Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 132-164).



XVI


Pendant que le jeune monde du château neuf se livrait à d’innocents ébats, M. Goefle et Christian se livraient à tous les commentaires imaginables sur les découvertes que ce dernier croyait avoir faites relativement à sa naissance. M. Goefle ne partageait pas les idées de son jeune ami. Il les disait écloses dans une imagination plus ingénieuse que logique, et il paraissait plus que jamais tourmenté d’une idée sur laquelle il avait à la fois envie et crainte de s’expliquer.

— Christian, Christian, dit-il en secouant la tête, ne vous affligez pas à creuser ce cauchemar. Non, non ! vous n’êtes pas le fils du baron Olaüs, j’en mettrais ma main au feu !

— Et pourtant, reprit Christian, est-ce qu’il n’y a pas des traits de ressemblance entre lui et moi ? Pendant qu’il était évanoui et que son sang coulait sur la neige, je le regardais avec effroi ; sa figure cruelle et sardonique avait pris l’expression de calme suprême que donne la mort. Il me semblait, il est vrai, que nul homme, à moins qu’il n’ait passé sa vie devant une glace, ou qu’il ne soit point peintre de portraits, ne se fait une idée certaine de sa propre physionomie ; mais enfin il me semblait que ce type était vaguement tracé dans ma mémoire, et que c’était précisément le mien. J’ai éprouvé la même chose en regardant cet homme pour la première fois. Je ne me suis pas dit : « Je l’ai vu quelque part ; » je me suis dit : « Je le connais, je l’ai toujours connu. »

— Eh bien, eh bien, dit M. Goefle, moi aussi, parbleu ! en vous voyant pour la première fois, et en vous regardant encore en ce moment-ci, où vous avez la figure sérieuse et absorbée, je trouve, sinon une ressemblance, du moins un rapport de type extraordinaire, frappant ! et c’est justement là, mon cher, ce qui me fait vous dire : Non, vous n’êtes pas son fils !

— Pour le coup, monsieur Goefle, je ne vous comprends pas du tout.

— Oh ! vous n’êtes pas le seul ! je ne me comprends pas moi-même. Et pourtant j’ai une idée, une idée fixe !… Si ce diable de Stenson avait voulu parler ! mais c’est en vain que je l’ai tourmenté aujourd’hui pendant deux heures, il ne m’a rien dit que d’insignifiant. Ou il commence à divaguer par moments, ou il fait résolument le sourd et le distrait quand il ne veut pas répondre. Si j’avais su que cette Karine existât et qu’elle fût mêlée à nos affaires, j’aurais peut-être tiré quelque chose de lui, au moins à propos d’elle. Vous dites que le fils du danneman prétend qu’elle dirait bien des secrets, si elle voulait ? Malheureusement, c’est encore, à ce qu’il paraît, une tête fêlée, ou un esprit terrifié qui ne veut pas se confesser ! Pourtant il faut que nous venions à bout d’éclaircir nos doutes, car ou je suis fou, mon cher Christian, ou vous êtes ici dans votre pays, et peut-être sur le point de découvrir qui vous êtes. Voyons, voyons ! cherchons donc, aidez-moi, c’est-à-dire écoutez-moi. Votre figure est également un grand sujet de trouble et d’inquiétude au château neuf, et il faut que vous sachiez…

En ce moment, on frappa à la porte, après avoir essayé d’entrer sans frapper ; mais le verrou était poussé en dedans, précaution que M. Goefle avait prise sans que Christian y fît attention. Christian allait ouvrir, M. Goefle l’arrêta.

— Mettez-vous sous l’escalier, lui dit-il, et laissez-moi faire.

Christian, préoccupé, obéit machinalement, et M. Goefle alla ouvrir, mais sans laisser le survenant entrer dans la chambre. C’était Johan.

— C’est encore vous ? lui dit-il d’un ton brusque et sévère. Que voulez-vous, monsieur Johan ?

— Pardon, monsieur Goefle ; je désirerais parler à Christian Waldo.

— Il n’est pas ici.

— Il est rentré pourtant, je le sais, monsieur Goefle.

— Cherchez-le, mais non pas chez moi. Je travaille et je veux être tranquille. C’est la troisième fois que vous me dérangez.

— Je vous demande mille pardons, monsieur Goefle ; mais, comme vous partagez votre chambre avec lui, je croyais pouvoir m’y présenter pour transmettre à ce comédien les ordres de M. le baron.

— Les ordres, les ordres… Quels ordres ?

— D’abord l’ordre de préparer son théâtre, ensuite celui de se rendre au château neuf à huit heures précises, comme hier, enfin celui de jouer quelque chose de très-gai.

— Vous vous répétez, mon cher ; vous m’avez déjà dit deux fois aujourd’hui la même chose, dans les mêmes termes… Mais êtes-vous certain de bien savoir ce que vous dites ? Le baron n’est-il pas gravement malade ce soir, et, pendant que vous rôdez comme une ombre dans le vieux château, savez-vous bien ce qui se passe dans le château neuf ?

— Je viens de voir M. le baron il y a un instant, répondit Johan avec son éternel sourire d’impertinente humilité. M. le baron est tout à fait bien, et c’est parce qu’il m’envoie ici que je me vois forcé, à mon grand regret, d’être excessivement importun. Je dois cependant ajouter que M. le baron désire vivement causer avec l’honorable M. Goefle pendant la comédie des marionnettes.

— J’irai, c’est bien. Je vous souhaite le bonsoir.

Et M. Goefle ferma la porte au nez de Johan désappointé.

