L’Homme de fer (1877)/Chapitre 9

Albin Michel (p. 78-86).


IX

CONSEIL ROYAL


Le roi ne buvait pas. Le roi s’était levé de meilleure heure encore que le duc, et pareillement il tenait conseil. Mais le roi n’avait point autour de lui cette foule de seigneurs qui regardaient boire le duc. On ne voyait dans sa retraite ni Bourbon, ni Bouillon, ni Montmorency, ni La Marche, ni Saint-Paul : le roi n’aimait pas beaucoup plus à discuter qu’à boire.

Il n’y avait dans sa tente, meublée avec une extrême simplicité, qu’un seul homme. Au moment où nous violons le secret du tête-à-tête, cet homme essuyait ses rasoirs et les enfermait dans une petite boîte de chagrin brun à coulisse. C’était maître Olivier le Dain, qui venait de faire la barbe au roi.

Le véritable Olivier le Dain, cette fois.

On dit que les coquillages prennent l’aspect de la couleur du rocher ou ils végètent ; les chenilles ont presque toujours la nuance de l’arbre qu’elles rongent ; le gibier enfin se confond par sa robe ou son plumage avec le terrain aux dépens duquel il vit. Ceux qui ne voient point là un mystère providentiel, affirment que chaque milieu déteint sur son habitant. Olivier le Dain et Louis de Valois vivaient rigoureusement dans le même milieu ; ils se ressemblaient comme deux hiboux abrités dans le même creux de vieux mur.

Ceci, tant qu’ils restaient dans le creux du vieux mur. Quand Louis XI mettait par hasard le casque couronné en tête ou qu’il revêtait le manteau d’azur, semé de fleurs de lis d’or, il ne ressemblait plus à Olivier le Dain. Et quand Olivier le Dain, qui était un galant seigneur faisait la roue en chausses de satin, en pourpoint de velours, la toque sur l’oreille, la poulaine rattachée au genou, il ne ressemblait point au roi Louis XI.

Louis XI et son barbier étaient aujourd’hui accoutrés à peu près de la même sorte : surcot de nuance neutre, chausses sombres ayant déjà de l’âge. Louis XI avait de plus que maître le Dain son fameux chapeau à images de plomb, si cher à la légende, et la figure de saint Michel suspendue à son cou par une chaînette d’orfèvrerie. Il était assis auprès d’une grande table couverte de parchemins épars. Sur cette table, il y avait une gigantesque et splendide pièce d’argenterie qui faisait contraste avec la simplicité des tentures et de l’ameublement. C’était une de ces boîtes à compartiments qu’on appelait salières et qui figuraient, en général, un édifice de style gothique. On y mettait toutes sortes d’épices et de conserves ; le milieu était aménagé pour donner asile à quelque maîtresse portion de venaison ou de boucherie, car c’était un meuble de festin. La salière du roi Louis XI était l’oeuvre du fameux Morellet, de Tours, qui tailla de son temps des vases sacrés et des gardes d’épée que Cellini n’eût point désavoués plus tard. Elle contenait, outre les cases à épices et la grand’chambre centrale, un bénitier à gauche, une écritoire à droite ; entre l’écritoire et le bénitier, il y avait une galerie pour les livres d’heure et un tiroir pour les titres et parchemins.

Le roi écrivait. De temps à autre, il s’arrêtait pour parler.

— Voici la dixième fois, dit-il en s’interrompant, que je transcris cet article premier des constitutions de mon nouvel ordre de chevalerie. Je n’y puis tout mettre, Olivier, mon ami.

— Gardez quelque chose pour les autres articles, sire, répliqua le barbier.

— Les autres ont leur plein. Écoute attentivement ce premier article et dis-m’en ton avis.

Le roi lut :

« En ce présent ordre[1] y aura trente-six chevaliers, gentilshommes de noms et d’armes, sans reproche, dont nous serons leur chef et souverain en notre vie, et après, nos successeurs, rois de France. Et lesquels frères et compagnons de l’ordre, à l’entrée d’icelui, seront tenus délaisser et délaisseront tout autre, si aucun en avaient, soit de prince ou de compagnie, excepté empereurs, rois ou ducs, qui, avec ce présent ordre, pourront porter l’ordre dont ils sont chefs, moyennant le gré et consentement de nous ou de nos successeurs, souverain et des frères d’icelui, et en cas semblable, nous et nos successeurs, souverains dudit ordre, pourrons porter l’ordre de l’un des susdits empereurs, rois ou ducs avec le nôtre, pour plus grande démontrance de vraie amour l’un à l’autre et pour l’espérance du bien qui en pourra advenir. »

Le Dain avait mis la boîte à rasoirs sous son bras.

