Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 195-222).



XVIII


Le brave et prudent major venait à peine de prendre ces dispositions, qu’une ombre passa près de lui, au moment où il retournait à tâtons à la salle de l’ourse pour continuer son instruction à laquelle manquait l’avis très-important de M. Goefle sur tout ce qui s’était passé relativement à Christian. Cette ombre semblait incertaine, et le major se décida à la suivre jusqu’à ce que, rencontrant le mur du donjon, elle se mît à jurer d’une voix assez douce, que Christian, alors sur le seuil du vestibule, reconnut aussitôt pour celle d’Olof Bœtsoï, le fils du danneman.

— À qui en avez-vous, mon enfant ? lui dit-il en lui prenant le bras. Et comment se fait-il que vous veniez ici au lieu de retourner chez vous ?

Et ils entrèrent tous trois dans la salle de l’ourse.

— Ma foi, si vous ne vous étiez pas trouvé là, dit Olof à Christian, j’aurais cherché longtemps la porte. Je connais bien le dehors du Stollborg, j’y viendrais les yeux fermés ; mais le dedans, non ! je n’y étais jamais entré. Vous pensez bien que, par ce temps maudit, je ne pouvais pas retourner tout de suite dans la montagne. Enfin j’ai vu un peu d’éclaircie, et, après deux heures passées au bostœlle de M. le major, j’y ai laissé mon cheval, et me voilà parti à pied pour ne pas causer de crainte à mon père ; mais, auparavant, j’ai voulu vous rapporter un portefeuille que vous avez oublié dans le traîneau, herr Christian. Le voilà. Je ne l’ai pas ouvert. Ce que vous avez mis dedans y est comme vous l’avez laissé. Je n’ai voulu le confier à personne ; car mon père m’a dit que les papiers, c’était quelquefois plus précieux que de l’argent.

En parlant ainsi, Olof remit à Christian un portefeuille de maroquin noir que celui-ci ne reconnut en aucune façon.

— C’est peut-être à vous ? dit-il au major. Dans les habits que vous m’aviez prêtés ?…

— Nullement, je ne connais pas l’objet, répondit Larrson.

— Alors, c’est au lieutenant ?

— Oh ! non, certainement, dit Martina ; il n’a pas d’autres portefeuilles que ceux que je brode pour lui.

— On peut toujours s’en assurer, dit le major ; il est par là dans le gaard.

— Attendez donc ! s’écria M. Goefle, qui était toujours sur la brèche devant son idée fixe ; ne m’avez-vous pas dit, Christian, que vous aviez fait verser le baron, ce soir, au moment de la chasse ?

— C’est-à-dire que le baron m’a culbuté et s’est culbuté lui-même par contre-coup, répondit Christian.

— Eh bien, reprit l’avocat, tous les objets que contenaient vos voitures ont roulé pêle-mêle sur le chemin, depuis les ours jusqu’aux portefeuilles, et celui-ci est…

— La trousse de son médecin, je le parierais ! dit Christian. Laissez-la ici, Olof ; nous la lui renverrons.

— Donnez-moi cela ! reprit M. Goefle d’un ton décidé et absolu. La seule manière de savoir à qui appartient un portefeuille anonyme, c’est de l’ouvrir, et je m’en charge.

— Vous prenez cela sur vous, monsieur Goefle ? dit le scrupuleux major.

— Oui, monsieur le major, répondit M. Goefle en ouvrant le portefeuille, et je vous prends à témoin de la chose, vous qui êtes ici pour instruire les faits d’un procès que j’aurai peut-être mission de plaider. Tenez, voici une lettre de M. Johan à son maître. Je connais l’écriture, et, du premier coup, j’y vois : « L’homme aux marionnettes… Guido Massarelli… La chambre des roses ?… » Ah oui ! le baron se permet, comme le sénat, d’avoir la sienne ! Major, cette pièce est fort grave, et peut-être l’autre, car il y en a deux, est-elle plus grave encore ; votre mandat exige que vous en preniez connaissance.

— Puis-je m’en aller ? dit le jeune danneman, qui, comprenant confusément l’instruction d’une affaire judiciaire, éprouvait, comme les paysans de tous les pays, la crainte d’avoir à se compromettre par un témoignage quelconque.

— Non, répondit le major, il faut rester et écouter.

