— Allons, allons, calmez-vous donc, monsieur Stangstadius, dit Christian en riant de sa frayeur, et connaissez mieux les gens qui veulent vous rendre service. Voyons, montez sur mon dos et dépêchons-nous, car je me suis mis en sueur à vous poursuivre, et je n’ai pas envie de me refroidir.

Stangstadius céda avec beaucoup de répugnance ; mais il se rassura en voyant le robuste jeune homme l’enlever légèrement et le porter jusqu’au rivage. Là, Christian le déposa sur ses pieds et se remit vite en marche pour échapper à sa générosité, car, dans sa reconnaissance, le bon Stangstadius cherchait dans sa poche une petite pièce de monnaie de la valeur de deux sous, persuadé que c’était royalement payer un être qui avait eu le bonheur de lui rendre service.

IX.

Christian le laissa se diriger vers la grande entrée du château et chercha la petite porte, celle qui, dans tous les manoirs seigneuriaux, conduit aux cours et bâtimens de service. S’étant masqué, il appela un domestique qui l’aida à déballer ; puis il s’enquit d’un gîte pour son âne, et monta un escalier dérobé qui conduisait chez M. Johan, le majordome du château neuf. Celui-ci n’attendit pas qu’il se nommât. — Ah ! ah ! l’homme au masque noir ! s’écria-t-il d’un ton paternel et protecteur. Vous êtes le fameux Christian Waldo ! Venez, venez, je vais vous installer, mon cher ; vous ferez vos préparatifs tranquillement. Vous avez encore une heure devant vous.

On aida Christian à porter son bagage dans la pièce qui devait lui servir de foyer, et dont on lui remit les clés sur sa demande. Là il s’enferma seul, ôta son masque pour se mettre à l’aise, et commença à monter son théâtre, non sans se frotter les épaules : M. Stangstadius n’était pas lourd, mais son corps déformé était si singulièrement anguleux, qu’il semblait à Christian avoir porté un fagot de bûches tortues.

Le local où il se trouvait était un petit salon dont une porte donnait sur un couloir correspondant à l’escalier dérobé. L’autre porte s’ouvrait au bout de la grande et riche galerie, dite des chasses, où Christian avait dansé la veille avec Marguerite. C’est devant cette porte que le théâtre devait être placé pour être vu des spectateurs, placés eux-mêmes dans la galerie. Christian, ayant mesuré l’ouverture de cette porte à deux battans, vit que son théâtre tout monté y passerait, et qu’il n’y avait qu’à l’y poser pour se trouver complètement isolé du public et chez soi dans le petit salon. C’était une excellente combinaison pour assurer la liberté de ses mouvemens et l’incognito de M. Goefle autant que le sien propre.

D’après le nombre de fauteuils et de chaises disposés en face du théâtre, Christian jugea, sans compter, que le public devait se composer d’une centaine de personnes commodément assises, les dames probablement, et d’une centaine de cavaliers plus ou moins debout derrière elles. La galerie, profonde et médiocrement large, était un local plus favorable qu’aucun de ceux où Christian avait opéré. La voûte, peinte à fresque, avait une sonorité exquise. Les lustres, déjà allumés, jetaient une vive lumière, et il n’était nécessaire que d’éclairer les coulisses du théâtre portatif pour donner aux différens plans de la petite scène la profondeur fictive qui devait les faire valoir.

Christian faisait toutes choses avec un grand soin. Il aimait son petit théâtre en artiste minutieux, et il l’avait établi dans des conditions ingénieuses, qui en faisaient la miniature d’un théâtre sérieux. Il eût réussi dans la peinture d’intérieur et de paysage, si l’amour des sciences ne l’eût forcé de s’arrêter aux arts de pur agrément ; mais, comme il était remarquablement doué, il n’entreprenait guère de travaux frivoles auxquels il ne sût donner un résultat gracieux et empreint de sa propre originalité. Sa petite scène était donc d’une charmante fraîcheur, et produisait toujours un effet agréable aux yeux. Il y mettait de la coquetterie, surtout quand il avait affaire à un public intelligent, et si parfois il s’impatientait d’avoir à donner du temps à ces minuties, il s’en consolait en se rappelant l’axiome favori de Goffredi : « Qu’il faut faire le mieux possible tout ce que l’on se donne la peine de faire, s’agît-il de tailler des cure-dents. »

Christian était donc absorbé par ses préparatifs. Après avoir jeté un coup d’œil de précaution dans la galerie déserte, il plaça provisoirement son châssis dans l’embrasure avec toute sa décoration et son éclairage, et, passant dans la partie destinée au public, il s’assit à la meilleure place, afin de juger l’effet de sa perspective et d’y conformer les entrées et les mouvemens de ses personnages.

C’était un repos de deux ou trois minutes dont il avait d’ailleurs besoin. Un peu endurci aux rigueurs de tous les climats, il se fatiguait vite d’agir dans l’atmosphère étouffante des intérieurs du Nord. Il avait à peine dormi quelques heures sur un fauteuil la nuit précédente, et, soit les émotions de la journée, soit la course qu’il venait de faire sur la glace avec un professeur de géologie sur les épaules, il fut surpris par un de ces vertiges de sommeil instantané qui vous font passer de la réalité au rêve sans transition appréciable. Il lui sembla qu’il était dans un jardin par une chaude journée d’été, et qu’il entendait crier le sable sous un pied furtif. Quelqu’un approchait de lui avec précaution, et ce quelqu’un, qu’il ne voyait pas, il avait la certitude intuitive que c’était Marguerite. Aussi son réveil se fit-il sans tressaillement lorsqu’il sentit comme un souffle effleurer sa chevelure ; mais, bientôt revenu à lui-même, il se leva brusquement en portant la main à son visage et en s’apercevant que son masque était tombé à ses pieds. Comme il se baissait pour le ramasser sans se détourner vers la personne qui l’avait réveillé, il tressaillit tout de bon en entendant une voix d’homme bien connue lui dire : — Il est fort inutile de te cacher le visage, Christian Waldo ; je t’ai reconnu, tu es Cristiano Goffredi !

Christian stupéfait se retourna, et vit debout derrière lui un personnage bien mis, propre et rasé de frais, qui n’était autre que Guido Massarelli.

— Quoi ! c’est vous ! s’écria Christian. Que faites-vous ici, quand votre place serait au bout d’une corde au carrefour d’un bois ? — Je suis de la maison, répondit Guido avec un sourire tranquille et dédaigneux.

— Vous êtes de la maison du baron ? Ah ! oui ; cela ne m’étonne pas… Après avoir été escroc et voleur de grands chemins, il ne vous restait plus qu’à vous faire laquais !

— Je ne suis pas laquais, reprit Massarelli avec la même tranquillité, je suis ami de la maison, très ami, Christian ! et tu ferais bien de tâcher d’être aussi le mien ; c’est ce qui pourrait t’arriver maintenant de plus heureux.

— Maître Guido, dit Christian en prenant son théâtre pour le replacer dans le salon d’attente, il n’est pas nécessaire de nous expliquer ici ; mais, puisque vous y demeurez, je suis content de savoir où vous retrouver.

— Est-ce une menace, Christian ?

— Non, c’est une promesse. Je suis votre débiteur, cher ami, vous le savez, et quand j’aurai payé ma dette ici, qui est de donner une représentation de marionnettes dans une heure, j’aurai affaire à vous pour vous solder la plus belle volée de coups de bâton que vous ayez reçue de votre vie.

Christian, en parlant ainsi, était rentré dans son foyer ; il y était occupé à éteindre ses bougies et à baisser sa toile. Massarelli l’avait suivi en refermant les portes de la galerie derrière lui. Comme en ce moment Christian était encore forcé de lui tourner le dos, il se dit bien que ce bandit était capable de profiter du tête-à-tête pour essayer de l’assassiner ; mais il le méprisait trop pour lui laisser voir sa méfiance, et il continua à lui promettre, sur un ton aussi tranquille que celui affecté par ce misérable, un sévère châtiment de ses méfaits. Heureusement pour l’imprudent Christian, Guido n’était pas brave, et il se tint à distance, prêt à fuir, si son adversaire faisait mine de lui donner un à-compte sur le paiement promis.

— Voyons, Christian, reprit-il quand il pensa que le jeune homme avait exhalé son premier ressentiment, parlons froidement avant d’en venir aux extrémités. Je suis prêt à te rendre raison de mes procédés envers toi ; tu n’as donc pas bonne grâce à outrager en vaines paroles un homme que tu sais bien ne pouvoir effrayer.

— Tu me fais pitié ! répondit Christian irrité, en allant droit à lui. Te demander raison à toi, le lâche des lâches ! Non, Guido, on soufflette un homme de ton espèce, après quoi, s’il regimbe, on le roue de coups comme un chien ; mais on ne se bat pas avec lui, entends-tu ? Baisse le ton, baisse les yeux, canaille ! À genoux devant moi, ou dès à présent je te frappe !

Guido, devenu pâle comme la mort, se laissa tomber à genoux, sans rien dire ; de grosses larmes de peur, de honte ou de rage coulaient sur ses joues.

— C’est bon, lui dit Christian, partagé entre le dégoût et la pitié ; à présent lève-toi et va-t’en : je te fais grâce ; mais ne te retrouve jamais sur mon chemin et ne m’adresse jamais la parole, en quelque lieu que je te rencontre. Tu es mort pour moi. Sors d’ici, valet ! cette chambre est à moi pour deux ou trois heures.

— Christian, s’écria Guido en se relevant avec une véhémence affectée ou sincère, écoute-moi seulement cinq minutes !

— Non.

— Christian, écoute-moi, reprit le bandit en se jetant contre la porte de l’escalier que Christian voulait lui faire franchir, j’ai quelque chose de grave à te dire, quelque chose d’où dépendent ta fortune et ta vie !

— Ma fortune, dit Christian en riant avec mépris, elle a passé dans ta poche, voleur ! Mais c’était si peu de chose que je ne m’en soucie guère à présent ; quant à ma vie, essaie donc de la prendre !

— Elle a été dans mes mains, Christian, reprit Guido, qui, assuré de la générosité de son ennemi, avait recouvré son aplomb : elle peut s’y trouver une seconde fois. J’avais été outragé par toi, et la vengeance me sollicitait vivement ; mais je n’ai pu oublier que je t’avais aimé, et maintenant encore, malgré tes nouveaux outrages, il ne tient qu’à toi que je ne t’aime comme par le passé !

— Grand merci, répliqua Christian en levant les épaules. Allons ! je n’ai pas le temps d’écouter tes hâbleries pathétiques ; il y a longtemps que je les connais.

— Je ne suis pas si coupable que tu crois, Christian ; quand je t’ai dépouillé dans la montagne des Karpathes, je n’étais plus le maître d’agir autrement.

— C’est ce que disent tous ceux qui se sont voués au diable.

— J’étais voué au diable en effet ; j’étais chef de brigands ! Mes complices t’avaient signalé ; ils avaient les yeux sur nous : si je n’eusse pris soin de t’enivrer pour t’empêcher de faire une folle résistance, ils t’eussent assassiné.

— Ainsi je te dois des remerciemens, c’est là ta conclusion ?

— Ma conclusion, la voici. Je suis sur le chemin de la fortune ; demain je serai déjà en position de te restituer ce que j’ai été forcé de te laisser prendre par des hommes que je ne gouvernais pas à mon gré, et qui, peu de jours après, m’ont dépouillé moi-même et abandonné dans la situation où ils t’avaient laissé.

— C’est fort bien fait ; tu l’avais mérité, toi.

— Te rappelles-tu, Christian, la somme qui t’a été soustraite ?

— Parfaitement.

— Et seras-tu encore au Stollborg demain ?

— Je n’en sais rien. Cela ne te regarde pas.

— Si fait ! demain je veux te porter cette somme.

— Épargne-toi cette peine. Je suis chez moi au Stollborg, et je ne reçois pas.

— Pourtant…

— Tais-toi ! j’ai assez de t’entendre.

— Mais si je te porte l’argent…

— Est-ce le même que tu as pris sur moi ? Non, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que tu l’as bu ? Eh bien ! comme ce ne peut être le même, et que celui que tu m’offres ne peut provenir que d’un vol ou de quelque chose de pis, s’il est possible, je n’en veux pas. Tiens-le-toi pour dit et dispense-toi de tes forfanteries de restitution. Je ne suis pas assez sot pour y croire, et quand j’y croirais, je n’en serais pas moins décidé à te jeter à la face le prix de tes sales exploits.

Christian fit le geste de pousser dehors Guido, qui obéit enfin et sortit. L’operante allait s’enfermer, quand M. Goefle, tout emmitouflé de fourrures, lui apparut dans l’escalier, le manuscrit à la main. L’avocat avait mangé vite ou point ; il avait dévoré la pièce, il s’en était pénétré rapidement, et, craignant de n’avoir pas le temps nécessaire pour se préparer, il était venu à pied, à la clarté des étoiles, cachant sa figure et déguisant sa voix pour demander la chambre aux marionnettes, enfin prenant toutes les précautions d’un jeune aventurier allant à quelque mystérieux rendez-vous d’amour. En ce moment, il n’avait en tête que les burattini, et il ne songeait pas plus aux mystères du Stollborg que s’il ne s’en fût jamais tourmenté l’esprit ; mais, comme il montait légèrement l’escalier, il se trouva pour la seconde fois de la soirée forcé de passer tout près d’un personnage de mauvaise mine qui descendait, et cette rencontre le rejeta dans ses préoccupations par rapport au baron Olaüs, à Stenson et à la défunte Hilda.

— Attendez ! dit-il à Christian, qui le félicitait gaiement de son zèle. Regardez cet homme qui s’en va là-bas dans le corridor après s’être croisé avec moi dans l’escalier. Sort-il d’ici ? Est-ce un valet du baron ? Le connaissez-vous ?

— Je ne le connais que trop, et je viens d’être forcé de lui dire son fait, répondit Christian. Cet homme, valet ou non, est Guido Massarelli, dont je vous ai raconté ce matin les aventures avec les miennes.

— Oh ! oh ! voilà une étrange rencontre ! s’écria M. Goefle. Fâcheuse pour vous peut-être ! Il vous en veut, n’est-ce pas ? Et si vous l’avez traité comme il le mérite, il vous fera ici tout le mal possible.

— Quel mal peut-il me faire ? Il est si lâche ! Je l’ai fait mettre à genoux.

— En ce cas,… je ne sais ce qu’il fera, je ne sais quel secret il a surpris…

— Un secret par rapport à moi ?