— Si Votre Majesté n’y voyait point de mal, dit-il, j’aimerais à relire l’article moi-méme.

Louis XI lui tendit le parchemin, et maître le Dain lut bien attentivement.

— Pourquoi mettre les ducs au rang des empereurs et des rois ? dit-il.

— Les ducs acceptent ma chaîne d’or, répliqua Louis XI ; l’or est plus lourd que le fer.

— Le duc de Bretagne, qui a refusé votre chaîne, dit encore le Dain, vient d’accepter la Toison d’Espagne.

— Es-tu sûr de cela ? demanda Louis vivement.

— Aussi sûr que de mon respect pour Votre Majesté.

Le roi se leva et fit un tour de table à pas précipités. Puis il arracha le parchemin au barbier, trempa sa plume dans l’encre et la tint un instant suspendue au-dessus du mot ducs. Mais il n’effaça pas.

— L’article est bon, dit-il en se parlant à lui-même : le duc de Bretagne n’étant point, que je sache, chef de l’ordre de la Toison d’Or, n’aura pas le droit d’en porter le collier. As-tu d’autres objections ?

— Aucune, sire.

— Je lis donc l’article II, qui est écrit de vieille date : « Item, pour ce que nous désirons que, en ce présent ordre, ait des plus grands, mieux renommés, plus vertueux et notables chevaliers dont nous ayons connaissance, tant de ceux de notre sang et lignage que autres de notre royaume et de dehors, nous, bien informé des bons sens, vaillances, prud’homies et autres grandes et louables vertus étant ès personnes des chevaliers ci-dessous écrits et, par ce, confiant pleinement de leur grande et entière loyauté, et espérant la continuation et persévérance d’iceux de bien en mieux en toutes hautes, dignes et vertueuses œuvres, iceux avons nommés et nommons en nos frères et compagnons dudit ordre duquel nous et nos successeurs, rois de France, serons souverains comme dessus est dit, c’est assavoir :

« 1° Notre très-cher et très-aimé frère Charles, duc de Guyenne. »

Maître Le Dain sourit et dit :

— À tout seigneur tout honneur !

Le roi sourit aussi, mais, sans relever l’interruption, il poursuivit :

« 2° Notre très-cher et aimé frère et cousin, Jean, duc de Bourbon et d’Auvergne ;

« 3° Notre très-cher et aimé frère et cousin Louis de Luxembourg, comte de Saint-Paul, connétable de France ;

« 4° André de Laval, seigneur de Lobéac, maréchal de France :

« 5° Jean, comte de Sancerre seigneur du Bueil ;

« 6° Louis de Beaumont, seigneur de la Forest et du Pessis-Macé ;

« 7° Jean d’Estouteville, seigneur de Torcy ;

« 8° Louis de Laval, seigneur de Châtillon ;

« 9° Louis de Bourbon, comte de Roussillon, amiral de France ;

« 10° Antoine de Chambannes, comte de Dammartin, grand maître d’hôtel de France ;

« 11° Jean d’Armagnac comte de Comminges, maréchal de France, gouverneur du Dauphiné ;

« 12° Georges de la Trémoille, seigneur de la Trémoille et de Craon ;

« 13° Gilbert de Chabannes, seigneur de Curton, sénéchal de Guyenne ;

« 14° Louis, seigneur de Crussol, sénéchal de Poitou. »

Le roi s’interrompit.

— Ici, dit-il, était la place de mon très-cher et aimé frère et cousin, François II, duc de Bretagne.

— Méchante place ! fit observer le Dain. Après Crussol, l’obscur sénéchal, et trois ou quatre petits seigneurs !