Et, s’adressant à Marguerite et à Martina, qui se consultaient à voix basse sur la possibilité de s’en retourner au château :

— Je vous prie et vous demande, leur dit-il, d’écouter aussi. Nous avons affaire à forte partie, et nous serons peut-être accusés d’avoir fabriqué de fausses preuves. Or, en voici une qui nous est remise en votre présence, et dont il est nécessaire que vous ayez connaissance en même temps que nous.

— Non, non ! s’écria Christian, il ne faut point que ces dames soient mêlées à un procès…

— J’en suis désolé, Christian, répondit le major ; mais les lois sont au-dessus de nous, et je ferai ici rigoureusement mon devoir. Il a été tué, ce soir, un homme, qu’il vaudrait mieux certes tenir vivant. Je sais bien que vous n’y êtes pour rien et que vous avez été blessé… Vous êtes vif, vous êtes brave et généreux ; mais vous n’êtes pas prévoyant quand il s’agit de vous-même. Moi, je dis que cette affaire-ci peut vous mener à l’échafaud, parce que vous avouerez loyalement le fait de provocation à vos ennemis, tandis que les drôles nieront tout effrontément !… Lisons donc, et ne négligeons aucun moyen pour faire triompher la vérité.

— Oui, oui, major, lisez, j’écoute, s’écria Marguerite, qui était devenue pâle en regardant la manche ensanglantée de Christian ; je témoignerai, dussé-je y perdre l’honneur !

Christian ne pouvait accepter le dévouement de cette noble fille, et il supportait impatiemment l’autorité que le major s’arrogeait sur elle. Le major avait pourtant raison, et Christian le sentait, puisqu’en cette affaire l’honneur de l’officier n’était pas moins en jeu que le reste. Il s’assit brusquement, et couvrit sa figure de ses mains pour cacher et retenir les mouvements impétueux qui l’agitaient, tandis que le major faisait lecture à haute voix du journal de maître Johan, écrit par lui-même et envoyé au baron durant la chasse.

Cette pièce est très-mystérieuse pour moi, dit le major en finissant ; elle prouve un complot bien médité contre Christian ; mais…

— Mais vous ne pouvez comprendre, dit M. Goefle, qui, pendant la lecture de cette pièce, avait rapidement parcouru l’autre, tant de haine contre un inconnu sans nom, sans famille et sans fortune, de la part du haut et puissant seigneur le baron de Waldemora ? Eh bien, moi, je comprends fort bien, et, puisque nous avons la preuve de l’effet, il est temps de connaître la cause ; la voici… Relève la tête, Christian de Waldemora, ajouta M. Goefle en frappant la table avec énergie, le ciel t’a conduit ici, et le vieux Stenson avait raison de le dire : « Les richesses du pécheur sont réservées au juste ! »

Un silence de stupeur et d’attente permit à M. Goefle de lire ce qui suit :

« Déclaration confiée par moi, Adam Stenson, à Taddeo Manassé, commerçant, natif de Pérouse,

» Pour être remise à Cristiano le jour où les circonstances ci-dessous mentionnées le permettront.

» Adelstan-Christian de Waldemora, fils de noble seigneur Christian Adelstan, baron de Waldemora, et de noble dame Hilda de Blixen, né le 15 septembre 1746, au donjon du Stollborg, en la chambre dite de l’ourse, sur le domaine de Waldemora, province de Dalécarlie ;

» Secrètement confié aux soins d’Anna Bœtsoï, femme du danneman Karl Bœtsoï, par moi soussigné Adam Stenson, et par Karine Bœtsoï, fille des ci-dessus nommés, et femme de confiance de la défunte baronne Hilda de Waldemora, née de Blixen.

» Ledit enfant nourri par une daine apprivoisée, en la maison dudit danneman Karl Bœtsoï, sur la montagne de Blaakdal, jusqu’à l’âge de quatre ans, passant pour le fils de Karine Bœtsoï, laquelle, par dévouement pour sa défunte maîtresse, a consenti à se laisser croire ensorcelée et mise à mal par un inconnu et a ainsi préservé l’enfant, dont elle se disait mère, de la recherche de ses ennemis ;

» Ledit enfant, emmené par moi, Adam Stenson, pour le soustraire à des soupçons qui commençaient à le compromettre, en dépit des précautions prises jusqu’alors ;

» A été conduit, par moi soussigné, en Autriche, où j’ai une sœur mariée, laquelle pourra témoigner m’avoir vu arriver chez elle avec un enfant nommé Christian, parlant la langue dalécarlienne ;