— Pourquoi donc ces précautions ? lui dit Christian sortant de sa retraite, d’où il avait écouté ce dialogue.

— Parce qu’il se passe ici quelque chose que j’étais en train de vouloir vous dire, et que je ne comprends pas, répondit le docteur en droit. Toute la journée, ce Johan, qui est bien, si j’en juge par sa mine et par l’opinion de Stenson, la plus détestable canaille qui existe, n’a fait autre chose que de rôder dans le Stollborg, et c’est vous qui êtes l’objet de sa curiosité. Il a interrogé sur votre compte d’abord Stenson, qui ne vous connaît pas, et qui ne sait que d’aujourd’hui (précisément par ce Johan) que nous demeurons ici, vous et moi. Ledit Johan a ensuite causé longtemps, dans l’écurie, avec votre valet Puffo, et, dans la cuisine du gaard, avec Ulphilas. Il eût fait causer Nils, si je ne l’eusse tenu près de moi toute la journée. Je crois même que ce mouchard a essayé de confesser votre âne !

— Heureusement, ce brave Jean est la discrétion même, dit Christian. Je ne vois pas ce qui vous inquiète dans les manœuvres de ce laquais pour voir ma figure : je suis habitué à exciter cette curiosité depuis que j’ai repris le masque ; mais je vais me débarrasser pour toujours de ce mystère puéril et de ces puériles persécutions. Puisqu’il faut retourner ce soir au château, j’y retourne à visage découvert.

— Non, Christian, ne le faites pas ; je vous le défends. Encore deux ou trois jours de prudence ! Il y a ici un gros secret à découvrir : je le découvrirai, ou j’y perdrai mon nom ; mais il ne faut pas qu’on voie votre figure. Il ne faut même plus la montrer à Ulf. Je ne vous quitte pas, je vous garde à vue. Un danger vous menace très-certainement. L’oblique regard de Johan n’est pas le seul que j’aie vu briller dans les couloirs du Stollborg. Aujourd’hui, à la nuit tombée, ou je me trompe fort, ou j’ai aperçu un certain escogriffe, décoré par le baron son maître du nom fantastique de capitaine Chimère, qui se promenait autour du donjon sur la glace. Avec notre comédie d’hier au soir, nous avons peut-être mis le feu aux poudres. Le baron se doute de quelque chose relativement à vous, et, si vous m’en croyez, vous allez vous faire malade, et vous n’irez pas au château neuf.

— Oh ! pour cela, je vous demande pardon, monsieur Goefle, mais rien de la part du baron ne saurait m’effrayer. Si j’ai le bonheur de ne point lui appartenir, je me sens tout disposé à le braver et à tordre vigoureusement la main qui se permettrait de soulever seulement la tapisserie de mon théâtre pour me voir, s’il me plaît encore de garder l’incognito. Songez donc que j’ai tué deux ours aujourd’hui, et que cela m’a un peu excité les nerfs. Allons, allons, pardon, cher oncle, mais il se fait tard, j’ai à peine deux heures pour préparer ma représentation. Je vais chercher un canevas dans ma bibliothèque, c’est-à-dire au fond de ma caisse, et vous me ferez bien le plaisir de le jouer tel quel avec moi.

— Christian, je n’y ai pas la tête aujourd’hui. Je ne me sens plus fabulator, mais avocat, c’est-à-dire chercheur de faits réels jusqu’à la moelle des os ! Votre valet Puffo n’est pas trop gris, à ce qu’il m’a semblé ; il doit être par là, dans le gaard. Tenez, je sors, et je vais en passant l’appeler pour qu’il vous aide, puisque vous voulez encore fabulare aujourd’hui… Il n’y a peut-être pas de mal… ça vous occupera, et ça peut détourner les soupçons. Puffo vous est dévoué, n’est-ce pas ?

— Je n’en sais rien.

— Mais, si l’on vous cherchait querelle, il ne vous planterait pas là ? il n’est pas lâche ?

— Je ne crois pas ; mais soyez donc tranquille monsieur Goefle. J’ai là le couteau norvégien que l’on m’a prêté pour la chasse, et je vous réponds que je me ferai respecter sans l’aide de personne.

— Méfiez-vous d’une surprise. Je ne crains que cela pour vous ; moi, je ne peux plus rester en place ! Depuis que vous m’avez parlé d’un enfant élevé en secret chez le danneman… d’un enfant qui avait les doigts faits comme les vôtres…

— Bah ! dit Christian, j’ai peut-être rêvé tout cela, et il faut à présent que tout cela se dissipe. Je vois au fond de leur boîte mes pauvres petites marionnettes, que je vais faire parler pour la dernière ou l’avant-dernière fois, car il n’y a que cela de réel et de sage dans les réflexions de ma journée, monsieur Goefle. Je quitte la marotte, je prends le marteau du mineur, la cognée du bûcheron ou le fouet de voyage du paysan forain. Je me moque de tout le reste ! Que je sois le fils d’un aimable sylphe ou celui d’un méchant iarl, peu importe ! Je serai le fils de mes œuvres, et c’est trop se creuser la cervelle pour arriver à un résultat aussi simple et aussi logique.

