VI.

Après quelques instans de repos, Cristiano, que nous appellerons désormais Christian, reprit son récit en ces termes :

« Cependant je ne dois pas oublier de vous dire quelle intéressante rencontre me réconcilia durant quelques jours avec le métier d’artiste ambulant. Ce fut celle d’un homme fort extraordinaire qui jouit à Paris maintenant de la plus honorable position, et dont le nom est sans doute venu jusqu’à vous. Je veux parler de Philippe Ledru dit Comus. »

— Certainement, répondit M. Goefle, j’ai vu dans mon journal scientifique que cet habile prestidigitateur était un très grand physicien et que ses expériences sur l’aimant venaient d’enrichir la science d’instrumens nouveaux d’une rare perfection. Y suis-je ?

— Vous y êtes, monsieur Goefle. M. Ledru a été nommé professeur des enfans de France : il a établi des cartes nautiques sur un système nouveau, qui est le résultat de travaux immenses, entrepris par l’ordre du roi ; il a fourni des exemplaires manuscrits de ces cartes nautiques à M. de La Pérouse. Enfin, depuis le jour où je le rencontrai sur les chemins, donnant au public le spectacle d’un pauvre savant qui répand l’instruction sous forme de divertissement, il a conquis rapidement l’estime générale, la faveur des ministres et les moyens d’appliquer le fruit de ses hautes connaissances à de grands résultats.

« Il m’arriva donc de rencontrer l’illustre Comus, non pas tout à fait sur la place publique de Lyon, mais dans un local destiné à diverses représentations d’operanti ambulans, que chacun de nous allait louer pour son compte. Habitué aux façons ridicules ou grossières de ces sortes de concurrens, je me tenais, comme toujours, sur le qui-vive, quand Comus m’aborda le premier avec des manières dont le charme et la distinction me frappèrent. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, d’une constitution magnifique, aussi vigoureux de corps que d’esprit, aussi agile de ses membres qu’il était facile et attachant dans son langage, enfin un de ces êtres admirablement doués qui doivent sortir de l’obscurité. Il s’enquit de mon industrie et parut étonné que je fusse assez instruit pour pouvoir causer avec lui. Je lui confiai les circonstances où je me trouvais, et il me prit en amitié.

« Quand il eut assisté à notre représentation, à laquelle il prit grand plaisir, il nous invita à voir la sienne, dont je tirai grand profit, car il avait plusieurs secrets qui sont bien à lui et qui ne sont autres qu’une application, entre mille, de découvertes d’une rare importance. Il voulut bien me les expliquer, et, me trouvant assez capable, il m’offrit de partager ses destins et aventures. Je refusai à regret et à tort : à regret, parce que Comus était un des hommes les meilleurs, les plus désintéressés et les plus sympathiques que j’aie jamais connus ; à tort, parce que ce physicien ambulant devait trouver bientôt l’emploi utile et sérieux de ses grands talens. J’avais juré à Massarelli de ne pas l’abandonner, et Massarelli n’avait aucune inclination pour les sciences.

« Cette rencontre, dont je ne sus pas profiter pour mes intérêts matériels, me fut cependant si utile au point de vue moral, que je bénirai toujours le ciel de l’avoir faite. Il faut que je vous résume aussi brièvement que possible les avis que cet habile et excellent homme voulut bien me donner, gaiement, amicalement, sans pédantisme, durant un sobre souper que nous fîmes ensemble à l’auberge, au milieu des caisses qui contenaient notre bagage : nous devions nous séparer le lendemain. — Mon cher Goffredi, me dit-il, je regrette de vous quitter si vite, et le chagrin que vous en éprouvez, je le partage véritablement. Le peu de jours que nous avons passés ensemble m’a suffi pour vous connaître et vous apprécier ; mais ne soyez pas inquiet ni découragé de votre avenir. Il sera beau s’il est utile, car, voyez-vous, je vais vous tenir un langage tout opposé à celui du monde, et dont vous reconnaîtrez le bon sens, si vous faites comme je vous conseille. D’autres vous diront : Sacrifiez tout à l’ambition. Moi, je vous dis : Sacrifiez avant tout l’ambition, comme l’entend le monde, c’est-à-dire ne vous souciez ni de fortune ni de renommée ; marchez droit vers un seul but, celui d’éclairer vos semblables, n’importe dans quelle condition et par quel moyen. Tous les métiers sont beaux et nobles quand ils ont ce but. Vous n’êtes qu’un bouffon, et moi je ne suis qu’un sorcier ! Rions-en et continuons, puisque les marionnettes et la fantasmagorie nous servent à de bonnes fins. Ce que je vous dis là, c’est le secret d’être heureux en dépit de tout. Pour moi, je ne connais que deux choses, et ces deux choses ne font qu’un seul et même précepte : aimer l’humanité et ne tenir aucun compte de ses préjugés. Mépriser l’erreur, c’est vouloir estimer l’homme, n’est-il pas vrai ? Avec ce secret-là, vous vous trouverez toujours assez riche et assez illustre. Quant au temps perdu que vous regrettez, vous êtes assez jeune pour le regagner amplement. Moi aussi, j’ai été un peu frivole, un peu vain de ma jeunesse, un peu enivré de ma force. Et puis, après avoir un peu follement dépensé mon patrimoine et mes belles années, je me suis relevé, et je marche. Je suis vigoureusement constitué, vous l’êtes aussi. Je travaille douze heures par jour, et cela est possible à quiconque n’est pas chétif et souffreteux. Jetez-vous dans l’étude, et laissez les incapables chercher le plaisir. Ils ne le trouveront pas où ils croient, et vous le trouverez où il est, c’est-à-dire dans la paix de la conscience et dans l’exercice des nobles facultés.

« Là-dessus, Comus fit deux parts de l’argent de sa recette, une grosse et une petite ; il garda pour lui la petite et envoya la grosse dans les hospices de la ville. Je fus bien frappé de la simplicité et de la gaieté avec lesquelles il fit ainsi l’emploi de son argent, en homme habitué à regarder ceci comme un devoir indispensable, et dont il n’avait que faire de se cacher, tant la chose était naturelle. Je me reprochai d’avoir longtemps oublié que tout ce que disait et faisait là M. Comus, c’était l’enseignement et la pratique de mes chers Goffredi. C’est ainsi, monsieur Goefle, qu’un escamoteur ambulant prêcha et acheva de convertir un improvisateur de grands chemins.

« Nous arrivâmes à Paris : notre voyage avait duré trois mois, et je me le rappelle comme une des phases les plus agréables de ma vie. Je n’avais pas perdu mon temps en route, j’avais étudié avec soin la nature et la société dans ce qu’elles ont d’accessible à un homme qui, sans être spécial, n’est pas plus obtus qu’un autre. J’avais pris des notes ; je m’imaginais que, dans la ville des lettres et des arts, rien ne me serait plus facile que de vivre de ma plume, ayant quelque chose à dire et me sentant capable de le dire.

« Nous entrâmes dans la grande ville par un temps d’automne sombre et triste. J’eus de la peine à me figurer qu’on pût s’habituer à ce climat, et Guido, dès les premiers pas, s’attrista et se démoralisa visiblement. Nous louâmes très cher une misérable petite chambre garnie. Là, nous fîmes un peu de toilette, le théâtre fut démonté, et les burattini mis sous clé dans une caisse. Nous nous proposions de vendre notre établissement à quelque saltimbanque, et pendant plusieurs jours nous ne songeâmes qu’à prendre langue et à voir les monumens, spectacles et curiosités de la capitale française.

« Au bout de ces huit jours, notre mince capital était fort entamé, et le pire, c’est que je ne voyais en aucune façon le moyen de m’y prendre pour le renouveler. Je m’étais fait de grandes illusions, ou plutôt je ne m’étais fait aucune idée de ce que c’est qu’une véritable grande ville et de l’épouvantable isolement où y tombe un étranger sans ressources, sans amis, sans recommandations. Je m’informai de Comus, espérant qu’il me procurerait quelques relations. Comus n’était pas de retour de ses tournées, et n’avait encore acquis de réputation qu’en province. J’essayai de faire venir les papiers de Silvio Goffredi, au moyen desquels je comptais rédiger, sous son nom, la relation de ses recherches historiques. Je ne comptais sur aucun profit matériel, mais j’espérais, en accomplissant un devoir, me faire un nom honorable et quelques amis. En Italie, quelques-uns m’étaient restés fidèles ; ils me firent cet envoi, qui ne me parvint jamais. Ni le cardinal ni mon jeune élève ne répondirent à mes lettres, et les autres se bornèrent à quelques stériles témoignages d’intérêt, sans vouloir se compromettre jusqu’à me recommander aux gens en crédit de ma nation qui se trouvaient à Paris. Ils me conseillèrent même de ne pas attirer sur moi l’attention de notre ambassadeur, lequel se croirait peut-être obligé, pour l’honneur de sa famille (il était parent de Marco Melfi), de solliciter du roi de France à mon intention une petite lettre de cachet.

« Quand je vis quelle était ma situation, je ne comptai plus que sur moi-même ; mais croyez, monsieur Goefle, que j’eus quelque mérite à rester honnête homme dans un pareil abandon et avec la cruelle vie qu’il faut mener dans une ville de luxe et de tentations comme Paris ! J’avais été naguère l’hôte des palais, sous un ciel splendide, puis l’insouciant voyageur à travers des paysages enchantés ; je n’étais plus que le morne et mélancolique habitant d’une mansarde, aux prises avec le froid, la faim et quelquefois le dégoût et le découragement. Pourtant, grâce à Dieu et à mes bonnes résolutions, je me tirai d’affaire, c’est-à-dire que je ne trompai personne et ne mourus pas de misère. Je réussis à faire imprimer quelques opuscules qui ne me rapportèrent rien du tout, mais qui me donnèrent quelque considération dans un petit monde d’obscurs et modestes savans. J’eus l’honneur de fournir indirectement des matériaux pour certains articles de l’Encyclopédie, sur les sciences naturelles et sur les antiquités de l’Italie. Un marquis bel esprit me prit pour secrétaire, et m’habilla décemment. Dès lors je fus à flot. Si l’habit n’est pas tout en France, on peut au moins dire que l’apparence d’un homme aisé est indispensable à quiconque ne veut pas rester dans la misère. Alors, grâce à mon marquis et à mon habit, le monde se rouvrit devant moi. C’était là un grand écueil où je risquai encore de me briser. Ne me prenez pas pour un sot si je vous dis que ma personne se fût mieux tirée d’affaire, si elle eût été aussi disgracieuse que celle de votre ami Stangstadius. Un homme bien fait et sans le sou trouve partout, dans le monde d’aujourd’hui, la porte ouverte à la fortune… et à la honte. Quelque prudence que l’on garde, il faut bien rencontrer sous ses pas, à chaque instant, la vorace et industrieuse fourmilière des femmes galantes. Sans le souvenir de ma chaste et fière Sofia, je me serais probablement laissé entraîner dans le labyrinthe de ces animaux insinuans et travailleurs.

« Je triomphai de ce danger ; mais au bout d’un an de séjour à Paris, et au moment où j’allais peut-être m’y faire une position indépendante par mon travail et mon économie, je sentis un extrême dégoût de cette ville et un invincible désir de voyager. Massarelli était la cause principale de ce dégoût. Il n’avait pu supporter, comme moi, les privations et les angoisses de l’attente. Il avait, dans les premiers jours de misère, enlevé de chez moi le théâtre des marionnettes, et il avait essayé de gagner sa vie dans les carrefours avec des gens de la pire espèce. Malheureusement il ne s’était pas attaché comme moi à corriger son accent, et il n’eut aucun succès. Il me retomba bientôt sur les bras, et j’eus à le nourrir et à le vêtir pendant plusieurs mois, qui furent bien difficiles à passer. Ensuite il disparut de nouveau, bien qu’il m’eût renouvelé ses beaux sermens et qu’il eût essayé de travailler avec moi. Cependant je ne fus pas délivré de lui pour cela. Il ne se passait pas de semaines qu’il ne vînt, quelquefois ivre, me dévaliser. Je lui fermais la porte au nez ; mais il s’attachait à mes pas. Il fit enfin deux ou trois infamies moyennant lesquelles, ayant gagné quelque argent, il voulut me rendre tout ce que je lui avais donné, et en outre partager avec moi en frère, pleurer encore une fois dans mon sein ses larmes de vin et de repentir. Son argent et ses attendrissemens me dégoûtaient, je les repoussai. Il se fâcha, il voulut se battre avec moi ; je refusai avec mépris. Il voulut me souffleter ; je fus forcé de lui donner des coups de canne. Le lendemain, il m’écrivit pour me demander pardon ; mais j’étais las de lui, et comme je le rencontrais partout, quelquefois même en bonne compagnie (Dieu sait comment il venait à bout de s’y introduire), je craignis d’être compromis par quelque filouterie de son fait. Je ne me sentis pas l’égoïste courage de faire chasser honteusement un homme que j’avais aimé, je préférai me retirer moi-même et quitter la partie. Heureusement j’étais enfin à même d’avoir quelques bonnes recommandations, entre autres celle de Comus, qui, à cette époque, faisait fureur à Paris avec ses représentations de catoptrique, c’est-à-dire de fantasmagorie par les miroirs, où, au lieu de montrer des spectres et des diables, il ne faisait apparaître que des choses agréables et de gracieuses images. Ses grands talens et l’habitude de l’observation lui avaient donné une telle connaissance de la physiologie de l’homme et du cœur humain, qu’il lisait dans les pensées et semblait doué du sens divinatoire. Enfin l’étude profonde de l’algèbre le mettait à même de résoudre, sous la forme de tours divertissans et ingénieux, des problèmes que le vulgaire ne pouvait approfondir, et que beaucoup de personnes assimilaient à la magie.

« Nous vivons dans un temps de lumières où, par un singulier contraste, le besoin du merveilleux, si puissant et si déréglé dans le passé, lutte encore, dans beaucoup d’esprits, contre l’austérité de la raison. Vous en savez quelque chose ici, où votre illustre et savant Swedenborg est consulté comme un sorcier encore plus que comme un voyant, et se laisse aller lui-même à se croire en possession des secrets de l’autre vie. Comus est un homme, je ne dirai pas plus convaincu et plus vertueux que Swedenborg, dont je sais qu’il ne faut parler qu’avec respect, mais plus sage et plus sérieux. Il ne croit pas agir en vertu d’autres lois que celles que le génie humain peut découvrir, et ses secrets sont généreusement livrés par lui aux savans et aux voyageurs qui doivent en tirer parti dans l’intérêt de la science.

« Il me reçut avec bonté, et m’offrit de m’emmener en Angleterre pour l’aider dans ses expériences. Je fus bien tenté d’accepter, mais mon rêve me poussait à la minéralogie, à la botanique et à la zoologie, en même temps qu’à l’étude des mœurs et des sociétés. L’Angleterre me paraissait trop explorée pour m’offrir un champ d’observations nouvelles. Et puis Comus était alors absorbé par une étude spéciale où je ne sentais pas devoir lui être utile. Il allait à Londres pour faire confectionner sous ses yeux des instrumens de précision qu’il n’avait pu faire établir en France d’une manière satisfaisante. L’idée de passer un ou deux ans à Londres ne me souriait pas. J’étais las du séjour d’une grande ville. J’éprouvais un besoin violent de liberté, de locomotion, et surtout d’initiative. Bien que j’eusse à me louer de ceux qui m’avaient employé jusqu’à ce jour, je me sentais si peu fait pour la dépendance, que j’en étais réellement malade.

« Comus me mit en rapport avec plusieurs personnes illustres, avec MM. de Lacépède, Buffon, Daubenton, Bernard de Jussieu. Je prenais un vif intérêt aux rapides et magnifiques progrès du Jardin-des-Plantes et du cabinet zoologique, dirigés et enrichis chaque jour par ces nobles savans. Je voyais arriver là à tout instant les dons magnifiques des riches particuliers et les précieuses conquêtes des voyageurs. Il me prit une irrésistible ambition de grossir le nombre de ces serviteurs de la science, humbles adeptes qui se contentaient d’être les bienfaiteurs de l’humanité sans demander ni gloire ni profit. Je voyais bien le grand homme à manchettes, M. de Buffon, profiter largement, pour le compte de sa vanité, des travaux patiens et modestes de ses associés. Qu’importe qu’il eût ce travers, qu’il voulût être monsieur le comte et réclamer les droits féodaux de sa seigneurie, qu’il se louât lui-même à tout propos, en s’attribuant le mérite de travaux qu’il n’avait fait souvent que consulter ? C’était son goût. Ce n’était pas celui de ses généreux et spirituels confrères. Ils souriaient, le laissaient dire, et travaillaient de plus belle, sentant bien qu’il ne s’agissait pas d’eux-mêmes dans des questions qui ont pour but l’avancement du genre humain. Ils étaient ainsi plus heureux que lui, heureux comme l’entendait Comus, comme j’aspirais à l’être. Leur part me semblait la meilleure, j’avais soif de marcher sur leurs traces. J’offris donc mes services, après avoir profité, autant que possible, de leurs leçons publiques et de leurs entretiens particuliers. Mon zèle ardent et mon aptitude pour les langues parurent à M. Daubenton des conditions de succès à encourager. Ma pauvreté était le seul obstacle. La science devient riche, me disait-il avec orgueil en contemplant l’accroissement du cabinet et du jardin ; mais les savans sont un peu trop pauvres quand il s’agit de voyager. Pour eux, la vie est rude sous tous les rapports, soyez bien préparé à cela.

« J’y étais tout préparé. J’avais réussi à économiser une petite somme, qui, dans mes prévisions, pouvait me mener loin, d’après le genre de vie frugal devant lequel je ne reculais pas. Je me fis donner une mission scientifique en règle, afin de ne pas être pris pour un vagabond ou pour un espion dans les pays étrangers, et je partis sans vouloir m’inquiéter de mes moyens d’existence au-delà d’une année. La Providence devait pourvoir au reste. J’eusse pu cependant, avec les pièces qui constataient le but innocent et respectable de ma vie errante, obtenir quelque assistance pécuniaire des corps savans, et même de la bourse particulière des amis de la science. Je ne voulus rien demander, sachant combien la famille de Jussieu s’était épuisée en sacrifices de ce genre, et voulant me dévouer tout entier à mes risques et périls.

« Ici commence enfin pour moi une série de jours heureux. J’avais devant moi un temps illimité, du moins tant que mes ressources suffiraient. Ce n’était pas beaucoup dire. Aussi, pour le prolonger et satisfaire ma passion des voyages, je me mis d’emblée dans les conditions les plus économiques. À peine rendu à ma première étape, j’endossai un costume de montagnard solide et grossier ; j’achetai un âne pour porter mon mince bagage, mes livres, mes instrumens et mon butin d’échantillons, et je me mis en route à pied pour les montagnes de la Suisse. Je ne vous raconterai pas mes travaux, mes courses, mes aventures. C’est un voyage que j’écrirai dès que j’en aurai le loisir, et la perte récente de mon journal ne me sera pas un obstacle insurmontable, grâce à la mémoire peu commune dont je suis doué. Dans ces excursions solitaires, je recouvrai ma belle santé, mon insouciance de caractère, ma confiance à l’avenir, ma gaieté intérieure, toutes choses que la vie de Paris avait fort détériorées en moi. Je me sentis réconcilié avec le souvenir de mes Goffredi ; c’est vous dire que je me sentis heureux.