» Et, sur l’avis du très-fidèle ami et confident Taddeo Manassé, de la religion de l’Ancien Testament, autrefois bien connu en Suède sous le nom de Manassé, et très-estimé de feu M. le baron Adelstan de Waldemora pour homme de parole, de discrétion et de probité dans son commerce d’objets d’art, dont était fort amateur ledit baron ;

» Je soussigné me suis rendu en la ville de Pérouse, en Italie, où résidait alors mondit ami Taddeo Manassé, et où, me présentant aux jours de carnaval, sous un masque, aux très-honorables époux Silvio Goffredi, professeur d’histoire ancienne en l’université de Pérouse, et Sofia Negrisoli, sa femme légitime, de la famille de l’illustre médecin de ce nom,

» Leur ai remis, confié et comme qui dirait donné ledit Cristiano de Waldemora, sans aucunement leur faire connaître son nom de famille, son pays, et les raisons particulières qui me déterminaient à me séparer de lui.

» En donnant cet enfant bien-aimé aux susdits époux Goffredi, j’ai cru remplir le vœu de la défunte baronne Hilda, laquelle désirait qu’il fût élevé loin de ses ennemis, par des gens instruits et vertueux, lesquels, sans aucun motif d’intérêt, l’aimeraient comme leur propre fils, et le rendraient propre à soutenir un jour dignement le nom qu’il doit porter et le rang qu’il doit recouvrer après la mort de ses ennemis, laquelle mort, d’après l’ordre de la nature, doit précéder de beaucoup la sienne.

» Et, dans le cas où la mort du soussigné arriverait avant celle desdits ennemis, le soussigné a chargé le susdit Taddeo Manassé de prendre telles informations qui conviendraient pour que, à la mort de ses ennemis, Christian de Waldemora en fût averti et mis en possession de la présente déclaration… En foi de quoi, — après avoir fait contrat de bonne amitié avec Taddeo Manassé, lequel ne doit jamais perdre de vue ledit Christian de Waldemora, résider où il résidera, et lui venir en aide si autre protection venait à lui manquer, mettre en sa propre place à cette fin, en cas de maladie grave et danger de mort, une personne sûre comme lui-même ; enfin, donner une fois par an de ses nouvelles au soussigné : — le soussigné, voulant conserver sa place d’intendant au château de Waldemora, afin de ne pas éveiller de soupçons et de gagner l’argent nécessaire aux déplacements présumés de Taddeo ou aux besoins éventuels de l’enfant, a quitté, non sans douleur, la ville de Pérouse pour retourner en Suède le 16 mars 1750, croyant et espérant avoir fait son possible pour préserver de tout danger et placer dans une situation heureuse et digne le fils de ses défunts maîtres.

» Adam Stenson.
» Contresigné :
» Taddeo Manassé,
» Gardien juré des peintures del Cambio,
à Pérouse. »

— Parlez, Christian, dit M. Goefle à son jeune ami stupéfait et silencieux. Tout doit être vérifié. Ce Manassé était-il réellement un honnête homme ?

— Je le crois, répondit Christian.

— Ne vous offrit-il pas une fois des secours, de la part de votre famille ?

— Oui. Je refusai.

— Connaissez-vous sa signature ?

— Très-bien. Il fit plusieurs affaires avec M. Goffredi.

— Regardez-la ; est-ce son écriture ?

— C’est son écriture.

— Quant à moi, reprit M. Goefle, je reconnais parfaitement dans le corps de la pièce la main et le style d’Adam Stenson. Veuillez ouvrir ce carton, monsieur le major, et constater la similitude. Ce sont des comptes de gestion dressés et signés par le vieux intendant, à peu près à la même époque, c’est-à-dire en 1751 et 1752. Au reste, son écriture n’a pas changé, et sa main est toujours ferme. En voici la preuve : trois versets de la Bible écrits hier, et dont le sens, appliqué à la situation de son esprit, est ici fort clair et fort utile à constater.

Le major fit la constatation ; mais pour lui l’énigme restait, sinon entière, du moins assez obscure encore Le baron avait-il fabriqué de fausses pièces pour établir que sa belle-sœur n’avait pas laissé d’héritiers à lui opposer ? Il en était fort capable ; mais M. Goefle les avait vues, ces pièces. Il devait même les avoir entre les mains, comme un dépôt confié à son père, auquel il avait succédé.

