L’Homme de fer (1877)/Chapitre 8

Albin Michel (p. 72-77).


VIII

CONSEIL DUCAL


Le duc François était à boire. Il aimait cela, le père de la reine Anne. Quand il avait bu assez, mais pas trop, c’était un prince sage et de bon conseil.

La veille, nous n’avons vu que sa tente ducale sur la rive gauche du Couesnon, mais la nuit avait été bien employée. Au matin, nous trouvons tout un petit camp autour de la tente principale : le voisinage de Louis de France avait donné à réfléchir à François de Bretagne.

Du reste, quelque chose d’analogue s’était passé sur la rive normande. Le roi de France aussi avait pris frayeur du voisinage de son puissant vassal, car une douzaine de tentes entouraient maintenant la sienne. En somme, c’était la moindre suite que pût avoir Louis de Valois, et personne assurément ne pouvait s’étonner de ce surcroît.

Le duc François tenait table et conseil avec le sire de Goulaine, son sénéchal Aymeri de Rieux, seigneur d’Ouessant, Jean de Plœuc, capitaine de la garde nantaise, M. Tanneguy du Chastel, le sire de Coëtquen, Guéhéneuc de Bruc, René de Châteaubriant, René de Coëtlogon, et Jean, comte de Dunois.

Le duc François était jeune. Autour de lui, Tanneguy du Chastel et Dunois avaient seuls la barbe grise.

Les autres, Goulaine, Coëtlogon, Rieux, de Bruc et de Plœuc, Coëtquen et Châteaubriant, étaient de brillants soldats, orgueil de cette cour galante et riche qui n’avait alors de rivale que la cour de Charles de Bourgogne : Jean de Plœuc surtout, beau, fier, vaillant comme tous ceux de sa race, eût cherché vainement sous les tentes françaises un chevalier qui put lui disputer le regard des dames.

Louis XI savait à l’occasion déployer un faste royal, et les historiens sages lui reprochent amèrement le luxe de ses représentations diplomatiques ; mais partout où il était de sa personne le luxe et la lumière manquaient. C’était un prince de demi-jour comme les coquettes qui prennent de l’âge, et, malgré ses dépenses excessives, c’était quand l’orgueil ou l’intérêt ne le talonnait point, un roi de bouts de chandelles. Ces rois n’ont pas de cour.

– Ce Jeannin n’était-il pas écuyer de Kergariou ! demanda François à Coëtquen, qui venait de parler.

– S’il vous plaît, monseigneur, répondit Coëtquen, ce Jeannin est encore écuyer de madame Reine, veuve de notre noble compagnon et frère d’armes Aubry, mort en défendant la bannière d’hermine.

– Je me souviens de cet Aubry, belle lance !… mais je me souviens aussi de Jeannin, que je vis plus d’une fois en mon château de Nantes. Il faut avoir foi en ses paroles, d’autant plus qu’elles incriminent la loyauté de notre sire le roi de France, loyauté qu’on ne peut dire suspecte à moins d’outrer la courtoisie. Jeannin a-t-il quelque renseignement nouveau sur le maléfice que doit nous jeter l’Ogre des Iles ?

– Le maléfice, répliqua Coëtquen, pourrait bien consister en quelques gouttes de poison versées adroitement dans votre verre.

Le duc but une large rasade.

– Ou bien, poursuivit Coëtquen, en un coup de dague porté au défaut de votre cuirasse.

– Vous êtes autour de moi, messires mes fidèles amis, dit le duc, je ne crains que la volonté de Dieu.

— Monseigneur, reprit Coëtquen, ce Jeannin est dans ma tente. Il attend des nouvelles : quand ces nouvelles seront venues pourra-t-il être introduit auprès de Votre Altesse ?

— Tout le monde l’a vu ici à la bataille, répondit le duc ; on l’introduira. Continuons, je vous prie, à raisonner sur les événements. J’ai refusé l’ordre de Saint-Michel parce que les statuts de cet ordre limitent mon droit de souverain et enchaînent mon libre vouloir. Le roi se vengera de mon refus. Voyons les choses au pis, comme il faut faire avant d’avoir sur les yeux le bandeau de l’agonie. Supposons que la Bretagne chancelante ait à tomber… messires, je me sens ferme sur mes jambes et ne parle que par hypothèse… De quel côté, pour le bien de nos peuples, faudrait-il diriger notre chute ?

Châteaubriant, Plœuc, Goulaine, tous les jeunes gens gardèrent le silence avec un orgueilleux sourire. Ils n’admettaient pas l’hypothèse. Pourquoi prévoir la chute ? Le duc Pierre ou le duc Jean ne se seraient pas demandé d’avance s’il faudrait tomber à droite ou à gauche. Il n’y a qu’une manière de tomber pour un souverain : face à l’ennemi, droit et mort !

Les jeunes gens avaient raison et tort : raison en principe, tort sur le fait. Étant donné le duc François, il fallait songer à la chute possible.

À gauche l’Anglais, à droite la France : deux grands pays entre lesquels la petite Bretagne, pressée, ne se défendait guère que par la loi de l’équilibre.