« J’avais assez travaillé la botanique et la minéralogie pour remplir mes promesses relatives à ces deux spécialités ; mais, ne donnant rien aux vanités du monde, j’avais le loisir de vivre pour mon compte en observateur, et peut-être aussi un peu en artiste et en poète, c’est-à-dire en homme qui sent les beautés de la nature dans son divin ensemble. De chaque station importante j’expédiais à Paris mes rapports et mes échantillons même, avec des lettres assez détaillées adressées à M. Daubenton, sachant que les impressions romanesques d’un jeune homme ne lui déplairaient pas.

« Au bout de neuf ou dix mois, j’étais dans les Karpathes avec mon âne, qui me rendait véritablement de grands services, et qui était si fidèle et si bien dressé à suivre tous mes pas, qu’il n’était jamais un embarras pour moi, lorsque je rencontrai en un site agreste et désert un mendiant barbu dans lequel je crus reconnaître Guido Massarelli. Partagé entre le dégoût et la pitié, j’hésitais à lui parler, quand il me reconnut et vint à moi d’un air si humble et si abattu que la compassion l’emporta. J’étais heureux dans ce moment-là et en train d’être bon. Assis sur une souche au milieu d’un abattis de grands arbres, je prenais mon repas avec appétit, tandis que mon âne paissait à quelques pas de moi. Pour le reposer, je l’avais débarrassé de son chargement, et j’avais mis entre mes jambes le panier qui contenait mes provisions de la journée. C’était peu de chose, mais il y avait assez pour deux. Massarelli, pâle et faible, semblait mourir de faim. — Assieds-toi là, lui dis-je, et mange. Je suis bien certain que tu es dans cette misère par ta propre faute, mais il ne sera pas dit que je ne te sauverai pas encore une fois.

« Il me raconta ses aventures vraies ou fausses, s’accusa en paroles d’une humilité plate, mais s’excusant toujours au fond en rejetant ses fautes sur l’ingratitude ou la dureté d’autrui. Je ne pus le plaindre que d’être ce qu’il était, et, après une demi-heure d’entretien, je lui donnai quelques ducats et me remis en marche. Nous allions en sens contraire, à ma très grande satisfaction ; mais je n’avais pas marché un quart d’heure, que je me sentis pris de vertiges et forcé de m’arrêter, accablé de lassitude et de sommeil. Ne comprenant rien à une indisposition si subite, moi qui de ma vie n’avais rien éprouvé de semblable, et qui, partageant ma bouteille avec Guido, n’avais pas avalé la valeur d’un verre de vin, je pensai que c’était l’effet du soleil ou d’une assez mauvaise nuit passée à l’auberge. Je m’étendis à l’ombre pour faire un somme. Que ce fût ou non une imprudence dans un endroit absolument désert, il m’eût été impossible de faire autrement. J’étais vaincu par une sorte d’ivresse lourde et irrésistible.

« Quand je m’éveillai, encore fort malade, appesanti, et sans aucune idée dans la tête, je me trouvai au même endroit, mais complètement dévalisé. Le jour paraissait à l’horizon. Je crus d’abord que c’était le crépuscule du soir, et que j’avais dormi dix heures ; mais en voyant le soleil monter dans la brume et la rosée briller sur les touffes d’herbes, il fallut bien reconnaître que mon sommeil avait duré un jour et une nuit. Mon âne avait disparu avec mon bagage, mes poches étaient vides ; on ne m’avait laissé que les habits qui me couvraient. Un objet sans valeur, oublié ou dédaigné par les bandits, fixa mon attention : c’était une tasse, faite d’une petite noix de coco, dont je me servais en voyage pour ne pas boire au goulot de la bouteille, chose qui m’a toujours semblé ignoble. Je payais cher cette délicatesse : dans un moment où j’avais le dos tourné, Guido avait jeté un narcotique dans ma tasse. Une sorte de sel était cristallisé au fond. Guido n’était pas un mendiant, mais un chef de voleurs. Les traces de piétinement qui m’environnaient attestaient le concours de plusieurs personnes.

« En regardant toutes choses autour de moi, je vis une inscription légèrement tracée à la craie sur le rocher, et je lus ces mots en latin : « Ami, je pouvais te tuer, et j’aurais dû le faire ; mais je te fais grâce. Dors bien ! » C’était l’écriture de Guido Massarelli. Pourquoi eût-il dû me tuer ? Était-ce en souvenir des coups de canne que je lui avais donnés à Paris ? C’est possible. L’Italien conserve, au milieu des plus grands désastres de l’âme et de l’intelligence, le sentiment de la vengeance, ou tout au moins le souvenir de l’injure. Que pouvais-je faire pour me venger à mon tour ? Rien qui ne demandât du temps, de l’argent et des démarches. Or j’étais sans le sou, et je commençais à avoir faim. — Allons ! pensai-je en me remettant en route, il était écrit qu’un jour ou l’autre il me faudrait mendier ; mais, malgré le sort contraire, je jure de ne pas mendier longtemps ! Il faudra bien que je trouve quelque nouvelle industrie pour me tirer d’affaire.

« Je sortis du défilé des montagnes et trouvai l’hospitalité chez de bons paysans, qui me firent même accepter quelques provisions pour ma journée. Ils me dirent qu’une bande de voleurs exploitait le pays, et que le chef était connu sous le nom de l’Italien.

« En continuant ma route, j’entrai dans la province de Silésie. Mon intention était de m’arrêter dans la première ville pour porter plainte et réclamer des autorités la poursuite de mes brigands. Comme je marchais, pensif et absorbé dans mille projets plus inexécutables les uns que les autres pour me remettre en argent sans m’adresser à la commisération publique, j’entendis un petit galop détraqué derrière moi, et en me retournant je reconnus avec stupéfaction mon âne, mon pauvre Jean, qui courait après moi du mieux qu’il pouvait, car il était blessé. On dit que les ânes sont bêtes ! je le veux bien, mais ce sont des animaux presque aussi intelligens que les chiens : j’en avais acquis déjà maintes fois la certitude en voyageant avec ce fidèle serviteur. Cette fois il me donnait une preuve d’attachement raisonné et d’instinct mystérieux vraiment extraordinaire. Il avait été volé et emmené ; dépouillé de son bagage, il s’était sauvé sans doute. On avait tiré sur lui ; il n’en avait tenu compte, il avait poursuivi sa course, il avait retrouvé ma trace, et en véritable héros il venait me rejoindre avec une balle dans la cuisse !

« Je vous avoue que j’eus avec lui une scène digne de Sancho Pança, et encore plus pathétique, car j’avais un blessé à secourir. J’extirpai la balle qui s’était logée dans le cuir de mon intéressant ami, et je lavai sa plaie avec le soin le plus touchant. La pauvre bête se laissa opérer et panser avec le stoïcisme qui appartient à son espèce, et avec la confiance intelligente dont la nôtre n’a pas apparemment le monopole. Mon âne retrouvé, c’était une ressource. La balle retirée, il ne boitait plus. Beau, grand et fort, il pouvait valoir… mais cette lâche et exécrable pensée ne se formula pas en chiffres, et je dis à mon honneur que je la repoussai avec indignation. Il n’était pas question de vendre mon ami, mais de nourrir deux estomacs au lieu d’un.

« Je gagnai comme je pus la ville de Troppaw, Jean trouvait des chardons le long du chemin ; je me privai d’une partie de mon pain ce jour-là pour procurer quelque douceur à sa convalescence. À Troppaw, les gens du peuple me plaignirent et me secoururent d’un gîte et d’un repas avec cette charité qui a tant de prix et de mérite chez les pauvres. Les autorités de la ville ajoutèrent peu de foi à mon récit. J’avais les habits grossiers du voyageur à pied, et aucun papier pour prouver que j’étais un homme d’études, ayant droit à la confiance. Je parlais bien, il est vrai, trop bien pour un rustre ; mais ces pays frontières étaient exploités par tant d’habiles intrigans ! Récemment un Italien s’était donné pour un grand seigneur dévalisé dans les montagnes, et on avait découvert depuis qu’il était lui-même le chef de la bande qu’il feignait de signaler.

« Je jugeai prudent de ne pas insister, car, du souvenir de Guido Massarelli au soupçon de complicité de ma part, il n’y avait que la main. Je retournai chez mes pauvres hôtes. Ils me reçurent très bien, blâmèrent les magistrats de leur ville, et regardèrent Jean d’un œil d’envie en me disant : — Heureusement votre âne vous reste, et vous pourriez le vendre ! — Comme je paraissais ne pas vouloir comprendre cette insinuation, on me démontra, sous forme de conseil, que je pouvais rester deux ou trois mois dans la maison en me contentant de l’ordinaire de la famille, que pendant ce temps, si je savais faire quelque chose, je chercherais de l’ouvrage, et que si, au bout du délai, je pouvais solder ma dépense, je ne serais pas forcé de laisser mon âne en paiement. Le conseil était sage ; je l’acceptai, résolu à bêcher la terre plutôt que de ne pas dégager ma caution, ce pauvre Jean, utile encore à son maître.

« Mon hôte était cordonnier. Pour lui prouver que je n’étais pas un paresseux, je lui demandai en quoi, ne sachant pas son état, je pourrais lui être utile. — Je vois, me répondit-il, que vous êtes un bon sujet, et votre figure me donne confiance en vous. C’est demain foire dans un village à deux lieues d’ici. Je suis empêché de m’y rendre ; allez-y à ma place avec un chargement de ma marchandise sur votre âne, et vendez-moi le plus de souliers que vous pourrez. Vous aurez une part de dix pour cent dans le profit. — Le lendemain, j’étais à mon poste, vendant des souliers comme si je n’eusse fait autre chose de ma vie. Je n’avais pourtant aucune notion des roueries particulières au petit ou au grand commerce ; mais j’imaginai de faire des complimens à toutes les femmes sur la petitesse de leurs pieds, et j’amusai tant le monde par mes hyperboles et mon babil, que toute ma cargaison fut écoulée en quelques heures. Le soir, je revins gaiement chez mon patron, qui, émerveillé de mon succès, refusa obstinément de me laisser rembourser ma nourriture sur ma part de profits.

« Me voilà donc encore une fois avec un état et de l’argent en poche, en quantité proportionnée au luxe et aux besoins de ma condition nouvelle. Mon patron Hantz m’envoya faire une tournée de trois jours dans les pays environnans, et je réussis à écouler tout un vieux fonds de boutique dont il était depuis longtemps embarrassé. Au retour, je reçus de lui plus qu’il ne m’avait promis ; mais, quand je parlai de le quitter, il se mit en colère et versa des larmes, me traitant de fils ingrat et me proposant la main de sa fille pour me retenir. La fille était jolie, et me lançait des œillades naïves. Je me conduisis en niais, comme eussent dit beaucoup de gens d’esprit de ma connaissance. Je ne cherchai pas seulement à l’embrasser, et je partis pendant la nuit avec Jean et deux rigsdalers. Je laissai le reste, c’est-à-dire deux autres rigsdalers, pour payer ma dépense chez le bon cordonnier de Troppaw.

« Il s’agissait d’aller plus loin, n’importe où, jusqu’à ce que je pusse trouver un moyen de faire mon voyage sans avoir à confier aux personnes auxquelles j’étais recommandé en différentes villes d’Allemagne et de Pologne un désastre dont je ne pouvais fournir aucune autre preuve que mon dénûment. Les soupçons des bourgmestres de Troppaw m’avaient guéri de l’idée de raconter mes infortunes. J’avais perdu mes lettres de marque, je ne devais compter que sur moi-même pour les remplacer par des affirmations vraisemblables. Or on n’est jamais vraisemblable quand on demande des secours. Je n’étais pas plus triste pour cela. J’étais déjà habitué à ma situation, et je remarquai une fois de plus dans ma vie que le lendemain arrive toujours pour ceux qui prennent patience avec le jour présent.

« Deux jours après, je me trouvai dans une pauvre taverne en face d’un garçon trapu et robuste, qui, les coudes appuyés sur la table et la figure cachée dans ses mains, paraissait dormir. On me servit, pour mon demi-swangsick, un pot de bière, du pain et du fromage. J’avais de quoi aller, à ce régime, pendant une huitaine de jours. Mon vis-à-vis, interrogé par l’hôtesse, ne répondit pas. Quand il releva la tête, je vis qu’il pleurait. — Vous avez faim, lui dis-je, et vous n’avez pas de quoi payer !

« — Voilà ! répondit-il laconiquement.

« — Eh bien repris-je, quand il y a pour un, il y a pour deux ; mangez.

« Sans rien répondre, il tira son couteau de sa poche, et entama mon pain et mon fromage. Quand il eut mangé en silence, il me remercia en peu de mots assez honnêtes, et j’eus la curiosité de savoir la cause de sa détresse. Il se nommait je ne sais plus comment, et avait pour nom de guerre Puffo. Il était de Livourne, ce qui en Italie est une mauvaise note pour les gens d’une certaine classe. Aux yeux de tout marin du littoral méditerranéen, livornese est synonyme de pirate. Celui-ci justifiait peut-être le préjugé : il avait été marin et quelque peu flibustier. Il était maintenant saltimbanque.

« Je l’écoutais avec assez peu d’intérêt, car il racontait mal, et ces histoires d’aventuriers ne valent que par la manière dont on les dit ; au fond, à bien prendre, elles se ressemblent toutes. Cependant, comme cet homme me parlait de son théâtre improductif, je lui demandai quelle sorte de représentations il donnait. — Mon Dieu, me dit-il, voilà ce que c’est, et c’est bien la plus mauvaise affaire que j’aie faite de ma vie ! Le diable emporte celui qui me l’a mise en tête ! — En parlant ainsi, il tira de son sac une marionnette, qu’il jeta avec humeur sur la table.

« Je laissai échapper un cri de surprise : cette marionnette, hideusement sale et usée, c’était mon œuvre, c’était un burattino de ma façon ! Que dis-je ? c’était mon premier sujet, mon chef de troupe ; c’était mon spirituel et charmant Stentarello, la fleur de mes débuts dans les bourgades de l’Apennin, la coqueluche des belles Génoises, le fils de mon ciseau et de ma verve, la colonne de mon théâtre !

« — Quoi, misérable ! m’écriai-je, tu possèdes Stentarello, et tu n’en sais pas tirer parti !

« — On m’avait bien assuré, répondit-il, qu’il avait rapporté beaucoup d’argent en Italie, et celui qui me l’a vendu à Paris m’a dit le tenir, ainsi que le reste de la troupe, d’un signor italien bien mis, qui prétendait avoir fait sa fortune avec… C’est peut-être vous ?

« Il me raconta alors comme quoi il avait eu quelque succès en France, dans les carrefours, avec notre théâtre et le personnel, que, sachant plusieurs idiomes étrangers, il avait voulu voyager, mais que, n’ayant pas de bonheur, il avait été de mal en pis jusqu’au moment où je le rencontrais, décidé à vendre la boutique et à se livrer à l’instruction d’un ours qu’il allait tâcher de se procurer dans la montagne.

« — Voyons, lui dis-je, montre-moi ton théâtre et ce que tu sais faire.

« Il me conduisit dans une grange où je l’aidai à mettre son matériel sur pied. Je reconnus là, mêlés à d’ignobles marionnettes de rencontre et couverts de haillons et de meurtrissures, les meilleurs sujets de ma troupe. Puffo me joua une scène pour me donner un échantillon de son talent. Il maniait ces burattini avec dextérité et ne manquait pas d’une certaine verve grossière ; mais j’avais le cœur vraiment percé de douleur en voyant mes acteurs tombés en de telles mains et réduits à jouer de tels rôles. En y réfléchissant cependant, je vis que la Providence nous réunissait, eux et moi, pour notre salut commun. Sur-le-champ j’organisai à moi seul une représentation dans le village, et je gagnai un ducat, à la grande stupéfaction de Puffo, lequel, à partir de ce moment, m’abandonna le théâtre, les acteurs et le soin de sa propre destinée.

« N’avais-je pas été vraiment protégé par le ciel ? n’avais-je pas retrouvé le seul moyen de continuer mes voyages avec aisance, sans rien devoir à personne et sans livrer mon nom et ma figure aux caprices du public ? En peu de jours, toutes les marionnettes furent repassées au ciseau, nettoyées, repeintes, habillées de neuf, et bien rangées dans une boîte commode et portative. Le théâtre fut également restauré et agrandi pour deux operanti. Je pris Puffo à mon service en le chargeant de l’entretien, du rangement et de la garde de l’établissement, en même temps que d’une partie du transport sur ses fortes épaules, ainsi qu’il en avait l’habitude, car je voulais plus que jamais consacrer Jean au service de la science et lui faire porter mon bagage de naturaliste.

« Puffo est certainement un pauvre compère. Il a l’esprit lourd, mais il ne reste jamais court, vu qu’il a le don de pouvoir parler sans rien dire. Il a un mauvais accent dans toutes les langues, mais il se fait comprendre en plusieurs pays, et c’est un grand point. Voilà pourquoi je l’ai gardé. Je dialogue peu avec lui, mais j’ai réussi à le déshabituer des gros mots. Je lui confie les scènes populaires, qui sont comme des intermèdes pour me reposer quelques instans. Quand j’ai trois ou quatre personnages en scène, je tire parti de ses mains et fais parler tous les interlocuteurs avec assez d’adresse pour que l’on croie entendre plusieurs voix différentes. Enfin, monsieur Goefle, vous m’avez vu à l’œuvre et vous savez que j’amuse. Néanmoins nous ne fîmes pas grand’chose en Allemagne, et l’idée me vint qu’en Pologne mes affaires iraient mieux. Les Polonais ont l’esprit français et le goût italien. Nous traversâmes donc la Pologne, et c’est à Dantzig que nous nous sommes, au bout de six semaines de voyages et de succès, embarqués pour Stockholm, où notre recette a été fructueuse. C’est là que j’ai reçu l’invitation du baron de Waldemora, invitation que j’ai acceptée avec plaisir, puisqu’elle me mettait à même de voir le pays qui jusqu’ici m’a le plus intéressé. C’est vers le nord que se sont toujours portées mes aspirations, soit à cause des grands contrastes qu’il devait offrir à un habitant du midi, soit par un instinct patriotique qui se serait fait sentir à moi dès l’enfance. Il n’y a pourtant rien de moins certain que cette origine boréale attribuée à mon langage altéré, bégayé ou à demi oublié, par le savant philologue dont je vous ai parlé : n’importe, rêve ou pressentiment, j’ai toujours vu en imagination le romantique pays que j’ai maintenant devant les yeux, et je me fis une fête d’allonger mon chemin pour venir ici, c’est-à-dire de traverser le Malarn et de descendre jusqu’au Wettern pour explorer toute la région des grands lacs.