— J’ai ces pièces chez moi, à Gœvala, en effet, répondit M. Goefle. Elles ont été vérifiées par des experts, elles sont authentiques ; mais ne tombe-t-il pas maintenant sous le sens qu’elles ont été arrachées au consentement de la baronne Hilda par la contrainte ou par la terreur ? Calmez-vous, Christian ; tout s’éclaircira. Tenez, major, voici une autre découverte, faite hier dans un vêtement, que je vais vous montrer : une lettre du baron Adelstan à sa femme ; lisez, et supputez les dates. L’espérance de la maternité était confirmée le 5 mars, après deux ou trois mois d’incertitude peut-être ! l’enfant naissait le 15 septembre : la baronne s’était réfugiée ici dans les premiers jours dudit mois. Elle y était probablement retenue prisonnière, et elle y mourait le 28 de la même année. Encore une preuve : voyez ce portrait en miniature ! Regardez-le, Marguerite Elvéda. C’est le comte Adelstan, qui certes n’a pas été peint pour les besoins de la cause ; le peintre est célèbre, et il a daté et signé son œuvre. Ce portrait est pourtant celui de Christian Waldo ! La ressemblance est frappante. Enfin regardez le portrait en pied du même personnage. Ici, même ressemblance, bien que ce soit l’œuvre d’un artiste moins habile ; mais les mains ont été rendues naïvement, et vous voyez bien ces doigts recourbés : montrez-nous les vôtres, Christian !

— Ah ! s’écria Christian, qui marchait dans la chambre avec exaltation, et qui laissa M. Goefle saisir ses mains tremblantes, si le baron Olaüs a martyrisé ma mère, malheur à lui ! Ces doigts crochus lui arracheront le cœur de la poitrine !

— Laissez parler la passion italienne, dit M. Goefle au major, qui s’était levé, craignant que Christian ne s’élançât dehors. L’enfant est généreux ; je le connais, moi ! Je sais toute sa vie. Il a besoin d’exhaler sa douleur et son indignation, ne le comprenez-vous pas ? Mais attendez, mon brave Christian. Peut-être le baron n’est-il pas aussi criminel dans le passé qu’il nous le semble. Il faut connaître les détails, il faut revoir Stenson. Délivrer Stenson, et l’amener ici, major, voilà ce qu’il faudrait, et ce que vous ne voulez pas faire.

— Vous savez bien que je ne le peux pas ! s’écria le major, très-ému et très-animé. Je n’ai aucun droit devant l’autorité seigneuriale, surtout en matière de répression domestique, et, si le baron veut faire souffrir ce vieillard, il ne manquera pas de prétextes.

Ici, le major fut interrompu par Christian, qui ne pouvait plus contenir son impétuosité. Il voulait aller seul au château neuf ; il voulait délivrer Stenson ou y laisser sa vie.

— Quoi ! disait-il, ne voyez-vous pas que, dans ce repaire, on ne recule devant rien ? Je comprends trop ce que, par une amère et horrible dérision, on appelle ici la chambre des roses ! Et ce pauvre vieillard qui n’a plus que le souffle, ce fidèle serviteur qui m’a sauvé de mes ennemis, comme il le dit dans sa déclaration, et qui, après les fatigues d’un long voyage, m’a consacré une longue vie de silence et de travail, c’est pour moi encore qu’à l’heure où nous sommes il expire peut-être dans les tourments ! Non, cela est impossible ; vous ne me retiendrez pas, major ! Je ne reconnais pas votre autorité sur moi, et, s’il faut se frayer un passage ici l’épée à la main… eh bien, tant pis, c’est vous qui l’aurez voulu.

— Silence ! s’écria M. Goefle en arrachant des mains de Christian son épée, que le jeune homme venait de saisir sur la table, silence ! Écoutez ! on marche au-dessus de nous dans la chambre murée.

— Comment cela serait-il possible, dit le major, si elle est murée en effet ? D’ailleurs, je n’entends rien, moi.

— Ce ne sont point des pas que j’entends, répondit M. Goefle ; mais taisez-vous et regardez le lustre.

On regarda et on fit silence, et non-seulement on vit trembler le lustre, mais encore on entendit le léger bruit métallique de ses ornements de cuivre, ébranlés par un mouvement quelconque à l’étage supérieur.

— Ce serait donc Stenson ? s’écria Christian. Nul autre que lui ne peut connaître les passages extérieurs…

— Mais en existe-t-il ? dit le major.

— Qui sait ? reprit Christian. Moi, je le crois, bien que je n’aie pu m’en assurer, et que l’ascension par les rochers m’ait paru impossible. Mais… n’entendez-vous plus rien ?