— C’est bien, Christian, c’est bien ! s’écria M. Goefle. J’aime à vous entendre parler ainsi ; mais, moi, j’ai mon idée : je la garde, je la creuse, je la nourris… et je vais lui faire prendre l’air. Qu’elle soit absurde, c’est possible ; je veux toujours voir Stenson, je lui arracherai son secret ; cette fois, je sais comment m’y prendre. Je reviendrai dans une heure au plus, et nous irons ensemble au château. J’observerai le baron, j’irai chez lui savoir ce qu’il me veut. Il se croit fin ; je le serai plus que lui. C’est cela, courage ! Au revoir, Christian. — Allons, Nils, éclairez-moi. — Ah ! tenez, Christian, voilà maître Puffo, à ce qu’il me semble.

M. Goefle, en effet, se croisa en sortant avec Puffo.

— Voyons, toi ! dit Christian à son valet. Ça va-t-il mieux aujourd’hui ?

— Ça va très-bien, patron, répondit le Livournais d’un ton plus rude encore que de coutume.

— Alors, mon garçon, à l’œuvre ! nous n’avons pas une minute à perdre. Nous jouons le Mariage de la Folie, la pièce que tu sais le mieux, que tu sais par cœur ; tu n’as pas besoin de répétition.

— Non, si vous n’y mettez pas trop de votre cru nouveau.

— Pour cela, je ne te réponds de rien ; mais je serai fidèle aux répliques, sois tranquille. Cours au château neuf avec l’âne et le bagage ; monte le théâtre, place le décor. Tiens, le choix est fait : emporte ce ballot ; moi, j’habille les personnages, et je te suis. S’il faut absolument relire le canevas, nous aurons encore le temps là-bas. Tu sais bien que le beau monde met un quart d’heure à se placer et à faire silence.

Puffo fit quelques pas pour sortir, et s’arrêta hésitant. Johan, tout en le retenant prisonnier à son insu au Stollborg, l’avait, en causant avec lui, excité contre son maître, et Puffo était impatient de chercher querelle à celui-ci ; mais il le savait agile et déterminé, et peut-être aussi que, dans un recoin très-inexploré de son âme grossière et corrompue, il s’était glissé un sentiment d’affection involontaire pour Christian. Cependant il prit courage.

— Ce n’est pas tout, patron Cristiano, dit-il ; mais je voudrais bien savoir quel est le maroufle qui a tenu les marionnettes hier au soir avec vous ?

— Ah ! ah ! répondit Christian, tu commences à t’en inquiéter ? Je croyais que tu ne soupçonnais pas qu’il y eût eu hier au soir une représentation ?

— Je sais qu’il y en a eu une, et que je n’en étais pas !

— En es-tu bien sûr ?

— J’étais un peu gris, dit Puffo en élevant la voix, j’en conviens ; mais on m’a dit la vérité aujourd’hui, et je la sais, la vérité.

— La vérité ! dit Christian en riant ; ne dirait-on pas que je l’ai cachée à Votre Excellence ? Je n’ai pas eu l’honneur de vous voir aujourd’hui, signor Puffo, et, quand je vous aurais vu, je ne sache pas avoir à vous rendre compte…

— Je veux savoir qui s’est permis de toucher à mes marionnettes !

Vos marionnettes, qui sont à moi, vous avez l’air de l’oublier, vous le diront peut-être ; questionnez-les.

— Je n’ai pas besoin de les questionner pour savoir qu’un individu s’est permis de me remplacer, et de gagner apparemment mon salaire à ma place.

— Quand cela serait ? Étiez-vous en état de dire un mot hier au soir ?

— Il fallait au moins m’essayer ou me prévenir.

— C’est un manque d’égards dont je me confesse, répondit Christian impatienté ; mais je l’ai fait exprès pour résister à la tentation de vous corriger, comme vous le méritez, de votre ivrognerie.

— Me corriger ! s’écria Puffo en s’avançant sur lui d’une manière menaçante. Allons-y donc un peu ! Voyons !

Et, en même temps, il brandit sur la tête de son patron une marionnette en guise de massue. L’arme, pour être comique, n’en était pas moins dangereuse, la tête du burattino étant faite d’un bois très-dur, pour résister aux batailles de la scène. En tenant la figurine par son jupon de peau et en la faisant voltiger comme un fléau, Puffo, en colère, pouvait et voulait peut-être briser le crâne de son adversaire. Christian saisit la marionnette au vol, et, de l’autre main, prenant Puffo à la gorge, il le renversa à ses pieds.

— Maudit ivrogne, lui dit-il en le tenant sous son genou, tu mériterais un solide châtiment ; mais il me répugne de te frapper. Va-t’en, je te donne ton congé, je ne veux jamais plus entendre parler de toi. Je t’ai payé ta semaine d’avance et ne te dois rien ; mais, comme tu l’as peut-être déjà bue, je vais te donner de quoi retourner à Stockholm. Lève-toi, et n’essaye plus de faire le méchant, ou je t’étrangle.

Puffo, un peu meurtri, se releva en silence. Ce n’était pas une nature d’assassin. Il était humilié et abattu. Peut-être sentait-il son tort ; mais il avait surtout une préoccupation qui frappa Christian : c’était de ramasser une douzaine de pièces d’or qui s’étaient échappées de sa ceinture, et qui avaient roulé avec lui sur le plancher.

— Qu’est-ce que cela ? dit Christian en lui saisissant le bras. De l’argent volé ?

— Non ! s’écria le Livournais en élevant la main avec un geste héroïque assez burlesque, je n’ai rien volé ici ! Cet argent-là est à moi, on me l’a donné !

— Pourquoi faire ? Allons, parle, je le veux !

— On me l’a donné, parce qu’on a voulu me le donner. Ça ne regarde personne.

— Qui te l’a donné ? N’est-ce pas ?…

Christian s’arrêta, craignant de montrer des soupçons qu’il était prudent de cacher.