— Non, dit M. Goefle, qui allait parler, et qui se rappela la résolution prise par lui de ne rien dire relativement à Stenson ; mais enfin vous cachez Cristiano Goffredi sous le masque de Christian Waldo, et il vous trahira…

— Que m’importe ? Je n’ai pas souillé le nom de Goffredi. Un jour viendra, je l’espère, où mes singulières aventures prouveront en ma faveur. Voyons ! qu’ai-je à craindre de l’opinion, moi ? Suis-je un paresseux et un débauché ? Je me moque de tous les Massarelli du monde. Ne me suis-je pas fait déjà, en Suède et ailleurs, sous mon masque de bouffon, une réputation chevaleresque ? On me prête plus de belles actions que je n’ai eu occasion d’en faire, et je suis un personnage de légende. N’étais-je pas cette nuit le prince royal de Suède ? Si ma renommée devient par trop fantastique, n’ai-je pas le changement de nom toujours à mon service le jour où j’aurai enfin l’occasion de vivre en homme sérieux ? L’important ici, et je dis cela uniquement à cause de vous, monsieur Goefle, c’est que l’homme du bal de cette nuit, votre prétendu neveu, ne soit pas reconnu sous le masque de Waldo. Or Massarelli n’était pas ici la nuit dernière, j’en suis certain, et il ne sait rien de mon aventure. Il s’en fût vanté à moi. Dans tous les cas d’ailleurs, vous n’aurez qu’à répéter et affirmer encore la vérité, à savoir que vous n’avez jamais eu ni neveu ni fils naturel, et que vous n’êtes en aucune façon responsable des tours que le farceur Christian Waldo s’amuse à jouer dans le monde.

— Quant à moi, après tout, je m’en moque ! reprit M. Goefle en se débarrassant de sa perruque et en couvrant sa nuque d’un léger bonnet noir que lui présentait Christian. Me croyez-vous si poltron que je me soucie du croquemitaine de ce château ? Tenez, Christian, je vais débuter comme montreur de marionnettes, operante, ainsi que vous dites. Eh bien ! si jamais on vous reproche d’avoir fait le saltimbanque pour vivre au profit de la science, vous pourrez dire : J’ai connu un homme qui exerçait avec honneur une profession grave… et qui m’a servi de compère pour son plaisir.

— Ou plutôt par bonté pour moi, monsieur Goefle !

— Par amitié, si vous voulez, vous me plaisez ; mais je mentirais si je disais que ce que nous faisons là m’ennuie. Au contraire, il me semble que cela va me divertir énormément. D’abord la pièce est charmante, comique au possible et attendrissante par momens. Vous avez bien fait de l’arranger de manière à éviter toute allusion. Allons, Christian, il faut répéter ; nous n’avons plus qu’une demi-heure. Dépêchons-nous. Sommes-nous bien enfermés ici ? Personne ne peut-il nous voir ni nous entendre ?

Christian dut empêcher M. Goefle de fatiguer sa voix et de dépenser sa verve à la répétition. Les scènes étant indiquées en quelques mots sur la pancarte, il suffisait d’échanger deux ou trois répliques pour tenir le fond de la situation sur laquelle on improviserait devant le public. Il s’agissait de bien placer les acteurs dans l’ordre voulu, sur la planchette de débarras, pour les reprendre sans se tromper lorsqu’on aurait à les faire paraître, de les présenter alternativement sur la scène en convenant du motif de leurs entrées et de leurs sorties comme de la substance de leur entretien, et de laisser le dialogue et les incidens à l’inspiration du moment. M. Goefle était le plus charmant et le plus intelligent compère que Christian eût jamais rencontré ; aussi fut-il électrisé par son concours, et quand il entendit sonner huit heures, il se sentit dans une disposition de verve et de gaieté qu’il n’avait pas éprouvée depuis le temps où il jouait avec Massarelli, alors si aimable et si séduisant. Ce souvenir gâté et flétri lui causa un moment de mélancolie, qu’il secoua vite en disant à M. Goefle : — Allons ! j’entends la galerie se remplir de monde ; à l’œuvre, et bonne chance, cher confrère !

En ce moment, on frappa à la porte du fond, et on entendit la voix de Johan, le majordome, demander maître Christian Waldo.

— Pardon, monsieur, on n’entre pas, s’écria Christian. Dites ce que vous avez à dire à travers la porte. J’écoute.

Johan répondit que Christian eût à se tenir prêt lorsqu’il entendrait frapper trois coups à la porte de la galerie, laquelle s’ouvrirait pour donner passage à son théâtre.

Ceci convenu, il s’écoula bien encore un bon quart d’heure avant que les dames eussent trouvé chacune la place qui lui convenait pour étaler ses paniers et ses grâces et pour se trouver dans le voisinage du cavalier qui lui était agréable ou en vue de ceux à qui elle voulait le paraître. Christian, habitué à ces façons, arrangeait tranquillement sur une table les rafraîchissemens qu’il avait trouvés dans le petit salon, et qui devaient au besoin éclaircir la voix de son compère et la sienne dans l’entr’acte. Puis il s’installa avec M. Goefle sous le châssis fermé de tapisseries bien assujetties au moyen de crochets au dedans, sur la face et sur les côtés. Le fond était libre et assez reculé dans la petite charpente pour permettre une perspective de plusieurs plans réels.

Les deux operanti attendaient les trois coups, Christian avec calme, M. Goefle avec une impatience fiévreuse qu’il exprimait assez vertement. — Vous vous dépitez ? lui dit Christian. Allons, c’est que vous êtes ému, et c’est bon signe ; vous allez être étincelant.

— Espérons-le, répondit l’avocat, quoiqu’à vrai dire il me semble en ce moment que je vais ne pas trouver un mot et rester court. C’est fort plaisant, cela, j’en ai le vertige ! Jamais plaidoyer devant une assemblée sérieuse, jamais question de vie ou d’honneur pour un client, de succès pour moi-même, ne m’a autant agité le cerveau et tendu les nerfs que la farce que je vais jouer ici. Ces bavardes de femmes que l’on entend caqueter à travers les portes ne finiront-elles pas par se taire ? Veut-on nous faire étouffer dans cette baraque ? Je vais leur dire des injures, si cela continue !

Enfin les trois coups furent frappés. Deux laquais placés dans la galerie ouvrirent simultanément les deux battans, et l’on vit le petit théâtre, qui semblait marcher de lui-même, s’avancer légèrement et se placer devant la porte, dont il occupait toute la largeur. Quatre instrumens que Christian avait demandés jouèrent un court divertissement à l’italienne. La toile se leva, et les applaudissemens accordés au décor donnèrent aux deux operanti le temps de prendre en main leurs marionnettes pour les faire entrer en scène.

Toutefois Christian ne voulut pas commencer sans regarder son public par un petit œil ménagé devant lui. La seule personne qu’il cherchait fut la première que son regard saisit. Marguerite était assise auprès d’Olga, au premier rang des spectateurs. Elle avait une parure délicieuse, elle était ravissante. Christian remarqua ensuite le baron, qui était au premier rang des hommes derrière les femmes. Sa haute taille le faisait apercevoir aisément. Il était plus pâle, s’il se peut, que la veille. Christian chercha en vain la figure de Massarelli. Il vit avec plaisir celles du major Larrson, du lieutenant Ervin et des autres jeunes officiers qui, au bal et après le bal de la veille, lui avaient témoigné une sympathie si cordiale, et dont les physionomies hautes en couleur, épanouies d’avance, annonçaient une bienveillante attention. En même temps Christian entendit circuler l’éloge du décor. — Mais c’est le Stollborg ! dirent plusieurs voix. — En effet, dit la voix métallique du baron Olaüs, je crois qu’on a voulu représenter le vieux Stollborg !… — M. Goefle n’entendait rien et ne voyait personne ; il était réellement troublé. Christian, pour lui donner le temps de se remettre, entama la pièce par une scène à deux acteurs qu’il joua tout seul. Sa voix se prêtait singulièrement aux différens organes des personnages qu’il faisait parler, et il imitait tous les accens, donnant à chaque caractère un langage en rapport avec son rôle et sa position dans la fiction scénique. Dès les premières répliques, il charma son auditoire par la naïveté et la vérité de son dialogue. M. Goefle, chargé de faire agir et parler un type de vieillard, vint bientôt le seconder, et quoiqu’il ne sût pas d’abord bien déguiser son organe, on était si éloigné de penser à lui et on était si convaincu que Christian seul faisait parler tous les acteurs, que l’on s’émerveilla des ressources infinies de l’operante. — Ne jurerait-on pas, disait Larrson, qu’ils sont là-dedans une douzaine ?

— Ils sont toujours au moins quatre, disait le lieutenant.

— Non, reprenait le major, ils sont deux, le maître et le valet ; mais le valet est une brute qui parle rarement et qui n’a pas encore ouvert la bouche.

— Pourtant, écoutez, les voilà qui parlent ensemble. J’entends deux voix distinctes.

— Pure illusion ! reprenait l’enthousiaste Larrson. C’est Christian Waldo tout seul qui sait faire deux, trois et quatre personnes à la fois, peut-être plus, qui sait ? C’est un diable !… Mais écoutez donc la pièce ; ce n’est pas le moins curieux. Il fait des pièces que l’on voudrait retenir par cœur pour les écrire.

Nous ne nous chargeons pourtant pas de raconter ladite pièce au lecteur. Ces boutades fugitives sont comme toutes les improvisations oratoires ou musicales. On se trompe toujours en croyant qu’elles auraient la même valeur si elles étaient transcrites et conservées. Elles n’existent que par l’imprévu, et on se les rappelle avec d’autant plus de charme, qu’on n’en a gardé réellement qu’un souvenir confus, et que l’imagination les embellit après coup. Il y avait de la verve, de la couleur et du goût dans tout ce qui venait à l’esprit de Christian dans ces momens-là. Les imperfections inséparables d’un débit exubérant disparaissaient dans la rapidité de l’ensemble, dans son habileté à faire intervenir de nouveaux personnages quand il se sentait prêt à se dégoûter de ceux qu’il tenait en main.

Quant à M. Goefle, une véritable éloquence naturelle, beaucoup d’esprit quand il se sentait excité, une instruction réelle très étendue, lui rendaient bien facile le concours qu’il avait à donner. Les digressions les plus plaisantes résultèrent de sa promptitude à saisir au vol les fantaisies du dialogue de son interlocuteur, et l’on s’étonna plus encore que de coutume de la variété de connaissances que révélaient chez Waldo ces brillans écarts.

Si nous ne racontons pas la pièce, nous devons du moins dire de quelle façon Christian avait transformé ce premier acte, qui avait si singulièrement préoccupé M. Goefle.

Craignant de compromettre réellement l’avocat par des allusions involontaires, il avait fait du traître de sa pièce un personnage purement comique, une sorte de Cassandre trompé par sa pupille, cherchant à surprendre le corps du délit, l’enfant du mystère, mais n’ayant aucune pensée criminelle à son égard. Christian fut donc très étonné lorsque, arrivé à la scène finale de cette première partie, il entendit comme un frémissement parcourir son auditoire, et que des chuchotemens, qui pouvaient être interprétés comme des témoignages de blâme aussi bien que d’approbation, vinrent frapper son oreille, exercée à saisir le sentiment de ses spectateurs à travers ses propres paroles. — Que se passe-t-il donc ? se demanda-t-il rapidement en lui-même, et il regarda M. Goefle, qui avait la figure décomposée et qui frappait du pied d’impatience en agitant nerveusement sa marionnette sur la scène.

Christian, croyant qu’il oubliait le canevas, se hâta de lui couper la parole en faisant parler le batelier, et, pressant la conclusion, il baissa le rideau au milieu d’un bruit qui n’était ni celui des applaudissemens ni celui des sifflets, mais qui ressemblait à celui de gens qui s’en vont en masse pour n’en pas entendre davantage. Christian regarda par son œil avant de faire reculer le théâtre dans la porte. Il vit tout le monde non encore dispersé, mais déjà debout, lui tournant le dos et se faisant part à demi-voix d’un événement quelconque. Christian ne put saisir que ces mots : Sorti ! il est sorti ! Et, cherchant des yeux de qui il pouvait être question, il vit que le baron n’était plus dans la salle.

— Allons, lui dit M. Goefle en le poussant du coude, rentrons dans notre foyer. Que faisons-nous là ? C’est l’entr’acte.

Le théâtre recula donc dans le salon, les portes furent fermées, et, tout en se mettant vite à préparer le décor de l’acte suivant, Christian demanda à M. Goefle s’il s’était aperçu de quelque chose.

— Parbleu ! dit l’avocat tout hors de lui, j’en ai fait une belle, moi ! Qu’en dites-vous ?

— Vous ? vous avez été excellent, monsieur Goefle.

— J’ai été stupide, j’ai été fou ! Mais comprenez-vous qu’un pareil accident arrive à un homme habitué à parler en public des choses les plus délicates dans les faits les plus embrouillés ?

— Mais quel accident, au nom du ciel ! monsieur Goefle ?

— Comment ! vous étiez donc sourd ? vous n’avez pas entendu que j’ai eu trois lapsus effroyables ?

— Bah ! j’en ai peut-être eu cent, et cela m’arrive tous les jours ; est-ce que l’on s’en aperçoit ?

— Ah ! oui-dà ! vous croyez qu’on ne s’en est pas aperçu ! Je parie que le baron est sorti avant la fin ?

— Il est sorti en effet. A-t-il donc l’oreille si délicate qu’une liaison hasardée ou un mot impropre…

— Eh ! mille démons ! il s’agit bien de cela ! J’aurais mieux fait d’estropier la langue que de dire ce que j’ai dit ! Imaginez-vous que, pendant que vous vous baissiez pour faire passer le bateau sous les rochers, moi, qui faisais parler les sbires, j’ai dit trois fois le baron au lieu de dire don Sanche ! Oui, je l’ai dit trois fois ! Une première fois sans y prendre garde, la seconde en m’en apercevant et en voulant me reprendre, la troisième,… oh ! la troisième ! cela est inoui, Christian, que l’on dise précisément un mot que l’on ne veut pas dire et que l’on pense à ne pas dire ! Il y a là comme une fatalité, et me voilà prêt à croire, avec nos paysans, que les malins esprits se mêlent de nos affaires.

— Cela est fort curieux en effet, dit Christian ; mais il n’est personne à qui cela ne soit arrivé. De quoi diable vous tourmentez-vous là, monsieur Goefle ? Le baron ne peut vous soupçonner de l’avoir fait exprès ! D’ailleurs n’y a-t-il que lui de baron dans ce monde ? n’y en a-t-il pas en ce moment peut-être une douzaine dans notre public ? Pensons au second acte, monsieur Goefle ; le temps passe, et d’un moment à l’autre on peut nous dire de commencer.

— Si l’on ne vient pas nous dire d’en rester là… Tenez, on frappe.

— C’est encore le majordome. Rentrez sous le châssis, monsieur Goefle ; je remets mon masque et j’ouvre. Il faut savoir ce qui se passe.

M. Goefle caché et Christian masqué, la porte fut ouverte à M. Johan.

— Qu’y a-t-il ? lui dit Christian, pressé de venir au fait. Devons-nous continuer ?

— Et pourquoi non, monsieur Waldo ? dit le majordome.

— J’ai cru voir que M. le baron était indisposé.

— Oh ! cela lui arrive bien souvent de souffrir quand il reste en place ; mais ce n’est rien. Il vient de me faire dire que vous ayez à reparaître, qu’il y soit ou non. Il tient à ce que vous divertissiez la compagnie… Mais quelle drôle d’idée avez-vous eue là, monsieur Christian, de représenter notre vieux Stollborg sur votre théâtre !