« Mais il était écrit que les accidens me poursuivraient. Puffo, qui a engraissé depuis qu’il est nourri par moi, et qui commence à reculer devant la fatigue, voulut suivre, dans un traîneau de louage, ce mystérieux lac Wettern, dont les profondeurs semblent troublées par des éjaculations volcaniques. La glace rompit et noya mes habits, mon linge et mon argent. Heureusement Puffo était à pied dans ce moment-là et put se sauver avec le conducteur du traîneau, qui y perdit sa voiture et son cheval. Heureusement aussi j’avais suivi la rive avec Jean, le théâtre, les acteurs et mon bagage scientifique. Donc, grâce au ciel, tout n’est pas perdu, et demain je me remets en fonds, puisque demain je donne une représentation à prix fait dans le château de l’homme de neige. »

— Eh bien ! dit M. Goefle en serrant de nouveau la main de Christian Waldo, votre histoire m’a intéressé et diverti ; je ne sais pas si vous l’avez racontée avec agrément, mais votre manière de causer vite en trottant par la chambre, votre gesticulation italienne et votre figure de je ne sais quel pays, expressive et heureuse à coup sûr, m’ont attaché à votre récit. Je vois en vous un bon esprit et un excellent cœur, et les torts que vous vous reprochez me paraissent bien peu de chose au prix des égaremens où vous eussiez pu tomber, jeté si jeune dans le monde, sans guide, sans avoir, et avec une jolie figure, instrument de perdition pour les deux sexes dans un monde aussi corrompu que le monde de Paris et de Naples…

— Est-ce à dire, monsieur Goefle, que celui des états du Nord soit plus moral et plus pur ? Je ne demande pas mieux que de le croire ; pourtant ce que j’ai observé à Stockholm…

— Hélas ! mon cher enfant, si vous jugez de nous par les intrigues, la vanité, la violence et l’infâme vénalité de notre noblesse actuelle, tant bonnets que chapeaux, vous devez nous croire la dernière nation de l’univers ; mais vous vous tromperiez, car dans le fait nous sommes un bon peuple, et il ne faudrait qu’une révolution ou une guerre sérieuse pour faire remonter à la surface les grandes qualités, les parcelles d’or pur qui sont tombées au fond. En ce moment, vous ne voyez de nous que l’écume… Mais parlons de vous ; vous ne m’avez pas expliqué votre existence à Stockholm. Comment se fait-il que, dans ce pays d’intrigue et de méfiance, vous ayez pu vivre sous le masque et ne pas être inquiété par les trois ou quatre polices qui travaillent pour les différens partis ?

— C’est que je ne vis pas sous le masque, vous le voyez bien, monsieur Goefle ; cela serait fort gênant, et, dès que je suis à cent pas de ma baraque, je n’ai pas de raisons pour ne pas mettre adroitement, et en prenant les plus simples précautions pour dérouter les curieux, mon visage à découvert. Je ne suis pas un personnage assez important pour qu’on s’acharne à me voir, et le petit mystère dont je m’enveloppe est pour beaucoup dans la vogue que j’ai acquise. Après tout, je ne pousse pas le préjugé de l’homme du monde au point de me désoler si quelque jour mon masque tombe dans la rue, et qu’un passant vienne par hasard à reconnaître le très obscur adepte de la science qui, sous un autre nom, vaque à ses études à d’autres heures et dans d’autres endroits de la ville.

— Ah ! voilà précisément ce que vous ne m’avez pas dit. Vous aviez, dans l’occasion, à Stockholm, un autre nom que celui de Christian Waldo, et un autre domicile que celui où résidaient Jean, Puffo, et le reste de la troupe dans ses boîtes ?

— Précisément, monsieur Goefle. Quant au nom, vous voulez donc absolument tout savoir ?

— Certainement ! vous méfiez-vous de moi ?

— Oh ! si vous le prenez ainsi, je m’exécute avec empressement. Ce nom n’est autre que celui de Dulac ; c’est la traduction française de mon premier nom de fantaisie, del Lago ; c’est celui que j’avais pris à Paris pour ne pas attirer sur moi, par quelque malheureux hasard, la vengeance de l’ambassadeur de Naples.

— Fort bien ! et vous avez, sous ce nom, établi quelques bonnes relations à Stockholm ?

— Je n’ai pas beaucoup essayé, rien ne presse. Je voulais d’abord bien connaître les richesses de la ville en fait d’art et de science, et puis la physionomie des habitans, leurs goûts, leurs usages ; or, pour un étranger sans relations, il est très facile d’étudier les mœurs et les idées d’un peuple dans les centres de réunion publique. C’est ce que j’ai fait, et maintenant je voudrais connaître toute la Suède, afin de revenir me présenter à Stockholm et à Upsal aux principaux savans, à M. de Linnée surtout. D’ici là, j’aurai reçu les lettres de recommandation que j’ai demandées à Paris, et dans tous les cas j’aurai peut-être quelque chose d’intéressant à dire à cet homme illustre. Je pourrai récolter au loin des objets qui lui auront échappé, et lui faire quelque plaisir en les lui offrant. Il n’est pas de voyage qui n’amène d’utiles découvertes ou d’utiles observations sur les choses déjà signalées. C’est en apportant aux grands maîtres le tribut de ses études et le résultat de ses recherches qu’un jeune homme a le droit de les aborder ; autrement ce n’est qu’une satisfaction de vanité ou de curiosité qu’il se procure et un temps précieux qu’il leur dérobe. Quant à la police, car vous m’avez fait aussi une question à cet égard, elle m’a laissé fort tranquille après un rapide interrogatoire où j’ai répondu apparemment avec une franchise satisfaisante. Les bons bourgeois chez qui je demeurais, et qui m’ont traité comme un membre de leur famille, ont répondu de ma bonne conduite et gardé, vis-à-vis du public, le petit secret de ma double individualité. Vous voyez donc bien, monsieur Goefle, que tout est pour le mieux dans ma situation présente, et que je peux conserver ma belle humeur, puisque j’ai la liberté, un gagne-pain assez lucratif, la passion de la science, et le monde ouvert devant mes pas agiles !

— Mais votre bourse a fait naufrage sur le lac Wettern…

— Oh ! les lacs, voyez-vous, monsieur Goefle, ils sont peuplés de bons génies avec lesquels je suis certainement en relation à mon insu. Ne suis-je pas Christian del Lago ? Ou le trolle du Wettern me rendra ma bourse au moment où je m’y attendrai le moins, ou il en fera profiter quelque pauvre pêcheur qui s’en trouvera bien, et de toutes façons le résultat sera excellent.

— Mais… pourtant… avez-vous quelque argent en poche, mon garçon ?

— Absolument rien, monsieur Goefle, répondit en riant le jeune homme. J’ai eu tout juste de quoi arriver ici, en me serrant un peu le ventre pour laisser manger à discrétion mon valet et mon âne ; mais ce soir j’aurai trente rigsdalers pour ma comédie, et après ce copieux déjeuner à côté de vous et de cet excellent poêle, en face de ce beau paysage de diamans, qui resplendit là-bas à travers les nuages de fumée dont nos pipes ont rempli la chambre, je me sens le plus riche et le plus heureux des hommes.

— Vous êtes décidément un original, dit M. Goefle en se levant et en secouant la capsule de sa pipe. Il y a en vous je ne sais quel mélange d’homme et d’enfant, de savant et d’aventurier. Il semble même que vous aimiez follement cette dernière phase de votre vie, et que, loin de la considérer comme désagréable, vous souhaitiez la prolonger sous prétexte d’une fierté exagérée.

— Permettez, monsieur Goefle, répondit Christian ; en fait de fierté, il n’y a pas de milieu, c’est tout ou rien. J’ai tâté de la misère, et je sais comme il est facile de s’y dégrader. Il faut donc que l’homme livré à ses seules ressources s’habitue à ne pas la craindre, et même à jouer avec elle. Je vous ai dit qu’elle m’avait été pénible dans une grande ville. C’est que là, au milieu des tentations de tout genre, elle est bien dangereuse pour un homme jeune et actif qui a connu l’entraînement des passions. Ici au contraire, en voyage, c’est-à-dire en liberté, et protégé par un incognito qui me permet de rentrer demain dans le monde sous la figure d’un homme sérieux, je me sens léger comme un écolier en vacances, et il ne me tarde pas, je le confesse, de reprendre les chaînes de la contrainte et les ennuis du convenu.

— Après tout… je le comprends, dit le docteur ; mon imagination, qui n’est pas plus engourdie que celle d’un autre, me représente assez le plaisir romanesque de cette vie nomade et insouciante. Pourtant vous aimez le monde, et ce n’est pas pour aller explorer les glaces à l’heure de minuit que vous m’avez emprunté ma garde-robe de cérémonie ? …

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Ulphilas, à qui M. Goefle avait sans doute donné des ordres, vint l’avertir que son cheval était attelé à son traîneau. Ulf paraissait complètement dégrisé.

— Comment ? s’écria le docteur avec surprise, quelle heure est-il donc ? Midi ? ce n’est pas possible ! cette vieille horloge radote ; mais non, dit-il en regardant à sa montre, il est bien midi, et il faut que j’aille m’entretenir avec le baron de ce gros procès pour lequel il m’a fait venir. Je m’étonne que, me sachant arrivé, il n’ait pas encore songé à faire demander de mes nouvelles ! …

— Mais M. le baron a envoyé, répondit Ulf ; ne vous l’ai-je point dit, monsieur Goefle ?

— Nullement !

— Il a envoyé, il y a une heure, en faisant dire qu’il s’était trouvé indisposé cette nuit, sans quoi il serait venu lui-même…

— Ici ? Tu exagères la politesse du baron, mon cher Ulf ! Le baron ne vient jamais au Stollborg !

— Bien rarement, monsieur Goefle, mais…

— Ah çà ! et le père Stenson, il n’y a donc pas moyen de le voir ? Avant de me rendre au château, je vais lui faire une petite visite à ce digne homme ! Est-il toujours aussi sourd ?

— Beaucoup plus, monsieur Goefle ; il n’entendra pas un mot de ce que vous lui direz.

— Eh bien ! je lui parlerai par signes.

— Mais, monsieur Goefle, … c’est que mon oncle ne sait pas encore que vous êtes ici.

— Ah ! oui-dà ! Eh bien ! il l’apprendra.

— Il me grondera beaucoup de ne pas l’avoir averti, … et d’avoir consenti…

— À quoi ? À me laisser loger ici, n’est-ce pas ? Eh bien ! tu lui diras que je me suis passé de ta permission.

— Figurez-vous, ajouta M. Goefle en français et en s’adressant à Christian, que nous sommes ici en fraude et à l’insu de M. Stenson, l’intendant du vieux château. Une chose très bizarre encore, c’est que ledit M. Sten, ainsi que son estimable neveu ici présent, ne laissent qu’avec répugnance habiter cette masure, tant ils sont persuadés qu’elle est hantée par des esprits chagrins et malfaisans…

La figure de M. Goefle devint tout à coup sérieuse d’enjouée qu’elle était, comme si, habitué à rire de ces choses, il commençait à se le reprocher, et il demanda d’un ton brusque à Christian s’il croyait aux apparitions.

— Oui, aux hallucinations, répondit Christian sans hésiter.

— Ah ! vous en avez eu quelquefois ?

— Quelquefois, dans la fièvre ou sous l’empire d’une forte préoccupation. Elles étaient alors moins complètes que dans la fièvre, et je me rendais compte de l’illusion ; cependant ces visions étaient assez frappantes pour me troubler beaucoup.

— C’est cela, c’est justement cela, s’écria M. Goefle. Eh bien ! figurez-vous, … mais je vous conterai cela ce soir ; je n’ai pas le temps. Je sors, mon cher ami, je me rends chez le baron ; peut-être me retiendra-t-il pour le dîner, qui se sert à deux heures. En tout cas, je reviendrai le plus tôt possible. Ah ! écoutez, rendez-moi un service en mon absence.

— Deux, trois, si vous voulez, monsieur Goefle. De quoi s’agit-il ?

— De lever mon valet de chambre.

— De l’éveiller ?

— Non, non ! de le lever, de l’habiller, de lui boutonner ses guêtres, de l’enfoncer dans sa culotte, qui est fort étroite, et qu’il n’a pas la force…

— Ah ! j’entends ! un vieux serviteur, un ami, malade, infirme ?

— Non ! pas précisément. Tenez ! le voilà. Miracle ! il s’est levé tout seul ! C’est bien cela, maître Nils ! Comment donc ? Vous vous formez ! Vous voilà déjà debout à midi ? et vous vous êtes habillé vous-même ? N’êtes-vous point trop fatigué ?

— Non, monsieur Goefle, répondit l’enfant d’un air de triomphe ; j’ai très bien boutonné mes guêtres, voyez !

— Un peu de travers ; mais enfin c’est toujours ça, et à présent vous allez vous reposer jusqu’à la nuit, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, monsieur Goefle ; je vais manger, car j’ai grand’faim, et voilà une grande heure au moins que ça m’empêche de bien dormir.

— Vous voyez ! dit M. Goefle à Christian ; voilà le serviteur que ma gouvernante m’a procuré ! À présent je vous laisse à ses soins. Faites-vous obéir, si vous pouvez. Moi, j’y ai renoncé pour mon compte. Allons, Ulf, passe devant, je te suis ; qu’y a-t-il encore ? qu’est-ce que cela ?

— C’est, répondit Ulphilas, dont les idées suivaient la marche ascendante des rayons du soleil, une lettre que j’avais dans ma poche depuis tantôt, et que j’avais oublié…

— De me remettre ? C’est trop juste ! Vous voyez, Christian, comme on est bien servi au Stollborg !

M. Goefle ouvrit la missive, et lut ce qui suit, en s’interrompant à chaque phrase pour faire ses réflexions en français : « Mon cher avocat… » Je connais cette écriture… Ah ! c’est la comtesse d’Elveda, la grande coquette, le parti russe en jupons ! … « Je désire vous voir la première. Je sais que le baron vous attend à midi. Ayez l’obligeance de venir du Stollborg un peu plus tôt et de vous rendre à mon appartement, où j’ai des choses sérieuses à vous communiquer. » Des choses sérieuses ! Quelque niaise malice, noire comme le charbon, et visible par conséquent à l’œil nu, comme le charbon sur la neige ! Ma foi, il est trop tard ; l’heure est passée.

— Certainement l’heure est passée, observa Christian, et ce que l’on veut vous dire ne vaut pas la peine d’être écouté.

— Ah ! ah ! vous savez donc de quoi il s’agit ?

— Parfaitement, et je vais vous le dire tout de suite, sans craindre que vous vous prêtiez à un désir aussi laid que saugrenu. La comtesse veut marier sa gentille nièce Marguerite avec le vieux et funèbre baron Olaüs.

— Mais je le sais bien, et je me suis ouvertement moqué de ce beau projet-là. Marier le joli mois de mai avec le pâle décembre ? Il faut être aussi bonnet blanc que le pic de Sylfiallet pour avoir de pareilles idées !

— Ah ! j’en étais bien sûr ; n’est-ce pas, monsieur Goefle, que c’est odieux de vouloir ainsi sacrifier Marguerite ?

— Oui-dà ! Marguerite ? Ah çà ! vous êtes donc très lié, vous, avec Marguerite ?

— Fort peu ; seulement je l’ai vue, elle est charmante.

— On le dit ; mais la comtesse, d’où diable la connaissez-vous, et comment savez-vous ses projets intimes ?

— C’est encore une histoire à vous raconter, si vous avez le temps…

— Hé non ! je ne l’ai pas ; … mais il y a là un post-scriptum que je ne voyais pas, … et que je comprends encore moins. « J’ai à vous faire compliment de la bonne tournure et de l’esprit de votre neveu… » Mon neveu ! Je n’ai pas de neveu ! Est-ce qu’elle est folle, la comtesse ? « Pourtant cet esprit lui a fait défaut d’une fâcheuse manière, et son algarade mérite bien que vous lui laviez rudement la tête ! … Nous parlerons de cela, et je tâcherai de réparer ses folies, j’aurais bien envie de dire ses sottises ! … » Son algarade, ses sottises ! … Il paraît qu’il en fait de belles, monsieur mon neveu ! Mais où diable prendrai-je ce gaillard-là pour lui laver la tête ?

— Hélas ! monsieur Goefle, vous n’irez guère loin, dit Christian d’un ton piteux. Comment ne devinez-vous pas que, si j’ai pu m’introduire sans masque dans le bal de cette nuit, ce n’est certainement point le nom de Christian Waldo qui aurait pu m’ouvrir la porte.

— Je ne dis pas le contraire ; mais alors c’est donc sous le nom de Goefle…

— Mon invitation était sous cet honorable nom, dans ma poche.

— Ainsi, monsieur, dit M. Goefle d’un ton sévère et avec des yeux brillans de courroux, vous ne vous contentez pas d’emprunter l’habit complet des gens, depuis la poudre à cheveux jusqu’à la semelle inclusivement ; vous vous permettez encore de prendre leur nom et de les rendre responsables des folies qu’il vous plaît de commettre ? Ceci passe la permission…

Ici le bon M. Goefle partit malgré lui d’un éclat de rire, tant lui parut plaisante la situation de Christian Waldo. Le jeune homme, bouillant et fier, supportait avec peine le reproche direct, et semblait fort tenté de répliquer avec vivacité, d’autant plus que, d’un côté, Ulf, ne comprenant pas un mot de ce que disait M. Goefle, mais devinant sa colère à son intonation, imitait instinctivement ses regards et ses gestes, tandis que, de l’autre, le petit Nils, absolument dans le même cas quant au fond de l’affaire, s’était placé vis-à-vis de Christian dans une attitude superbe et presque menaçante.

Christian, impatienté par ces deux figures, qui copiaient burlesquement celle de M. Goefle, avait fort envie d’administrer un coup de poing à l’adulte et un coup de pied au galopin ; mais il se sentait dans son tort, il était très affecté d’avoir offensé un homme aussi aimable et aussi sympathique que le docteur en droit, et sa physionomie, peignant une alternative de dépit et de repentir, était si expressive, que l’avocat en fut désarmé. Son rire désarma également ses deux acolytes, qui se mirent à rire aussi de confiance et retournèrent à leurs fonctions, tandis que Christian racontait à M. Goefle en peu de mots ce que la comtesse Elveda appelait son algarade, et ce qu’il croyait de nature à le disculper entièrement. M. Goefle, tout pressé qu’il était de partir, l’écouta avec attention, et, quand il eut fini : — Certes, mon cher enfant, lui dit-il, vous n’avez rien fait là qui déshonore le nom de Goefle, et, bien au contraire, vous avez agi en galant homme ; mais vous ne m’en avez pas moins jeté dans un cruel embarras. Que le baron Olaüs se rende compte ou non, à l’heure qu’il est, de l’accès de fureur épileptique que vous lui avez procuré, je doute qu’il oublie que vous l’avez offensé. On vous l’a dit, c’est un homme qui n’oublie rien, et vous ferez bien de déguerpir au plus vite en tant que Goefle, puisque Goefle il y a. Ne sortez point de cette chambre sans vous masquer, redevenez Christian Waldo, et vous n’avez rien à craindre.

— Mais que pourrais-je donc craindre du baron, s’il vous plaît, quand même j’irais à lui à visage découvert ? Est-ce en effet un homme capable de me faire assassiner ?

— Cela, je n’en sais rien, Christian ; je vous jure sur l’honneur que je n’en sais rien du tout, et vous pouvez m’en croire, car si j’avais, dans mes rapports avec lui, acquis la plus légère preuve des choses dont on l’accuse, ces relations n’existeraient plus. Je me soucierais fort peu d’une clientèle lucrative, et je n’épargnerais pas à mon client des vérités dures, qu’elles fussent utiles ou non. Cependant certains bruits sont si accrédités, et les malheurs arrivés à ceux qui ont voulu tenir tête au baron sont si nombreux, que je me suis parfois demandé s’il n’avait pas ce mauvais œil qu’en Italie vous appelez, je crois, gettatura, tant il y a que, pour ne pas attirer sans nécessité sur moi le mauvais sort, vous permettrez que je fasse passer mon neveu pour absent depuis ce matin, c’est-à-dire reparti pour de lointains voyages.