On écouta encore, on entendit ou on crut entendre ouvrir une porte et frapper ou gratter de l’autre côté de la partie murée de la salle de l’ourse. Stenson s’était-il échappé des mains de ses ennemis, et, n’osant revenir par le gaard ou par le préau, qu’il pouvait supposer gardés par eux, était-il entré dans le donjon par un passage connu de lui seul ? Appelait-il ses amis à son aide, ou leur donnait-il un mystérieux avertissement pour qu’ils eussent à se méfier d’une nouvelle attaque ? Le major trouvait ces suppositions chimériques, lorsque le lieutenant entra avec le danneman Bœtsoï, en disant :

— Voici un de nos amis qui arrive de nos bœstelles où il cherchait son fils. N’est-il point ici ?

— Oui, oui, mon père ! répondit Olof, qui était fort effrayé de tout ce qu’il venait d’entendre et qui fut très-content de voir arriver le danneman. Étiez-vous inquiet de moi ?

— Inquiet, non ! répondit le danneman, qui venait de faire la route par un temps affreux pour retrouver son enfant, mais qui trouvait contraire à la dignité paternelle de lui avouer sa sollicitude. Je pensais bien que nos amis ne t’auraient pas laissé partir seul ; mais, à cause du cheval, qui pouvait s’estropier !…

Tandis que le danneman expliquait ainsi son inquiétude, le lieutenant faisait au major une communication dont celui-ci parut frappé.

— Qu’y a-t-il donc ? lui demanda M. Goefle.

— Il y a, répondit Larrson, que nous sommes tous sous l’empire d’idées noires qui nous rendent fort ridicules. Le lieutenant, en faisant sa ronde, a entendu comme une plainte humaine traverser les airs, et nos soldats sont si effrayés de tout ce que l’on raconte de la dame grise du Stollborg, que, sans le respect de la discipline, ils auraient déjà déguerpi. Il est temps d’en finir avec ces rêveries, et, puisqu’il n’y a pas moyen de pénétrer par ici dans cette chambre murée, il faut explorer le dehors avec attention, et voir si cette fantasmagorie ne sert pas de prétexte aujourd’hui aux bandits de là-bas pour nous tendre un piège. Venez avec nous, Christian, puisque vous avez cru découvrir un moyen de grimper.

— Non, non ! répondit Christian ; ce serait trop long et peut être impossible. Je trouve bien plus sûr et plus prompt d’ouvrir ce mur. Il ne s’agit que d’avoir la première brique.

En parlant ainsi, Christian arrachait de ses anneaux la grande carte de Suède, et, armé de son marteau de minéralogiste, il entamait la cloison avec une vigueur désespérée, tantôt frappant avec le bout carré de l’instrument sur la brique retentissante, tantôt passant la pointe aiguë et tranchante dans les trous qu’il avait pratiqués, et amenant avec violence de larges fragments liés ensemble par le mortier, et qui tombaient avec fracas sur l’escalier sonore. Il eût été bien inutile de vouloir s’opposer à son dessein. Une sorte de rage le poussait à sortir de l’inaction à laquelle on voulait le réduire. Les idées étranges qu’il avait conçues sur la présence d’une personne enfermée dans cette masure lui revenaient dans l’esprit comme un cauchemar. Il était même tellement surexcité, qu’il était prêt à admettre les idées superstitieuses que M. Goefle avait subies en ce lieu, et à penser qu’un avertissement surnaturel l’appelait à découvrir le secret infernal qui pesait sur les derniers moments de sa mère.

— Ôtez-vous, ôtez-vous de là ! criait-il à M. Goefle, qu’une anxiété analogue, mêlée d’une vive curiosité, poussait à chaque instant au pied de l’escalier ; si le travail s’écroule en bloc, je ne pourrai pas le retenir.

En effet, la cloison artificielle, qui s’étendait sur une assez grande surface, et que Christian attaquait avec fureur, s’en allait de plus en plus en ruines, couvrant de poussière l’intrépide démolisseur, qui semblait protégé par miracle au milieu d’une pluie de pierres et de ciment. Personne n’osait plus lui parler ; personne ne respirait, croyant à chaque instant le voir enseveli sous les débris, ou frappé mortellement par la chute de quelque brique. Un nuage l’enveloppait lorsqu’il s’écria :

— J’y suis ! voilà la continuation de l’escalier. De la lumière, monsieur Goefle !…

Et, sans l’attendre, il s’élança dans les ténèbres. Mais le peu de temps qu’il lui fallut pour chercher des mains une porte qui se trouva entr’ouverte devant lui avait suffi au major pour le rejoindre.