— J’ai cru être agréable à M. le baron, répondit effrontément Christian ; en est-il autrement ?

— M. le baron est enchanté de votre idée, et il n’a cessé de répéter : « C’est très joli, très joli ! On croirait voir le vieux donjon ! »

— À la bonne heure ! dit Christian, alors nous continuons. Serviteur, monsieur le majordome ! — Allons, monsieur Goefle, du courage ! continua Christian, dès que Johan fut sorti. Vous voyez que tout va bien, et que nous n’avons fait que rêver toute la journée. Je parie que le baron est le meilleur des humains ; vous allez voir qu’il se convertit, et que nous serons forcés de le canoniser !

À l’acte suivant, qui fut très court et très gai, le baron sembla s’amuser beaucoup. Don Sanche ne paraissait pas. La langue ne tourna plus à M. Goefle, et sa voix fut si bien déguisée que personne ne se douta de sa présence. Dans l’entr’acte, il but plusieurs verres de Porto pour soutenir son entrain, et il était un peu gris au troisième et dernier acte, qui eut encore plus de succès que les précédens.

Parallèlement à l’action burlesque où Stentarello divertissait le public, Christian avait fait marcher une action sentimentale avec d’autres personnages. Dans ce dernier acte, Alonzo, l’enfant du lac, découvrait que Rosita, la fille des braves gens qui l’avaient élevé et adopté, n’était pas sa sœur, et lui exprimait son amour. Cette situation, bien connue au théâtre, a toujours été délicate. On n’aime pas à voir le frère passer brusquement de l’amitié sainte à une passion qui, en dépit du changement de situation, prend un air d’inceste improvisé. Les personnages de la jeune fille et d’Alonzo étaient les seuls que Christian n’eût pas chargés. Il avait fait de ce dernier un bon jeune homme vivant et pensant comme lui-même. Ce caractère entreprenant et généreux fut sympathique aux auditeurs, et les femmes, oubliant qu’elles avaient une marionnette devant les yeux, furent charmées de cette voix douce qui leur parlait d’amour avec une suavité chaste et un accent de franchise bien différens des phrases maniérées des bergeries françaises de l’époque.

Christian avait beaucoup lu Marivaux, ce talent à deux faces, si minutieux d’esprit, mais si simple de cœur, si émouvant dans la passion. Il avait senti le côté vrai, le grand côté de ce charmant génie, et il excellait vraiment à faire parler l’amour. La scène sembla courte ; plusieurs voix s’élevèrent pour crier ; « Encore ! encore ! » et Christian, cédant au désir du public, reprit Alonzo, qui était déjà sorti de ses doigts, et il le fit rentrer en scène d’une manière ingénieuse et naturelle : « Vous m’avez rappelé ? » dit-il à la jeune amoureuse, et ce mot si simple eut un accent si craintif, si éperdu et si naïf, que Marguerite mit son éventail sur son visage pour cacher une rougeur brûlante.

C’est qu’il se passait un étrange phénomène dans le cœur de cette jeune fille. Elle seule reconnaissait dans la voix d’Alonzo celle de Christian Goefle. C’est peut-être parce qu’elle seule avait assez parlé avec lui pour se la rappeler vivement. Et pourtant Christian Waldo donnait à dessein à la voix de son jeune personnage un diapason plus clair que celui qui lui était naturel ; mais il y avait de certaines inflexions et de certaines vibrations qui à chaque instant faisaient tressaillir Marguerite. À la scène d’amour, elle n’eut plus de doutes, et pourtant Christian Goefle ne lui avait pas dit un seul mot d’amour. Elle garda ses réflexions pour elle seule, et lorsqu’Olga, qui était froide et railleuse, lui poussa le coude en lui demandant si elle pleurait, l’innocente enfant répondit avec une profonde hypocrisie qu’elle était fort enrhumée et qu’elle se retenait de tousser.

Quant à Olga, elle était bien autrement dissimulée : elle affectait après la pièce un grand mépris pour ce petit personnage d’amoureux transi, et pourtant le cœur lui avait battu violemment, car chez certaines Russes la froideur des calculs n’exclut pas l’ardeur des passions. Olga s’était jetée avec résolution dans la convoitise cupide ; elle n’en éprouvait pas moins, en dépit d’elle-même, une secrète horreur pour le baron depuis qu’elle s’était fiancée avec lui. Lorsqu’il lui adressa la parole après la pièce, sa voix âpre et son regard glacé lui donnèrent le frisson, et elle se rappela, comme malgré elle, la douce voix et les vives paroles de Christian Waldo.

De son côté, le baron semblait de fort bonne humeur. Le fâcheux personnage de don Sanche, qui devait reparaître à la fin de la pièce, avait été prudemment supprimé par M. Goefle. Entre le premier et le second acte, cette modification avait été introduite de concert avec Christian. On avait imaginé de faire de Rosita la fille de ce personnage, qui était mort dans l’entr’acte. On découvrait qu’elle était héritière d’une grande fortune laissée par lui, et, pour réparer la spoliation dont Alonzo avait été victime, elle l’épousait au dénoûment. Des aventures, des quiproquos, des incidens romanesques et des personnages comiques, Stentarello surtout avec l’ingénuité de son égoïsme et de sa couardise, soutenaient la trame fragile de cette légère donnée, qui eut généralement un succès enthousiaste, en dépit de M. Stangstadius, qui n’écouta rien et blâma tout, ne pouvant souffrir que l’on s’intéressât à une œuvre frivole où il n’était pas question de science.

Cependant M. Goefle s’était jeté sur un fauteuil dans le foyer, où il s’était renfermé avec Christian, et tandis que celui-ci, toujours actif et soigneux, démontait, rangeait et pliait toutes les pièces et engins de son théâtre, de manière à enfermer tout le personnel dans une boîte et à faire de l’édifice un seul ballot assez lourd, mais assez facile à porter, l’avocat, s’essuyant le front et fêtant par distraction le vin d’Espagne, s’abandonnait à ce bien-être particulier auquel il aimait à se livrer lorsqu’il déposait la robe et le bonnet pour rentrer, comme il disait, dans le sein de la vie privée.

Ce charmant caractère d’homme avait eu peu de mécomptes dans sa vie publique et peu de contrariétés dans son intérieur. Ce qui lui avait manqué depuis qu’il avait les jouissances d’ordre et de sécurité de l’âge mûr, c’était l’imprévu, qu’il prétendait, qu’il croyait peut-être haïr, mais dont il éprouvait le besoin, en raison d’une imagination vive et d’une grande flexibilité de talent. Il se sentait donc en ce moment tout ragaillardi, sans bien savoir pourquoi, et il regrettait que la pièce fût finie, car, bien que fatigué et baigné de sueur, il trouvait dans son cerveau dix actes nouveaux à jouer encore.

— Ah çà ! dit-il à Christian, je me repose, et vous voilà rangeant, travaillant… Ne puis-je vous aider ?

— Non, non, monsieur Goefle ; vous ne sauriez pas. Voyez d’ailleurs, cela est fait. Avez-vous trop chaud maintenant pour songer à vous remettre en marche pour le Stollborg ?

— Pour le Stollborg ? Est-ce que nous allons tristement nous coucher, excités comme nous le sommes ?

— Quant à cela, monsieur Goefle, vous êtes bien le maître de sortir de ce château par la porte dérobée, d’y rentrer par la cour d’honneur, et d’aller prendre votre part du souper qui sonne et des divertissemens qui se préparent probablement pour le reste de la soirée. Pour moi, mon rôle est terminé maintenant, et puisque vous avez renié votre généreux sang, puisque je ne peux reparaître à vos côtés sous le nom de Christian Goefle, il faut que j’aille manger n’importe quoi et étudier un peu de minéralogie jusqu’à ce que le sommeil me prenne.

— Au fait, mon pauvre enfant, vous devez être fatigué !

— Je l’étais un peu avant de commencer la pièce ; à présent je suis comme vous, je suis excité, monsieur Goefle. En fait d’improvisation, on est toujours très monté quand le moment vient de finir, et c’est quand la toile baisse sur un dénoûment qu’il faudrait pouvoir commencer. C’est alors qu’on aurait du feu, de l’âme et de l’esprit !

— C’est vrai ; aussi ne vous quitterai-je pas : vous vous ennuieriez seul. Je connais cette émotion, c’est comme lorsqu’on vient de plaider ; mais ceci est plus excitant encore, et à présent je voudrais faire je ne sais quoi, réciter une tragédie, composer un poème, mettre le feu à la maison ou me griser, pour en finir avec ce besoin de faire quelque chose d’extraordinaire.

— Prenez-y garde, monsieur Goefle, dit Christian en riant, cela pourrait bien vous arriver !

— À moi ? jamais ! jamais ! Hélas ! je suis d’une sobriété stupide.

— Pourtant la bouteille est à moitié vide, voyez !

— Une demi-bouteille de Porto à deux, ce n’est pas scandaleux, j’espère ?

— Pardon ! je n’y ai pas touché, moi : je n’ai bu que de la limonade.

— En ce cas, dit M. Goefle en repoussant le verre qu’il venait de remplir, loin de moi cette perfide boisson ! Se griser seul est la plus triste chose du monde. Voulez-vous venir au Stollborg essayer de vous griser avec moi ? Ou bien… tenez… j’ai ouï dire ce matin, ici, que l’on ferait une course de torches sur le lac, si le temps ne se remettait pas à la neige. Or le temps était magnifique ce soir, quand je suis venu. Mettons-nous de la partie. Vous savez que l’on se déguise, si l’on veut, durant les fêtes de Noël, et… ma foi, oui, je me souviens maintenant que la comtesse d’Elvéda, ce matin, a parlé d’une mascarade.

— Bonne idée ! dit Christian ; je serai là dans mon élément, moi, l’homme au masque !… Mais où prendrons-nous des costumes ? J’en ai bien là une centaine dans ma boîte, mais il nous est aussi impossible à l’un qu’à l’autre de nous réduire à la taille de nos marionnettes ?

— Bah ! nous trouverons peut-être quelque chose au Stollborg. Qui sait ?

— Ce ne sera pas dans ma garde-robe à coup sûr.

— Eh bien ! peut-être dans la mienne ! Quand on n’a rien de mieux, on met son habit à l’envers. Voyons ! avec de l’imagination…

— Partez donc, monsieur Goefle, je vous suis ; j’ai mon âne à recharger et mon argent à recevoir. Prenez ce masque, j’en ai un second ; il y a peut-être des curieux sur l’escalier.

— Ou des curieuses… à cause de vous. Dépêchez-vous, Christian, je pars en avant.

Et M. Goefle, leste et léger comme à vingt ans, s’élança dans l’escalier, bousculant les valets et même quelques dames bien enveloppées qui s’étaient glissées là furtivement pour tâcher d’apercevoir le fameux Christian Waldo au passage. Aussi Christian ne fit-il aucun effet et ne rencontra-t-il presque personne lorsqu’il descendit l’instant d’après, portant sa caisse et son grand ballot. « Celui-ci, disait-on, est le valet, puisqu’il porte les fardeaux. Il paraît qu’il se masque aussi, le fat ! » Et l’on se désolait de n’avoir pu apercevoir le moindre trait, de n’avoir pu se faire la moindre idée de la tournure du véritable Waldo, disparu avec la rapidité de l’éclair.

Christian terminait son emballage, lorsqu’il remarqua que maître Johan essayait de le prendre au dépourvu et de satisfaire sa curiosité personnelle, en cherchant à s’introduire brusquement dans le foyer, sous prétexte de lui payer le salaire de son divertissement. Il résolut de s’amuser aux dépens de cet insinuant personnage, et, s’étant masqué avec soin, il lui ouvrit la porte avec beaucoup de politesse.

— C’est bien à maître Christian Waldo que j’ai le plaisir de parler ? dit le majordome en lui remettant la somme convenue.

— À lui-même, répondit Christian ; ne reconnaissez-vous pas ma voix et mon habit de tantôt ?

— Certainement, mon cher ; mais votre valet se masque aussi, à ce qu’il paraît, car je viens de le voir passer aussi mystérieux que vous-même et mieux couvert, ma foi, que je ne l’avais vu hier à votre arrivée.

— C’est que le drôle, au lieu de porter ma pelisse sur son bras, se permet de l’endosser. Je le laisse faire, c’est un grand frileux.

— Et voilà ce qui m’étonne ; hier, il m’avait semblé voir en lui un frileux plus petit que vous de la tête.

— Ah ! voilà ce qui vous étonne ?… dit Christian, appelant à son secours les ressources de l’improvisation. Vous n’avez donc pas fait attention à sa chaussure aujourd’hui ?

— Vraiment non ! Est-il monté sur des échasses ?

— Pas tout à fait, mais sur des patins de quatre ou cinq pouces de haut.

— Et pourquoi cela ?

— Quoi, monsieur le majordome ! un homme d’esprit comme vous me fait une pareille question ?

— J’avoue que je ne comprends pas, répondit Johan en se mordant les lèvres.

— Eh bien ! monsieur le majordome, sachez que si les deux operanti d’un théâtre comme celui-ci ne sont pas de taille à peu près égale, l’un des deux est forcé de laisser apercevoir sa tête, qui certes ne fait pas bon effet au niveau des burattini, et ressemblerait sur cette petite scène à celle d’un habitant de Saturne, ou bien l’autre, le plus petit, est forcé d’élever ses bras d’une manière si fatigante qu’il ne pourrait continuer pendant deux scènes.

— Alors votre valet met des patins pour se trouver à votre hauteur ? Ingénieux ! très ingénieux, ma foi ! — Et Johan ajouta d’un air de doute : — C’est singulier que je n’aie pas entendu le bruit de ces patins tout à l’heure, pendant qu’il descendait l’escalier.

— Voilà encore, monsieur le majordome, où vous laissez sommeiller votre sagacité naturelle. Si ces patins n’étaient garnis de feutre, ils feraient dans la baraque un bruit insupportable.

— Vous m’en direz tant !… Mais vous ne me ferez pas comprendre comment ce garçon, d’un esprit si vulgaire, a été si brillant pour vous seconder.

— Ah ! voilà, répondit Christian : c’est l’histoire de l’artiste en général. Il brille sur les planches (ici ce serait le cas de dire sous les planches), et quand il en sort, il retombe dans la nuit, surtout quand il a la malheureuse habitude de boire avec les laquais de bonne maison.