— Va-t’en, dit-il, va-t’en vite ; car, si je découvrais que tu es quelque chose de pis qu’un ivrogne, je t’assommerais sur la place. Va-t’en, et que je ne te revoie jamais, ou malheur à toi !

Puffo, effrayé, se retira précipitamment. Christian, pour le tenir à distance, avait mis exprès la main sur le large couteau norvégien du major. La vue de cette arme terrible suffit pour effrayer le bohémien, qui craignait surtout de voir Christian lui arracher son or, pour se livrer à une enquête sur la source de cette richesse inexpliquée.

Le Livournais sortit très-indécis du donjon. Johan, qui outre-passait quelquefois de son chef les intentions secrètes du baron, ne lui avait pas précisément donné de l’argent pour faire ce qu’en style de grand chemin Putfo appelait, un peu en tremblant, un mauvais coup, mais pour le décider à se tenir tranquille, si son maître était provoqué et entraîné dans une rixe fâcheuse. Johan l’avait confessé ; il savait par lui que Christian était bouillant et intrépide. Il lui avait fait entendre, sans compromettre le baron, que Christian avait déplu au château à quelqu’un de très-puissant, qu’on avait découvert en lui un espion français, un personnage dangereux, que sais-je ? Puffo n’avait pas compris un mensonge qui n’était peut-être point encore assez grossier pour lui. Ce qu’il avait compris, c’était la somme glissée dans sa poche. Son intelligence s’était élevée jusqu’au raisonnement suivant : « Si l’on me paye pour laisser faire, on me payerait bien plus pour agir. » Il avait donc eu l’idée de prendre les devants ; il avait cru trouver Christian sans armes et sans défiance : le courage lui avait manqué, et un peu aussi la scélératesse. Christian était si bon, que la main avait tremblé au misérable : à présent qu’il était vaincu et humilié, qu’allait-il faire ?

Tandis que Puffo se livrait à la somme très-minime de réflexion dont il était capable, Christian, ému et fatigué au moral plus qu’au physique, s’était assis sur son coffre, perdu dans une rêverie mélancolique.

— Triste vie ! se disait-il en contemplant machinalement la marionnette étendue par terre, qui avait été si près de lui entamer le crâne. Triste société que celle des hommes sans éducation ! Il faut pourtant, plus que jamais, que je m’y habitue : si je rentre dans les derniers rangs du peuple, d’où je suis probablement sorti, et dont j’ai vainement essayé de me séparer, il me faudra certainement plus d’une fois avoir raison, par la force du poignet, de certaines natures grossières que la douceur et le sentiment ne sauraient convaincre. Ô Jean-Jacques ! avais-tu prévu cela pour ton Émile ? Non, sans doute, et pourtant tu as été assailli à coups de pierre dans ton humble chalet, et forcé de fuir la vie champêtre pour n’avoir pas su te faire craindre de ceux dont tu ne pouvais te faire comprendre !

» Voyons, qui es-tu, toi qui as failli me tuer ? dit encore Christian en parlant tout haut cette fois, pour se mettre en verve, et en ramassant la marionnette, qui gisait la face contre terre. Jupiter ! c’est toi, mon pauvre petit Stentarello ! toi, mon favori, mon protégé, mon meilleur serviteur ! toi, le plus ancien de ma troupe, toi, perdu à Paris et retrouvé si miraculeusement dans les sentiers de la Bohême ! Non, c’est impossible, tu ne m’aurais pas fait de mal, tu te serais plutôt retourné contre les assassins. Tu vaux mieux que bon nombre de ces grandes marionnettes stupides et méchantes qui prétendent appartenir à l’espèce humaine, et dont le cœur est plus dur que la tête. Viens, mon pauvre petit ami, viens mettre une collerette blanche et recevoir un coup de brosse sur ton habit couvert de poussière. Toi, je jure de ne plus t’abandonner !… Tu voyageras avec moi, en cachette, pour ne pas faire rire les gens sérieux, et, quand tu t’ennuieras trop de ne plus voir les feux de la rampe, nous causerons tous les deux tête à tête ; je te confierai mes peines, ton joli sourire et tes yeux brillants me rappelleront les folies de mon passé… et les rêves d’amour éclos et envolés dans les sombres murs du Stollborg !

Un rire d’enfant fit retourner Christian : c’était M. Nils, qui était rentré sur la pointe du pied et qui sautait de joie en battant des mains à la vue de la marionnette animée et comme vivante dans les doigts agiles de Christian, qui s’exerçait avec elle.

— Oh ! donnez-moi ce joli petit garçon ! s’écria l’enfant enthousiasmé : prêtez-le moi un moment, que je m’amuse avec lui !

— Non, non, dit Christian, qui se hâtait d’arranger la toilette de Stentarello ; mon petit garçon ne joue qu’avec moi, et puis il n’a pas le temps. Est-ce que M. Goefle ne revient pas ?

— Oh ! faites-moi voir tout ça ! reprit Nils avec transport en jetant un regard ébloui dans la boîte que Christian venait d’ouvrir, et où brillaient pêle-mêle les chapeaux galonnés, les épées, les turbans à aigrette et les couronnes de perles de son monde en miniature. Christian essaya de se débarrasser de Nils par la douceur ; mais l’enfant était si acharné dans son désir de toucher toutes ces merveilles, qu’il fallut lui parler fort et rouler de gros yeux pour l’empêcher de s’emparer des acteurs et de leur vestiaire. Il se mit alors à faire la moue, et s’en alla auprès de la table en disant qu’il se plaindrait à M. Goefle de ce que personne ne voulait l’amuser. Sa tante Gertrude lui avait promis qu’il s’amuserait en voyage, et il ne s’amusait pas du tout.