Remarquez que le roi Louis XI était un peu dans la position de ces bourgeois enrichis qui se disent un matin : Je vais donner un grand bal, et qui travaillent et qui s’efforcent durant un hiver tout entier, courant après ce qu’il faut d’invités pour remplir leurs salons trop larges.

Dans le préambule de son règlement, Louis XI parlait bien haut d’empereurs et de rois. Il leur faisait, en vérité, des conditions fort rudes à ces rois et à ces empereurs. En fait de rois, il n’y avait encore personne ; le bruit courait qu’ils avaient tous refusé. Quant aux empereurs, néant ! Restaient donc les ducs ; Louis XI en avait deux : Charles de Guyenne, qui était à sa merci, et Jean de Bourbon, qui était à tout le monde. Valois et Bourbon ! Deux bonnes maisons assurément, mais, au point de vue politique, Charles et Jean ne comptaient guère. Bretagne et Bourgogne, voilà des ducs ! Louis XI n’avait ni l’un ni l’autre.

— Pour sa peine, dit le roi, répondant à l’observation de le Dain, il ne sera que le seizième.

— Le quinzième est nommé ? demanda le Dain.

— Oui bien, répliqua le roi qui sourit dans ses rides précoces. Voici les noms et titres du quinzième : Tanneguy du Chastel, gouverneur des pays de Roussillon et de Sardaigne.

— Acceptera-t-il ? murmura le barbier.

— On ne peut dire si le poisson sera pris avant d’avoir paré l’hameçon, mon compère. S’il accepte, notre bon cousin François sera plus penaud que le renard au regret de sa queue. S’il refuse, j’ai un autre chevalier tout prêt, et notre bon cousin François sera toujours le seizième sur ma liste.

— Et puis-je savoir le nom du nouveau chevalier, demanda maître Olivier le Dain.

Avant que le roi fît réponse, un page souleva la portière de la tente et annonça :

Otto, comte Béringhem, seigneur de Chaussey et autres lieux.

Maître le Dain bondit sur son tabouret et devint plus blême qu’un agonisant. On entendit les pieds de son siège battre un roulement sur le sol. La voix du page qui avait prononcé le nom de l’Homme de Fer grelottait dans sa gorge. Il se fit dans la tente un silence solennel et profond durant lequel on put ouïr l’énorme salière sculptée rendre une plainte argentine, comme si l’approche du maudit eût effrayé les objets inertes eux-mêmes.

Personne n’entrait chez le roi pendant sa barbe, comme on appelait l’heure de sa conférence intime avec maître Olivier le Dain. Pour qu’un officier vînt annoncer ainsi un étranger, il fallait que le roi lui-même eût donné des ordres.

— Sire ! sire ! balbutia le barbier dont les dents claquaient : préviendrai-je la garde écossaise ?

— Elle est prévenue, mon compère, répliqua le roi tout bas.

— Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer…

— Tu n’es pas curieux, le Dain, mon ami, dit le roi qui était calme ; on ne voit point un ogre tous les jours. Reste.

Un pas d’homme retentit sous le vestibule de la tente. Le page souleva la portière. Un chevalier parut, il était de grande et riche taille. Maître le Dain le vit plus haut qu’un géant. Ce chevalier, du reste, reproduisait exactement l’idée que le vulgaire avait dû prendre de l’Homme de Fer. Son armure, de toutes pièces, était d’acier bruni, dont les clous seuls, biseautés et polis, brillaient. Il portait en tête le casque, surmonté d’une longue plume noire renversée. La visière était close. Il avait, pour toute arme offensive, une courte dague dans sa gaine.

Il marcha d’un pas bruyant jusqu’au milieu de la tente, s’inclina courtoisement et resta debout devant le roi. Maître Olivier eût donné sa meilleure paire de rasoirs pour être à dix lieues de là.

Le roi ne quitta point son siège.

— Comte dit-il, je vous remercie d’être venu à mon appel.

Une voix mâle et sonore passa entre les grilles du casque.

— Sire, répliqua-t-elle, par mon fief des Îles, je suis vassal et sujet de Votre Majesté.

— Ceux qui parlent de vous, reprit Louis XI dont le regard perçant s’émoussait contre ce masque d’acier ; et beaucoup de gens parlent de vous, seigneur comte, en bien ou en mal…

— En mal seulement, sire, interrompit l’Homme de Fer ; je sais cela.