— Du moment que je vous envelopperais dans quelque risque à courir, comptez sur ma prudence. Je ne sortirai pas d’ici sans être masqué ou déguisé de façon à ce que personne ne reconnaisse en moi le galant et trop chevaleresque danseur de cette nuit.

Sur cette conclusion, M. Goefle et Christian Waldo se donnèrent une poignée de main. Nils, dont les fonctions s’étaient bornées à déjeuner pendant leur entretien, fut empaqueté de fourrures par son maître, qui eut à le placer sur le siège de son traîneau et à lui mettre en main le fouet et la bride ; mais une fois installé, Nils partit comme une flèche et descendit le rocher avec beaucoup d’adresse et d’aplomb. Conduire un cheval était la seule chose qu’il sût faire, et qu’il fît sans réclamer.

Quant à Ulf, M. Goefle lui ayant donné, avant de partir pour le château neuf, des ordres en conséquence, il prépara pour Christian le lit où avait couché Nils, et pour celui-ci un vaste sofa où il pourrait prendre ses aises ; après quoi Ulf, toujours discret à l’endroit de sa désobéissance, alla s’occuper du service de son oncle sans lui faire aucunement part de la présence de ses hôtes au donjon.

VII.

On n’a peut-être pas oublié que le vieux Stenson habitait un corps de logis situé au fond de la seconde petite cour ou préau dont se composait avec la première enceinte, un peu plus vaste, le manoir délabré du Stollborg. L’histoire de cet ancien château était une légende ; à l’époque de l’établissement du christianisme en Suède, il avait poussé tout seul sur le rocher dans l’espace d’une nuit, parce que le châtelain, alors païen, se voyant menacé, dans sa maison de bois, d’être emporté au fond du lac par une violente tempête d’automne, avait fait vœu d’embrasser la religion nouvelle, si le ciel le préservait du coup de vent. Déjà le toit venait d’être emporté ; mais à peine le vœu fut-il prononcé, qu’un donjon de granit s’éleva comme par enchantement des entrailles du rocher, et, le châtelain s’étant fait baptiser, jamais plus l’ouragan n’ébranla sa puissante et solide demeure.

En dépit de cette véridique histoire, les antiquaires du pays osaient dire que la tour carrée du Stollborg ne datait que de l’époque du roi Birger, c’est-à-dire du xive siècle. Quoi qu’il en soit, le château et le petit domaine avaient été acquis par un brave gentilhomme du nom de Waldemora au xve siècle. Au xviie, Olaf de Waldemora devint le favori de la reine Christine, qui, en vertu d’une aliénation arbitraire de plusieurs fragmens du domaine de la couronne, lui fit don de terres considérables dans cette partie de la Dalécarlie. L’histoire ne dit pas que ce Waldemora fut l’amant de la fantasque héritière de Gustave-Adolphe. Peut-être, dans un besoin d’argent, la reine lui céda-t-elle à bas prix ces importantes propriétés. Il est certain qu’à la réduction de 1680, lorsque l’énergique Charles XI fit réviser tous les titres d’acquisition et rentrer au domaine de la couronne tout ce qui avait été indûment aliéné par ses prédécesseurs, mesure terrible et salutaire à laquelle la Suède doit la dotation des universités, des écoles et des magistrats, la création de la poste aux lettres, de l’armée indelta, et autres bienfaits que les vieux bonnets n’avaient guère pardonnes à la couronne à l’époque de notre récit, le baron de Waldemora se trouva en règle, conserva les grands biens qu’il tenait de son aïeul, et acheva les embellissemens du château neuf, que celui-ci avait fait bâtir sur le bord du lac, et qui portait son nom.

Ce qui était debout de l’ancien manoir de la famille ne consistait donc que dans une tour qui paraissait fort élevée à cause du grand massif de maçonnerie au moyen duquel sa base plongeait jusqu’au bord du lac, mais qui, en réalité, ne contenait que deux étages, à savoir la chambre de l’ourse et la chambre de garde, donnant à peu près de plain-pied sur le préau, et, au-dessus, une ou deux autres chambres où, depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis l’époque où l’on avait muré la partie intérieure, personne n’avait pénétré. Le reste du manoir, rebâti plusieurs fois, n’était qu’une espèce de gaard norvégien. On sait que le gaard est, en Norvége, une réunion de plusieurs familles vivant en communauté. Habitation de personnes, cuisines, réfectoires, étables et magasins, au lieu de se presser comme ailleurs, autant que possible, sous un même toit, forment diverses constructions dont chacune s’abrite sous un toit particulier, et dont l’ensemble présente un développement de nombreuses petites maisons distinctes les unes des autres. Plusieurs coutumes sont communes à la Suède et à la Norvége, surtout dans cette partie de la Dalécarlie qui se rapproche des montagnes frontières. À l’époque où le Stollborg, abandonné pour le château neuf, était devenu une ferme rurale, on comptait dans le pays plusieurs gaards disposés de cette façon. Comme dans toute la Suède et dans tous les pays où l’on bâtit en bois, celui-ci avait souvent pris feu, et les plus anciens de ces petits édifices en portaient encore la trace. Leurs arêtes carbonisées et leurs toits déjetés tranchaient comme des spectres noirs sur les fonds neigeux de la montagne.

Le préau, entouré de son hangar moussu, qui reliait tant bien que mal les diverses constructions, et dont la toiture de planches brillait d’une frange de stalactites de glace, offrait ainsi l’aspect d’un groupe de chalets suisses abandonnés. Depuis longtemps, la ferme avait été transportée ailleurs et le manoir tout entier laissé à la disposition de Stenson, qui ne faisait plus réparer ces cabanes sans valeur et sans autre emploi que celui d’emmagasiner quelques fourrages et légumes secs. Les dalles brutes de la cour étaient creusées au hasard de mille rigoles raboteuses tracées à la longue par les violens écoulemens du dégel ; pas une porte ne tenait sur ses gonds, et il semblait qu’à moins de quelque vœu aussi efficace que celui du premier châtelain, le moindre coup de vent dût, au premier printemps ou au premier automne, balayer ces masures au fond du lac.

La seconde petite cour, située derrière celle-ci, était une annexe plus moderne, d’un caractère moins pittoresque, mais infiniment plus comfortable. Cette annexe datait de l’époque où le baron Olaüs de Waldemora avait hérité des biens de son frère Adelstan et pris possession du domaine. Il avait fait construire une sorte de second petit gaard pour son fidèle Stenson, afin, disait-on, de le décider à ne pas quitter cette résidence, dont il avait horreur. L’annexe formait donc un autre groupe, situé en contre-bas du premier, sur le versant du rocher. Ses toits en pente s’adossaient à la roche brute, et présentaient la singulière disposition en usage dans le pays, à savoir une couche de troncs de sapins bien joints par de la mousse, puis recouverts de feuilles d’écorce de bouleau et enfin d’une couche de terre semée de gazon. On sait que les gazons sur les toits rustiques de la Suède sont particulièrement soignés, quelquefois même dessinés en parterres, avec des fleurs et des arbustes. L’herbe y pousse drue et magnifique, les troupeaux y cherchent le plus friand morceau du pâturage.

C’est dans cette partie du vieux manoir appelée spécialement le gaard, tandis que l’autre retenait celui de préau, que Stenson vivait depuis une vingtaine d’années, si cassé et si frêle désormais, qu’il ne sortait presque plus de son pavillon, bien chauffé, meublé avec une extrême propreté et peint en rouge à l’extérieur, à l’oxyde de fer. Là, il avait certainement toutes ses aises : son appartement isolé de la maisonnette habitée par son neveu, sa cuisine dans un chalet, sa vache et sa laiterie dans un autre. L’existence de ce mystérieux vieillard n’en était cependant que plus monotone et plus mélancolique. On remarquait ou du moins on avait remarqué, lors de la construction de son habitation, avec quel soin il avait fait tourner les ouvertures du côté opposé au donjon et même au château neuf. On n’y entrait que par une petite porte latérale, et pour pénétrer dans sa chambre il fallait serpenter par un petit couloir. On eût dit qu’il craignait d’apercevoir le donjon par une porte ouverte directement de ce côté. Après tout, c’était peut-être uniquement une précaution contre le vent d’ouest, qui soufflait de là.

Comme pour confirmer les on dit du pays, il était extrêmement rare que Stenson sortît de sa maisonnette, si ce n’est pour humer quelques rayons de soleil dans un étroit verger situé au bord du lac, toujours dans la direction opposée au donjon, et encore assurait-on qu’à l’heure où le soleil envoyait l’ombre grêle de la girouette sur ses allées, il les quittait et rentrait chez lui avec précipitation, comme si cette ombre néfaste lui eût apporté l’horreur et la souffrance. Dans tout cela, les esprits forts du château neuf, majordome et valets de nouvelle roche, ne voyaient que les précautions excessives, poussées jusqu’à la manie, d’un vieillard frileux et maladif ; mais Ulphilas et compagnie y voyaient la preuve irrécusable de l’installation d’esprits malfaisans et de spectres effroyables dans le lugubre Stollborg. Jamais depuis vingt ans, disait-on, Stenson n’avait traversé le préau et franchi la porte de l’ouest. Quand une affaire avait nécessité sa présence au château neuf, il s’y était rendu par son petit verger, au bas duquel était amarrée en été sa barque particulière.

Bien que la présence du baron au château neuf, qui avait lieu lorsqu’il n’assistait pas au stendœrne (diète des états), dont il était membre, ne changeât rien à l’existence de Stenson, Ulphilas remarquait depuis quelques jours une singulière agitation chez son oncle. Il faisait des questions sur le donjon comme s’il se fût intéressé à la conservation de ce maudit géant. Il voulait savoir si Ulf y entrait de temps en temps pour donner de l’air à la chambre de l’ourse, à quelles heures, et s’il n’y avait rien remarqué d’extraordinaire. Ce jour-là, Ulf mentit, non sans remords, mais sans hésitation, en répondant de la tête et des épaules qu’il n’y avait rien de nouveau. Il avait de fortes raisons d’espérer que Stenson, ne sortant pas de sa chambre à cause du froid, ne s’apercevrait de rien, et il avait senti certains écus sonner à son intention dans la poche de M. Goefle sans que la voûte du Stollborg parût vouloir crouler d’indignation pour si peu. Sans être un homme avide, Ulf ne détestait pas les profits, et peut-être commençait-il à se réconcilier un peu avec le donjon.

Quand il eut fait ce mensonge et servi le second repas de son oncle, il allait se retirer, lorsque celui-ci lui demanda une certaine Bible qu’il consultait rarement et qui était rangée sur un rayon particulier de sa bibliothèque. Stenson la fit placer devant lui sur la table, et fit signe à Ulf de se retirer ; mais celui-ci, curieux des intentions de son oncle, rouvrit la porte un instant après, bien certain de n’être pas entendu, et, debout derrière le fauteuil du vieillard, il le vit passer, comme au hasard, un couteau entre les feuillets du gros livre, l’ouvrir et regarder attentivement le verset sur lequel la pointe du couteau s’était arrêtée. Il répéta trois fois cette épreuve, sorte de pratique à la fois dévote et cabalistique usitée même chez les catholiques du Nord, pour demander à Dieu le secret de l’avenir d’après l’interprétation des paroles indiquées par le destin ; puis Stenson mit sa tête dans ses mains sur le livre fermé, comme pour le consulter avec son cerveau après l’avoir interrogé avec ses yeux, et Ulf se retira assez inquiet du résultat de l’expérience. Il avait lu les trois versets par-dessus la tête de son oncle. Les voici dans l’ordre où ils avaient été marqués par le hasard :

« … Le gouffre et la mort disent : Nous avons entendu parler d’elle ! »

« … Ne pleurais-je point pour l’amour de celui qui a passé de mauvais jours ? »

« Les richesses du pécheur sont réservées au juste. »

Les versets détachés de ce livre mystérieux et sublime ont presque tous la faculté de se prêter à tous les sens que l’imagination leur demande. Aussi le vieux Sten, après avoir frissonné au premier et joint les mains au second, avait-il respiré, comme une âme soulagée, au troisième ; mais Ulphilas avait trop bu la veille pour interpréter convenablement les décisions du saint livre. Il se demanda cependant avec angoisse si la vieille Bible n’avait pas trahi à son oncle, sous une forme allégorique au-dessus de son intelligence, le secret de son mensonge.

Il fut distrait de ses rêveries par l’apparition d’un nouvel hôte dans le préau : c’était Puffo, qui venait se concerter avec Christian pour la représentation du soir. Puffo n’était pas démonstratif ; il n’aimait pas la campagne en hiver, et n’entendait pas un mot de dalécarlien. Cependant il se trouvait d’assez bonne humeur en ce moment, et pour cause. Il dit bonjour à Ulf d’un air presque amical, tandis que celui-ci, stupéfait, le regardait entrer sans façons, comme chez lui, dans la chambre de l’ourse.

Puffo trouva Christian occupé à classer ses échantillons minéralogiques dans sa boîte. — Eh bien ! patron, à quoi songez-vous ? lui dit-il. Il ne s’agit pas de s’amuser avec des petits cailloux, mais de préparer tout pour la pièce de ce soir.

— Parbleu ! j’y songe bien, répondit Christian ; mais que pouvais-je faire sans toi ? Il est bien temps que tu daignes reparaître ! Où diable as-tu passé depuis hier ?

Puffo raconta sans s’excuser qu’il avait fini par trouver bon souper et bon gîte à la ferme, qu’il avait dormi tard, et que, s’étant lié avec un laquais du château qui se trouvait là, il avait fait savoir à tout le monde l’arrivée de Christian Waldo au Stollborg. Après son déjeuner, le majordome du château l’avait fait venir. Il lui avait parlé très honnêtement, en lui annonçant qu’à huit heures précises du soir on comptait sur la pièce de marionnettes. M. le majordome avait ajouté : — Tu diras à ton patron Christian que M. le baron désire beaucoup de gaieté, et qu’il le prie d’avoir infiniment d’esprit !

— C’est cela ! dit Christian. De l’esprit par ordre de M. le baron ! Eh bien ! qu’il prenne garde que je n’en aie trop ! Mais dis-moi, Puffo, n’as-tu pas ouï dire que le baron était malade ?

— Oui, il l’était cette nuit, à ce qu’il paraît, répondit le bateleur ; mais il n’y pense plus. Il se sera peut-être grisé, quoique ses laquais disent qu’il ne boive pas ; mais croyez ça, qu’un homme si riche se prive l’estomac de ce qu’il a dans sa cave !

— Et toi, Puffo, je gage que tu ne t’es pas privé de ce qui est tombé sous ta main ?

— Ma foi, dit-il, grâce au laquais qui a son amoureuse à la ferme et qui m’a invité à sa table, j’ai bu d’assez bonne eau-de-vie, c’est de l’eau-de-vie de grain, un peu rude, mais ça réchauffe ; aussi ai-je bien dormi après…

— Je suis charmé de ton aubaine, maître Puffo, mais il faudrait songer à notre ouvrage ; va d’abord voir si Jean n’a ni faim ni soif, et puis tu reviendras prendre mes instructions. Dépêche-toi !

Puffo sortit, et Christian se mettait en devoir, non sans soupirer un peu, de fermer sa boîte de minéraux pour ouvrir celle des burattini, lorsque les grelots d’un équipage le firent regarder à la fenêtre. Ce n’était pas le docteur en droit qui revenait si tôt, c’était le joli traîneau azur et argent qui, la veille au soir, avait amené Marguerite au Stollborg.

Faut-il avouer que Christian avait oublié la promesse faite par cette aimable fille à l’apocryphe M. Goefle de revenir le lendemain dans la journée ? La vérité est que Christian, en raison des événemens survenus au bal, n’avait plus compté sur la possibilité de cette visite, et qu’il n’en avait nullement averti le véritable Goefle. Peut-être regardait-il l’aventure comme inévitablement terminée, peut-être même désirait-il qu’elle le fût, car où pouvait-elle le conduire, à moins qu’il ne fût homme à abuser de l’inexpérience d’un enfant, sauf à emporter son mépris et ses malédictions ?

Pourtant le traîneau approchait ; il montait le talus, et Christian apercevait la jolie tête, encapuchonnée d’hermine, de la jeune comtesse. Que faire ? Christian aurait-il le courage de lui fermer la porte au nez, ou de lui faire dire par Puffo que le docteur en droit était absent ? — Bah ! Ulf ne manquerait pas de le lui apprendre ; il n’était pas besoin de s’en mêler. Le traîneau allait s’en retourner comme il était venu. Christian restait à la fenêtre, s’attendant à le voir redescendre ; mais il ne redescendit pas, et la porte s’ouvrit. Marguerite parut, et Christian n’eut que le temps de refermer précipitamment la boîte d’où les marionnettes montraient indiscrètement leurs gros nez et leurs bouches riantes.

— Quoi ! monsieur, s’écria la jeune fille avec surprise, vous êtes encore ici ? Voilà une chose à laquelle je ne m’attendais pas ! J’espérais que vous seriez parti !

— Vous n’avez donc rencontré personne dans la cour ? dit Christian, qui n’était peut-être pas fâché de s’en prendre de cette circonstance à la destinée.

— Je n’ai vu personne, dit Marguerite, et comme je viens en cachette, je suis entrée bien vite pour que personne ne me vît ; mais, encore une fois, monsieur Goefle, vous ne devriez pas être ici. Le baron doit maintenant savoir le nom de la personne qui a osé le braver, et je vous jure que vous devriez partir.

— Partir ? vous me dites cela bien cruellement ! mais vous me rappelez qu’en effet je suis parti. Oui, oui, rassurez-vous, je suis parti pour ne jamais revenir. M. Goefle m’ayant fait comprendre que je pouvais l’envelopper dans mes disgrâces, je lui ai promis de disparaître, et vous me trouvez en train de faire mes paquets.

— Oh ! alors continuez, que je ne vous retarde pas !

— Vous êtes donc bien pressée de ne plus jamais entendre parler de moi ? Mais prenez que c’est un fait accompli, que je suis déjà embarqué au moins pour l’Amérique, fuyant à pleines voiles mon redoutable ennemi, et versant quelques pleurs au souvenir de cette première contredanse qui sera en même temps la dernière de ma vie…

— Avec moi ? mais non pas avec d’autres ?

— Qui sait ? le moi qui vous parle en ce moment n’est qu’une ombre, un fantôme, le souvenir de ce qui fut hier. L’autre moi est le jouet des vagues et du destin, je m’en soucie comme d’un habitant de la lune.

— Mon Dieu, que vous êtes gai, monsieur Goefle ! Savez-vous que je ne le suis pas du tout, moi ?

— Au fait, dit Christian, frappé de l’air triste de Marguerite, je suis un misérable de consentir à parler de moi-même, quand je devrais ne m’inquiéter que des suites de l’événement d’hier soir ! Mais daignerez-vous me répondre encore, si je me permets de vous interroger ?

— Oh ! vous le pouvez bien après tout ce que le hasard m’a entraînée à vous faire savoir de moi… Cette nuit, ma tante m’a fort grondée, et ordre avait été donné à Mlle  Potin de faire mes paquets pour me reconduire aujourd’hui à Dalby ; mais ce matin tout était changé, et après un entretien secret avec le baron, qui a repris, dit-elle, toute sa santé et toute sa gaieté, il a été décidé que je resterais et que je n’aurais, jusqu’à ce soir, qu’à me préoccuper de ma toilette. À propos ! vous savez que nous avons décidément Christian Waldo ? On dit même qu’il est logé ici, au Stollborg. Vous l’avez rencontré, s’il y est ? Vous l’avez vu ?