— Mais je me moque de toi, grand vilain ! dit-il en faisant la grimace à Christian ; je sais faire de jolis bateaux en papier, et tu ne verras pas ceux que je vais faire !

— C’est bien, c’est bien ! répondit Christian, qui, comptant sur l’aide de M. Goefle, continuait lestement sa besogne de costumier ; fais des bateaux, mon garçon, fais-en beaucoup, et laisse-moi tranquille.

Tout en clouant les chapeaux et les manteaux sur la tête et autour du cou de ses petits personnages, Christian regardait la pendule, et s’impatientait de ne pas voir revenir M. Goefle. Il essaya d’envoyer Nils au gaard pour le prier de se hâter ; Nils boudait et faisait semblant de ne pas entendre.

— Pourvu, se dit Christian, que nous ayons le temps de lire le canevas !… C’est tout au plus si je me le rappelle, moi ! J’ai eu tant d’autres soucis aujourd’hui… Ah ! j’ai promis au major une scène de chasseurs… Où la placerai-je ? N’importe où ! Un intermède pillé de la scène de Moron avec l’ours, dans la Princesse d’Élide. Stentarello fera le brave ; il sera charmant… ; il se moquera des gens qui tuent l’ours à travers un filet… comme M. le baron ! Mais pourvu que Puffo n’ait pas emporté le canevas de la pièce !… Je le lui avais mis dans les mains !…

Christian se mit à chercher son manuscrit autour de lui. En faire un autre, c’était encore une demi-heure de travail, et sept heures sonnaient à la pendule. Il fouilla dans la boîte qui contenait tout son petit répertoire. Il dérangea et retourna tout ; il avait la fièvre. L’idée de ne pas aller au château neuf à l’heure dite et de paraître vouloir se soustraire à la haine du baron lui était insupportable. Il se sentait pris de rage contre son ennemi, et l’amour se mettait peut-être aussi de la partie. Il brûlait de braver ouvertement l’homme de neige en présence de Marguerite, et de lui montrer qu’un histrion avait plus de témérité que beaucoup des nobles hôtes du château.

En ce moment, il regarda Nils, qui faisait avec beaucoup de gravité et d’attention ce qu’il lui plaisait d’appeler des petits bateaux, c’est-à-dire des papillotes de diverses formes avec du papier plié, replié, déchiré, puis chiffonné, roulé et jeté par terre quand l’objet n’était pas réussi à son gré.

— Ah ! maudit bambin, s’écria Christian en lui arrachant des mains une poignée de paperasses, tu mets mon répertoire en bateaux ?

Nils se mit à pleurer et à crier en jurant que ces papiers n’étaient pas à Christian, et en essayant de lutter avec lui pour les ravoir.

Tout à coup Christian, qui dépliait précipitamment les bateaux pour tâcher de rassembler les feuillets de son manuscrit, devint sérieux et s’arrêta immobile. Ces papiers, en effet, n’étaient pas les siens, cette écriture n’était pas la sienne ; mais son nom, ou plutôt un de ses noms, tracé par une main inconnue, lui avait, pour ainsi dire, sauté aux yeux, et cette phrase, écrite en italien : Cristiano del Lago a aujourd’hui quinze ans… éveillait vivement sa curiosité.

— Tiens, tiens, dit-il à l’enfant, qui continuait à le tirailler en réclamant ce qu’il appelait son papier ; joue avec les marionnettes, et laisse-moi en paix !

Nils, voyant une poignée de petits hommes sur la table, se plongea avec délices dans l’occupation de les regarder et de les toucher, tandis que Christian, prenant la chaise que l’enfant venait de quitter et attirant à lui la bougie, se mit à déchiffrer une écriture détestable, avec un style italien et une orthographe à l’avenant, mais dont chaque mot, lu ou deviné, était pour lui une surprise extraordinaire.

— Où as-tu pris ces papiers-là ? dit-il à l’enfant tout en continuant de déchiffrer et de rassembler les fragments déchirés et chiffonnés.

— Ah ! monsieur, que vous êtes donc beau avec vos grandes moustaches ! disait Nils à la marionnette qu’il contemplait avec extase.

— Répondras-tu ? s’écria Christian ; où as-tu trouvé ces papiers-là ? Sont-ils à M. Goefle ?

— Non, non, répondit enfin Nils après avoir été sourd à plusieurs questions réitérées. Je ne les ai pas pris à M. Goefle ; c’est lui qui les a jetés, et les papiers qu’on jette, c’est pour moi. C’est pour faire des bateaux, M. Goefle l’a dit ce matin.

— Tu mens ! M. Goefle n’a pas jeté ces papiers-là ! Ce sont des lettres ; on ne jette pas des lettres, on les brûle. Tu as pris ça dans les tiroirs de cette table ?

— Non !

— Ou dans la chambre à coucher ?

— Dame, non !

— Dis la vérité ? vite !

— Non !

— Je te tire les oreilles !

— Eh bien, moi, je vais me sauver.

Christian arrêta Nils, qui voulait fuir avec les marionnettes.

— Si tu veux me dire la vérité, lui dit-il, je te donne un beau petit cheval avec une housse rouge et or.

— Voyons-le ?

— Tiens, dit Christian en cherchant le jouet qui faisait partie de son matériel ; parleras-tu, coquin ?