— Christian, lui dit-il en le retenant, si vous avez quelque amitié pour moi et quelque déférence pour mon grade, vous me laisserez passer le premier. M. Goefle suppose qu’il y a ici des preuves décisives de vos droits, et vous ne pouvez témoigner dans votre propre cause. D’ailleurs, prenez-y garde ! ces preuves sont peut-être de nature à vous faire reculer d’horreur !

— J’en supporterai la vue, répondit Christian, exaspéré par cette pensée, qui était déjà la sienne. Je veux savoir la vérité, dût-elle me foudroyer ! Passez le premier, Osmund, c’est votre droit ; mais je vous suis, c’est mon devoir.

— Eh bien, non ! s’écria M. Goefle, qui, avec le danneman et le lieutenant, venait de monter rapidement l’escalier derrière le major, et qui se jeta résolument devant la porte. Vous ne passerez pas, Christian ; vous n’entrerez pas sans ma permission !

Vous êtes violent, mais je suis obstiné. Porterez-vous la main sur moi ?

Christian recula vaincu. Le major entra avec M. Goefle ; le lieutenant et le danneman restèrent sur le seuil, entre eux et Christian.

Le major fit quelques pas dans la chambre mystérieuse, que n’éclairait guère la lueur de la bougie apportée par M. Goefle. C’était une grande pièce boisée, comme celle de l’ourse, mais entièrement vide, délabrée, et cent fois plus lugubre. Tout à coup le major recula, et, baissant la voix pour n’être pas entendu de Christian, qui était si près de l’entrée :

— Voyez ! dit-il à M. Goefle, voyez, là ! par terre !

— C’était donc vrai ! répondit M. Goefle du même ton : voilà qui est horrible ! Allons, major, courage ! il faut tout savoir.

Ils s’approchèrent alors d’une forme humaine qui gisait au fond de l’appartement, le corps plié et comme agenouillé par terre, la tête appuyée contre la boiserie, du moins autant qu’on en pouvait juger sous les voiles noirs et poudreux dont cette forme ténue était enveloppée.

— C’est elle, c’est le fantôme que j’ai vu, dit M. Goefle en reconnaissant, sous ces voiles, la robe grise avec ses rubans souillés et traînants. C’est la baronne Hilda, morte ou captive !

— C’est une personne vivante, reprit le major fort ému en relevant le voile ; mais ce n’est pas la baronne Hilda. C’est une femme que je connais. Approchez, Joë Bœtsoï. Entrez, Christian. Il n’y a rien ici de ce que vous imaginiez. Il n’y a que la pauvre Karine, évanouie ou endormie.

— Non, non, dit le danneman en s’approchant doucement de sa sœur, elle ne dort pas, elle n’est pas évanouie ; elle est en prières, et son esprit est dans le ciel. Ne la touchez pas, ne lui parlez pas avant qu’elle se relève.

— Mais comment est-elle entrée ici ? dit M. Goefle.

— Oh ! cela, répondit le danneman, c’est un don qu’elle a d’aller où elle veut et d’entrer, comme les oiseaux de nuit, dans les fentes des vieux murs. Elle passe, sans y songer, par des endroits où je l’ai quelquefois suivie en recommandant mon âme à Dieu. Aussi je ne m’inquiète plus quand je ne la vois point à la maison ; je sais qu’il y a en elle une vertu, et qu’elle ne peut pas tomber ; mais, voyez ! la voilà qui a fini de prier en elle-même : elle se lève, elle s’en va vers la porte. Elle prend ses clefs à sa ceinture. Ce sont des clefs qu’elle a toujours gardées comme des reliques, et nous ne savions pas d’où elles lui venaient…

— Observons-la, dit M. Goefle, puisqu’elle ne paraît pas nous voir, ni nous entendre. Que fait-elle en ce moment ?

— Ah ! cela, dit le danneman, c’est une habitude qu’elle a de vouloir trouver une porte à ouvrir, quand elle rencontre certains murs. Voyez ! elle y pose sa clef et elle la tourne, puis elle voit qu’elle s’est trompée, elle va plus loin.

— Ah ! dit M. Goefle, voilà qui m’explique les petits cercles tracés sur le mur, dans la salle de l’ourse.

— Puis-je lui parler ? dit Christian, qui s’était approché de Karine.

— Vous le pouvez, répondit le danneman ; elle vous répondra si votre voix lui plaît.