— Ceux qui parlent de vous prétendent que vous êtes vassal et sujet d’un roi qui n’est point de ce monde.

— Beaucoup de gens, répliqua l’Homme de Fer, calomnient aussi Votre Majesté.

Le roi pensa :

— Ce sorcier allemand aurait pu naître en Normandie.

— Avez-vous connaissance de ce que j’attends de vous ? interrogea-t-il tout haut.

— Oui, sire.

— Qui vous l’a dit ?

— Le bruit public.

— Malepeste ! s’écria Louis XI qui jeta sur son confident un oblique regard ; nos secrets d’État courent-ils ainsi les chemins ?

— On en parlait ce matin même, et gaiement je vous jure, répartit le comte Otto, sous la tente de François de Bretagne.

Le roi croisa ses jambes l’une sur l’autre.

— Je ne l’avais dit qu’à toi, mon compère, murmura-t-il en se tournant vers maître Olivier le Dain.

— Sur mon salut éternel ! protesta celui-ci, je ne l’ai répété à personne !

— Les murs ont des oreilles, prononça gravement le comte Otto ; ainsi parle la sagesse commune. Moi je traduis cela ainsi l’air a des esprits. Écoutez !

Il toucha de main, armée d’un gantelet, un des donjons d’argent qui composaient la salière. Un soupir s’exhala. Ni le roi, ni le Dain, n’eussent su dire d’où venait le bruit. Le Dain joignit les mains en tremblant ; Louis XI se signa ostensiblement.

— Comte, dit-il, si les esprits de l’air sont à vos ordres, obtenez d’eux qu’ils nous laissent en repos. Les magiciens du pharaon d’Égypte purent changer leurs baguettes en serpents. Ne faites rien pour me prouver votre pouvoir occulte : j’y crois. Répondez-moi seulement voulez-vous accomplir mon souhait ?

— Si Votre Majesté daigne accomplir le mien, répliqua l’Homme de Fer.

— Parlez.

— Je parlerai quand je serai seul avec le roi. Louis XI n’hésita pas. Il plongea sa main sous le revers de son surcot et prit son saint Michel d’or, qu’il posa sur la table entre lui et le comte Otto. Gardé ainsi par l’archange, il fit signe au barbier de s’éloigner. Maître le Dain obéit avec une merveilleuse prestesse ; la peur lui donnait des ailes.

Nous ne saurions dire si le roi avait peur. Les choses surnaturelles agissaient sur lui très vivement ; mais il se possédait en perfection. Dans tous les cas, si le diable l’effrayait, il n’en eut que plus de mérite, car il garda son rang vis-à-vis du diable ; il ne lui offrit point de siège.

— Comte, dit-il, maintenant que nous voilà montrez-moi, s’il vous plaît, votre visage.

Le comte répondit :

— Si Votre Majesté était la reine, je le pourrais et je le voudrais. Mais, j’ai fait un vœu.

Le fameux vœu de ne se découvrir jamais que pour obéir à l’ordre d’une dame.

Toute cette entrevue du roi et de l’Ogre est tellement populaire dans le pays de Dol et même sur la rive normande, que la tradition naïve déteint malgré nous sur notre récit. Est-ce un grand mal ? Les paysans du Marais ne savent trop si le roi était saint Louis ou Louis XI, ils savent que c’était le roi. Quand à l’Ogre, il n’y eut jamais qu’un ogre. La date n’y fait rien. C’était il y a longtemps.

Les paysans qui racontent cette légende du roi et de l’Ogre rient bien à l’endroit ou l’Ogre dit au roi « Si vous étiez la reine… »

L’Homme de Fer répliqua donc :

— J’ai fait un vœu.

Et il ajouta :

— Je ne montre mon visage qu’à celles que je sers ou à ceux que je tue.

Le roi fit la grimace.

— Et quel est votre souhait, comte ? demanda-t-il.

— J’ai fantaisie, sire, répliqua l’Homme de Fer, d’être chevalier de votre nouvel ordre de Saint-Michel.

  1. Transcrit textuellement sauf orthographe ; Établissement de l’ordre de Saint-Michel par le roi Louis onzième, mss, vélin in-4, 1477, Bib. Ste-Geneviève