— Certainement.

— Sans masque ? Ah ! comment est-il ? a-t-il réellement une tête de mort ?

— Pis que cela ! il a une tête de bois.

— Allons donc, vous vous moquez ?

— Nullement. Vous jureriez, à le voir, que sa face a été taillée dans une souche avec un couteau qui coupait mal. Il ressemble à la plus laide de ses marionnettes, tenez, à celle-ci. — Et Christian montra une figure de sbire grotesque qui sortait de la boîte, et que Marguerite eût pu apercevoir d’elle-même, si elle eût été moins préoccupée.

— Ah ! vraiment ! dit-elle avec un peu d’effroi, c’est donc là sa boîte à malice ? Peut-être demeure-t-il avec vous dans cette chambre ?

— Non, tranquillisez-vous, vous ne le verrez pas. Il est sorti, et il a prié M. Goefle de lui permettre de déposer ici son bagage.

— Pauvre garçon ! reprit Marguerite pensive, il est aussi laid que cela ! Croyez donc à ce qu’on dit ! Il y a des gens qui l’ont vu beau. Et il est vieux peut-être ?

— Quelque chose comme quarante-cinq ans ; mais à quoi songez-vous, et pourquoi êtes-vous triste ?

— Je ne sais pas, je suis triste.

— Puisque vous restez au château et que vous verrez ce soir les marionnettes !

— Ah ! tenez, monsieur Goefle, vous me traitez bien trop comme un enfant. Hier, il est vrai, au bal, j’étais gaie, je m’amusais, j’étais heureuse, je me croyais à jamais délivrée du baron ; mais aujourd’hui ma tante a repris ses espérances, je le vois bien, et il faut que je reparaisse devant un homme que je hais franchement désormais. Ne m’a-t-il pas insultée lâchement hier ? Ma tante a beau dire qu’il a voulu plaisanter, on ne plaisante pas avec une fille de mon âge comme avec un enfant. Pour consoler un peu mon orgueil blessé, je me dis qu’il a plutôt parlé dans le délire, et que son attaque de nerfs commençait déjà quand il m’a dit ces grossières paroles : c’est aussi l’opinion de mes compagnes ; mais que sais-je de ce qu’il me dira aujourd’hui, quand je le reverrai ? Qu’il soit méchant ou fou, s’il m’outrage encore, qui prendra ma défense ? Vous ne serez plus là, et personne n’osera…

— Comment ! personne n’osera ? Quels sont donc ces hommes dont vous êtes entourée ? Et ces braves jeunes gens que j’ai vus hier…

— Oui certes, je les crois tels ; mais ils ne me connaissent pas, monsieur Goefle, et peut-être croiront-ils que je mérite les outrages du baron. C’est une assez triste recommandation pour moi que d’être produite dans le monde par ma tante, qui, bien à tort certainement, a la réputation de tout sacrifier à des questions d’intérêt politique.

— Pauvre Marguerite ! dit Christian, frappé de la pénible situation de cette aimable fille.

Comme il était ému sincèrement et n’avait aucune idée de familiarité offensante, Marguerite n’entendit aucune malice à lui laisser prendre sa main, que du reste il quitta aussitôt en revenant au sentiment de la réalité des circonstances.

— Voyons, dit-il, il faut pourtant que vous preniez une résolution ?

— Elle est toute prise. Il n’y a que le premier pas qui coûte. Maintenant j’affronterai le terrible Olaüs en toute rencontre ; je lui dirai son fait devant tout le monde, et je consentirai à passer pour un démon de malice plutôt que pour une favorite de ce pacha dalécarlien. Après tout, je me défendrai mieux toute seule, car si vous étiez là, je craindrais de vous voir prendre mon parti à vos dépens, et je me contiendrais davantage. C’est égal, monsieur Goefle, je n’oublierai jamais les bons conseils que vous m’avez donnés et la manière chevaleresque dont vous avez réprimé cet affreux baron. Je ne sais pas si nous nous reverrons jamais ; mais quelque part que vous soyez, je vous suivrai de tous mes vœux, et je prierai Dieu pour qu’il vous donne plus de bonheur que je n’en ai.

Christian fut vivement touché de l’air affectueux et sincère de cette charmante fille. Il y avait une véritable effusion de cœur dans son regard et dans son accent, sans le plus petit embarras de coquetterie.

— Bonne Marguerite, lui dit-il en portant sa jolie main à ses lèvres, je vous jure bien que, moi aussi, je me souviendrai de vous ! Ah ! que ne suis-je riche et noble ! j’aurais peut-être le pouvoir de vous secourir, et à coup sûr je ferais tout au monde pour obtenir le bonheur de vous protéger ; mais je ne suis rien, et par conséquent je ne peux rien.

— Je ne vous en sais pas moins de gré, reprit Marguerite. Je me figure que vous êtes un frère que je ne me connaissais pas, que Dieu m’a envoyé pour un moment, à l’heure de ma détresse. Prenez ainsi notre courte réunion, et disons-nous adieu sans désespérer de l’avenir.

La candeur de Marguerite fit entrer un remords dans l’âme de Christian. D’un moment à l’autre, M. Goefle pouvait revenir, et il était impossible que la jeune comtesse, qui avait si bien remarqué la similitude d’accent et d’organe du faux oncle et du faux neveu, ne fût pas frappée, en les voyant ensemble, de l’absence complète de ressemblance. D’ailleurs M. Goefle ne se prêterait certainement pas à soutenir une pareille supercherie, et il en coûtait à Christian de penser que Marguerite conserverait de lui un mauvais souvenir. Il se confessa donc de lui-même, et avoua que, ne la connaissant pas, il s’était permis la mauvaise plaisanterie de prendre la pelisse et le bonnet du docteur pour jouer son rôle, ajoutant qu’il s’en était vivement repenti en voyant de quelle âme angélique il avait voulu se divertir. Marguerite fut un peu fâchée. Elle avait eu un instant la révélation de la vérité, en entendant Christian lui adresser la parole au bal pour la première fois ; mais il avait l’air si sincère en lui racontant qu’il avait tout entendu de la chambre voisine, qu’elle s’était défendue de ses propres soupçons. — Ah ! que vous savez bien mentir, lui dit-elle, et que l’on serait facilement dupe de vos explications ! Je ne me trouve pas offensée de la plaisanterie en elle-même : en venant ici, je faisais une imprudence et un coup de tête dont j’ai été punie par une mystification ; mais ce qui me rend triste, c’est que vous ayez persisté jusqu’au bout avec tant d’aplomb et de candeur.

— Dites avec remords et mauvaise honte ; une première faute en entraîne d’autres, et…

— Eh quoi ? qu’avez-vous encore à confesser ?

Christian avait été au moment de dire toute la vérité. Il s’arrêta en sentant que le nom de Christian Waldo ferait fuir Marguerite, troublée et indignée. Il se résigna donc à n’être qu’à moitié sincère et à rester Christian Goefle pour la jeune comtesse ; mais cette dissimulation dont il se fût diverti intérieurement à l’égard de tout autre lui devint très pénible lorsqu’elle fixa sur lui ses yeux limpides, attristés par une expression de crainte et de reproche. — J’ai voulu jouer comme un enfant avec un enfant, pensa-t-il ; mais voilà que, malgré nous, le sentiment s’en mêle, et plus il se fait honnête et délicat, plus je me fais coupable…

À son tour, il devint triste, et Marguerite s’en aperçut. — Allons, lui dit-elle avec un sourire de radieuse bonté, ne gâtons pas par des reproches ce joli chapitre de roman qui va finir sans nous laisser moins bien intentionnés tous les deux. Vous n’avez pas abusé de ma confiance pour vous moquer réellement de moi, puisque vous m’avez au contraire aidée à compter sur moi-même pour conjurer la mauvaise destinée ; et loin de me sentir blessée et ridicule, je me trouve plus affermie sur mes pauvres pieds que je ne l’étais hier à pareille heure.

— Cela est certain, n’est-ce pas ? dit Christian avec vivacité, et le ciel m’est témoin…

— Achevez, dit Marguerite.

— Eh bien ! dit Christian avec chaleur, le ciel m’est témoin que dans tout ceci je n’ai pas eu de préoccupation personnelle, et que la pensée de votre véritable bonheur a été ma seule pensée.

— Je le sais bien, Christian, s’écria Marguerite en se levant et en lui tendant les deux mains ; je sais bien que vous n’avez vu en moi qu’une pauvre sœur devant Dieu… Je vous en remercie, et à présent je vous dis adieu, car votre oncle va revenir ; il ne me connaît pas, et il est fort inutile de lui dire que je suis venue. Vous lui direz, au reste, ce que vous voudrez ; je suis bien certaine qu’il ne travaillera pas contre moi, et qu’il est aussi honnête homme et aussi généreux que vous-même.

— Mais cependant,… dit Christian, qui voyait à regret la fin du roman se précipiter, vous veniez lui dire quelque chose, et il faudrait peut-être qu’il le sût…

— Je venais,… dit Marguerite avec un peu d’hésitation, lui demander de me dire au juste les projets de ma tante sur moi en cas de révolte ouverte de ma part… Mais c’était encore une lâcheté, cela. Je n’ai pas besoin de le savoir. Qu’elle me bannisse, qu’elle m’isole, qu’elle m’enferme, qu’elle me batte, qu’importe ? Je ne faiblirai pas, je vous le promets, je vous le jure… Je n’épouserai jamais qu’un homme que je pourrai… estimer.

Marguerite n’avait pas osé dire aimer. Christian n’osa pas non plus prononcer ce mot ; mais leurs yeux se l’étaient dit, et leurs joues s’animèrent simultanément d’une rougeur sympathique. Ce fut, après cette heure d’entretien confidentiel, l’unique et rapide épanchement de leurs âmes, et encore n’en eurent-ils conscience ni l’un ni l’autre, Marguerite parce qu’elle ne savait pas qu’elle aimait, Christian parce qu’il se croyait certain de ne pas aimer. Et pourtant, lorsque Marguerite fut remontée dans son traîneau, et que Christian l’eut perdue de vue, il se fit en eux comme un déchirement. Des larmes qu’elle ne sentit pas couler mouillèrent lentement les joues de la jeune fille, et Christian, absorbé dans des rêveries confuses, soupira profondément, comme si d’un beau rêve de soleil il retombait dans les glaces de l’hiver. Pour voir plus longtemps le traîneau, il rentra dans la salle de l’ourse, et se mit à la fenêtre entre les deux châssis ; mais un frôlement derrière lui le fit retourner, et il fut témoin d’une scène qui lui causa beaucoup de surprise.

Un vieillard grêle et pâle, d’une figure distinguée, vêtu de gris fort proprement, à l’ancienne mode, était debout au milieu de la chambre, une branche verte à la main. Christian ne l’avait pas entendu entrer, et cette figure, éclairée en profil par le soleil déjà très oblique, qui envoyait par l’unique et longue fenêtre un rayon rouge et poudreux dans la salle assombrie, avait l’apparence d’une vision fantastique. L’expression de cette figure n’était pas moins étrange que sa présence inattendue. Elle semblait indécise, étonnée elle-même de se voir là, et ses petits yeux vitreux contemplaient avec surprise les modifications apportées au morne arrangement de la salle par ses nouveaux occupans. Avec un peu de réflexion, Christian comprit que ce n’était point là un spectre, mais bien probablement le vieux Stenson, qui venait rendre ses devoirs à M. Goefle, et qui s’étonnait de ne pas le trouver. Mais que signifiait la branche verte, et pourquoi cet air craintif ou désappointé ?

C’était le vieux Stenson en effet, et comme il avait la vue aussi nette qu’il avait l’oreille embarrassée, le feu allumé, la table servie, la pendule en mouvement l’avaient frappé tout d’abord ; mais il n’avait pas les allures promptes, et Christian eut le temps de se reculer un peu derrière un pan de rideau frangé par la dent des souris avant que l’œil du vieillard eût fait l’inspection de cette fenêtre ouverte. Christian put donc l’observer avant d’être observé lui-même. Quant à Stenson, il pensa que son neveu, dont il n’ignorait pas l’ivrognerie, avait invité quelques amis à faire à son insu le réveillon de Noël dans cette chambre. À quel point il en fut indigné, c’est ce que lui seul eût pu nous dire. Son premier soin fut de faire disparaître ce scandaleux désordre. Il commença par écarter avec la pince de fer les charbons enflammés dans le poêle pour que le feu s’éteignît de lui-même ; puis, avant de se mettre en devoir d’emporter le service de table ou de le faire emporter par le délinquant, il arrêta le balancier de la pendule et replaça l’aiguille sur quatre heures, telle que Christian l’avait trouvée, lorsque, d’une main profane, il s’était permis de la faire marcher. M. Stenson se retourna ensuite comme pour compter les bougies du lustre ; mais, le soleil lui venant dans les yeux, il se dirigea vers la fenêtre pour la fermer préalablement.

En ce moment, Christian, qui allait être surpris, se montra. À son apparition nimbée par les rayons du couchant, Stenson, qui n’était peut-être pas le moins superstitieux de sa famille, recula jusqu’au-dessous du lustre, et une telle angoisse se peignit sur ses traits, que Christian, oubliant sa surdité, lui adressa la parole avec douceur et déférence pour le rassurer ; mais sa voix se perdit sans écho dans la salle ouverte et refroidie. Stenson ne vit que le mouvement de ses lèvres, sa belle figure et son air bienveillant. Il tomba sur ses genoux en lui tendant les bras comme pour l’implorer ou le bénir, et en lui présentant avec un tremblement convulsif sa branche de cyprès comme une palme offerte en hommage à quelque divinité.

— Voyons, mon brave homme, lui dit Christian en élevant la voix et en s’approchant pour le relever, je ne suis pas le bon Dieu, je ne suis même pas le bon ange de Noël qui entre par les fenêtres ou descend par les cheminées ; levez-vous !… je suis…

Mais Christian s’arrêta en voyant une pâleur livide se répandre sur la figure déjà si blême du vieillard. Il comprit qu’il lui causait un effroi mortel, et il s’éloigna pour lui donner le temps de se ranimer. Stenson en effet se remit un peu, mais tout juste assez pour songer à fuir. Il se traîna un instant sur ses genoux, se releva avec effort, et sortit par la chambre à coucher, en murmurant des paroles sans suite et qui ne présentaient aucun sens. Le jugeant en proie à un accès de démence, effet de l’âge ou d’une dévotion exaltée, Christian s’abstint de le suivre dans la crainte de l’achever, et, ramassant la palme que le vieillard avait laissé tomber à ses pieds, il lut, sur une petite bande de parchemin qui s’y trouvait attachée, ces trois versets de la Bible écrits d’une main encore assez ferme :

« Le gouffre et la mort ont dit : Nous avons entendu parler d’elle !… »

« Ne pleurais-je point pour l’amour de celui qui a passé de mauvais jours ?… »

« Les richesses du pécheur sont réservées au juste… »

L’imagination de Christian n’eut pas le loisir de trotter longtemps à la poursuite de cette énigme. Le jour marchait vite. À une heure et demie après midi, les ombres transparentes des cimes neigeuses s’allongeaient déjà sur la surface bleuie du lac. C’était un beau spectacle, et que Christian eût aimé à contempler sans préoccupation. Ces courtes journées du Nord ont des aspects infiniment pittoresques, et même en plein jour les choses y sont à l’effet, comme disent les peintres, c’est-à-dire qu’en raison de l’obliquité des rayons solaires, elles baignent dans la lumière et dans l’ombre, comme chez nous aux heures du matin et du soir. C’est là probablement le secret de cette beauté de la lumière dont les voyageurs dans les climats septentrionaux parlent avec enthousiasme. Ce ne sont pas seulement les sites extraordinaires, les cascades impétueuses, les lacs immenses et les splendeurs des aurores boréales qui leur laissent de si enivrans souvenirs de la Suède et de la Norvége ; c’est, disent-ils, cette clarté délicieuse où les moindres objets prennent un éclat et un charme dont rien ailleurs ne saurait donner l’idée.

Mais notre héros, tout en se rendant compte de la beauté du ciel, remarquait la décroissance du jour, et voyait de loin les apprêts de la fête dont il était en partie responsable. Les cheminées du château neuf envoyaient d’épaisses spirales de fumée noire sur les nuages de nacre rose. Des coups de fusil, répétés par les sourds échos des neiges, annonçaient les efforts des chasseurs pour alimenter les broches de ces âtres pantagruéliques. On voyait courir en tout sens, sur d’agiles patins, des messagers affairés, se croisant et se culbutant quelquefois sur la glace du petit lac. On faisait main-basse sur toutes les ressources du pays, depuis la bûche monstrueuse qui devait figurer dans chaque salle du manoir jusqu’à la pauvre perdrix blanche qui croyait, grâce à sa robe d’hiver, échapper à l’œil sagace de l’homme et au flair impitoyable du chien de chasse.

On apprêtait donc une splendide cinquième nuit de Noël (car on était au 28 décembre), et Christian seul ne s’apprêtait pas. Il s’impatientait de ne pas voir revenir Puffo. Après s’être recostumé en pauvre diable et avoir enfoui sa belle figure dans sa plantureuse chevelure ramenée en avant, tandis que son chapeau pointu s’enfonçait sur ses yeux, il alla chercher son valet dans le préau, dans le gaard, et jusque dans la cuisine, où la veille il avait tant effrayé Ulphilas. Il oublia d’aller jusque dans la cave ; c’est là qu’il eût trouvé Puffo en possession du paradis de ses rêves.

Christian allait revenir sur ses pas, lorsque l’idée lui vint d’aller explorer le petit verger de maître Stenson. Il y jeta préalablement un regard, et, s’étant assuré que le vieux majordome auquel sa présence avait causé tant d’alarme n’y était pas, il descendit l’allée rapide qui conduisait au niveau du lac. De là il pouvait voir tout le côté du gaard qui plongeait en talus sur le fond de la petite anse. La vieille maçonnerie était si bien liée au rocher, qu’on distinguait peu la fortification naturelle de celle qui était faite de main d’homme, revêtue d’ailleurs de longues chevelures de plantes pariétaires, toutes cristallisées dans le givre et trempant dans le lac, où elles étaient fortement prises dans la glace. Parvenu en cet endroit, Christian essaya de se rendre compte de ce qui lui était arrivé la veille, lorsqu’il avait voulu explorer le passage secret de la chambre de l’ourse. Nous avons promis au lecteur de le lui raconter, et le moment est venu de le faire.

On se souvient que, pour aller à la recherche d’un souper quelconque, il s’était aventuré dans ce passage, qui, masqué par une porte très bien jointe à la boiserie, partait du dessous de l’escalier, et qu’il croyait devoir aboutir au logement de M. Stenson. Il n’en était cependant rien. Christian, après quelques pas dans un couloir étroit, avait trouvé un petit escalier rapide et encombré de gravois, sur lequel, depuis longtemps, il ne semblait pas qu’on eût marché. Au bas de cet escalier très profond, il avait rencontré une porte ouverte. Étonné de trouver libre un passage qui paraissait si mystérieux, il avait essayé de passer outre ; mais un coup de vent avait éteint sa bougie, et il s’était trouvé dans les ténèbres. Il avait fait ainsi quelques pas avec précaution ; enfin, la lune se dégageant des nuages, il s’était vu dans une sorte de grotte, ouverte de distance en distance sur le lac. Il avait suivi cette galerie, qui paraissait creusée par la nature, et où pénétrait l’eau du lac ; marchant ensuite sur la glace, il était arrivé devant une petite porte à claire-voie, facile à escalader, au moyen de laquelle il avait pu pénétrer dans le verger, puis dans le gaard de M. Stenson.