— Comment ? vous croyez qu’il a bu ici avec…

— Avec vos laquais, qui vous ont rendu compte de son intéressante conversation, monsieur le majordome, puisque vous avez ces renseignemens fidèles sur l’épaisseur de son intelligence…

Johan se mordit encore les lèvres, et Christian fut dès lors convaincu que son incognito devait avoir été trahi jusqu’à un certain point par Puffo le verre en main, ou tout à fait par Massarelli l’argent en poche. Puffo ne connaissait Christian que sous le nom de Dulac, Massarelli le connaissait désormais sous tous ses noms successifs, excepté pourtant peut-être sous le nom récemment improvisé de Christian Goefle. Christian cherchait à s’assurer de ce dernier fait, en étudiant l’âpre curiosité que laissait percer le majordome de voir sa figure, et il comprit bientôt que ce n’était pas tant pour le plaisir de savoir s’il avait ou non une tête de mort que pour l’intérêt de reconnaître dans cette figure de bateleur celle du faux neveu de M. Goefle, laquelle avait été, la veille, très bien vue dudit majordome. — Enfin, dit celui-ci après beaucoup de questions insidieuses contre lesquelles l’aventurier se tint en garde, si une aimable dame… une jeune personne charmante, la comtesse Marguerite par exemple, vous demandait de voir vos traits,… vous seriez assez obstiné pour refuser…

— Qu’est-ce que la comtesse Marguerite ? dit Christian d’un ton ingénu, bien qu’il eût envie de souffleter maître Johan.

— Mon Dieu ! reprit le majordome, je dis la comtesse Marguerite, parce qu’elle est, à coup sûr, la plus jolie femme qu’il y ait à cette heure au château. Ne l’avez-vous pas remarquée ?

— Et où donc l’aurais-je vue, je vous prie ?

— Au premier rang de vos spectatrices.

— Oh ! si vous croyez que quand je joue, à moi presque seul, une pièce à vingt personnages, j’ai le temps de regarder les dames…

— Je ne dis pas, mais enfin vous ne seriez pas influencé par le désir de plaire à une jolie personne ?…

— Plaire ? monsieur Johan ! s’écria Christian avec une vivacité très bien jouée, vous me dites là, sans vous en douter, une chose fort cruelle. Vous ignorez apparemment que la nature m’a gratifié d’une laideur effroyable, et que c’est là l’unique cause du soin que je prends de me cacher !

— On le dit, répliqua Johan, mais on dit aussi le contraire, et M. le baron, ainsi que toutes les personnes, surtout les dames, ici rassemblées, a une grande envie de savoir à quoi s’en tenir.

— C’est une envie désobligeante à laquelle je ne me prêterai certainement pas, et, pour les en dégoûter, j’en veux appeler à votre témoignage.

En parlant ainsi, Christian, qui avait eu soin de ne laisser qu’une bougie allumée dans l’appartement, releva son masque de soie noire et montra précipitamment, et comme avec une sorte de désespoir, au majordome un second masque de toile enduit de cire, si parfaitement exécuté qu’à moins d’une grande clarté et d’un examen minutieux, il était impossible de ne pas le prendre pour une figure humaine, camuse, blême et horriblement maculée par une tache énorme couleur de vin. Johan, malgré son esprit soupçonneux, y fut pris et ne put retenir une exclamation de dégoût. — Pardon, pardon, mon cher ami, dit-il en se reprenant, vous êtes à plaindre, et pourtant votre talent et votre esprit sont des avantages que je vous envie !…

Le majordome était lui-même si laid, que Christian eut envie de rire de ce qu’il semblait se supposer beaucoup plus beau que ce masque.

— À présent, reprit-il après avoir rabaissé le masque noir, dites-moi tout bonnement pourquoi vous étiez si curieux de savoir à quel point je suis laid.

— Mon Dieu, reprit Johan après un moment d’hésitation en jouant le bonhomme, je vais vous le dire… Et même si vous voulez m’aider à découvrir un secret, une puérilité, qui intrigue ici plus d’une personne, vous acquerrez des droits à la reconnaissance,… vous m’entendez bien, à la munificence du maître de céans : il s’agit d’une plaisanterie, d’un pari…

— Je ne demande pas mieux, répondit Christian, curieux d’entendre la confidence qu’il pressentait déjà ; de quoi s’agit-il ?

— Vous êtes descendu au Stollborg ?

— Oui ; vous avez refusé de m’admettre ici.

— Vous avez dormi… dans la chambre de l’ourse ?

— Parfaitement.

— Parfaitement, n’est-ce pas ? Le prétendu fantôme…

— Ce n’est pas sur le compte du fantôme que vous voulez m’interroger ? Vous n’y croyez pas plus que moi ?

— Comme vous dites ; mais il est un autre fantôme qui a fait apparition hier dans le bal, et que personne ne connaît. Vous devez l’avoir vu au Stollborg ?

— Non ; je n’ai vu aucun fantôme.

— Quand je dis un fantôme,… vous avez vu là un avocat qui s’appelle M. Goefle, un homme de grand mérite ?

— Oui, j’ai eu l’honneur de lui parler ce matin. Il occupe la chambre à deux lits.

— Ainsi que son neveu ?

— Je ne lui ai pas vu de neveu.

— Neveu ou non, un jeune homme de votre taille, dont la voix ne m’a pas frappé particulièrement, mais dont la figure était fort agréable, tout habillé de noir, un garçon de bonne mine enfin…

— De bonne mine ? Plût au ciel que ce fût moi, monsieur Johan ! J’avais une si belle envie de dormir que je ne saurais vous dire s’il était au Stollborg. Je n’ai vu là qu’un ivrogne appelé Ulphilas.

— Et M. Goefle ne l’a pas vu, cet étranger ?

— Je ne le pense pas.

— Il ne le connaît pas ?

— Ah ! vous me rappelez… Oui, oui, je sais ce que vous voulez dire : j’ai entendu M. Goefle se plaindre d’un individu qui aurait usurpé son nom pour se présenter au bal. Est-ce cela ?

— Parfaitement.

— Mais alors comment se fait-il, monsieur le majordome, qu’étant intrigué par cet inconnu, vous ne l’ayez pas fait suivre ?

— Nous n’étions nullement intrigués ; il s’était donné pour un proche parent de l’avocat : on comptait nécessairement le voir reparaître. C’est ce matin, lorsque l’avocat l’a désavoué, que M. le baron s’est demandé comment un inconnu avait osé, sous un nom d’emprunt, s’introduire dans la fête. C’est sans doute une gageure impertinente, quelque étudiant de l’école des mines de Falun,… à moins que ce ne soit, comme il paraît l’avoir donné à entendre, un fils naturel que l’avocat n’autorise pas à porter son nom.

— Tout cela ne me paraît pas valoir la peine de tant chercher, répondit Christian d’un ton d’indifférence ; m’est-il permis à présent d’aller souper, monsieur le majordome ?

— Oui, certes ; vous allez souper avec moi.

— Non, je vous remercie ; je suis très fatigué, et je me retire.

— Toujours au Stollborg ? Vous y êtes bien mal !

— J’y suis fort bien.

— Avez-vous un lit au moins ?

— J’en aurai un cette nuit.

— Cet ivrogne d’Ulphilas vous fait-il manger convenablement ?

— On ne peut mieux.

— Vous êtes en mesure pour demain ?

— À quelle heure ?

— Comme aujourd’hui.

— C’est fort bien. Je suis votre serviteur.

— Ah ! encore un mot, monsieur Waldo : est-ce une indiscrétion de vous demander votre véritable nom ?

— Nullement, monsieur Johan ; mon véritable nom est Stentarello, pour vous servir.

— Mauvais plaisant ! C’est donc vous qui faites toujours parler ce personnage de comédie ?

— Toujours, quand ce n’est pas mon valet.

— Vous êtes mystérieux !

— Oui, quand il s’agit du secret de mes coulisses ; sans cela point de prestige et point de succès.

— Peut-on au moins vous demander pourquoi un de vos personnages s’appelait le baron ?

— Ah ! cela, demandez-le aux laquais qui ont fait boire Puffo ; quant à moi, habitué à ses bévues, je n’y eusse pas fait attention, s’il ne s’en fût confessé avec effroi.

— Aurait-il recueilli quelque sot commérage ?…

— Relativement à quoi ? Expliquez-vous…

— Non, non, ça n’en vaut pas la peine, répondit Johan, qui voyait, grâce à l’adresse ou à l’insouciance de son interlocuteur, leur attitude respective transposée, en ce sens qu’au lieu de questionner, le majordome se trouvait questionné lui-même.

Cependant il revint sur une question déjà faite : — Vous aviez donc, dit-il, un décor qui ressemblait au Stollborg à s’y méprendre ?

— Qui ressemblait un peu au Stollborg, oui, par hasard, et c’est à dessein que je l’ai fait ressembler tout à fait.

— Pourquoi cela ?

— Ne vous l’ai-je pas dit ? Pour être agréable à M. le baron. C’est une délicatesse de ma part de chercher toujours à représenter un site de la localité où j’exerce mon industrie passagère. À ma prochaine étape, ce Stollborg sera changé et représentera autre chose. Est-ce que M. le baron a trouvé ma toile de fond mauvaise ? Que voulez-vous ? j’ai eu si peu de temps !

En parlant ainsi, Christian s’amusait à observer la désagréable figure de Johan. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, assez gros, d’un type vulgaire et d’une physionomie bienveillante et apathique au premier abord ; mais dès la veille Christian, en lui remettant la lettre d’invitation trouvée dans la poche de M. Goefle, avait surpris, dans son coup d’œil oblique, une activité inquisitoriale dissimulée par une nonchalance d’emprunt. Maintenant il était encore plus frappé de ces indices d’un caractère affecté, qui semblait être une copie chargée de celui du baron, son maître. Néanmoins, comme, au bout du compte, Johan n’était qu’un premier laquais sans éducation et sans art véritable, Christian n’eut pas la moindre peine à jouer la comédie infiniment mieux que lui, et à le laisser persuadé de l’innocence de ses intentions. En même temps Christian acquérait une quasi-certitude à propos de l’histoire de la baronne Hilda. Il devenait évident pour lui qu’un drame quelconque s’était accompli au Stollborg et que le baron n’avait pu voir sans effroi ou sans colère ces trois choses représentées sous une forme et dans une intention quelconque : une prison, une victime et un geôlier.
X.

Johan était à coup sûr le confident, peut-être un des acteurs de ce drame. Il avait voulu savoir à quel point maître Christian Waldo, en qualité de chroniqueur ambulant, pouvait avoir été initié à ce mystère. Christian avait adroitement jeté dans son esprit le soupçon d’une indiscrétion de la part des laquais du château, et il avait assez heureusement jusqu’à nouvel ordre retiré du jeu son épingle et celle de M. Goefle.

Nous le laisserons vaquer philosophiquement au soin de recharger son âne, et nous dirons ce qui s’était passé pendant son entretien avec le majordome. Nous reprendrons les choses au moment où M. Goefle, favorisé par le lever de la lune et le retour de l’aurore boréale, était reparti pour le Stollborg, marchant rapidement sur le lac, chantonnant et gesticulant un peu malgré lui.

Pendant ce temps, on avait servi le souper aux hôtes du château neuf, et le splendide gâteau de Noël, qui, selon l’usage norvégien, devait rester sur la table et n’être attaqué que le 6 janvier, faisait, par sa dimension et par son luxe, l’admiration des dames. Ce chef-d’œuvre de pâtisserie représentait, par un singulier mélange de la galanterie du siècle avec la pratique religieuse, le temple de Paphos. On y voyait des monumens, des arbres, des fontaines, des personnages et des animaux. La pâtisserie et le sucre cristallisé de toutes couleurs imitaient les matériaux les plus précieux, et se prêtaient aux formes les plus fantastiques.

Le baron avait confié à une vieille demoiselle de sa famille, personne très versée dans la science domestique et parfaitement nulle à tous autres égards, le soin de faire les honneurs du souper, pendant qu’il prendrait le temps de lire quelques lettres et d’y répondre. En réalité, le baron, qui ne manquait pas de prétextes pour se retirer quand il avait quelque préoccupation d’esprit, était en ce moment enfermé dans son cabinet avec un homme pâle, qui se donnait le nom de Tebaldo, et qui n’était autre que Guido Massarelli.

Ce n’est pas sans peine que Guido avait obtenu ce tête-à-tête. Johan, très jaloux de l’oreille du maître, avait tâché de lui tirer son secret pour s’en donner les gants ; mais Massarelli n’était pas homme à se laisser surprendre. Il avait insisté, et, après avoir erré tout le jour dans le château, il obtenait enfin l’entrevue dont il avait escompté le résultat en se targuant auprès de Christian d’être l’ami de la maison. L’entretien, qui eut lieu en français, commença par un étrange récit auquel le baron ne sembla prêter qu’une attention ironique et dédaigneuse.

— Voilà, dit-il enfin à Massarelli, une très énorme aventure, je dirais une révélation très importante, si je pouvais ajouter foi à ce que je viens d’entendre ; mais j’ai été si souvent trompé dans les affaires délicates, qu’il me faudrait d’autres preuves que des paroles. Vous m’avez raconté un fait bizarre, romanesque, invraisemblable…

— Que M. Stenson a reconnu fort exact, répondit l’Italien, et qu’il n’a pas même essayé de nier.

— Vous le dites, reprit froidement le baron ; par malheur, je ne peux m’en assurer. Si j’interroge Stenson, que votre récit soit véridique ou imaginaire, il niera certainement.

— C’est probable, monsieur le baron ; un homme capable d’une dissimulation qui vous en a imposé pendant plus de vingt ans ne se fera pas faute de mentir encore ; mais si vous trouvez le moyen d’épier un entretien entre lui et moi, vous surprendrez la vérité. Je me charge bien de la lui arracher encore une fois et en votre présence, pourvu qu’il ne se doute pas que vous l’entendez.

— Il ne serait pas difficile, avec un homme aussi sourd, de se glisser dans son appartement ;… mais… puisque, selon lui, la personne est morte, que me fait, à moi, le passé du vieux Stenson ? Il a certainement agi à bonne intention, et, bien qu’il m’ait fait grand tort en laissant, par son silence, d’odieux soupçons peser sur moi,… comme le temps a fait justice de ces choses…

— Pas tant que monsieur le baron paraît le croire, reprit l’Italien, qui savait, aussi bien que le baron, s’envelopper d’un calme audacieux. C’est la légende du pays, et Christian Waldo l’a certainement ramassée sur son chemin en venant ici.

— Si cela était, reprit le baron, laissant percer une secrète rage, ce bateleur n’eût certes pas eu l’impudence d’en faire publiquement et devant moi le sujet d’une scène de comédie.

— C’était pourtant bien la représentation du vieux donjon… J’ai vu la localité aujourd’hui, et Christian Waldo, qui demeure au Stollborg, a pu la voir aussi. Les Italiens,… c’est très hardi, monsieur le baron, les Italiens !

— Je m’en aperçois, monsieur Tebaldo. Vous dites que ce Waldo demeure au Stollborg ? Il aurait donc fait ce tableau tout exprès et d’après nature ? Si promptement ! ce n’est pas probable. La ressemblance de son décor avec le donjon est une chose fortuite.

— Je ne le pense pas, monsieur le baron ; Waldo a une grande facilité, et il peint comme il improvise.

— Vous le connaissez donc ?

— Oui, monsieur le baron.

— Quel est son vrai nom ?

— C’est ce que je dirai à monsieur le baron, si la somme que je lui ai demandée ne lui paraît pas exorbitante.