— Eh bien, dit l’enfant, voici ce qui est arrivé. J’ai été tout à l’heure éclairer M. Goefle chez M. Stenson, vous savez bien, le vieux qui n’entend pas ce qu’on lui dit, et qui demeure dans l’autre cour ?

— C’est bon, je sais ; dis vite, et ne mens pas, ou je reprends mon cheval.

— Eh bien, je suis resté à attendre M. Goefle dans la chambre de M. Stenson, où il y avait du feu, pendant que M. Goefle parlait fort avec lui dans le cabinet qui est à côté.

— Que se disaient-ils ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas écouté ; je jouais à arranger le feu dans la cheminée. Et puis, tout d’un coup, il est venu dans le cabinet des hommes qui disaient comme ça : « Monsieur Stenson, il y a une heure que M. le baron vous attend. Pourquoi est-ce que vous ne venez pas ? Il faut venir avec nous tout de suite. » Et puis on s’est disputé. M. Goefle disait : « M. Stenson n’ira pas ; il n’a pas le temps. » Et M. Stenson disait : « Il faut que j’y aille ; je ne crains rien. Je vais y aller. » Et puis M. Goefle a dit : « J’irai avec vous. » Alors je suis entré dans le cabinet, parce que j’avais peur qu’on ne fît du mal à M. Goefle, et il y avait là trois… ou six hommes bien habillés en domestiques.

— Trois… ou six ?

— Ou quatre, je n’ai pas pu compter, j’avais peur ; mais M. Goefle m’a dit : Va-t’en ! et il m’a poussé dans l’escalier en me jetant dans les jambes ce paquet de papiers sans que personne le voie. Peut-être qu’il ne voulait pas qu’on sache qu’il me donnait cela, et, moi, j’ai ramassé ; je me suis sauvé, et voilà tout !

— Et tu ne me dis pas, imbécile, si M. Goefle…

Christian, jugeant bien inutile de formuler sa pensée, rassembla les papiers à la hâte, les enferma dans sa caisse, dont il prit la clef, et s’élança dehors, inquiet de la situation de l’avocat, au milieu des événements incompréhensibles qui se pressaient autour de lui.

Nils criait déjà en se voyant seul avec les marionnettes, qui l’effrayaient un peu, malgré l’attrait qu’elles avaient pour lui, lorsque M. Goefle arrêta Christian au passage et rentra avec lui dans la salle de l’ourse. Il était pâle et agité.

— Oui, oui, dit-il à Christian, qui le pressait de questions, fermons les portes. Il se passe ici des choses graves. Où est Nils ? Ah ! te voilà, petit ! Où as-tu mis les papiers ?

— Il les mettait en bateaux, répondit Christian ; je les ai sauvés : ils sont là, tout déchirés, mais rien ne manque. J’ai tout ramassé. Qu’est-ce donc, monsieur Goefle, que ces lettres singulières qui me concernent ?

— Elles vous concernent ? Vous en êtes sûr ?

— Parfaitement sûr.

— Vous les avez lues ?

— Je n’ai pas eu le temps. M. Nils a rendu la besogne difficile, outre que l’écriture est d’un maître chat ; mais je vais les lire. Monsieur Goefle, le secret de ma vie est là !

— En vérité ? Oui, je m’en doutais, j’en étais sûr, Christian, qu’il s’agissait de vous ! Mais j’ai donné ma parole à Stenson, en recevant ce dépôt, de ne pas en prendre connaissance avant la mort du baron ou la sienne.

Mais, moi, monsieur Goefle, je n’ai rien promis. Le hasard a mis les papiers dans mes mains, je les ai sauvés de la destruction : ils sont à moi.

— Vraiment ? s’écria en souriant M. Goefle. Eh bien, moi, au bout du compte, je n’avais pas achevé mon serment quand on est entré… Non, non, j’ai bien juré hier quant à un autre dépôt ; mais, quant à celui-ci, je n’avais pas fini de jurer, je m’en souviens. J’allais, d’ailleurs, obtenir toute la confiance de Sten. J’écrivais mes questions pour ne pas avoir à élever la voix avec le pauvre sourd. Je lui parlais de vous, de mes doutes, et je sentais que nous étions espionnés. Vous avez dû trouver des fragments de mon écriture au crayon sur des feuilles volantes ?

Oui, il m’a semblé que ce devait être cela. Lisez donc les lettres alors.

— Ce sont des lettres ? Donnez… Mais non, il faudrait plutôt les cacher. Nous sommes entourés, surveillés, Christian. En ce moment, je suis sûr qu’on fouille et pille le cabinet de Stenson. On a emmené Ulphilas. Qui sait si on ne va pas nous attaquer ?

— Nous attaquer ? Eh bien, au fait, c’est possible ! Puffo vient de me chercher une querelle d’Allemand. Il a levé la main sur moi, et il avait de l’or dans ses poches. J’ai été obligé de jeter ce manant à la porte.

— Vous avez eu tort. Il fallait le lier et l’enfermer ici. Il est peut-être maintenant avec les coupe-jarrets du baron. Voyons, Christian, une cachette avant tout pour ces papiers !

— Bah ! une cachette ne sert jamais de rien.

— Si fait !

— Cherchez, monsieur Goefle ; moi, j’apprête mes armes, c’est le plus sûr. Où sont-ils ces coupe-jarrets ?

— Ah ! qui sait ? J’ai vu sortir Johan et ses acolytes avec Stenson, et j’ai fermé la porte du préau ; mais on peut venir par le lac, qui est une plaine solide en ce moment ; on est peut-être déjà venu. N’entendez-vous rien ?