C’est cette porte, flanquée de deux jeunes ifs taillés en pain de sucre, qui frappait maintenant Christian, et qui l’aidait à reconnaître les points principaux de son exploration nocturne. Bien qu’il n’espérât guère trouver Puffo de ce côté-là, Christian sortit du verger, et se mit à suivre sur le lac les talus extérieurs du manoir, dans la direction du donjon. Il était curieux de revoir au jour le trajet qu’il avait fait, moitié à tâtons, moitié à la clarté de la lune.

Il arriva ainsi à l’entrée de ce qui lui avait paru être une grotte. Ce n’était en réalité qu’un entassement d’énormes blocs de granit, de ceux qu’on appelle, je crois, erratiques, pour signifier qu’on les trouve isolés de leur roche primitive, dans des régions d’une nature différente, où ils n’ont pu se produire. On suppose qu’ils sont le résultat de quelque cataclysme primitif ou moderne, fureur des eaux ou travail des glaces, qui les aurait amenés de très loin dans les sites où on les rencontre. Ces blocs étaient arrondis en forme de galets, et une superposition capricieuse semblait attester que, poussés par des courans impétueux, ils s’étaient trouvés arrêtés par la masse micaschisteuse du Stollborg, à laquelle ils servaient désormais d’appui et de contre-fort. La marche n’était guère facile en cet endroit à cause de la neige tombée dans la soirée précédente, et que le vent avait balayée ou plutôt roulée en gros plis, comme un linceul, le long des galets.

Christian allait donc revenir sur ses pas, lorsqu’il fut frappé de la tournure pittoresque du donjon, vu ainsi d’en bas, et il s’en éloigna un peu pour en mieux saisir l’ensemble. Il chercha machinalement à se rendre compte de la situation de la salle de l’ourse, et en reconnut aisément l’unique croisée, à la hauteur d’environ cent pieds au-dessus du niveau du lac et cinquante au-dessus de la cime des galets. Il ne faisait pas très froid, et Christian, qui avait toujours un petit album dans sa poche, se mit à esquisser lestement le profil de la tour, avec son grand escarpement sur le roc et son chaos de gigantesques galets, dont l’entassement fortuit laissait, comme dans celui des grès de Fontainebleau, des galeries et des passages couverts d’un effet très bizarre.

Pendant qu’il étudiait ce site caractérisé, Christian entendit chanter et n’y fit pas d’abord grande attention. C’était une voix rustique, une voix de femme, assez juste, mais voilée et souvent chevrotante, comme celle d’une personne âgée ou débile. Elle semblait psalmodier une sorte de cantique dont la mélancolique mélodie avait quelque chose d’agréable dans sa monotonie. Ce chant, triste et grêle, berça pendant quelque temps l’esprit de l’artiste, et le tint dans une disposition particulièrement propre à comprendre et à rendre la nature d’un site avec lequel la voix semblait être en parfaite harmonie. D’abord les paroles étaient confuses pour Christian ; cependant, comme il les écoutait machinalement, il les comprit peu à peu, car il reconnut que c’était du suédois prononcé avec l’accent dalécarlien. Bientôt les paroles lui parurent si étranges, qu’il les écouta avec plus d’attention.

« J’ai vu un château, un château carré au soleil couchant. Ses portes sont tournées au nord. Des gouttes de poison suintent à travers les soupiraux ; il est pavé de serpens.

« L’arbre du monde s’embrase, le puissant frêne s’agite. Le grand serpent mord les vagues. L’aigle crie ; de son bec pâle, il déchire les cadavres ; le vaisseau des morts est mis à flot.

« Où sont les ases ? où sont les alfes ? Ils soupirent à l’entrée des cavernes. Le soleil commence à noircir ; tout meurt.

« Mais la terre, admirablement verte, recommence à briller du côté de l’orient ; les eaux s’éveillent, les cascades se précipitent.

« J’ai vu un palais plus beau que le soleil sur le sommet du Gimli,… et maintenant je ne vois plus, la Vala retombe dans la nuit. »

Peu à peu Christian avait reconnu dans ces fragmens d’une sombre poésie des vers un peu arrangés ou pris au hasard de la mémoire dans l’antique poème de la Voluspa. La prononciation rustique de la chanteuse rendait ceci fort extraordinaire. Les paysans de cette contrée avaient-ils gardé la tradition de ces chants sacrés de la mythologie Scandinave ? Ce n’était guère probable ; alors qui les avait traduits et enseignés à cette femme ? Christian, en voyageur curieux de toutes choses, résolut d’aller interroger la chanteuse dès qu’il aurait fini son croquis ; mais lorsqu’au bout d’un instant il remit son album dans sa poche, la voix avait cessé de se faire entendre. Il regarda de toutes parts et ne vit personne. Réduit à supposer qu’elle était cachée par les galets, il se mit en devoir de les explorer. Ce n’était pas plus facile que de marcher sur le gros ourlet de neige amoncelée qui les bordait. Dans l’intérieur de la principale caverne qui suivait capricieusement pendant une cinquantaine de pas la base du rocher, la glace présentait un sol écailleux et glissant, comme si les remous de la rive eussent été instantanément gelés dans quelque froide nuit d’automne.

Pourtant notre aventurier parvint à retrouver la trace de ses propres pas de la veille, lorsqu’il avait cru marcher sur des débris de briques et de tuiles, et bientôt il retrouva aussi la porte mystérieuse par laquelle il était sorti du donjon ; mais cette fois elle était fermée. Christian remarqua deux forts pitons de fer et un cadenas dont on avait emporté la clé. Le fait était récent. La chanteuse devait être une personne attachée, comme Stenson et Ulphilas, à la garde du vieux manoir. Elle ne pouvait pas être bien loin, puisqu’elle chantait encore cinq minutes auparavant, et elle ne pouvait pas être ailleurs que dans les galets, puisque, sur le lac et sur les talus du donjon, aussi loin et aussi haut que sa vue pouvait s’étendre, Christian n’avait vu personne. Il revint sur ses pas pour sortir de la grotte, qui était assez sombre, et qui ne s’éclairait, vers le milieu de son parcours, que par une ouverture naturelle, sous laquelle il s’arrêta un instant pour regarder le ciel ; mais avec le ciel il vit un objet qui surplombait le rocher et qui faisait saillie sur le flanc lisse et nu du donjon. Il reconnut bientôt que c’était le dessous du balcon de pierre qui portait le double châssis vitré de la chambre de l’ourse, de telle sorte que de ce balcon on eût pu, à travers l’entassement des blocs, descendre sur les galets avec une échelle ou avec une corde, et se trouver à couvert aussitôt sous la voûte qu’ils formaient en cet endroit.

Christian, qui était romanesque, bâtit aussitôt la possibilité d’un système d’évasion en cas de guerre ou de captivité dans le donjon du Stollborg. Il gravit les galets qui formaient les irrégulières parois de la grotte, et parvint, non sans peine, à en sortir par cette ouverture, qu’il se convainquit n’avoir pas été faite de main d’homme. Cet examen l’amena à une réflexion que chacun de nous a eu, ne fût-ce qu’une fois en sa vie, l’occasion de faire : c’est que, dans les situations désespérées, il se présente par moment des chances tellement invraisemblables, qu’elles semblent sortir du domaine de la réalité, et empiéter sur celui du roman fait à plaisir. Néanmoins, songeant toujours à trouver la chanteuse, il poursuivit son exploration dans les galets, dont les intervalles irréguliers étaient presque tous plus ou moins praticables ; il n’y vit personne, et il allait renoncer à sa recherche, lorsque la voix se fit encore entendre, partant cette fois de plus bas qu’il n’avait semblé à Christian devoir le présumer lorsqu’il l’avait entendue en premier lieu. Il se dirigea de ce côté ; mais lorsqu’il eut atteint l’endroit où il pensait trouver cette mystérieuse rapsode, son chant, qui s’était brusquement interrompu comme celui de la cigale à l’approche de l’homme, résonna d’un autre côté et de beaucoup plus haut, comme s’il planait dans l’espace. Christian leva la tête, et remarqua, sur le flanc du donjon, une longue fissure à demi perdue sous le lierre, qui s’étendait presque verticalement d’une croisée située au second étage, très à droite de celle de l’ourse, jusqu’à un pan de mur écroulé, qui se terminait par de nouveaux blocs de rochers. Il lui sembla même voir crouler de petites pierres le long de cette lézarde, comme si quelqu’un venait de s’y introduire ; mais, en s’en approchant autant que possible, il la regarda comme inaccessible à des pas humains, et se dirigea plus loin.

Cependant la voix recommençait son chant plaintif, et Christian s’amusa ou plutôt s’impatienta à chercher la chanteuse, de place en place, dans le petit chaos formé par les blocs granitiques ; mais chaque fois ce fut pour lui une déception nouvelle, à ce point qu’il en fut un peu ému. Ce chant sauvage, ces fragmens d’une noire apocalypse tronqués et comme inspirés par le délire, dans ce lieu sinistre et à cette heure mélancolique du soir, avaient quelque chose d’effrayant, et Christian pensa involontairement à ces sorcières des eaux dont l’existence fait le fond de toutes les légendes suédoises et même celui de la croyance populaire dans tout le nord de l’Europe.

Il se persuada alors que la voix devait sortir du donjon même. Il y avait peut-être là, dans quelque geôle, une personne captive, et par trois fois il l’appela au hasard en lui donnant le nom mythologique de Vala, c’est-à-dire de sibylle, qu’elle semblait vouloir s’attribuer dans son chant. Dès lors la voix redevint muette, ce qui semblait d’accord avec la tradition superstitieuse du pays, que, quand on vient à bout d’appeler par leur nom les esprits grondeurs ou plaintifs des montagnes, on les intimide ou on les console, et que dans tous les cas on leur impose silence.

Mais une autre idée poursuivait Christian pendant qu’il reprenait en dehors le chemin du donjon, et il n’y rentra pas sans se demander si quelque victime du mystérieux baron Olaüs ne gémissait pas, atteinte de folie, dans quelque cachot situé sous ses pieds. Il oublia cette fantaisie de son imagination en trouvant M. Goefle attablé dans la salle de l’ourse.

— Eh bien ! lui cria l’avocat sans se déranger, vous avez failli me mettre dans de belles affaires avec votre équipée de cette nuit ! Le baron, chose étrange, ne m’en a pas dit un mot ; mais la comtesse Elveda n’a jamais voulu me croire quand je lui ai juré et protesté que je n’avais ni neveu, ni enfant naturel.

— Quoi ! monsieur Goefle, vous avez désavoué un fils qui vous faisait tant d’honneur ?

— Ma foi, oui ; il n’y avait pas moyen pour moi de soutenir la plaisanterie et de prendre la responsabilité d’une pareille mystification. Savez-vous que vous n’avez point du tout passé inaperçu, et qu’indépendamment de votre scène avec l’amphitryon, vous avez frappé tout le monde, les dames surtout, par vos grâces et vos belles manières ? J’ai trouvé dans l’appartement de ladite comtesse cinq ou six élégantes de province qui ont la tête montée à votre endroit, et quand j’ai donné ma parole d’honneur que cet inconnu ne m’était rien, il fallait entendre les suppositions, les commentaires ! Quelques-unes ont failli songer que ce pouvait bien être Christian Waldo, dont on raconte de si bons tours ; mais l’opinion a prévalu que vous étiez le prince royal voyageant incognito dans son futur royaume.

— Le prince Henri, qui est maintenant à Paris ?

— Lui-même, et cela servait merveilleusement à expliquer l’attaque de nerfs du baron, qui le déteste, et qui se serait ainsi trouvé aux prises avec sa haine, son ressentiment, et le respect qu’il doit au futur héritier du trône.

— Mais la comtesse Elveda ne peut partager une si absurde erreur ?

— Non, certes : elle connaît trop le prince ; mais elle est fort moqueuse et s’est amusée de ces dames en prétendant que vous ressembliez tellement à notre futur monarque, qu’elle ne savait que penser. Seulement, comme je sortais, elle m’a pris à part pour me dire : Vous êtes sévère, monsieur l’avocat, de désavouer ce jeune imprudent ! Pour moi, je l’ai trouvé fort aimable, et s’il ne vous ressemble pas par le visage, du moins il tient de vous par l’esprit et la distinction des manières.

— Eh bien ! cela est très flatteur pour moi, monsieur Goefle ; mais elle persiste donc à me prendre pour votre fils ?

— Sans aucun doute, et plus je protestais du contraire, plus elle riait en me disant qu’il ne m’était plus possible de vous désavouer, puisque vous aviez hautement pris mon nom pour vous présenter dans le monde. Le vin est tiré, disait-elle, il faut le boire. C’est une mauvaise tête qui vous fera enrager ; c’est la juste punition des folies de jeunesse d’avoir des enfans terribles !… Voyez un peu quelle tache vous avez faite à mes mœurs ! Enfin, pour me débarrasser de vous, j’ai dit que, fils ou neveu, vous étiez parti, chassé honteusement par moi pour avoir manqué de respect à M. le baron.

— Soit, monsieur Goefle : vous avez bien fait, vu que, quant au baron,… je ne sais si je rêve, mais je commence à le croire aussi barbe-bleue que le peint la légende du pays.

— Ah ! ah ! vraiment ? Eh bien ! contez-moi donc ça, mais en mangeant, car il est deux heures passées, et vous devez mourir de faim.

— Ma foi non ! il me semble que je sors de table. N’avons-nous pas mangé jusqu’à midi ?

— Eh bien ! ne savez-vous pas que dans nos climats froids il faut manger de deux heures en deux heures ? Moi, je viens de prendre le café au château neuf, et maintenant ceci est le dîner. À quatre heures, nous prendrons le café ensemble ; à six, nous ferons l’aftonward, c’est-à-dire que nous mangerons du pain, du fromage et du beurre en attendant le souper.

— Merci-dieu ! comme vous y allez ! Je sais bien que c’est là l’ordinaire des gros bourgeois de Stockholm ; mais vous, si svelte encore, monsieur Goefle !

— Eh bien ! voulez-vous que je devienne un squelette ? Ce serait bientôt fait si je changeais quelque chose au régime du pays. Croyez-moi, suivez-le, ou vous ne tarderez pas à tomber malade.

— Pour vous obéir, monsieur Goefle, il me faudrait deux choses : le temps et mon valet Puffo. Or le temps marche, et mon valet m’est apparu un instant pour disparaître aussitôt et ne revenir peut-être que demain matin.

— Est-ce que je ne pourrais pas vous aider, moi ? De quoi s’agit-il ?

— De bien des choses ; mais la principale est encore d’arrêter un canevas de pièce que mon animal de Puffo soit en état de représenter avec moi. Il ne manque pas de mémoire, à la condition d’une répétition avant la représentation, et comme depuis plusieurs jours nous voyageons sans rien faire, et qu’il s’est enivré cette nuit probablement…

— Allons, allons ! vous avez cinq heures devant vous, c’est immense ! Il ne m’en faut pas tant quelquefois pour étudier une cause diablement plus embrouillée que vos comédies de marionnettes ! Je promets de vous aider, vous dis-je, mais à la condition que vous allez vous asseoir et manger avec moi, car je ne connais rien de plus triste que de manger seul.

— Vous me permettrez de manger vite au moins, dit Christian en prenant place vis-à-vis de l’avocat, et de ne pas trop causer, car j’ai besoin de mes poumons pour aujourd’hui !

— Bien, bien ! reprit M. Goefle en taillant la part de Christian dans une énorme pièce de veau froid, morceau très apprécié de la bourgeoisie en Suède quand il est cuit à point ; mais que me disiez-vous en entrant ici ? Qu’auriez-vous découvert si vous eussiez eu le temps ?…

Christian raconta son aventure, et la termina en demandant à M. Goefle s’il pensait que la base du Stollborg contînt une ancienne prison.

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit l’avocat. Qu’il y ait une cave dans ce gros massif de maçonnerie qui est sous nos pieds, c’est fort possible, et qu’en ce cas elle ait servi de geôle, je n’en doute pas. Les mœurs de nos ancêtres n’étaient pas fort tendres, et d’ailleurs les seigneurs sont encore justiciers sur leurs terres.

— Ainsi vous ne doutez pas non plus que cette base du donjon ne puisse encore servir de geôle aujourd’hui ?

— Qui sait ? vous en voulez conclure…

— Qu’il y a peut-être là quelque crime enfoui, quelque victime encore vivante d’une des mille vengeances ténébreuses attribuées au baron.

— Tiens ! ce serait drôle de découvrir ça, dit l’avocat, rêveur tout à coup, Êtes-vous sûr de n’avoir pas rêvé cette voix et ces chants bizarres ?

— Comment, si j’en suis sûr !

— Ah ! vous l’avez dit tantôt, on est quelquefois halluciné. Or on l’est par l’oreille aussi bien que par les yeux, et il faut que vous sachiez (pour vous en méfier) à quel point l’hallucination est répandue en Suède, surtout lorsque l’on monte vers le nord, où cela devient, pour les deux tiers de la population, une sorte d’état chronique.

— Oui, la superstition aidant, ces visions deviennent contagieuses ; mais je vous prie de croire que je ne suis pas sous l’impression de la foi aux sorcières et aux esprits malins des lacs, des torrens et des vieux manoirs.

— Ni moi non plus, à coup sûr. Et cependant… tenez, Christian, il y a, indépendamment de la superstition, quelque chose d’inexplicable dans les effets que la nature du nord produit sur les imaginations vives. Cela est dans l’air, dans les sons singulièrement répercutés sur les glaces, dans les brumes pleines de formes mystérieuses, dans les mirages merveilleux de nos lacs, le hagring, phénomène inoui dont vous avez certainement entendu parler, et que vous pourrez voir sur celui-ci d’un moment à l’autre ; cela est peut-être aussi dans les désordres physiques causés à la circulation du sang par le passage continuel de l’atmosphère glacée à celle de nos appartemens qui est trop chargée de calorique, et réciproquement par le passage subit et inévitable du chaud au froid. Enfin, que vous dirai-je ? les gens les plus raisonnables, les mieux portans, les moins crédules, ceux même qui avaient passé la plus longue moitié de leur vie à l’abri de ces illusions, en sont tout à coup saisis, et moi qui vous parle…

— Achevez, M. Goefle,… à moins pourtant que ce récit ne vous soit trop pénible, car vous voilà pâle comme votre serviette.

— Et je me sens mal à l’aise pour tout de bon. Cela m’est arrivé deux ou trois fois aujourd’hui. Pauvre machine que l’homme ! tout ce qui dépasse son raisonnement l’épouvante ou le trouble. Versez-moi un bon verre de porto, Christian, et à votre santé. Après tout, je suis content d’avoir refusé le grand dîner de là-bas, et de me retrouver seul avec vous dans cette damnée chambre dont je veux me moquer quand même. Comme, de votre côté, vous me faites le sacrifice de manger sans faim et de m’écouter en dépit de vos préoccupations personnelles, je veux vous régaler de mon hallucination, qui est pour le moins aussi bizarre que la vôtre.