— De quel intérêt peut être pour moi de savoir son nom ?

— Un intérêt immense… et capital… La manière dont le prétendu Tebaldo prononça ce mot parut faire quelque impression sur le baron.

— Vous dites, reprit-il après une pause, que la personne est morte ?

— Stenson l’affirme.

— Et vous ?

— J’en doute.

— Christian Waldo le sait peut-être ?

— Christian Waldo ne sait rien.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr.

— Mais vous voulez me donner à entendre que cet homme est précisément celui…

— Je n’ai pas dit cela, monsieur le baron.

— Alors vous voulez dire et ne pas dire ; vous voulez être payé d’avance pour une révélation chimérique.

— Je ne vous ai rien demandé que votre signature, monsieur le baron, dans le cas où vous serez content de moi.

— Je ne signe jamais. Tant pis pour qui doute de ma parole.

— Alors, monsieur le baron, je remporte mon secret ; celui qu’il intéresse au moins autant que vous l’aura pour rien.

Et Tebaldo allait résolument sortir du cabinet, lorsque le baron le rappela. Il se passait quelque chose d’assez naturel chez ces deux hommes. Ils avaient peur l’un de l’autre. Le premier n’avait pas encore touché le bouton de la serrure pour sortir, qu’il s’était dit : Je suis fou, le baron va me faire assassiner pour m’empêcher de parler. Le second s’était dit de son côté : Il a peut-être déjà parlé ; lui seul peut me faire savoir ce que j’ai à craindre.

— Monsieur Tebaldo, dit le baron, si je vous apprenais que j’en sais plus long que vous ne pensez ?

— J’en serais charmé pour vous, monseigneur, répondit l’Italien avec audace.

— La personne n’est pas morte, elle est ici ou du moins elle y était hier ; je l’ai vue, je l’ai reconnue.

— Reconnue ? dit Massarelli avec surprise.

— Oui, reconnue, je m’entends : cette personne se donnait le nom de Goefle, avec ou sans la permission d’un homme honorable qui s’appelle ainsi. Parlez donc, vous voyez que je suis sur la voie et qu’il est puéril de vouloir porter mes soupçons sur le bateleur Waldo.

L’Italien étonné resta court. Arrivé le matin même, il ne savait rien des incidens de la veille ; il avait rencontré M. Goefle sans le connaître ; il ne parlait pas le suédois, le dalécarlien encore moins ; il n’avait pu lier conversation qu’avec le majordome, qui parlait un peu français et qui était fort méfiant. Il ignorait donc absolument l’histoire de Christian au bal et ne savait réellement pas de qui le baron lui parlait. En le voyant surpris et démonté, le baron se confirma dans sa pensée qu’il l’avait confondu par sa pénétration.

— Allons, dit-il, exécutez-vous, et finissons-en. Dites tout, et comptez sur une récompense proportionnée au service que vous pouvez me rendre.

Mais l’Italien avait déjà repris toute son assurance. Persuadé que le baron était sur une fausse piste et décidé à ne pas livrer son secret pour rien, il ne songeait plus qu’à gagner du temps et à se préserver du mauvais parti que pouvait lui faire cet homme, réputé terrible, s’il refusait carrément de s’expliquer.

— Monsieur le baron veut-il me donner vingt-quatre mille écus et vingt-quatre heures, dit-il, pour mettre en sa présence et à sa disposition la personne qu’il a tant d’intérêt à connaître ?

— Vingt-quatre mille écus, c’est peu ! répondit le baron avec ironie ; mais vingt-quatre heures, c’est beaucoup !

— C’est peu pour un homme tout seul.

— Vous faut-il de l’aide ? J’ai des gens sûrs et très habiles.

— S’il faut partager avec eux les vingt-quatre mille écus, j’aime mieux agir seul, à mes risques et périls.

— Quelle action entendez-vous donc faire ?

— Celle que me prescrira monsieur le baron !

— Oui-dà ! vous avez l’air de me proposer…

En ce moment, le baron fut interrompu par une sorte de grattement derrière une des portes de son cabinet. — Attendez-moi ici, dit-il à Massarelli, et il passa dans une autre pièce.

Guido résuma vite la situation ; épouvanté du calme du baron, il jugea que le plus prudent pour lui était de traiter les affaires par correspondance : en conséquence, il alla vers la porte par laquelle on l’avait introduit. Il la trouva fermée au moyen d’un secret que, malgré une certaine science pratique, il ne put trouver. Il s’approcha de la fenêtre ; elle était à quatre-vingts pieds du sol.

Il essaya sans bruit la porte par laquelle le baron était sorti. Elle était aussi bien close que l’autre. Le bureau était ouvert et laissait voir une recommandable réunion de rouleaux d’or. — Ah ! se dit Massarelli en soupirant, les portes sont solides et les serrures sont bonnes, puisqu’on me laisse ici en tête à tête avec ces beaux écus ! — Et il commença à s’alarmer sérieusement de sa position. Il essaya d’écouter ce qui se disait dans la pièce voisine. Il n’entendit absolument rien. Or ce qui se disait dans cette pièce, le voici.

— Eh bien ! Johan, as-tu réussi ? As-tu vu la figure de ce Waldo ?

— Oui, monsieur le baron, ce n’est pas l’homme d’hier, c’est un monstre.

— Plus laid que toi ?

— Je suis beau en comparaison !

— Tu l’as vu, bien vu ?

— Comme je vous vois.

— Par surprise ?

— Nullement. Je lui ai dit que j’étais curieux, il s’est exécuté de bonne grâce.

— Et l’autre ? le faux Goefle ?

— Pas de nouvelles !

— C’est singulier ! On ne l’a vu nulle part ?

— Ce Waldo ne l’a pas aperçu au Stollborg, et M. Goefle n’est pas son compère.

— Ulphilas doit l’avoir vu pourtant ?

Ulphilas n’a vu au Stollborg que M. Goefle, son domestique, et l’homme affreux que je viens de voir moi-même.

— M. Goefle a donc un domestique ? C’est notre inconnu déguisé.

— C’est un enfant de dix ans.

— Alors je m’y perds.

— Monsieur le baron a quelque renseignement de cet Italien qui est là ?

— Non : c’est un menteur ou un fou ; n’importe, il faut retrouver cet inconnu qui m’a insulté ! Tu m’as dit qu’il avait causé et fumé avec le major Larrson et ses amis ?

— Oui, dans la salle d’en bas.

— Alors ce sont ces jeunes gens qui le cachent ; il est dans le bostœlle du major !

— Je le ferai surveiller. Le major n’est pas homme à garder un secret avec cet air d’insouciance. Il est arrivé ce matin, et n’est pas retourné chez lui de la journée. Son lieutenant…

— Est un âne ! Mais ces jeunes gens me haïssent.

— Que pouvez-vous craindre de cet inconnu ?

— Rien et tout ! Que penses-tu de ce Tebaldo !

— Franche canaille !

— C’est pour cela qu’il ne faut pas le lâcher. Tu m’entends ?

— Parfaitement.

— Où en est-on du souper ?

— Au dessert bientôt.

— Il faut que je me montre. Tu donneras des ordres pour préparer mon plus beau traîneau, et mes meilleurs chevaux en quadrige.

— Vous allez faire cette course sur le lac ?

— Non, je tâcherai de me reposer au contraire ; mais il faut que l’on me croie très vaillant : je serai retenu par une affaire d’état. Fais botter un courrier, et qu’on le voie. Donne à plusieurs reprises ordre et contre-ordre. Enfin que je passe pour très occupé, pour très bien portant par conséquent.

— Vous voulez donc faire crever de rage vos aimables héritiers ?

— Je veux les enterrer, Johan !

Amen, mon cher maître ! Vous accompagnerai-je jusqu’à la salle à manger ?

— Non, j’aime à entrer sans bruit et à surprendre mon monde, aujourd’hui plus que jamais.

Le baron sortit, et Johan rentra dans le cabinet où Massarelli, en proie à une vive inquiétude, trouvait le temps bien long. — Venez, mon garçon, lui dit Johan de son air le plus gracieux, c’est le moment de souper.

— Mais… ne reverrai-je pas M. le baron ce soir ? Il m’a dit de l’attendre ici.

— Il vous fait dire maintenant de souper tranquillement et d’attendre ses ordres. Croyez-vous qu’il n’ait rien à faire que de vous écouter ? Allons, venez donc ; avez-vous peur de moi ? Ai-je l’air d’un méchant homme ?

— Ma foi, oui, répondit Guido intérieurement en faisant glisser de sa manche un stylet qu’il maniait fort bien.

Johan vit son mouvement, et sortit précipitamment. Guido essaya de le suivre ; mais deux colosses qui étaient derrière la porte le saisirent et le conduisirent, le pistolet sur la gorge, à la prison du château, où, après l’avoir fouillé et désarmé, ils le laissèrent aux soins du gardien de la grosse tour, une espèce de spadassin aventurier, bélître de profession, comme on disait alors, à qui l’on donnait dans le château le titre de capitaine, mais qui ne paraissait jamais dans les salons.

Johan l’avait suivi, et il assista d’un air bénin à la visite qui fut faite de ses poches et de toutes les pièces de son vêtement. S’étant assuré qu’il ne s’y trouvait aucun papier, il se retira, en lui disant :

— Bonsoir, mon petit ami. Ne faites pas le méchant une autre fois !

— Et il ajouta en lui-même : — Il disait avoir les preuves d’un gros secret. Ou il a menti comme un imbécile, ou il s’est méfié en homme qui connaît les affaires, mais il ne s’est pas méfié assez. Tant pis pour lui ! Un peu de cachot fera arriver les aveux ou les preuves.

Cependant le baron, quoique très souffrant, entra sans bruit dans la salle du festin, mangea un peu d’un air de bon appétit, et fut aussi gai qu’il lui était possible de l’être, c’est-à-dire qu’il énonça en souriant d’un sourire glacial quelques propositions d’un athéisme effrayant, et lança quelques propos odieusement cruels sur le compte de quelques personnes absentes. Quand il calomniait, l’aimable homme parlait à demi-voix, d’un air de nonchalance. Ses héritiers et ses complaisans se hâtaient de rire et se chargeaient de faire circuler ses mots. Ceux de ses hôtes qui s’en trouvaient scandalisés se reprochaient d’être venus chez lui, situation qui les empêchait de le contredire, sinon avec de grands ménagemens. Ces ménagemens empiraient nécessairement les accusations portées contre les absens. Le baron répétait son dire d’un air de bravade dédaigneuse, ses flatteurs le soutenaient avec âpreté. Les honnêtes gens soupiraient et rougissaient de la faiblesse qui les avait amenés dans cet antre ; mais le baron ne prolongeait aucune discussion. Il lançait un mot méchant contre les bienveillans et les timides ; puis il se levait et s’en allait sans qu’on sût s’il devait revenir. On restait contraint jusqu’à ce que son absence définitive fût constatée. Alors tout le monde respirait, même les méchans, qui n’étaient pas les moins anxieux en sa présence. Néanmoins le baron perdit cette fois une bien belle occasion de se venger et de faire souffrir. S’il eût été renseigné sur la double visite de Marguerite au Stollborg, il ne se fût pas fait faute de la divulguer avec amertume. Heureusement la Providence avait protégé l’innocent secret de ces deux visites, et l’ennemi, qui en eût tiré des indices certains de la présence du faux Goefle au Stollborg, n’en avait reçu aucun avis. Johan avait bien fait questionner Ulphilas sur toutes les personnes qu’il avait pu voir au Stollborg dans la journée ; mais Ulphilas, qui n’avait pas vu Marguerite, avait eu, relativement à la figure de Christian, un motif plausible pour répondre fort à propos : c’est la terreur que Christian lui avait inspirée avec ses grimaces et ses paroles menaçantes dans une langue inconnue. Il l’avait vu sans masque beaucoup plus effrayant qu’il n’était apparu à Johan lui-même, et, d’après ses réponses, Johan s’était trouvé confirmé dans son sentiment et le baron dans son erreur. Les renseignemens en étaient donc arrivés à cette conclusion, que le beau Christian Goefle avait disparu, et que le véritable Christian Waldo était un monstre.

Le baron apporta au souper cette dernière nouvelle avec une sorte de satisfaction, car, au moment où il arriva, on faisait encore l’éloge de l’artiste, et il éprouva un certain plaisir à dépoétiser l’homme.

— Vous avez tort, monsieur le baron, lui dit Olga, de lui ôter son prestige aux yeux de la comtesse Marguerite, car elle était enthousiasmée de son débit, et je parie que demain elle n’aura plus aucun plaisir à l’écouter.

Marguerite, placée à peu de distance d’Olga et du baron, feignit de ne pas entendre, afin de se dispenser d’avoir à répondre au baron, s’il cherchait à lier conversation avec elle, comme il l’avait fait plusieurs fois depuis la veille sans y réussir.

— Vous pensez donc, reprit le baron, s’adressant toujours à Olga, mais parlant assez haut, que la comtesse Marguerite n’est touchée d’une cause amoureuse qu’autant qu’elle est plaidée par un joli garçon ?

— J’en suis certaine, répondit Olga en baissant la voix, et il n’y a plus de jolis garçons pour elle passé vingt-cinq ans.

Olga crut avoir décoché adroitement un trait flatteur dans le cœur de son fiancé quinquagénaire, mais il était mal disposé, et le trait s’émoussa.

— Elle a probablement raison, répondit-il de manière à n’être entendu que de la jeune Russe ; plus on s’éloigne de cet heureux âge, plus on enlaidit, et moins on doit prétendre à un mariage d’amour.

— Oui, répondit Olga, quand on enlaidit ; mais…

— Mais quand on n’enlaidit pas trop, reprit le baron, on est encore bien heureux de pouvoir songer à un mariage de raison !

Et comme Olga allait répondre, il lui ferma la bouche en ajoutant : — Ne l’accusez pas, cette pauvre fille. Elle a un grand mérite à mes yeux, c’est d’être sincère. Quand elle hait les gens, elle le leur jette si franchement à la figure, que l’heureux mortel qui lui plaira pourra se fier à sa parole. Celle-là ne trompera jamais personne !

Olga ne put rien répliquer : le baron s’était tourné vers une autre voisine et parlait d’autre chose.

La jeune Russe eut un grand dépit et une grande inquiétude. Dès qu’on se leva de table, Marguerite s’approcha d’elle, non moins inquiète, mais pour un motif tout différent. — Qu’est-ce donc que le baron vous a dit de moi ? lui demanda-t-elle en l’attirant dans un couloir. Il vous a parlé deux ou trois minutes en me regardant.

— Vous vous imaginez cela, répondit Olga sèchement ; le baron ne songe plus à vous.

— Ah ! je voudrais bien en être sûre. Dites-moi la vérité, ma chère.

— Votre inquiétude n’est pas très modeste, Marguerite, permettez-moi de vous le dire. Vous pensez que, malgré vos rigueurs, on doit persister à vous adorer ?