— Rien. Pourquoi donc viendrait-on chez vous ? Raisonnons, monsieur Goefle, raisonnons la situation avant de nous alarmer.

— Vous ne pouvez pas raisonner, vous, Christian, vous ne savez rien !… Moi, je sais… ou je crois savoir que le baron veut absolument découvrir qui vous êtes, et, quand il l’aura découvert… qui peut dire ce qui lui passera par la tête ? Il est possible qu’on nous retienne prisonniers jusqu’à nouvel ordre. On vient d’arrêter Stenson, oui, arrêter est le mot. C’était d’abord comme une invitation polie, par la bouche de cette canaille de Johan, et puis, comme le vieillard effrayé hésitait, comme je voulais le retenir, d’autres laquais sont entrés et l’eussent emmené de force, s’il eût résisté. Alors j’ai voulu le suivre. Je me disais qu’en ma présence on n’oserait rien contre lui, que je l’accompagnerais, même devant le baron, que j’ameuterais, s’il le fallait, tous ses hôtes contre lui. J’étais même parti en avant ; mais, à la faveur du brouillard, je suis revenu sur mes pas, parce que, d’un autre côté, vous laisser seul… je n’ai pu m’y décider. Je me suis dit que, si le baron voulait arracher quelque révélation à Stenson, il commencerait par l’amadouer, et que nous aurions le temps d’aller à son secours. Donc… allons-y, Christian ; mais comme il nous faut absolument le mot de l’énigme avant d’agir… eh bien, faites le guet, gardez la porte, on n’osera pas l’enfoncer, que diable ! Je suis chez moi ici ; vous aviez raison. On n’a pas le droit de me conduire devant le maître, comme ce pauvre vieux intendant. Quel prétexte pourrait-on prendre ?

— Soyez donc tranquille, monsieur Goefle. Cette grande porte est solide, celle de la chambre à coucher ne l’est pas moins. Je vous réponds de celle de l’escalier dérobé ; j’y veille. Lisez, lisez vite. Nous aurons toujours un prétexte, nous autres, pour aller au château : on n’a pas décommandé les marionnettes.

— Oui, oui, certainement, il faut savoir où nous en sommes et qui nous sommes ! s’écria M. Goefle, exalté par l’esprit d’investigation qui est la question d’art dans le métier de l’avocat. J’aurai plus tôt fait que vous, Christian, pour rassembler ces fragments et déchiffrer ce grimoire ; c’est mon état. Cinq minutes de patience, je ne vous demande que cela. Quant à vous, monsieur Nils, silence ; parlez bas avec les marionnettes.

Et M. Goefle, avec une promptitude remarquable, se mit à rajuster les déchirures, à ranger les lettres par ordre de date, lisant à mesure, et complétant le sens avec un véritable coup d’œil d’aigle, explorant chaque sillon, chaque détour de ce mystérieux dossier, tantôt questionnant Christian, tantôt s’interrogeant lui-même comme pour se rappeler certains faits.

— « … Le jeune homme est fort heureux dans la maison Goffredi… on l’aime beaucoup… » J’espère que c’est bien de vous qu’il s’agit. Pourtant, en de certains endroits, il est dit : « Mon neveu, » et c’est de vous qu’il s’agit encore. « Mon neveu est parti pour la campagne, sur le lac de Pérouse, avec les Goffredi. Le jeune homme a aujourd’hui quinze ans… Il est grand et fort… Il ressemble à son père… » Oh ! oui, certes Christian, vous lui ressemblez !

— Mon père ? Qui donc est mon père ? s’écria Christian. Vous le savez donc ?

— Tenez, dit M. Goefle ému en lui tendant un médaillon qu’il tira de sa poche, regardez ! Voilà ce que Stenson vient de me confier. Ceci est un portrait ressemblant, authentique… N’est-ce pas vous à s’y méprendre ?

— Ciel ! dit Christian effrayé en regardant une fort belle miniature ; je n’en sais rien, moi ! Mais ce jeune homme richement habillé, n’est-ce pas là le baron Olaüs dans sa jeunesse ?

— Non, non, vive Dieu ! ce n’est pas lui !… Mais ne me dites rien, Christian, je lis, je commence à comprendre ! Dans une autre lettre, vous êtes désigné sous le nom de votre neveu, et non plus mon neveu ; dans une autre encore, votre neveu. Il devient évident pour moi que c’est une précaution pour détourner les soupçons dans le cas où les lettres seraient interceptées, car vous n’avez de parenté ni avec l’homme qui a écrit ces lettres, ni avec Stenson à qui elles sont adressées.

— Stenson ! C’est donc à lui que l’on rendait ainsi un compte sommaire de ma santé, de mes progrès, de mes voyages ? car j’ai vu cela en feuilletant. On parle de mon duel, voyez, à la date de Rome, juin mil sept cent…

— Attendez !… Oui, oui, j’y suis. Il y a une lettre par année. « Il a eu le malheur de tuer Marco Melfi, qui était… » Des réflexions… « Le cardinal ne voudra pas se venger… J’espère découvrir ce que notre pauvre enfant est devenu… » Ah ! voici une lettre de Paris… « Impossible de le retrouver… Je pourrais vous tromper, mais je ne le veux pas. Je crains qu’il n’ait été arrêté en Italie. Pendant que je le cherche ici, il est peut-être enfermé au château Saint-Ange !… » Attendez, Christian ; ne vous impatientez pas. Voici une lettre qui doit être plus récente. Elle est datée du 6 août dernier, de Troppau, en Moravie. « J’étais bien cette fois sur sa trace… C’est lui qui avait pris le nom de Dulac à Paris ; mais il est parti pour un voyage, où malheureusement il a péri tout dernièrement. Je viens de dîner à l’auberge avec un nommé Guido Massarelli, que j’ai connu à Rome, qui le connaissait et qui m’a dit qu’on l’avait assassiné dans la forêt de… » Illisible ! « Je renonce donc à le chercher, et, comme mon petit commerce me rappelle en Italie, je vais partir demain avant le jour. Ne m’envoyez plus d’argent pour m’aider dans mes voyages. Vous n’êtes pas riche… pour avoir été un honnête homme. C’est comme moi, votre serviteur et ami, Ma… Mancini… Manucci ?»