— Karine Bœtsoï, dit Christian à la voyante, que cherches-tu ici ?

— Ne m’appelle pas Karine Bœtsoï, répondit-elle ; Karine est morte. Je suis la vala des anciens jours, celle qu’il ne faut point nommer !

— Où veux-tu donc aller ?

— Dans la chambre de l’ourse. Ont-ils déjà muré la porte ?

— Non, dit Christian ; je vais t’y conduire. Veux-tu me donner la main ?

— Marche ! dit Karine, je te suivrai.

— Tu me vois donc ?

— Pourquoi ne te verrais-je pas ? Ne sommes-nous pas dans le pays des morts ? N’es-tu pas le pauvre baron Adelstan ? Tu me redemandes la mère de ton enfant ?… Je viens de prier pour elle et pour lui. Et à présent… viens, viens… je te dirai tout !

Et Karine, qui sembla tout à coup se reconnaître, franchit la porte et descendit l’escalier, non sans causer une vive terreur à Marguerite et à Martina, bien que le jeune Olof, qui s’était approché de l’escalier et qui avait tout entendu, les eût prévenues qu’elles n’avaient rien à craindre de la pauvre extatique.

— N’ayez pas peur, leur dit Christian, qui suivait Karine, et que suivaient les deux officiers, M. Goefle et le danneman ; examinez tous ses mouvements ; tâchez, avec moi, de deviner la pensée de son rêve. Ne fait-elle pas le simulacre de rendre les derniers devoirs à une personne qui vient de mourir ?

— Oui, répondit Marguerite, elle lui ferme les yeux, elle lui baise les mains et les lui croise sur la poitrine. Et, maintenant, elle tresse une couronne imaginaire. qu’elle lui pose sur la tête. Attendez, elle cherche quelqu’un…

— Est-ce moi que tu cherches, Karine ? dit Christian à la voyante.

— Es-tu Adelstan, le bon iarl, répondit Karine. Eh bien, écoute et regarde : voilà qu’elle a cessé de souffrir, ta bien-aimée ! Elle est partie pour le pays des elfes. Le méchant iarl avait dit : « Elle mourra ici, » et elle y est morte ; mais il avait dit aussi : « Si un fils vient à naître, il mourra le premier. » Il avait compté sans Karine. Karine était là ; elle a reçu l’enfant, elle l’a sauvé, elle l’a donné aux fées du lac, et l’homme de neige n’a jamais su qu’il fût né. Et Karine n’a jamais rien dit, même dans la fièvre et dans la douleur ! À présent, elle parle, parce que le beffroi du château sonne la mort. Ne l’entendez-vous pas ?

— Serait-il vrai ? s’écria le major en ouvrant précipitamment la fenêtre : non, je n’entends rien. Elle rêve.

— S’il ne sonne pas, il ne tardera guère, répondit le danneman. Elle l’a déjà entendu ce matin, de notre montagne. Nous savions bien que cela ne se pouvait pas ; mais nous savions bien aussi qu’elle entendait d’avance, comme elle voit d’avance les choses qui doivent arriver.

Karine, sentant la fenêtre ouverte, s’en approcha.

— C’est ici ! dit-elle, c’est par ici que Karine Bœtsoï a fait envoler l’enfant.

Et elle se mit à chanter le refrain de la ballade que Christian avait entendue dans le brouillard : « L’enfant du lac, plus beau que l’étoile du soir… »

— C’est une chanson que votre maîtresse vous a apprise ? lui demanda M. Goefle.

Mais Karine ne semblait entendre que la voix de Christian.

Martina Akerstrom se chargea de la réponse.

— Oui, oui, dit-elle, je la connais, moi, cette ballade : elle a été composée autrefois par la baronne Hilda. Mon père l’a trouvée dans des papiers saisis au Stollborg, et laissés au presbytère par son prédécesseur. Il y avait aussi des poésies Scandinaves, traduites en vers et mises en musique par cette pauvre dame, qui était fort savante et très-grande artiste en musique. On avait voulu faire de cela des preuves contre elle, comme si elle eût pratiqué le culte des dieux païens. Mon père a blâmé la conduite de l’ancien ministre, et il a précieusement gardé les manuscrits.

— À présent, Karine, dit M. Goefle à la voyante, qui était retombée dans une sorte d’extase tranquille, ne nous diras-tu plus rien ?

» Laissez-moi, répondit Karine, qui était entrée dans une autre phase de son rêve, laissez-moi ! il faut que j’aille sur le hogar, au-devant de celui qui va revenir.