— Eh bien ! pourquoi pas ? dit Marguerite, résolue à piquer sa compagne pour lui arracher la vérité. Peut-être justement à cause de ma rigueur arriverai-je, malgré moi, à vous supplanter !

Un éclair de vanité blessée passa dans les yeux de la belle Russe.

— Marguerite, dit-elle, vous voulez la guerre, vous l’aurez ; tenez, reprenez vos dons ! Vous m’avez fait présent d’un beau bracelet ; je ne m’en soucie plus : j’ai une plus belle bague !

Et elle tira de sa poche une boîte qui contenait deux bijoux, le bracelet de Marguerite et la bague du baron.

— Le diamant noir ! s’écria Marguerite, reculant d’effroi… Vous osez toucher à cela ?

Mais se reprenant aussitôt : — N’importe, n’importe, dit-elle en embrassant Olga, je refuse la guerre, ma chère enfant, et je vous remercie du fond de mon âme de m’avoir montré ce gage de vos fiançailles. Gardez mon bracelet, je vous en supplie ! Gardez ma reconnaissance et mon amitié.

Olga fondit en larmes. — Marguerite, dit-elle, si vous parlez, je suis perdue ! J’avais juré de me taire pendant huit jours, et si vous laissez voir votre joie, le baron me reprendra sa parole et pensera encore à vous,… d’autant plus qu’il y pense toujours.

— Et vous pleurez à cause de cela ?… Olga, vous l’aimez donc, vous ? Eh bien ! ma chère amie, quelque bizarre que cette inclination-là me paraisse, elle vous relève à mes yeux. Je croyais que vous n’étiez qu’ambitieuse. Si vous aimez, je vous aime et je vous plains !

— Ah ! s’écria Olga, vous me plaignez, n’est-ce pas ?

Et, entraînant Marguerite tout au fond de la galerie, elle sanglota sur son épaule jusqu’à être près de crier. Marguerite l’emmena dans sa chambre, où elle la soigna et parvint à la calmer.

— Oui, oui, me voilà bien à présent, dit Olga en se levant. J’ai eu deux ou trois de ces crises depuis hier ; mais celle-ci est la dernière, je le sens. Mon parti est pris ; je serai calme, j’ai confiance en vous, je ne serai plus faible, je n’aurai plus peur, je ne souffrirai plus !

Elle reprit la bague dans sa poche, la mit à son doigt, et redevint pâle en la contemplant d’un air morne ; puis elle l’ôta en disant : « Je ne dois pas la porter encore. » Et elle la remit dans la boîte et dans sa poche.

Marguerite la quitta sans avoir rien compris à ce qui se passait en elle. Cette passion pour un homme de l’âge et du caractère du baron lui paraissait inexplicable, mais elle avait la généreuse simplicité d’y croire, tandis qu’Olga, prise tout à coup de haine pour son fiancé et de dégoût pour son anneau d’alliance, luttait contre ce qu’elle appelait la faiblesse humaine, et s’exerçait à tuer les révoltes de son propre cœur, de son propre esprit et de tout son être, pour arriver à l’amère et dangereuse conquête d’un grand nom et d’une grande position sociale.

Quant au baron, il avait donné des ordres pour la course et pour la mascarade, comme s’il eût dû y prendre part. Puis, vaincu par la fatigue et la souffrance, il se retira dans sa chambre, tandis que ses hôtes se préparaient à suivre le programme de la fête et que ses chevaux, magnifiquement harnachés, piaffaient devant son escalier particulier, sous la main d’un cocher qui faisait mine d’attendre.

Le baron s’était enfermé avec son médecin, un jeune homme plus instruit qu’expérimenté, que depuis un an il avait attaché exclusivement au soin de sa personne.

— Docteur, lui disait-il en repoussant une potion que lui présentait le jeune homme timide et tremblant, vous me soignez mal ! Encore de l’opium, je parie ?

— Monsieur le baron a besoin de calmans. Son irritation nerveuse est extrême.

— Pardieu ! je le sais bien, mais calmez-moi sans m’abattre ; ôtez-moi ce tremblement convulsif et ne me retirez pas mes forces.

Le malade demandait l’impossible. Le médecin n’osait pas le lui dire. — J’espère, reprit-il, que cette potion vous tranquillisera sans vous affaiblir.

— Voyons, agira-t-elle vite ? Je voudrais dormir deux ou trois heures, me relever et m’occuper de mes affaires. Me répondez-vous que dans le courant de la nuit j’aurai mes facultés ?

— Monsieur le baron, vous me désespérez ! Vous voulez encore travailler cette nuit après la crise d’hier et celle d’aujourd’hui ? Vous avez un régime impossible.

— N’ai-je pas une force exceptionnelle ? ne m’avez-vous pas dit cent fois que vous me guéririez ? Vous m’avez donc trompé ? vous vous moquez donc de moi ?

— Ah ! dit le médecin avec un accent de détresse, pouvez-vous le croire ?

— Eh bien ! donnez-la, votre potion. Va-t-elle agir tout de suite ?

— Dans un quart d’heure, si vous n’en détruisez pas l’effet par votre agitation.

— Donnez-moi ma montre, là, à côté de moi. Je veux voir si vous êtes sûr de l’effet de vos drogues.

Le baron avala la potion, et, assis dans son grand fauteuil, il sonna son valet de chambre : — Dis au major Larrson que je le prie de diriger la course. C’est lui qui s’y entend le mieux. — Le valet sortit. Le baron le rappela presque aussitôt. — Que Johan se couche, dit-il, et qu’il dorme vite. À trois heures du matin, j’aurai besoin de lui. C’est lui qui viendra me réveiller. Va-t’en, non ! reviens. J’irai à la chasse demain, toutes les mesures sont-elles prises ? oui ? c’est bien. Va-t’en tout à fait.

Le valet sortit définitivement, et le jeune médecin, toujours fort ému, resta seul avec son malade.

— Votre potion n’opère pas du tout, lui dit celui-ci avec impatience, je devrais déjà être endormi !

— Tant que monsieur le baron se tourmentera de mille détails…

— Eh ! morbleu, monsieur, si je n’avais pas de tourmens dans l’esprit, je n’aurais pas besoin de médecin ! Voyons, asseyez-vous là et causons tranquillement.

— Si, au lieu de causer, monsieur le baron pouvait se recueillir…

— Me recueillir ! Je ne me recueille que trop. C’est la réflexion qui me donne la fièvre. Causons, causons, comme la nuit dernière. Je me suis endormi en causant. Vous savez, docteur, je me marie décidément.

— Avec la belle comtesse Marguerite ?

— Pas du tout ; c’est une petite sotte. J’épouse la grande Olga. J’aurai des enfans russes.

— De beaux enfans à coup sûr.

— Oui, si ma femme a bon goût, car je ne crois pas un mot de vos flatteries, docteur ; ma femme me trompera. Qu’importe, pourvu que j’aie un héritier, pourvu que les cousins et arrière-cousins enragent ! Docteur, je tiens à vivre assez pour voir cela, entendez-vous ? Faites-y attention, je ne vous lèguerai pas un ducat ! Je vous comblerai pendant ma vie, pour que vous ayez intérêt à me conserver. J’agirai de même avec ma femme : chaque année de ma vie augmentera son luxe et ses parures. Après moi, si elle n’a pas fait d’économies, elle n’aura rien. Elle n’aura même pas la tutelle de son enfant ! Oh ! oui-dà, je n’ai pas envie d’être empoisonné !

— Vous vous nourrissez d’idées sinistres, monsieur le baron. Mauvais régime !

— Quelle bêtise vous dites là, docteur ! C’est comme si vous disiez que j’ai tort d’avoir trop de bile dans le foie. Est-ce ma faute ?

— Ne sauriez-vous vous efforcer d’avoir des idées riantes ? Essayez ; pensez à cette comédie de marionnettes qui était fort gaie.

— Que je pense aux marionnettes ! Vous voulez donc me rendre imbécile ?

— Oh ! certes, si je pouvais éteindre le feu de vos pensées…

— Pas de complimens sur mon intelligence, je vous prie ; je sens qu’elle baisse beaucoup.

— Monsieur le baron est seul à s’en apercevoir.

Le baron haussa les épaules, bâilla et garda quelques instans le silence. Le docteur vit ses yeux s’agrandir, ses pupilles se dilater et sa lèvre inférieure devenir pesante. Le sommeil approchait.

Tout à coup le baron se leva et montra la muraille en disant : — Je la vois toujours ! C’est comme hier ! C’était un homme d’abord, et puis la figure a changé… À présent elle regarde à la fenêtre, elle se penche… Courez, courez, docteur ! On m’a trompé, on m’a trahi… J’ai été joué comme un enfant !… Un enfant !… Non, il n’y a pas d’enfant ! — Et se rasseyant, le baron, mieux éveillé, ajouta avec un sourire lugubre : — C’était dans la comédie de Christian Waldo… Un tour de bateleur !… Vous voyez, docteur, vous le voulez, je pense aux marionnettes… Je me sens lourd ;… ne me quittez pas. — Et le baron s’endormit les yeux ouverts, comme un cadavre.

Au bout de quelques instans, ses paupières se détendirent et s’abaissèrent ; le docteur lui toucha le pouls, qui était plein et lourd. Le baron avait besoin, selon lui, d’être saigné ; mais comment l’y décider ? — La tâche de faire vivre cet homme en dépit du ciel et de lui-même est ingrate, odieuse, impossible, pensa le pauvre médecin. Ou il a de fréquens accès de folie, ou sa conscience est chargée de remords. Je me sens devenir fou moi-même auprès de lui, et les terreurs de son imagination me gagnent, comme si, en m’efforçant de conserver sa vie, je devenais le complice de quelque iniquité !

Mais ce jeune homme avait une mère et une fiancée. Quelques années d’une tâche lucrative devaient le mettre à même d’épouser l’une et de tirer l’autre de la misère. Il restait donc là cloué à ce cadavre, sans cesse galvanisé par les ressources de son art, et tantôt dévoué à son œuvre, tantôt brisé de fatigue et de dégoût, il ne savait parfois s’il désirait la guérison ou la mort de son malade. Ce garçon avait une âme douce et des instincts naïfs. Le commerce continuel d’un athée le froissait, et il n’avait pas le droit de défendre ses croyances ; la contradiction exaspérait le malade. Il était sociable et enjoué ; le malade était sombre et misanthrope sous son habitude de raillerie acerbe et cynique.

Pendant que le baron dormait, la fête de nuit allait son train. Le bruit des pétards, la musique, les hurlemens des chiens courans réveillés au chenil par le piaffement des chevaux qu’on attelait, les rires des dames dans les corridors du château, les clartés errantes sur le lac, tout ce qui se passait autour de cette chambre muette et sombre où gisait le baron immobile et livide faisait sentir au jeune homme son isolement et son esclavage. Et pendant ce temps aussi la comtesse Elveda conspirait avec l’ambassadeur de Russie contre la nationalité de la Suède, tandis que les cousins et arrière-cousins du baron surveillaient la porte de son appartement, se disant les uns aux autres : « Il sortira, il ne sortira pas. Il est plus malade qu’il ne l’avoue ; il est mieux portant que l’on ne croit. » Comment savoir la vérité ? Les valets, très dévoués à la volonté absolue d’un maître qui payait bien et punissait de même (on sait que les valets sont encore soumis en Suède au régime des coups), répondaient invariablement à toutes les questions que M. le baron ne s’était jamais mieux porté ; quant au médecin, le baron lui avait fait donner, en le prenant chez lui, sa parole d’honneur de ne jamais avouer la gravité de son mal.

On a vu que, pour motiver ses fréquentes disparitions au milieu des fêtes qu’il donnait, le baron avait fait mettre en avant une fois pour toutes le prétexte de nombreuses et importantes affaires. Il y avait là un fonds de vérité ; le baron se livrait au minutieux détail des intrigues politiques, et en outre ses affaires particulières étaient encombrées de questions litigieuses, sans cesse soulevées par son humeur inquiète et ses prétentions despotiques. Cette fois, en dehors de tous ces motifs d’agitation, un trouble étrange, vague encore, mais plus funeste à sa santé que tous ceux dont il avait l’habitude, était entré dans son esprit. Des soupçons effacés, des craintes longtemps assoupies s’étaient réveillés depuis le bal de la veille, et encore plus depuis la représentation des burattini. Il en était résulté un de ces états nerveux qui lui mettaient la bouche de travers, tandis qu’un de ses yeux se mettait à loucher considérablement. Comme il attachait une immense vanité à la beauté de sa figure flétrie, mais noble et régulière, et cela surtout dans un moment où il s’occupait de mariage, il se cachait avec soin dès qu’il se sentait ainsi contracté, et il se faisait soigner pour hâter la fin de la crise.

Aussi, dès qu’il eut fait un somme, son premier soin fut-il de se regarder dans un miroir posé près de lui. Satisfait de se voir rendu à son état naturel : — Allons, dit-il au médecin, en voilà encore une de passée ! J’ai bien dormi, ce me semble. Ai-je rêvé, docteur ?

— Non, répondit le jeune homme, troublé du mensonge qu’il faisait.

— Vous ne dites pas cela franchement, reprit le baron. Voyons, si j’ai parlé haut, il faut en tenir note et me le rapporter exactement ; vous savez que je le veux.

— Vous n’avez dit que des paroles sans suite et dépourvues de sens, qui ne trahissaient aucune pensée dominante.

— Alors c’est que réellement vos drogues ont un bon effet. Le médecin qui vous a précédé ici me racontait mes rêves… Ils étaient bizarres, affreux ! Il paraît que je n’en ai plus que d’insignifians.

— N’en avez-vous pas conscience, monsieur le baron ? N’êtes-vous pas moins fatigué qu’autrefois en vous éveillant ?

— Non, je ne peux pas dire cela.

— Cela viendra.

— Dieu le veuille ! À présent laissez-moi, docteur, allez vous coucher ; si j’ai besoin de vous, je vous ferai éveiller ; je sens que je dormirai encore. Envoyez-moi mon valet de chambre ; je veux essayer de me mettre au lit.

— Le médecin qui m’a précédé ici, se dit le jeune docteur en se retirant, a entendu trop de choses et il en a trop redit. Le baron l’a su, ils se sont brouillés ; le médecin a été persécuté, forcé de s’exiler… C’est une leçon pour moi.

Cependant Christian avait rejoint M. Goefle au Stollborg. Le docteur en droit était triomphant. Il avait forcé la serrure d’une des vastes armoires de la chambre de garde, et il avait trouvé quelques vêtemens de femme d’un assez grand luxe.

— Cela, dit-il à Christian, c’est, à coup sûr, un reste oublié, ou conservé religieusement par Stenson, de la garde-robe de la baronne Hilda ; cela peut passer pour un costume, puisque c’est fort passé de mode ; cela a au moins une vingtaine d’années de date. Voyez si vous pouvez vous en affubler ; la dame était grande, et quand même vous seriez un peu court-vêtue ! Quant à moi, je me ferai un costume de sultan avec ma pelisse et un turban d’étoffe quelconque. Voyons, aidez-moi, Christian, vous êtes artiste ; tout artiste doit savoir rouler un turban !