— Inconnu ! dit Christian.

— Manassé ! s’écria M. Goefle, celui que M. Guido a nommé hier, le petit juif qui prenait à vous un intérêt inexplicable ?

— Il ne s’appelait pas ainsi, reprit Christian.

— C’est le même, j’en suis certain, dit M. Goefle. Il s’appelait Taddeo Manassé. Stenson me l’a dit aujourd’hui. C’est la première fois que, dans cette correspondance, il a signé en entier un de ses noms, et c’est peut-être la dernière fois que le pauvre malheureux a trempé une plume dans l’encre, car il est mort, au dire de Massarelli, et je mettrais ma main au feu que Massarelli l’a assassiné… Attendez ! ne dites rien, Christian ! En annonçant cette mort à Stenson, Massarelli se disait en possession d’une preuve terrible qu’il voulait lui vendre, et qu’il menaçait de porter au baron ; nul doute que… Se laissait-il aller à boire ce pauvre juif ?

— Non pas, que je sache.

— Eh bien, Guido l’aura assassiné pour lui prendre le peu d’argent qu’il pouvait avoir, et aura trouvé sur lui quelque lettre de Stenson, dont la signature et la date l’auront amené ici tout droit pour exploiter l’aventure. D’ailleurs, ce Massarelli aura pu verser au juif quelque narcotique, lorsqu’il a dîné avec lui à l’auberge… Non, pourtant, puisque Manassé a écrit depuis… Mais le soir ou le lendemain…

— Qu’importe, hélas ! monsieur Goefle. Il est bien certain que Massarelli a tout découvert et tout révélé au baron ; mais, moi, je ne découvre encore rien sur mon compte, sinon que M. Stenson s’intéressait à moi, que Manassé ou Taddeo était son confident et lui a donné assidûment de mes nouvelles, enfin que mon existence est fort désagréable au baron Olaüs. Qui suis-je donc, au nom du ciel ? Ne me faites pas languir davantage, monsieur Goefle.

— Ah ! patience, patience, mon enfant, répondit l’avocat tout en cherchant une cachette pour les précieuses lettres. Je ne puis vous le dire encore. J’ai une certitude depuis vingt-quatre heures, une certitude d’instinct, de raisonnement ; mais il me faut des preuves, et celles-ci ne suffisent pas. Il faut que j’en acquière… Où ? comment ? Laissez-moi réfléchir… si je peux ! car il y a ici de quoi perdre la tête… Des papiers à cacher, Stenson en danger… nous aussi peut-être ! Pourtant… Ah ! oui, tenez, Christian, je voudrais bien être sûr que c’est à vous que l’on en veut, car alors je saurais bien positivement qui vous êtes.

— Il est facile de s’assurer des intentions que vous supposez au baron. Je vais sortir, comme si de rien n’était, pour ma représentation, et, si l’on m’attaque, comme aujourd’hui je suis bien armé, je tâcherai de confesser mes adversaires.

— Je crois, en effet, dit M. Goefle, qui avait enfin réussi à cacher les lettres, qu’il vaut mieux courir la chance d’une mauvaise rencontre sur le grand espace du lac que d’attendre ici qu’on nous prenne au gîte. Il est déjà neuf heures ; nous devions être là-bas à huit ! Et on ne vient pas savoir pourquoi nous sommes si en retard ! C’est singulier ! Attendez, Christian ! Votre fusil est-il chargé ? prenez-le ; moi, je prends mon épée. Je ne suis ni un Hercule, ni un spadassin ; mais j’ai su autrefois me servir de cela comme tout autre étudiant, et, si on nous cherche noise, je ne prétends pas me laisser saigner comme un veau ! Promettez-moi, jurez-moi d’être prudent, c’est tout ce que je vous demande. — Je vous le promets, répondit Christian ; venez.

— Mais ce maudit enfant, qui s’est endormi là en jouant, qu’allons-nous faire de lui ?

— Portez-le sur son lit, monsieur Goefle ; ce n’est pas à lui qu’on en veut, j’espère !

— Mais on assomme un enfant qui crie, et celui-ci criera, je vous en réponds, s’il est réveillé par quelque figure inconnue.

— Eh bien, que le diable soit de lui ! Il nous faut donc l’emporter ? Rien de plus facile, si nous ne rencontrons pas de gens mal intentionnés ; mais, s’il faut se battre, il nous gênera fort, et il pourra bien attraper quelque éclaboussure.

— Vous avez raison, Christian ; il vaut encore mieux le laisser dans son lit. Si on surveille nos mouvements, on saura bien que nous sortons, et on n’aura que faire d’entrer ici. Gardez toujours la porte. Cette fois, le petit coucher de M. Nils ne sera pas long. Il dormira tout habillé.