— Qui te l’a dit ? lui demanda Christian.

— La cigogne qui perche sur le haut du toit, et qui apporte aux mères assises sous le manteau de la cheminée des nouvelles de leur fils absent. C’est pourquoi j’ai mis la robe que la bien-aimée m’a donnée, afin qu’il vît au moins quelque chose de sa mère. Il y a trois jours que je l’attends et que je chante pour l’attirer ; mais le voici enfin, je le sens près de moi. Cueillez des bluets, cueillez des violettes, et appelez le vieux Stenson, afin qu’il se réjouisse avant de mourir. Pauvre Stenson !…

— Pourquoi dites-vous : Pauvre Stenson ? s’écria Christian effrayé. Vous apparaît-il dans votre vision ?

— Laissez-moi, répondit Karine. J’ai dit, et à présent la vala retombe dans la nuit !

Karine ferma les yeux et chancela.

— Cela signifie qu’à présent elle veut dormir, dit le danneman en la recevant dans ses bras. Je vais l’asseoir ici ; car il faut qu’elle dorme où elle se trouve.

— Non, non, dit Marguerite, nous allons la conduire dans l’autre chambre, où il y a un grand sofa. Elle paraît brûlée de fièvre et brisée de fatigue, cette pauvre femme. Venez.

— Mais que faisait-elle là-haut ? dit M. Goefle en retournant vers l’escalier et en s’adressant au major, pendant que les deux jeunes filles conduisaient la famille du danneman vers la chambre de garde. Rien ne m’ôtera de l’idée qu’il y a dans cette chambre, murée avec tant de soin par Stenson, un secret plus grave encore, une preuve plus irrécusable que les souvenirs de Karine et la déclaration de Stenson. Voyons, Christian, il faut… Mais où êtes-vous donc ?

— Christian ? s’écria Marguerite en revenant précipitamment de la chambre de garde : il n’est pas avec nous ; où est-il ?

— Il est donc déjà remonté là-haut ? dit le major en s’élançant sur l’escalier de bois.

— Malédiction ! s’écria M. Goefle, qui remonta avec Osmund dans la chambre murée ; il est parti ! Il a passé par cette brèche comme une couleuvre ! N’est-ce pas lui que je vois courir sur ce mur ? Christian !…

— Pas un mot, dit le major. Il court sur le bord d’un abîme !… Laissez-le tranquille… À présent, je ne le vois plus ; il est entré dans le brouillard. Je voudrais le suivre ; mais je suis plus gros que lui, je ne passerai jamais là.

— Écoutez ! reprit M. Goefle. Il a sauté !… Il parle !… Écoutez !…

On entendit la voix de Christian, qui disait aux soldats :

— C’est moi ! c’est moi ! le major m’envoie au château !

— Ah ! le fou ! le brave enfant ! s’écria M. Goefle. Il ne prend conseil que de lui-même ; il s’en va, seul contre tous, à la recherche de Stenson !

En effet, Christian s’était envolé, selon l’expression du danneman, comme l’oiseau de nuit à travers la fente du vieux mur. Le nom de Stenson, prononcé par Karine, lui avait déchiré le cœur.

— Qu’il se réjouisse avant de mourir ! avait-elle dit en achevant son rêve prophétique.

Stenson allait-il mourir, en effet, sous les coups de ses bourreaux, ou bien y avait-il, dans ces navrantes paroles, une de ces cruelles dérisions que nous apporte l’espérance.

Christian se voyait enfermé et paralysé par la prudence du major. Une querelle entre eux à ce sujet était imminente, et, bien qu’il sût combien était dangereuse l’évasion par la brèche, Christian aima mieux se mesurer avec l’abîme qu’avec un des excellents amis que la Providence lui avait envoyés. Il n’avait vu cette issue fortuite de la tour que de trop loin et avec trop de préoccupation pour l’étudier. Le brouillard se dissipait lentement, et les objets étaient encore assez confus ; mais Karine y avait passé.

— Mon Dieu ! dit-il, donnez au dévouement les facultés surnaturelles que vous donnez quelquefois au délire !

Et, bien convaincu qu’ici l’adresse et la précaution ne lui serviraient de rien, puisqu’il ne voyait pas à trois pieds au-dessous de lui, l’enfant du lac, se confiant au miracle permanent de sa destinée, descendit en courant l’abîme qu’il n’avait pas osé gravir durant le jour.