Christian n’était pas gris ; l’effraction de M. Goefle le chagrina un peu. — On accuse toujours, lui dit-il, les gens de mon état, et non sans cause généralement ; vous verrez que cela m’attirera quelque ennui !

— Bah ! bah ! ne suis-je pas là ? s’écria M. Goefle ; je prends tout sur moi. Allons, Christian, endossez donc cette robe, essayez du moins.

— Cher monsieur Goefle, dit Christian, laissez-moi avaler n’importe quoi ; je meurs de faim.

— C’est trop juste ! Faites vite.

— Et puis, je ne sais pourquoi, reprit Christian en mangeant debout et en regardant les vêtemens épars devant lui, je me sens de la répugnance à toucher à ces vieilles reliques. Le sort de cette pauvre baronne Hilda a été si triste ! Savez-vous que mes soupçons ont encore augmenté depuis tantôt sur son genre de mort ?

— Au diable ! reprit M. Goefle ; je ne suis plus en train de ressasser les histoires du temps passé, moi ! Je me sens en humeur de rire et de courir. À l’œuvre, Christian, à l’œuvre, et à demain les idées tristes ! Voyons, passez donc cette robe à la polonaise ; elle est magnifique ! Pourvu que vos épaules y entrent, le reste ira tout seul.

— Je ne crois pas, dit Christian en enfonçant sa main dans une des poches de la robe ; mais voyez donc comme elle avait la main petite pour passer dans cette fente !

— Eh bien ! et vous aussi, ce me semble !

— Oui, mais moi, je ne peux plus retirer la mienne… Attendez ! oh ! un billet !

— Voyons, voyons ! s’écria le docteur en droit. Ce doit être curieux cela.

— Non, dit Christian, il ne faut pas le lire.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas ; cela ressemble à une profanation.

— En ce cas, j’en commettrais souvent, moi dont l’état est de fouiller dans les secrètes archives des familles.

M. Goefle saisit le billet jauni et lut ce qui suit :

« Mon Hilda bien-aimée, j’arrive à Stockholm, et j’y trouve le comte de Rosenstein. Je ne serai donc pas obligé d’aller à Calmar, et je repartirai le 10 courant pour te serrer dans mes bras, te chérir, te soigner et faire avec toi de nouveaux rêves de bonheur, puisque Dieu bénit encore une fois notre union. Je t’envoie un exprès pour te rassurer sur mon voyage, qui n’a pas été trop pénible. Il l’a été cependant assez pour que je me sois plusieurs fois applaudi de ne t’avoir pas emmenée dans la situation où tu es. Jusqu’à Falun, il m’a fallu toujours être à cheval. À revoir donc le 15 ou le 16 au plus tard, ma bien-aimée. Nous ne plaiderons pas avec Rosenstein. Tout s’arrange. Je t’aime.
Adelstan de Waldemora. »

— Monsieur Goefle, dit Christian à l’avocat, qui repliait la robe en silence, ne vous semble-t-il pas horriblement triste de trouver cette lettre d’amour et de bonheur conjugal dans les vêtemens d’une morte ?

— Oui, c’est triste ! répondit M. Goefle en ôtant ses lunettes et le turban qu’il s’était improvisé. Et puis, c’est étrange ! Savez-vous que cela donnerait à réfléchir ?… Mais la pauvre baronne s’était trompée, elle n’était pas enceinte, elle l’a déclaré librement. Stenson me l’a dit encore aujourd’hui. Il était là quand elle a signé !… Mais voyons donc la date de ce billet.

M. Goefle remit ses lunettes et lut : Stockholm, le 5 mars 1746. Tiens ! reprit-il, cela s’accorde justement, si j’ai bonne mémoire… Bah ! cette histoire est trop ténébreuse pour un homme qui a envie de s’amuser. C’est égal, je garde le billet. Qui sait ? Il faudra que je revoie les papiers que m’a laissés mon père… Mais voyons, Christian, vous renoncez donc au déguisement ?

— Avec ces chiffons qui sentent le sépulcre, à coup sûr ! Ils me donnent froid dans le dos… Elle était vertueuse, érudite et belle, disiez-vous ce matin : la perle de la Dalécarlie !… Et elle est morte toute jeune ?

— À vingt-cinq ou vingt-six ans, près de dix mois après la date de ce billet, car c’est bien en mars 1746 que le comte Adelstan a été assassiné. Ce sont probablement là les derniers mots qu’il a tracés pour sa femme, et c’est pour cela qu’elle a porté ce cher billet sur elle peut-être jusqu’à son dernier jour, arrivé si peu de temps après !

— Voyez comme cette femme a été malheureuse ! reprit Christian ; jeune épouse et jeune mère, se trouver tout à coup veuve et sans postérité,… mourir victime de la haine du baron…

— Oh ! cela n’est rien moins que prouvé… Mais écoutez donc la fusillade ! La course est commencée, Christian, et nous sommes là à deviser sur des choses qui n’intéressent plus personne, et qui après tout ne nous regardent pas. Si vous êtes mélancolique ce soir, restez ici, mon garçon ; moi, je vais courir, j’ai besoin de prendre l’air ; j’ai trop rêvassé aujourd’hui.

Christian eût préféré rester, mais il voyait M. Goefle si animé qu’il craignit de le laisser à sa propre gouverne. — Tenez, dit-il, renonçons au déguisement. Comme il ne faut pas que l’on nous voie ensemble à visage découvert, masquons-nous tous deux. Vous serez Christian Waldo, puisque vous êtes le mieux vêtu de nous deux ; moi, qui ai déjà été pris ce soir pour mon valet, je vais continuer ce rôle, je serai Puffo.

— Voilà qui est très bien imaginé ! s’écria M. Goefle. À présent partons ! À propos ! laissons de la lumière à M. Nils ; s’il se réveillait, il aurait peur, et peut-être faim. Je vais lui mettre une cuisse de poularde sous le nez.

— Le petit Nils ? Il est donc là ?

— Mais oui, certainement. Mon premier soin, en rentrant, a été d’aller le chercher dans l’écurie, de le déshabiller et de le mettre au lit. Il aurait gelé cette nuit dans la litière, ce maudit enfant !

— A-t-il recouvré ses esprits ?

— Parfaitement, pour me dire que je le dérangeais beaucoup et pour grogner pendant que je le couchais.

— Eh bien ! et Puffo ? je ne l’ai pas retrouvé dans l’écurie en y ramenant mon âne ?

— Je ne l’ai pas vu non plus ; il doit être en train de se regriser avec Ulphilas. Allons, grand bien leur fasse ! Il va être minuit, partons ; vous m’aiderez bien à atteler mon cheval ? Oh ! le brave Loki ne restera pas en arrière, allez !

— Mais votre cheval et votre traîneau vous feront reconnaître ?

— Non, le traîneau n’a rien de particulier. Quant au cheval, il m’a été vendu dans ce pays-ci, l’année dernière précisément ; mais nous lui mettrons son capuchon de voyage.

Le but de la course proposée par le baron et confiée à la direction du major Larrson était le högar qui s’élevait à l’extrémité du lac, environ à une demi-lieue du Stollborg et du château neuf, lesquels, comme nous l’avons dit, étaient fort peu distans l’un de l’autre, l’un bâti sur un îlot rapproché du rivage, l’autre sur le rivage même. Les högar sont des tumulus attribués à la sépulture des anciens chefs Scandinaves. Ils sont généralement très escarpés et de forme cylindrique. Lorsqu’ils sont terminés par une plateforme, ils servaient, dit-on, à ces rois barbares pour rendre la justice. On les rencontre dans toute la Suède, où ils sont même beaucoup plus multipliés que chez nous.

Celui vers lequel la course se dirigeait présentait un coup d’œil fantastique. On l’avait couronné d’une triple rangée de torches de résine, et à travers la fumée de ce luminaire rougeâtre on voyait s’élever une gigantesque figure blanche : c’était une statue de neige, ouvrage informe et colossal que des paysans avaient façonné et dressé dans la journée par ordre du baron, lequel, n’ignorant pas le surnom dont on l’avait gratifié, avait narquoisement promis aux dames la surprise de son portrait sur la cime du tumulus. La grossièreté de l’œuvre était en harmonie avec la sauvagerie du site et la tradition de ces idoles à grosse tête et à court sayon raboteux qui représentent Thor, le Jupiter Scandinave, élevant son marteau redoutable au-dessus de son front couronné.

L’aspect de ce colosse blanc, qui semblait flotter dans le vide, était prestigieux, et personne ne regretta d’avoir bravé le froid de la nuit pour jouir d’un spectacle aussi étrange. L’aurore boréale était pâle, et luttait d’ailleurs contre l’éclat de la lune ; mais ces alternatives de nuances diverses, ces recrudescences et ces défaillances de lumière qui caractérisent le phénomène, n’en donnaient pas moins au paysage une incertitude de formes et un chatoiement de reflets qu’il faut renoncer à décrire. Christian croyait rêver, et il répétait à chaque instant à M. Goefle que cette étrange nature, malgré ses rigueurs, parlait à l’imagination plus que tout ce qu’il avait vu dans ses voyages.

La course était lancée, quand les deux amis la rejoignirent et la suivirent en flanc pour n’en pas troubler l’ordre nécessaire. La glace avait été explorée, et le chemin, tracé par des torches colossales, contournait les pointes de rochers et les îlots plantés de sapins et de bouleaux qui parsemaient la surface du lac. Une volée de riches traîneaux, placés sur quatre de front, fuyaient comme des flèches en maintenant exactement leurs distances, grâce à l’habileté des conducteurs et à la fidélité des chevaux.

À l’approche du rivage où s’élevait le högar, le lac, plus profond, offrait une surface parfaitement plane et libre d’obstacles. Là, tous les traîneaux s’arrêtèrent, se placèrent en demi-cercle, et les jeunes gens qui devaient se disputer le prix s’écartèrent sur une seule ligne en attendant le signal. Les dames et les hommes graves sortirent de leurs véhicules et montèrent sur un îlot préparé à cet effet, c’est-à-dire jonché de branches de pin, pour juger, sans se trop geler les pieds, des prouesses des concurrens. La scène était parfaitement éclairée par un grand feu allumé sur les rochers, derrière l’estrade naturelle où se tenait l’assistance.

Le tableau que présentait cette assemblée était aussi bizarre que le lieu qui lui servait de cadre. Tout le monde était masqué, circonstance agréable pour chacun en raison du froid qui soufflait au visage. Les costumes étaient, par la même raison, lourds et chargés de fourrures, ce qui n’excluait pas un grand luxe de dorures, de broderies et d’armes étincelantes. Les coureurs étaient bien en vue sur de légers traîneaux découverts qui représentaient divers animaux fantastiques, de gigantesques cygnes d’argent à bec d’or rouge, des dauphins d’or vert, des poissons à queue recourbée, etc. Le major Larrson, monté sur un dragon effroyable, était lui-même déguisé en monstre, avec des foudres lumineuses sur la tête. Sur le högar, on voyait s’agiter ceux qui devaient décerner le prix, et qui figuraient d’antiques guerriers à casques ailés ou à capuchon décoré d’une corne sur l’oreille, comme on représente Odin dans son costume de cérémonie, c’est-à-dire dans tout l’éclat de sa divinité.

Christian cherchait parmi les dames, déguisées en sibylles et en reines barbares, à reconnaître Marguerite. Il ne put en venir à bout, et dès lors la fête, sans lui paraître moins brillante, ne parla plus qu’à ses yeux. Il n’en était pas ainsi de M. Goefle, dont l’imagination était fort excitée.

— Christian, s’écria-t-il, malgré nos costumes, qui ne sont pas des costumes, et notre traîneau, qui n’est qu’un traîneau, ne nous mettrons-nous pas en ligne ? Est-ce parce que mon brave Loki n’a ni panache, ni oiseau empaillé, ni cornes sur la tête, qu’il aura de moins bonnes jambes que les autres ?

— Cela vous regarde, monsieur le docteur, répondit Christian. Vous le connaissez, vous savez s’il est capable de nous couvrir de gloire ou de honte.

— Il nous couvrira de gloire, j’en suis certain.

— Eh bien ! marchons.

— Mais il sera fatigué, le pauvre Loki ; il aura chaud, et Dieu sait s’il ne prendra pas une fluxion de poitrine !

— Eh bien ! restons.

— Le diable soit de votre flegme, Christian ; moi, les mains me grillent de pousser en avant !

— Eh bien ! essayons.

— Un homme aussi raisonnable que moi crever un cheval qu’il aime pour damer le pion aux jeunes gens ! c’est absurde, n’est-ce pas, Christian ?

— C’est absurde, si cela vous semble absurde ; tout dépend de l’ivresse que l’on porte dans ces amusemens.

— Marchons ! s’écria M. Goefle ; résister aux inspirations de l’ivresse, c’est être raisonnable, c’est-à-dire bête. En avant, mon bon Loki, en avant !

— Attendez, s’écria Christian en sautant hors du traîneau ; débarrassons-le de son frontail ! Comment voulez-vous qu’il coure, étouffé comme cela ?

— C’est vrai, c’est vrai, Christian ; merci, mon enfant, dépêchez-vous : les autres sont prêts !

Le docteur en droit avait à peine dit ces paroles qu’un feu d’artifice, placé sur un autre îlot, en arrière de la lice, partit avec un bruit formidable. C’était le signal du départ, le stimulant des chevaux déjà essoufflés.

— Allez, allez ! cria Christian à M. Goefle, qui voulait retenir Loki pour attendre que son compagnon fût remonté à ses côtés. Allez donc ! vous perdez le temps !

Et il anima le cheval, qui partit ventre à terre, tandis qu’il restait, le frontail à la main, à regarder les exploits de l’avocat et de son coursier fidèle ; mais il ne les regarda pas longtemps. Comme il s’était rangé de côté pour n’être pas écrasé par les chevaux stationnaires que le feu d’artifice et l’exemple de leurs compagnons lancés à la course mettaient en belle humeur, il se trouva près d’un traîneau bleu et argent qu’il reconnut aussitôt pour celui de Marguerite. La légère voiture présentait la forme évasée d’un carrosse du temps de Louis XV monté ou plutôt baissé sur des patins de glissade, ce qui permettait de regarder sans affectation à travers les vitres légèrement brillantées par la gelée. Christian ne s’attendait pas pourtant à voir Marguerite en voiture : elle devait être sur l’estrade de rochers avec les autres ; mais bien lui prit de regarder quand même. Marguerite, qui n’était ni déguisée ni masquée, qui se trouvait ou se disait un peu souffrante, était restée seule dans le traîneau et regardait par la portière. Le cocher s’était mis un peu à l’écart des autres, afin de pouvoir se tourner de profil, ce qui permettait à Marguerite de voir la course, et cette circonstance permettait également à Christian de regarder Marguerite et de se tenir tout près d’elle sans être vu des spectateurs, distraits d’ailleurs par le spectacle de la course.