« Sachez donc, mon cher ami, que pas plus loin qu’hier soir et le lieu où nous voici, je m’étais oublié dans la chambre à côté, à étudier un procès assez intéressant, pendant que mon petit laquais, après beaucoup de façons, daignait enfin dormir. Je comptais prendre patience un quart d’heure auprès de lui, car j’avais faim et je ne savais pas que cette table fût servie ; mais le démon de l’étude, grâce auquel il n’y a point de sots métiers, même celui d’avocat, m’emporta si loin que j’oubliai tout, et que mon pauvre estomac fut forcé de me crier aux oreilles qu’il était onze heures du soir.

« En effet, je regardai à ma montre, il était onze heures. Que voulez-vous ? je suis habitué aux soins de ma gouvernante, qui m’avertit des heures de mes repas, et je ne me souvenais plus que, dans ce taudis confié à la garde du lunatique Ulphilas, je ne serais averti de rien. Quant à Nils, je vous l’ai dit, c’est un domestique que Gertrude m’a donné pour m’enseigner le métier de valet de chambre. Donc, voyant que depuis sept grandes heures j’étais à jeun, je me lève, je prends le flambeau, je passe dans cette salle, je m’approche de cette table, j’y trouve les mets apportés par vous, et attribuant à Ulphilas ce tardif bienfait, je me livre avec une sorte de voracité à la satisfaction de mon appétit.

« Vous savez déjà, mon cher Christian, que cette masure est réputée hantée par le diable, — c’est du moins l’opinion des orthodoxes du pays, — par la raison qu’elle a servi, dit-on, récemment de chapelle à une dame catholique, la baronne Hilda, veuve d’Adelstan, le frère aîné…

— Du baron Olaüs de Waldemora, dit Christian : le catholicisme est-il à ce point en horreur aux Dalécarliens ?

— Autant, répondit M. Goefle, que la religion réformée leur fut odieuse avant Gustave Wasa. Ce sont des gens qui n’aiment et ne haïssent rien à demi. Quant au démon qui hante le Stollborg, le vieux Stenson n’y croit pas, mais il croit fort bien à la dame grise, qui, selon lui, ne serait autre que l’âme de la défunte baronne, morte dans cette chambre il y a plus de vingt ans.

« Je m’étais moqué, une heure auparavant, des apparitions, pour rassurer mon petit laquais ; mais vous savez comment se forment les rêves : souvent d’une parole dite ou entendue, sans grande attention, dans la journée et oubliée l’instant d’après, ils éclosent mystérieusement en nous à notre insu, et se font porter ainsi jusqu’à la nuit, où, dès que nous avons les yeux fermés et la raison endormie, ils se dressent dans notre imagination et devant nos yeux abusés en images fantastiques, décuplées d’importance et quelquefois d’horreur.

« Il faut croire que l’hallucination, c’est-à-dire le rêve sans sommeil, suit exactement les mêmes lois. J’avais fini de souper et je venais d’allumer ma pipe, lorsqu’un cri aigu et plaintif comme celui du vent pénétrant par une porte subitement ouverte passa dans toute la chambre, en même temps que l’air ébranlé et refroidi fit vaciller la flamme des bougies posées sur ma table. Comme j’avais en ce moment les yeux tournés vers la porte du vestibule et que je la voyais bien fermée et immobile, je crus que Nils s’était éveillé et qu’il venait d’ouvrir la porte opposée, celle de la chambre de garde. — Ah ! te voilà encore ! m’écriai-je en me levant : veux-tu bien aller te coucher, maudit poltron ! — Et j’allai jusqu’à cette porte, persuadé que le drôle n’osait pas l’ouvrir tout à fait, mais qu’il l’avait un peu poussée pour s’assurer que je n’étais pas loin : cette porte-ci, aussi bien que l’autre, était fermée.

« L’enfant s’était-il décidé à la refermer en me voyant là, et le petit bruit qu’il avait pu faire m’était-il échappé pendant que je remuais pour chercher ma pipe et recharger le poêle ? Cela était possible ; j’entrai dans la chambre de garde, et j’y trouvai Nils dormant à poings fermés. Évidemment il n’avait pas bougé. Je couvris le feu dans la cheminée, crainte d’accident, et revins ici, où tout était tranquille. Le sifflement plaintif ne s’y faisait plus entendre. Je me dis qu’une bouffée de vent avait pénétré par quelque boiserie mal jointe, et je repris ma pipe et le dossier de l’affaire que j’étudie en ce moment pour le baron.

« Cette affaire, qui m’offre l’intérêt d’une question de droit assez subtile à résoudre, n’en aurait aucun pour vous ; je vous en fais grâce. Il vous suffira de savoir qu’il s’agissait d’un contrat de vente consenti autrefois par le baron Adelstan, et que le nom de ce personnage, ainsi que celui de son épouse Hilda de Blixen, s’y trouvaient répétés à chaque phrase. Les noms de deux époux morts dans la fleur de l’âge, l’un d’une manière tragique et mystérieuse, l’autre dans cette même chambre où nous sommes, probablement dans ce lit dégarni et délabré que vous voyez là-bas, me firent apparemment une certaine impression dont je ne me rendais pas compte. J’étais toutefois absorbé dans mon étude, et le poêle grondait très fort, lorsque je crus entendre, à diverses reprises, un craquement dans l’escalier. J’en fus ému, et en même temps je me sentis si honteux d’avoir tressailli, que je ne voulus pas seulement tourner la tête pour regarder ce que ce pouvait être. Quoi d’étonnant à ce que ces vieilles boiseries humides, commençant à sentir l’action d’un grand feu allumé dans la chambre, fissent entendre des craquemens déréglés ?

« Je repris ma lecture, mais aux craquemens des marches et de la rampe succéda un autre bruit : c’était comme le grincement d’un outil de fer sur la muraille, mais mené d’une main si faible ou si incertaine que, par moment, on pouvait bien l’attribuer à la griffe d’un rat aux prises avec ces grandes pancartes qui sont là-haut contre le mur. Je regardai, et, ne voyant rien, je ne quittai pas mon travail, résolu à ne plus m’inquiéter de ces bruits particuliers à chaque appartement, et qui sont toujours produits par les causes du monde les plus simples. C’est une puérilité que de chercher ces causes quand on a mieux à faire pour occuper son attention.

« Pourtant un troisième bruit me décida à me retourner et à regarder encore du côté de l’escalier. J’entendais la grande carte de parchemin qui recouvre la porte murée s’agiter et craquer singulièrement ; je vis cette carte se soulever à diverses reprises, danser sur les anneaux qui la supportent et se gonfler comme si un corps assez apparent pour être à la rigueur un corps humain se mouvait derrière. Pour le coup, je fus ému tout de bon. Il se pouvait qu’un voleur se fût caché là et attendît le moment de se jeter sur moi. Je me levai précipitamment pour aller prendre mon épée sur la chaise où je l’avais mise en arrivant ici, et je ne l’y trouvai pas.

— Et pour cause ! dit Christian, hélas ! elle était à mon côté.

— Je ne sais, reprit M. Goefle, si j’attribuai la disparition de cette arme à une fantaisie insolite de rangement qui aurait pris à Ulphilas : le fait est que je n’avais pas regardé dans ma valise et que je ne m’étais nullement inquiété de ne pas retrouver mon habit, étendu par moi sur le dossier du fauteuil. Je n’ai pas l’habitude de faire ces choses moi-même, et je ne me souvenais probablement déjà plus d’en avoir pris la peine. La maudite épée ne se retrouvant pas, j’eus le temps de me calmer l’esprit, de me dire que j’étais un poltron, que personne ne pouvait en vouloir à mes jours, et que si un voleur prenait envie de ma bourse, le plus sage était de lui abandonner sans combat la faible somme qu’elle contient.

« Je me retournai alors vers l’escalier avec sang-froid et résolution, je vous le jure ; mais c’est alors précisément que l’hallucination se produisit… Tenez, Christian, regardez ce portrait, à droite de la fenêtre…

— J’ai déjà essayé de le voir, dit Christian ; mais il est si mal placé à contre-jour, et les mouches ou l’humidité l’ont tellement taché, que je le distingue fort peu.

— Alors regardez-le à la lumière ; aussi bien, voici la nuit qui se fait, et il serait temps d’allumer nos bougies.

Christian alluma le flambeau à trois branches qui était resté sur la table, et alla regarder le portrait en montant sur une chaise et en renvoyant la clarté sur la peinture, à l’aide de son album de poche, placé entre ses yeux et la flamme vacillante des trois bougies.

— Je vois encore très mal, dit-il. C’est le portrait d’une femme assez grande et d’une tournure élégante ; elle est assise et coiffée d’un voile noir, comme en portent les dames suédoises en hiver, pour préserver leurs yeux de l’éclat de la neige. Je vois les mains, qui sont très bien rendues et très belles. Ah ! ah ! la robe est de satin gris de perle avec des nœuds de velours noir. Est-ce donc là le portrait de la dame grise ?

— Précisément ; c’est celui de la baronne Hilda.

— En ce cas, je veux voir sa figure. J’y suis maintenant ; elle est belle et d’une agréable douceur. Attendez encore un peu, monsieur Goefle… Cette physionomie pénètre de sympathie et d’attendrissement.

— Alors vous n’écoutez plus mon histoire ?

— Si fait, si fait, monsieur Goefle ! Le temps me presse, moi, et pourtant votre aventure m’intéresse tellement que j’en veux savoir la fin. J’écoute.

— Eh bien ! reprit l’avocat, quand mes yeux se reportèrent sur cette grande carte de Suède que vous voyez là-haut bien tranquille, une figure humaine en sortait en la soulevant comme elle eût fait d’une portière de tapisserie, et cette figure, c’était celle d’une femme grande et maigre, non pas svelte et belle comme devait être celle que représente le portrait, mais livide et dévastée comme si elle sortait de sa tombe, et la robe grise, souillée, usée, avec ses rubans noirs dénoués et pendans, semblait véritablement traîner encore la terre du sépulcre. Cela était si triste et si effrayant, mon cher ami, que je fermai les yeux pour me soustraire à cette pénible vision. Quand je les rouvris, fut-ce une seconde ou une minute après, je ne saurais m’en rendre compte, la figure était tout à fait devant moi. Elle avait descendu l’escalier, dont le craquement s’était fait encore entendre, et elle me regardait d’un œil hagard, avec une fixité que je pourrais appeler cadavéreuse, pour exprimer l’absence de toute pensée, de tout intérêt, de toute vie. C’était véritablement une morte qui était là debout devant moi, à deux pas de moi, et je restai comme fasciné, fort laid moi-même probablement, et peut-être les cheveux dressés sur la tête, je n’en répondrais pas…

— Ma foi, dit Christian, c’est là une apparition désagréable, et je crois qu’à votre place j’aurais juré, ou cassé quelque chose. Cela dura-t-il longtemps ?

— Je n’en sais rien. Il me parut que cela ne finissait pas, car je fermai encore les yeux pour m’en débarrasser, et quand je les rouvris, le spectre marchait ; il s’en allait du côté du lit. Ce qu’il y fit, je ne saurais vous le dire. Il me sembla qu’il agitait les rideaux, qu’il se penchait comme pour parler à quelqu’un qu’il y voyait et que je n’y voyais pas. Et puis il fit mine d’ouvrir la fenêtre ; mais je crois qu’il ne l’ouvrit pas. Enfin il revint vers moi. Je m’étais enhardi un peu. J’essayai de me raisonner. Je tâchai de me rendre compte de sa figure. Cela fut au-dessus de mes forces. Je ne voyais que ses grands yeux morts dont je ne pouvais détacher les miens. Au reste, cette fois le fantôme passa vite. S’il s’apercevait de ma présence, il ne semblait pas qu’il en fût irrité ou surpris. Il flotta incertain par la chambre, essaya de retourner à l’escalier, et parut ne pas pouvoir le retrouver. Ses mains décharnées interrogeaient les murs, et tout à coup je ne vis plus rien. Un sifflement de bise courut encore dans l’air et dans mes oreilles ; puis il cessa, et comme au milieu de cette crise je ne me sentais pas fou le moins du monde, je m’aperçus fort bien de la disparition des bruits insolites et de l’image fantastique.

« Je me tâtai, c’était bien moi. Je me pinçai la main, je le sentis fort bien. Je regardai la bouteille de rhum, je l’avais à peine entamée. Je n’étais donc ni en état d’extase ni en état d’ivresse. Je n’avais même plus aucun sentiment de terreur. Je me disais avec sang-froid que je venais de dormir debout. J’achevai ma pipe en rêvant à mon aventure, et même en me laissant un peu aller à mon imagination et à un vague désir d’éprouver une nouvelle hallucination pour tâcher de la surmonter ; mais le phénomène ne se reproduisit nullement, et j’allai me coucher fort tranquille. Je ne dormis pourtant que fort tard, mais sans être aucunement malade.

— Mais alors, dit Christian, d’où vient que tout à l’heure vous étiez mal à l’aise en y songeant ?

— Ah ! c’est que l’homme est ainsi fait ! Il a des émotions rétroactives ; à force d’entendre dire des folies, on devient un peu fou. Aujourd’hui, à deux reprises différentes, je me suis rappelé des histoires de ce genre qui sont des fables ou des rêves à coup sûr, mais qui renferment de hautes et mystérieuses moralités.

— Comment cela, monsieur Goefle ?

— Eh ! mon Dieu ! il est arrivé à mon père, qui était, comme moi, avocat et professeur en droit, de voir le fantôme d’un homme injustement condamné à mort il y avait plus de dix ans, et qui lui demandait justice pour ses enfans dépouillés et réhabilitation pour sa mémoire. Il vit ce spectre au pied du gibet un jour qu’il passait par là. Il examina l’affaire, découvrit que le fantôme lui avait dit la vérité et gagna le procès. C’était une illusion sans doute que ce fantôme, mais c’était un appel à la conscience de mon père. Et d’où lui venait cet appel ? Du fond de la tombe, assurément non ; mais du ciel, qui sait ?

— Eh bien ! monsieur Goefle, que concluez-vous de votre apparition de cette nuit ?

— Rien du tout, mon cher ami ; mais je n’en suis pas moins un peu tourmenté par momens de l’idée que la baronne Hilda a peut-être été une victime calomniée, et que Dieu a permis, non pas que son âme me visitât, mais que mon esprit fût frappé de son souvenir au point de me représenter son image, afin que la volonté me vînt de rechercher la vérité.

— De quoi donc fut-elle accusée, cette fameuse baronne ?

— D’un audacieux mensonge, tendant à spolier le baron Olaüs de son légitime héritage.

— Voyons, monsieur Goefle, encore cette histoire, voulez-vous ? J’en suis extrêmement curieux depuis que vous avez vu ce spectre.

— Oui, oui, je vais vous la dire ; ce sera bientôt fait.

« Le baron Magnus de Waldemora, que, dans ce pays, on appelait le grand iarl (bien que iarl signifie comte), parce que sous le titre de iarls on entend en général tous les nobles d’une certaine importance ; le baron Magnus, dis-je, eut deux fils. L’aîné, Adelstan, était vif, impétueux, ardent ; le second, Olaüs, que l’on appelle aujourd’hui l’homme de neige, était doux, caressant, studieux. Tous deux, grands, beaux et forts, faisaient l’orgueil de leur père. La fortune était considérable, avantage assez rare dans notre pays, où la richesse nobiliaire a reçu de si rudes atteintes par « la réduction de 1680. » Il n’y a point chez nous de droit d’aînesse, les fils partagent également ; mais, bien que partagé, il semble qu’un si bel héritage eût dû satisfaire l’ambition des deux frères, et si jamais fils de famille parut incapable de jalousie, c’était surtout Olaüs, ce jeune homme tranquille et doucement railleur, à qui son père marquait une sorte de préférence, et qui plaisait généralement plus que son frère aîné.

« Celui-ci avait un noble caractère, mais sa franchise était un peu rude. De bonne heure il avait montré un esprit entreprenant, le goût des voyages et des nouveautés. À trente ans, il avait parcouru l’Europe, et il rapportait de son séjour en France des idées philosophiques, dont les membres âgés de sa famille, son père même, furent effrayés. On désira le marier, il y consentit ; mais il prétendit choisir selon son cœur, et il épousa une jeune personne qu’il avait connue en France, la belle Hilda de Blixen, orpheline issue d’une noble famille danoise, mais ne possédant rien que son esprit, sa grâce et sa vertu. C’était beaucoup, allez-vous dire, et je suis complètement de votre avis. Ce fut aussi celui du vieux baron Magnus, qui, après avoir blâmé ce mariage d’amour, se mit à chérir et à honorer sa belle-fille. Quelques personnes prétendent qu’Olaüs fut désappointé par cette réconciliation, et qu’il avait travaillé à brouiller son père avec Adelstan. On a voulu dire aussi que le baron Magnus, qui était encore sain et robuste, était mort trop brusquement. Ces faits sont déjà loin et manquent absolument de preuves.

« Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au moment où se fit le partage de la succession, on vit éclater une sérieuse mésintelligence entre les deux frères, et, dans une discussion d’intérêts dont mon père fut témoin, il échappa au baron Adelstan de dire à Olaüs, qui lui reprochait assez doucement d’avoir vécu loin de son père et préféré les voyages aux devoirs et aux charges de la famille : « Mon père n’a jamais su ce que valait votre hypocrite affection. Il le sait trop peut-être aujourd’hui, au fond de sa tombe ! » La vivacité d’Adelstan et la modération d’Olaüs firent que mon père blâma hautement l’effroyable soupçon que semblait avoir émis l’aîné. Celui-ci n’insista pas, mais il ne paraît pas qu’il l’ait jamais abjuré. On rapporte de lui beaucoup de mots de ce genre qui demeurèrent sans preuves, mais non pas sans poids, dans la mémoire de quelques personnes de son entourage.

« Le baron Magnus n’avait point fait d’économies qui permissent à l’un des frères de racheter sa part dans la propriété immobilière. Il fut donc question de vendre les terres et le château ; Olaüs ne voulut pas accepter la pension que lui offrait son frère, et qui cependant était plus considérable que celle qu’il offrait lui-même dans le cas où la propriété lui serait adjugée. Il dut néanmoins en passer par là : il ne se présentait pas d’acquéreurs. Ce vaste château, dans un pays reculé aux limites du désert, n’était plus un séjour en harmonie avec les mœurs modernes, qui tendent à se rapprocher de la capitale et des provinces du midi. Mon père réussit à établir clairement les revenus et dépenses de la propriété, en raison de quoi il fixa le chiffre de la rente qui serait servie à l’un des frères par celui qui conserverait la jouissance du domaine, et tous deux consentirent à s’en remettre au sort. Le sort favorisa l’aîné.

« Olaüs n’en témoigna aucun dépit ; mais l’on assure qu’il en éprouva de violens regrets, et qu’il se plaignit à ses confidens de l’injustice de la destinée qui le chassait du manoir de ses pères, lui habitué à la vie des champs et ami du repos, pour donner cette belle résidence à un esprit inconstant et inquiet comme celui d’Adelstan. Par ces plaintes, par des épanchemens familiers, accompagnés de libéralités aux nombreux serviteurs de la maison, il s’y fit un parti qui bientôt menaça de rendre difficile au frère aîné la gestion des affaires et l’autorité domestique.