Le vieux Tanneguy du Chastel attachait sur François un regard triste et calme.

— Il fut un temps où la Bretagne et la France ne formaient qu’une seule et même contrée, dit-il. Je ne sais si cela était bon ; je sais que ce qui a été peut être encore. Ce qui ne se peut, c’est la Bretagne anglaise : on ne jette pas un pont sur l’Océan.

— Le vassal gardé contre son maître par l’Océan est un vassal heureux, objecta Dunois, qui tenait rancune à la France. Vos frères sont au pays de Galles. Le roi Édouard a des millions de sujets qui ont votre langue, vos jeux, votre origine. Ne vous donnez jamais au roi Louis, justement parce que le Couesnon est guéable.

— Ne vous donnez à personne, monseigneur ! s’écria Jean de Plœuc : M. Tanneguy, notre glorieux modèle, et Dunois, le miroir de la chevalerie, ont été jeunes. M. Tanneguy a vu souvent si nos lances de Bretagne sont moins longues que les lances normandes ou poitevines. Dunois a-t-il oublié Paris, Orléans et le bûcher de la pucelle ? Dunois ne se souvient-il plus des grands coups d’épée qui le feront vivre dan l’histoire ? Ni M. Tanneguy ni Dunois n’eussent parlé de la sorte avant d’avoir la tête blanche.

Le duc François but un grand verre pour ponctuer d’autant le discours de Jean de Plœuc, qui était son favori.

— Il y a du bon, pourtant, murmura-t-il, dans ce qu’a dit le sire du Chastel et dans ce qu’a dit notre cousin Dunois.

Ceux-ci avaient rendu la main tous les deux à Jean de Plœuc.

— Tu as bien parlé, mon neveu, fit le vieux Tanneguy : s’il reste beaucoup de Bretons comme toi, que Monseigneur le duc suive ton conseil.

— Et, de par Notre-Dame ! ajouta Dunois, nous l’y aiderons de notre mieux !

— Sans se donner, opina Coëtquen, on peut contracter alliance, le cas échéant, avec l’Anglais contre le Français, avec le Français contre l’Anglais.

Coëtquen était seigneur de Combourg ; Combourg est tout près des frontières de la Normandie.

Dunois secoua la tête.

— Il y avait une fois, dit-il, deux voisins qui volontiers bataillaient. Leurs portes se touchaient, en la ville d’Étampes. Entre leurs portes était un vert bâton de houx pour chasser les vagabonds pillards et les chiens errants, suspects de mâle rage. Quand les deux voisins en venaient aux mains, le bâton servait tantôt a Jacques, tantôt a Pierre : Pierre et Jacques portaient tous deux de ses marques sur le corps. Un beau jour ils burent ensemble au coin du feu. Savez-vous ce qu’on prit pour allumer la flambée ? Ce fut le bâton de houx.

— Et vous pensez, mon cousin, demanda le duc François, sans oublier de boire un coup, que l’Anglais et le Français réconciliés par la fortune, nous garderaient le sort du bâton de houx ?

— Je le pense, répliqua Dunois.

— Eh bien ! reprit Jean de Plœuc, si nous sommes trop petits, grandissons ! Nous sommes les Celtes, refaisons la Gaule celtique et repoussons les Francs jusqu’à leur Ile-de-France, où leur roi s’appellera encore une fois le roi de Paris ! Prenons la Normandie jusqu’au cours de la Seine, le Maine, l’Anjou ; passons la Loire, bretonne par son embouchure ; envahissons le Poitou et l’Angoumois jusqu’aux rives de la Charente ! l’Anglais sera notre voisin en Guyenne. Vers l’est, traçons nos frontières au travers des pays de Chartres, d Orléans et de Bourges. Le roi Grallon eût conquis ce pays sans le crime de sa fille : que notre duc ferme sa couronne élargie et qu’il soit roi entre deux rois !

François ne put moins faire que de boire. M. Tanneguy et Dunois souriaient. Châteaubriant, Coëtlogon, Rieux, Bruc et Goulaine avaient leurs épées qui les démangeaient.

La draperie qui fermait la tente se souleva, et Laënnec, le sergent d’armes, annonça que maître Jeannin, écuyer de Kergariou, avait reçu le message qu’il attendait.

— Qu’il entre ! cria le duc.

— C’est que, dit Laënnec, il n’est pas seul ; le nain Fier-à-Bras, fou du sire de Coëtquen, ici présent l’accompagne.

— Ah ! ah ! fit Coëtquen, voici deux jours entiers que je n’ai vu mons l’Araignoire ! Il ne sera pas fouetté, puisqu’il agissait, à ce que je vois, pour le service de monseigneur le duc.

— Que le fou entre avec l’écuyer, ordonna le duc, qui ne perdit point cette bonne occasion de boire une moyenne rasade.

Jeannin fut introduit. Il tenait par la main Fier-à-Bras l’Araignoire, et le nain lui disait :

— Ne sois pas interdit, mon oncle ! tu vaux ces gens-là, je te l’affirme, et d’ailleurs tu es avec un gentilhomme !