Il n’eût pas osé lui adresser la parole, et même il affectait de se tenir là par hasard, lorsqu’elle baissa vivement la glace pour lui parler, et comme il tenait toujours la coiffure du cheval, elle le prit pour un domestique. — Dites-moi, mon ami, lui dit-elle à demi-voix, quoique sans affectation ; cet homme masqué de noir… comme vous, qui vient de passer là et qui court maintenant, c’est votre maître, n’est-ce pas, c’est Christian Waldo ?

— Non, mademoiselle, répondit Christian en français et sans changer sa voix ni son accent, Christian Waldo, c’est moi.

— Ah ! mon Dieu ! quelle plaisanterie ! reprit la jeune fille avec un sentiment de joie qu’elle ne put contenir et en baissant tout à fait la voix, car son interlocuteur s’était tout à fait rapproché de la portière ; c’est vous, monsieur Christian Goefle ! quelle fantaisie vous a donc pris de jouer ce soir le rôle de ce personnage ?

— C’est peut-être pour rester ici sans compromettre mon oncle, répondit-il.

— Vous teniez donc un peu à rester ? reprit-elle d’un ton qui fit battre le cœur de Christian.

Il n’eut pas le courage de répondre qu’il n’y tenait pas, cela était au-dessus de ses forces ; mais il sentit qu’il était temps de finir cette comédie, dangereuse, sinon pour la jeune comtesse, du moins pour lui-même, et, saisi d’un vertige de loyauté, il se hâta de lui dire : — Je tenais à rester pour vous détromper, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis ce que je vous dis, Christian Waldo.

— Je ne comprends pas, reprit-elle ; n’est-ce pas assez de m’avoir mystifiée une fois ? Pourquoi voulez-vous jouer encore un rôle ? Croyez-vous que je n’aie pas reconnu votre voix quand vous faisiez parler les marionnettes de Christian Waldo avec tant d’esprit ? J’ai bien remarqué que vous en aviez plus que lui…

— Comment donc arrangez-vous cela ? dit Christian étonné. Qui donc croyez-vous avoir entendu ce soir ?

— Vous et lui. Il y avait deux voix, j’en suis sûre, peut-être trois qui seraient… la vôtre, celle de ce Waldo, et celle de son valet.

— Il n’y en avait que deux, je vous le jure.

— Soit ! qu’importe ? j’ai reconnu la vôtre, vous dis-je, vous ne me tromperez pas là-dessus.

— Eh bien ! la mienne, c’est la mienne, je ne le nie pas, mais il faut que vous sachiez…

— Écoutez, écoutez ! s’écria Marguerite. Oh ! voyez, on proclame le nom du vainqueur de la course, c’est Christian Waldo, ce me semble. Oui, oui, j’en suis sûre, j’entends bien le nom, et je vois très-bien l’homme masqué debout sur son petit traîneau noir. C’est lui ! c’est le véritable ! vous n’êtes qu’un Waldo de contrebande… C’est égal, monsieur Goefle, vous lui en remontreriez ; les plus jolies choses de la pièce et les mieux dites, le rôle d’Alonzo tout entier, c’était vous ! voyons, donnez votre parole d’honneur que je me suis trompée !

— Quant au rôle d’Alonzo, je ne puis le nier.

— Est-ce que vous jouerez encore demain, monsieur Goefle ?

— Certainement !

— Ce sera bien aimable à vous ! Pour ma part, je vous en remercie ; mais personne ne s’en doutera, n’est-ce pas ? Tenez-vous bien caché au Stollborg. Au reste, je vois avec plaisir que vous êtes prudent, et que vous savez vous bien déguiser. Personne ne peut vous reconnaître sous les habits que vous avez là ; mais sauvez-vous ! Voilà que l’on remonte en voiture pour pousser jusqu’au högar et complimenter le vainqueur. Ma tante va sûrement… Non, elle monte dans le traîneau de l’ambassadeur russe… Elle me laisse seule ? Voyez-vous, monsieur Christian, une mère ne ferait pas cela ! Une tante jeune et belle, ce n’est pas une mère, il est vrai !… Attendez ! elle va sûrement m’envoyer M. Stangstadius pour me tenir compagnie !

— M. Stangstadius ! s’écria Christian, où est-il ? Je ne le vois pas…

— Il a eu la naïveté de mettre un masque ; il n’en est pas moins reconnaissable ; s’il était par là, vous le verriez ! Il n’y est pas, et tout le monde part.

— Mademoiselle, dit le cocher de Marguerite en dalécarlien à sa jeune maîtresse, madame votre tante vient de me faire signe de suivre.

— Suivons, mon ami, suivons, dit-elle ; mais vous êtes à pied, monsieur Goefle ! Montez sur le siége, vous ne pourrez pas suivre autrement.

— Que dira votre tante ?

— Rien, elle n’y fera pas attention.

Christian sauta sur le siége, pensant avec regret que la conversation était finie ; mais Marguerite ferma la glace de côté et ouvrit celle de devant. Le siége où se trouvait Christian était de niveau avec cette glace. Le traîneau ne faisait pas le moindre bruit sur la neige, que suivait Péterson en dehors du chemin frayé, car il avait perdu son rang dans la bande. En outre, le brave homme n’entendait pas un mot de français : la conversation continua.

— Que se passe-t-il donc au château ? demanda Christian, essayant de détourner de lui l’attention que lui accordait Marguerite : je n’ai pas vu le baron ici ; il me semble qu’on le reconnaîtrait à sa taille comme M. Stangstadius à sa démarche.

— Le baron est enfermé sous prétexte d’affaires pressantes et imprévues. Cela veut dire qu’il est plus malade. Personne n’en est dupe. On a vu sa bouche de travers et son œil dérangé. Savez-vous qu’après tout c’est un homme extraordinaire de lutter contre la mort !… Il devait courir, comme cela, cette nuit avec les jeunes gens, et il eût certes gagné le prix : il a de si bons chevaux ! On annonce une chasse à l’ours pour demain. Ou le baron chassera et tuera son ours, ou le baron sera porté en terre avant que l’on ait songé à décommander la chasse. L’un est aussi possible que l’autre. Cela fait, pour tout le monde ici, une situation bien singulière, n’est-ce pas ? Il semble que l’homme de neige prenne plaisir à voir combien il a peu d’amis, puisque l’on continue à se divertir chez lui comme si de rien n’était.

— Pourtant, Marguerite, vous admirez son courage, et il réussit à produire, même sur vous, l’effet qu’il désire.

— Mon cher confident, reprit Marguerite gaiement, sachez qu’à présent je n’ai presque plus d’aversion pour le baron. Il me devient indifférent, et je lui pardonne tout. Il épouse ;… mais c’est un secret que j’ai surpris et qu’il faut garder, entendez-vous ? Il ne m’épouse pas, et j’ai le bonheur de rester libre… et pauvre…

— Pauvre ! Je croyais que vous aviez au moins de l’aisance ?

— Eh bien ! il n’en est rien. Je me suis querellée aujourd’hui avec ma tante, toujours à propos du baron ; alors elle m’a déclaré qu’elle ne me donnerait rien pour m’établir, et qu’elle ferait valoir ses droits sur le petit héritage que m’a laissé mon père, vu qu’elle lui avait prêté dans le temps je ne sais combien de ducats… pour… Je n’y ai rien compris, sinon que me voilà ruinée !

— Ah ! Marguerite, s’écria Christian involontairement, si j’étais riche et bien né !… Voyons ! ajouta-t-il en lui saisissant la main, car elle avait fait le mouvement de se rejeter au fond de la voiture, ce n’est pas une déclaration que j’ai l’audace de vous faire. De ma part, elle serait insensée, je n’ai rien au monde, et je n’ai pas de famille ; mais vous m’avez permis l’amitié : ne puis-je vous dire que si j’étais riche et noble, je voudrais partager avec vous comme avec ma sœur ?

— Merci, Christian, répondit Marguerite tremblante, bien que rassurée ; je vois la bonté de votre cœur, je sais l’intérêt que vous me portez… Mais pourquoi me dites-vous que vous êtes sans famille, quand le nom de votre oncle est si honorable ?… — Puis elle ajouta en s’efforçant de rire : N’admirez-vous pas que j’aie l’air de vous dire… quelque chose assurément à quoi je ne pense pas ? Non, je n’ai pas à vos yeux cet air-là ; vous n’êtes pas un fat, vous ! Vous êtes tout vrai et tout confiant comme moi, et vous comprenez bien que si je vous interroge, c’est parce que je me préoccupe des chances de bonheur que vous avez dans la vie, avec n’importe qui… Dites-moi donc pourquoi vous vous tourmentez de votre naissance, que bien des gens pourraient envier ?

— Ah ! Marguerite, s’écria Christian, vous voulez le savoir, et je voulais vous le dire, moi ! Voilà que nous arrivons tout à l’heure, et que je vais vous quitter cette fois pour toujours. Je ne veux pas vous laisser de moi un souvenir usurpé au prix d’un mensonge. Ne pouvant prétendre qu’à votre dédain et à votre oubli, je les accepte, c’est tant pis pour moi ! Sachez donc que Christian Goefle n’existe pas. M. Goefle n’a jamais eu ni fils ni neveu.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marguerite. Il l’a dit aujourd’hui au château. Tout le monde l’a répété, mais personne ne l’a cru. Vous êtes son fils… par mariage secret, il vous reconnaîtra, il vous adoptera, cela est impossible autrement !

— Je vous jure sur l’honneur que je ne lui suis rien, et qu’hier matin il ne me connaissait pas plus que vous ne me connaissiez.

— Sur l’honneur ! vous jurez sur l’honneur… Mais, si vous n’êtes pas Christian Goefle, je ne vous connais pas, moi ! et je n’ai pas de raisons pour vous croire. Si vous êtes Christian Waldo,… un homme qui, dit-on, peut contrefaire toutes les voix humaines… Ah ! tenez, je m’y perds ; mais j’ai bien du chagrin,… et je doute encore, Dieu merci !

— Ne doutez plus, hélas ! Marguerite, — dit Christian, qui venait de sauter à terre, la voiture s’arrêtait ; — regardez-moi, et sachez bien que l’homme qui vous a voué le plus profond respect et le plus absolu dévouement est bien le même qui vous jure sur l’honneur être le véritable Christian Waldo.

En même temps Christian releva sur son front le masque de soie, se mit résolument dans la lumière du fanal et montra son visage en se penchant vers la portière. Marguerite, en reconnaissant son ami de la veille, étouffa un cri de douleur trop éloquent peut-être, et cacha sa figure dans ses mains, tandis que Christian, rabaissant son masque, disparaissait dans la foule des valets et des paysans accourus pour voir la fête.

Il eut bientôt rejoint M. Goefle, qu’il était question de porter en triomphe, vu qu’il était arrivé, non pas le premier (il était arrivé le dernier), mais parce qu’il avait fait une prouesse imprévue en attrapant au vol avec son fouet la perruque de Stangstadius, qui s’était juché sur le traîneau de Larrson en dépit du jeune major. Certes M. Goefle ne l’avait pas fait exprès ; le bout de son fouet, lancé au hasard, s’était noué autour de la queue de la perruque par une de ces chances que l’on peut appeler invraisemblables, parce qu’elles arrivent une fois sur mille. Le chapeau du savant, arraché par les efforts que faisait Goefle pour dégager son fouet, avait été s’abattre comme un oiseau noir sur la neige ; la perruque avait suivi la queue, la queue n’avait pas voulu quitter la mèche du fouet, que M. Goefle n’avait pas eu le loisir de dénouer, et qui, ainsi terminée en masse chevelue bourrée de poudre, avait perdu toute sa vertu, tout son effet stimulant sur les flancs du généreux Loki. Dans le premier moment du triomphe, le vainqueur Larrson n’avait rien vu ; mais les cris et les injures de Stangstadius, qui redemandait sa perruque à tout le monde et qui s’était enveloppé la tête de son mouchoir, attirèrent bientôt l’attention.

— C’est lui ! s’écriait le géologue indigné en montrant M. Goefle masqué ; c’est ce bouffon italien, l’homme au masque de soie ! Il l’a fait exprès, le drôle ! Attends, attends, va, coquin d’histrion ! je vais te donner cent soufflets pour t’apprendre à railler un homme comme moi !

Un immense éclat de rire avait accueilli la colère de Stangstadius, et le nom de Christian Waldo avait été acclamé par tout le personnel de la course ; mais bientôt la scène avait changé. Stangstadius, irrité des rires de cette impertinente jeunesse, s’était élancé vers le ravisseur de sa perruque, lequel, debout sur son char, montrait piteusement la cause de sa défaite, semblable à un poisson au bout d’une ligne. Au moment où M. Goefle, déguisant sa voix, accusait Stangstadius, en termes comiques, de lui avoir joué ce mauvais tour pour l’empêcher de fouetter son cheval et d’arriver au but honorablement, le savant, qui, de ses jambes inégales et de ses bras crochus, était agile comme un singe, grimpa derrière lui, lui arracha son chapeau et son masque, et ne s’arrêta dans ses projets de vengeance qu’en reconnaissant avec surprise son ami Goefle, à l’instant salué par un applaudissement unanime.

Bien que M. Goefle ne fût pas connu de tous ceux qui se trouvaient là, son nom, crié par plusieurs, fut acclamé avec sympathie. Les Suédois sont très fiers de leurs célébrités, et particulièrement des talens qui font valoir leur langue. D’ailleurs l’honorable caractère du docteur en droit et son esprit renommé lui assuraient l’affection et le respect de la jeunesse. On voulut le proclamer vainqueur de la course, et il eut beaucoup de peine à empêcher le bon major de lui céder le prix, qui consistait dans une corne à boire curieusement ciselée, ornée de caractères runiques en argent. C’était une copie exacte d’une antiquité précieuse faisant partie du cabinet du baron, et trouvée dans les fouilles exécutées dans le högar quelques années auparavant.

— Non, mon cher major, disait M. Goefle en remettant dans sa poche son masque désormais inutile, tandis que Stangstadius remettait sa perruque sur sa tête ; je n’ai couru que pour l’honneur, et mon honneur, c’est-à-dire celui de mon cheval, n’étant point entaché pour quelques secondes de retard en dépit de cette malencontreuse perruque, je suis fier de Loki et content de moi. Je serais encore plus content, ajouta-t-il en mettant pied à terre, si je savais ce qu’est devenu le couvre-chef de ce pauvre animal qui va s’enrhumer.

— Le voici, lui dit Christian tout bas en s’approchant de M. Goefle ; mais, puisque vous vous êtes fait reconnaître, il ne me reste plus qu’à déguerpir, mon cher oncle ; Christian Waldo pouvait avoir un domestique masqué, mais vous, ce serait invraisemblable.

— Non pas, non pas, Christian, je ne vous quitte point, répondit M. Goefle. Nous donnons ensemble un coup d’œil à l’aspect du lac vu du sommet du högar, et nous retournons ensemble au Stollborg. Tenez, confions mon cheval à un de ces paysans, et grimpons là-haut. Prenons ce sentier, échappons aux curieux, car tout masque noir intrigue, et je vois qu’on va nous entourer et nous questionner.



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