« Mon père, qui dut passer ici plusieurs semaines pour amener la conclusion des arrangemens, remarqua l’état des choses ; mais il était un peu blasé sur le spectacle monotone des rivalités de famille, et il ne fit peut-être pas au caractère franc et loyal de l’aîné la part qu’il méritait. Il se sentit plutôt gagné par les câlineries et l’apparente bonhomie d’Olaüs, et c’est à lui qu’en dehors des questions d’équité, sur lesquelles mon père maintenait le niveau d’une impartialité rigoureuse, il accordait ses sympathies et sa préférence. Mon père quitta le château après avoir essayé d’y fixer la résidence des deux frères. Olaüs paraissait désirer qu’il lui fût permis de garder un pied-à-terre au Stollborg. Adelstan s’y refusa avec une fermeté qui parut un peu dure.

« Aussitôt qu’Olaüs fut parti pour Stockholm, où il devait se fixer, Adelstan fit venir sa femme, qui, pendant les discussions d’intérêts, était restée chez une amie à Falun avec son fils, âgé de quelques mois, et le jeune ménage s’établit à Waldemora. C’est alors qu’après beaucoup de soupçons et de commérages, on prétendit découvrir un secret que les deux jeunes époux n’avaient jamais révélé au public. La baronne Hilda était, dit-on, catholique. On raconta qu’élevée en France, elle avait subi l’ascendant d’une tante et de son entourage, qu’elle s’était imprudemment jetée dans les études théologiques, et qu’elle s’était égarée, par orgueil de science, jusqu’à abjurer la religion de ses pères, qu’elle trouvait trop nouvelle. On a dit aussi qu’on lui avait fait voir de faux miracles et arraché des vœux imprudens. Je ne puis vous édifier sous ce rapport. Je n’ai pas connu cette baronne, bien que je fusse en situation de la connaître : mais l’occasion ne s’en est pas trouvée. On dit qu’elle était très intelligente et sérieusement instruite. Il est fort possible qu’elle ait cru sa raison et sa conscience intéressées à ce changement de religion, et, quant à moi, j’absous très philosophiquement sa mémoire. Malheureusement il n’en pouvait être ainsi dans l’opinion publique. On est très attaché en Suède à la religion de l’état. On peut compter les dissidens ; on les réprouve et même on les persécute, non pas aussi cruellement que dans les âges moins éclairés, mais encore assez pour rendre leur existence difficile et amère. La loi permet de les exiler.

« Ce fut donc un épouvantable scandale quand on sut ou quand on crut savoir que la baronne, que l’on ne voyait pas très assidue au prêche de sa paroisse, avait érigé en secret, dans le vieux donjon où nous voici, une chapelle en l’honneur de la vierge Marie, et qu’à défaut d’offices récités par un prêtre de sa religion, elle s’y livrait seule à des pratiques de dévotion particulière, les paysans disaient de sorcellerie. Cependant, comme la baronne ne faisait point de prosélytisme et qu’elle ne parlait jamais de sa religion, on s’apaisa peu à peu. Elle répandit beaucoup de bienfaits, et les grâces de son esprit vainquirent beaucoup de préventions.

« Les jeunes époux étaient fixés à Waldemora depuis environ trois ans, et ils avaient un fils qu’ils aimaient avec idolâtrie. La douceur de la baronne tempérait ce que l’esprit d’indépendance et l’amour de la vérité avaient d’un peu brusque chez son mari ; on s’attachait à eux, on leur rendait justice ; serviteurs et voisins commençaient à oublier Olaüs en dépit des lettres fréquentes et souvent inutiles qu’il écrivait pour se donner le plaisir de signer le pauvre exilé. Le pasteur Mickelson, ministre de cette paroisse dont vous avez dû voir l’église à une demi-lieue d’ici, fut le plus fidèle à la cause d’Olaüs. Olaüs s’était toujours montré fort pieux. Adelstan avait des principes de tolérance qui blessaient le luthéranisme un peu fanatique du pasteur. Il avait notamment voulu retrancher du service divin le bâton du bedeau, chargé de réveiller les gens qui s’endorment au sermon. La cause fut portée devant l’évêque, qui fit transiger les deux parties. Le bedeau fut autorisé à chatouiller d’une houssine le nez des dormeurs ; il dut abandonner la canne dont il avait coutume de les frapper. Le pasteur ne pardonna cependant pas au baron Adelstan, et surtout à la jeune baronne, qui s’était, dit-on, moquée de cette dévotion dalécarlienne imposée à coups de bâton, une atteinte portée à son pouvoir. Il ne cessa de harceler le jeune iarl et sa femme, et d’exciter contre eux les paysans, très portés à l’intolérance religieuse.

« Cependant le jeune couple poursuivait ses essais de civilisation dans son domaine. Le baron était sévère contre les abus, et chassait sans pitié les gens de mauvaise foi ; mais il avait supprimé le honteux régime des étrivières pour les laquais et les restes humilians du servage de ses paysans. Si le Dalécarlien est généralement bon, il n’est rien moins qu’ami des lumières. Beaucoup d’entre les paysans avaient quelque peine à préférer la dignité personnelle aux vieux abus.

« Un jour, un malheureux jour en vérité, le baron fut forcé par ses affaires de se rendre à Stockholm, et comme c’était le temps des pluies d’automne qui rendent les chemins difficiles, souvent impraticables, il dut laisser sa femme dans son château. En revenant la trouver au bout de la quinzaine, le baron Adelstan fut assassiné dans les gorges de Falun. Il voyageait à cheval, et, dans son impatience de revoir sa chère Hilda, il avait pris les devans, laissant ses gens achever un repas qui lui semblait trop long. Il avait alors trente-trois ans. Sa veuve en avait vingt-quatre.

« Ce meurtre fit grand bruit, et frappa tout le pays de stupeur. Bien que les passions, de nos Dalécarliens soient, dans certaines localités, assez farouches, et que de ce côté-ci, dans la montagne, le duel norvégien au couteau ait encore beaucoup de partisans, l’assassinat lâche et mystérieux est presque sans exemple. On n’osait, on ne pouvait réellement accuser personne du pays. On fit de vaines recherches. Quelques mineurs étrangers avaient brusquement disparu de Falun. On ne put les rattraper. Le baron Adelstan n’avait pas été dévalisé. Une seule personne au monde avait intérêt à se défaire de lui. Quelques-uns nommèrent tout bas le baron Olaüs, la plupart rejetèrent un pareil soupçon avec dégoût, mon père tout le premier.

« Le baron Olaüs montra un grand désespoir de la mort de son frère, et il accourut au pays, pleurant, un peu trop peut-être, dans le sein de tout le monde, et témoignant à sa belle-sœur le plus honnête dévouement. Chacun en fut édifié, excepté elle, qui le reçut avec une froideur extrême, et l’engagea, quelques heures après, à la laisser seule à des douleurs qui ne pouvaient admettre de consolation. Le baron partit, au grand regret des serviteurs qu’il avait comblés. Le soir de son départ, le jeune Harald, le fils de la baronne, fut pris de convulsions, et mourut dans la nuit.

« Poussée à bout par ce dernier coup du sort, la malheureuse mère oublia toute prudence, et accusa hautement Olaüs d’avoir empoisonné son enfant, après avoir fait assassiner son mari pour s’approprier la fortune entière. Ses cris frappèrent les murs, et restèrent sans écho. Aucun médecin spécial ne se trouva à portée de constater le genre de mort de l’enfant. Aucun domestique ne voulut se prêter à chercher des preuves contre le baron Olaüs. Le pasteur Mickelson, qui exerçait la médecine dans la paroisse, déclara que Harald était mort comme meurent les petits enfans dans les crises de la dentition, et que la pauvre baronne était injuste et insensée, ce qui est, hélas ! fort possible.

« Le baron Olaüs n’était pas bien loin quand il reçut la nouvelle de l’événement. Il revint sur ses pas, et sembla partager vivement la douleur de la baronne. Elle s’emporta contre lui en malédictions, auxquelles il ne répondit que par des sourires d’une tristesse déchirante. Tout le monde plaignit la veuve, la mère, la folle ! personne n’accusa le généreux, le patient, le sensible Olaüs. Peut-être le plaignit-on encore plus qu’elle d’avoir à supporter l’outrage de ses soupçons ; à coup sûr, on l’admira en voyant qu’au lieu de s’en irriter, il s’en plaignait d’un ton pénétré de tendresse, offrant à Hilda de garder son appartement dans le château et de vivre avec lui comme une sœur avec son frère. Je suis bien convaincu que le baron est un grand fourbe, et qu’il ne regrettait guère son neveu ; pourtant je suis loin de croire qu’il soit un monstre, et son caractère ne m’a jamais semblé assez hardi pour de pareils forfaits. La baronne était trop éprouvée et trop exaltée pour voir les choses avec sang-froid. Elle l’accusa d’avoir fait mourir père, frère et neveu, puis tout à coup elle prit une résolution singulière que je regarde comme un acte de vengeance et de désespoir et comme le résultat d’une mauvaise inspiration.

« Elle fit venir les juges et les officiers du canton, et en présence de toute sa maison elle leur déclara qu’elle était enceinte, et qu’elle prétendait maintenir tous les droits d’héritage de l’enfant dont elle allait être mère et dont elle était la tutrice naturelle. Elle fit cette déclaration avec une grande énergie, annonçant la résolution de partir pour Stockholm, afin de faire constater son état et reconnaître ses droits jusqu’à la naissance de son enfant. — Il est très inutile de vous fatiguer et de vous exposer aux accidens du voyage, répondit le baron Olaüs, qui avait écouté la déclaration avec le plus grand calme. J’accepte avec trop de joie l’espérance de voir revivre la postérité de mon bien-aimé frère pour consentir à de nouvelles discussions. Je vois que ma présence vous inquiète et vous irrite. Il ne sera pas dit que, par ma volonté, j’aurai aggravé la fâcheuse situation de votre esprit. Je me retire et ne reviendrai ici qu’après la naissance de votre enfant, s’il est vrai que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur votre état.

« Olaüs partit en effet, disant à tout le monde qu’il ne croyait pas un mot de cette grossesse, mais qu’il n’était nullement pressé d’entrer en possession de son héritage. — Je peux bien, ajoutait-il, donner aux convenances et à l’exaltation inquiétante de ma belle-sœur une année, s’il le faut, pour que la vérité s’établisse. — C’est ainsi qu’il parla à mon père, à Stockholm, où il retourna aussitôt, et je me souviens que mon père lui reprocha l’excès de sa confiance et de sa délicatesse. Il pensait que la baronne Hilda avait inventé cet enfant posthume. Ce n’est pas la première fois qu’une veuve eût supposé un héritier pour dépouiller de ses droits l’héritier légitime. Le baron répondait avec une mansuétude infinie : « Que voulez-vous ? Je suis las des soupçons odieux que cette femme exaspérée cherche à faire peser sur moi. Le meilleur démenti que je puisse lui donner, c’est de montrer un désintéressement excessif, et même, pour que sa haine ne me poursuive pas jusqu’ici, ce que j’ai de mieux à faire jusqu’à nouvel ordre, c’est de voyager. »

« Le baron Olaüs partit peu de temps après pour la Russie, où il fut reçu avec distinction par la tsarine, et où il commença à nouer des intrigues qui, depuis ce temps, ont fait de lui un des bonnets les plus tenaces et les plus dangereux de la diète. On prétend qu’il se forma singulièrement à cette cour, et qu’il en revint avec un caractère, un genre d’esprit, des manières et des principes qui le firent paraître dès lors un tout autre homme : toujours tranquille et souriant, mais d’un sourire sinistre et d’une tranquillité effrayante ; encore doux et caressant avec les inférieurs, mais d’une douceur pleine de mépris et caressant avec des griffes ; tel enfin que nous le voyons aujourd’hui, si ce n’est que l’âge et la maladie ont encore assombri les traits de cet être problématique, scélérat consommé, ou victime d’un étrange concours de funestes apparences. C’est à partir de ce cours d’athéisme et de crime, dont la tsarine a si bien profité pour son compte, et dont il échappa bientôt au vertueux baron de parler avec une complaisance admirative, qu’on le surnomma l’homme de neige, pour exprimer qu’il avait été se geler le cœur en Russie, ou qu’il était venu fondre dans l’opinion publique au soleil plus clair et plus chaud de son pays. La pâleur livide qui bientôt se répandit sur son visage, ses cheveux qui blanchirent de bonne heure, son attitude roide et le froid constant de ses mains gonflées ajoutèrent par des caractères physiques à l’à-propos de ce surnom.

« Mais il ne faut pas que j’anticipe sur les événemens. La métamorphose du baron, qui ne fut peut-être que la lassitude de lutter contre d’injustes soupçons, ne devint frappante qu’après la mort ou la disparition de tous ceux qui pouvaient le gêner. On croit qu’un des premiers traits de son perfectionnement dans la voie de la ruse fut de faire répandre en Suède le bruit d’une maladie mortelle, qui n’avait, dit-on, rien de fondé, et quand on s’est demandé plus tard pourquoi il avait eu cette fantaisie de se donner pour mourant à Pétersbourg, ses ennemis n’ont pu trouver d’autre explication que celle-ci : il voulait ôter toute crainte de lui à la baronne Hilda, afin qu’elle ne vînt pas faire ses couches à Stockholm. Par malheur (je fais toujours parler ici les ennemis d’Olaüs), la baronne donna dans le piège ; elle passa l’été à Waldemora, et quand elle fut assez avancée dans sa grossesse pour que le voyage lui devînt impossible, car elle était devenue très faible à la suite de tant de douleurs, le baron Olaüs parut tout à coup, bien vivant et actif, aux environs du château.

« Voilà, Christian, tout ce que je peux vous raconter comme étant le résumé de l’opinion générale. Le reste n’est plus que de l’histoire secrète, et il nous faudra supposer ou deviner la vérité, en attendant les preuves, s’il en existe, et si on les trouve jamais.

« La baronne fut si épouvantée en apprenant la présence du baron chez le pasteur Mickelson, qu’elle résolut de s’enfermer dans le vieux château, dont l’enceinte, alors fort étroite (on n’avait pas construit le nouveau gaard), pouvait être facilement gardée par un petit nombre de serviteurs fidèles. À la tête de ces serviteurs étaient l’intendant Adam Stenson, déjà vieilli au service du château, et une femme de confiance dont je n’ai pas retenu le nom.

« Que se passa-t-il à partir de ce moment ? On dit que le baron corrompit tous les gardiens du Stollborg, même la femme de confiance et même l’incorruptible Stenson ; mais je couperais ma main pour répondre de Sten, et la continuation des bons rapports entre ce digne homme et le baron est pour moi la preuve presque irrécusable de l’innocence de ce dernier. Ce qui transpira dans le public se compose de deux versions. La première, c’est que le baron aurait rendu sa belle-sœur tellement captive et malheureuse au Stollborg, qu’elle y aurait succombé à la misère et au chagrin. La seconde, c’est qu’elle y serait entrée folle, qu’elle s’y serait livrée à des emportemens déplorables, et qu’elle y serait morte dans des transports de rage et d’impiété, maudissant le culte évangélique et proclamant le règne de Satan.

« Dans tout cela, il n’y a qu’une chose certaine : c’est que l’état de grossesse avait été simulé, et que dix mois après la mort de son mari, et après trois mois de langueur physique et d’insanité d’esprit passés au Stollborg, la baronne y est morte dans les derniers jours de l’année 1746, après avoir avoué et même déclaré formellement au pasteur Mickelson et au baron qu’elle n’avait pas été enceinte, et qu’elle avait voulu supposer un enfant, qui eût été un garçon, afin de garder la gestion des biens de son mari et de satisfaire sa haine contre le baron Olaüs. Il y a encore une version, que je répugne à rapporter, c’est que la baronne serait morte de faim dans ce donjon ; mais Stenson a toujours repoussé cette accusation avec énergie. Quoi qu’il en soit, les derniers momens d’Hilda parurent enveloppés de ténèbres. Ses parens n’étaient plus, et ceux de son mari, effrayés des bruits répandus sur ses opinions religieuses, ne vinrent pas à son secours et fermèrent les yeux. Ils avaient toujours préféré le souple Olaüs, qui flattait leurs préjugés, au fier Adelstan, qui les avait froissés. On dit que le roi entendit parler de cette histoire, et qu’il eût souhaité l’éclaircir ; mais le sénat, où Olaüs avait des amis puissans, fit prier le roi de se mêler de ses affaires, c’est-à-dire de ne se mêler de rien.

« Mon père était fort malade lorsque le baron Olaüs vint lui raconter à sa manière la mort de sa belle sœur. Pour la première fois, mon père manifesta un certain étonnement, un certain blâme. Il reprocha à Olaüs de prêter le flanc aux soupçons ; il lui dit que s’il venait à être accusé, sa défense serait difficile. Le baron lui montra la double déclaration du ministre Mickelson, lequel, comme médecin et comme pasteur, attestait la fausseté de la grossesse et la mort de la baronne par suite d’une maladie très bien exposée et très bien soignée par lui, au dire de tous les médecins consultés depuis. En outre, il produisit une déclaration signée de la baronne, qui affirmait s’être fait illusion sur son état. Mon père examina rigoureusement cette pièce, la fit en outre examiner par des experts en écriture, et la trouva inattaquable. Je me souviens pourtant qu’il reprocha au baron de n’avoir pas fait venir au Stollborg dix médecins plutôt qu’un pour constater les faits à sa décharge. Cependant il ne soupçonna jamais le baron de crime ni d’imposture, et mourut dans cette opinion peu de temps après.

« Il y eut des murmures contre le baron, qui commençait à se faire haïr ; mais bientôt il se fit craindre, et comme personne n’était directement intéressé à venger les victimes, aucune âme généreuse n’eut le courage de le braver. Quant à moi qui l’eusse fait, quoique bien jeune au barreau, et qui serais prêt à le faire aujourd’hui si j’avais des soupçons arrêtés, j’étais naturellement sous l’influence de mon père, qui, dans sa conviction, ne trouvait d’autre reproche à adresser à Olaüs que celui d’imprudence envers lui-même. Puis la mort de mon pauvre père arriva dans ce même temps, et vous trouverez naturel que mon chagrin personnel, qui fut très vif, m’ait détourné à cette époque de toute autre préoccupation.

« J’ai hérité de la clientèle du baron, et, je vous l’ai dit, malgré l’antipathie croissante que sa conduite politique et ses manières m’ont inspirée, je n’ai jamais pu, jusqu’à ce jour, acquérir la moindre preuve, ni même m’arrêter à la moindre apparence sérieuse des crimes dont il était accusé. Il s’est fait, dans l’esprit de ses vassaux, une réaction contre lui, à laquelle on pouvait bien s’attendre. N’ayant plus besoin de leurs sympathies, il a bientôt cessé de les ménager. Quant à ses domestiques, qui ont été tous renouvelés depuis sa prise de possession du domaine, et qui sont tous étrangers, il les paie de manière à s’assurer leur obéissance aveugle et leur discrétion absolue. Stenson est le seul de l’ancienne maison qu’il ait conservé, maintenu longtemps dans ses fonctions d’intendant, et enfin admis à la retraite, en raison de son grand âge, avec une pension honorable, toute sorte d’égards et même de petits soins. C’est ce qui a donné à penser que Stenson aurait été son complice ; mais c’est justement ici, Christian, que la vérité m’apparaît et que ma conscience se tranquillise : Stenson est un saint homme, un modèle de toutes les vertus chrétiennes. »



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