L’Homme de fer (1877)/Chapitre 7

Albin Michel (p. 65-71).


VII

LA PROMENADE


Le soleil levant essayait en vain d’égayer Pontorson, la ville aux maisons grises et revêches ; le soleil souriait tout seul, Pontorson restait d’humeur sérieuse avec ses pignons pointus, ses toits escarpés et les fantasques découpures de ses girouettes. Toutes les fenêtres étaient encore fermées, ainsi que les portes de l’enceinte. Le soleil se dédommageait en dorant joyeusement les coteaux environnants et les belles moissons normandes sur la rive droite du Couesnon que la mer haute mettait au plein de ses bords. La plaine présentait un singulier spectacle : les tentes et baraques étaient encore en place, mais âme qui vive ne se montrait alentour. La fête dormait. Les cuisines foraines, éteintes, laissaient leurs fourneaux et leurs marmites à la garde de la foi publique ; les étalages des marchands merciers, quincailliers et bimbelotiers avaient pour garnison quelque gros chien à la chaîne ou quelque enfant accroupi, la tête entre ses mains. Le tableau de l’enlèvement des Sabines, le tableau de Rollon Tête d’Âne, et d’autres tableaux moins célèbres déroulaient au vent leurs haillons, chargés de couleurs violentes. Hélas ! parmi tous ces tableaux, le plus beau et le plus neuf manquait : celui où l’infortuné Rémy avait fait peindre l’Ogre des îles dévorant un petit enfant. Un emplacement noir où la brise faisait tourbillonner la cendre, voilà tout ce qui restait de la plus brillante et de la plus courue de toutes les baraques. Ainsi passe le succès. Peut-être aurait-on eu de la peine à retrouver le lieu où s’élevait hier le théâtre à la mode, sans un pieu, fiché en terre et portant un écriteau avec ces mots insolents : Justice du comte Otto Béringhem.

Ceci était le comble ! Le duc François savait-il qu’en son pays de Bretagne, à quelques pas de la bannière d’hermine, déployée et montrant fièrement sa devise, le païen allemand affichait hautement ses méfaits ? Barques et vaisseaux ne manquaient point, Dieu merci, dans le bon port de Saint-Malo. Si le riche duc ne savait pas, il allait savoir. Malheur au mécréant !

Mais que parlons-nous de vaisseaux ! Il n’était pas besoin de vaisseau. Après avoir allumé des torches incendiaires, le comte Otto ne s’était pas enfui vers sa retraite inaccessible. Sa tente, coquette et resplendissante, n’avait pas changé de place. Elle restait là sur la rive même du Couesnon, faisant honte à la tente du riche duc et à la tente du roi de France. Le Couesnon se pouvait traverser à marée basse, pour peu qu’on n’eût point frayeur de se mouiller les chevilles. S’ils craignaient l’eau, les barons de François de Bretagne n’avaient qu’à monter à cheval.

Sans doute, cette journée qui commençait allait voir une bataille.

Elle commençait bien. En terre ferme, le brouillard fuyait déjà devant la brise qui portait vers les grèves. Du côté de la mer, la brume s’épaississait au contraire, pronostiquant un jour chaud et sec. Le ciel était bleu ; quelques nuages légers formaient de longues raies de couleur rose à l’orient, tandis que le couchant, pareillement marqué, montrait à l’horizon des bandes d’un gris neutre qui se confondaient avec les vapeurs terrestres.

La porte de l’hôtel de ville du Dayron s’ouvrit et sa referma sur Aubry de Kergario et sur messire Olivier. Ils étaient seuls ; ils prirent le galop tout de suite et s’enfoncèrent dans la campagne. Leur course semblait se diriger au hasard. Ils gravirent tout d’un temps la colline qui est à une demi-heure de la ville, sur la route de Saint-Georges de Gréhaigne. Arrivé là, messire Olivier arrêta son cheval.

La colline est haute ; la vue s’y étend de toutes parts, depuis le mont Dol, qu’on aperçoit au loin dans les terres du côté de l’ouest, jusqu’aux grèves qui sont au nord et qui festonnent la rive normande en descendant vers l’Orient. En ce pays le mont Saint-Michel se voit de partout. Nous avons décrit ailleurs ce bizarre et féérique aspect auquel les riverains normands et bretons ne prêtent qu’une attention médiocre, mais qui arrête tout court le voyageur émerveillé ; le mont Saint-Michel jaillissait de la brume comme une immense et sombre nef qui voguerait sur une mer d’argent.

Au moment où Aubry et messire Olivier atteignaient le sommet de la colline, le brouillard étendait sur les grèves et sur la mer son grand voile qui absorbait les rayons obliques du soleil ; le mont, dont la tête passait au-dessus du niveau, recevait d’aplomb la lumière sur ses faces exposées au levant, tandis que les parties qui regardaient l’occident restaient dans le noir opposition double, en ombre et en lumière, au fond neutre de l’océan de vapeurs.

Malgré la distance et par l’effet d’optique si commun sur les grèves, les bâtiments du monastère, éclairés ainsi à revers pour Aubry et Olivier, se dessinaient avec une netteté miraculeuse. On eût dit une de ces fines découpures que la dévotion si belle de ce siècle collait dans les livres d’heures.

La Merveille, ce hardi chef-d’œuvre, s’élançait au-dessus des cloîtres, soutenant le campanile svelte, au faîte duquel la statue d’or de l’archange semblait une étoile brillante égarée en plein jour dans le ciel.

Nos deux gentilshommes restèrent plusieurs minutes en contemplation devant ce tableau imprévu.

— C’est beau, dit Aubry.

— Comme peuvent être beaux, répliqua messire Olivier les essais naïfs de notre art si vieux, mais toujours en enfance. J’ai vu les ruines d’Athènes et les ruines de Memphis ; j’ai vu les hautes pyramides qui dominent le désert égyptien comme ce rocher domine la solitude de vos grèves. Une fois, je me suis arrêté dans une plaine d’Assyrie, le cœur ému et le front mouillé : devant moi était le cadavre de Ninive. C’est beau, dites-vous ? Le soleil éclaire aussi et avec plus d’orgueil les terrasses blanches de Palmyre. À l’autre extrémité de votre Bretagne, Penmarch a des rochers plus noirs et plus terribles. C’est beau, parce que tout est beau qui est vaste, la mer et la brume sans bornes, les sables mortels, le désert, le ciel ; la grandeur fait la beauté… Les portiques d’Hélion qui baignent dans le flot le socle précieux de leurs colonnes sont plus beaux que cela. N’admirez pas avant d’avoir comparé, mon jeune maître. Le monde est long et large. Savez-vous ? Le mirage renverse les objets : un jour de mirage, j’ai vu votre archange d’or terrassé à son tour sous le dragon vainqueur. Le dragon est d’or comme l’archange, et, comme l’archange, il a des ailes.

Aubry écoutait laborieusement. Il cherchait le sens de cet obscur langage.

Quand même les paroles de messire Olivier n’eussent point eu de sens. Aubry aurait encore écouté avec respect. Il était subjugué. Cet homme faisait vibrer en lui avec violence la fibre de révolte qui est au cœur de tous les enfants.

Messire Olivier se remit en marche au pas pour descendre la colline.

— Croyez-vous aux présages ? reprit-il en se retournant brusquement vers Aubry.

Et avant que celui-ci eut répondu, il étendit la main dans la direction du mont Saint-Michel.

Soit que le brouillard gagnât, soit que ce fût l’effet naturel de la pente qu’ils suivaient, le mont Saint-Michel, avec son audacieuse échelle d’édifices, disparaissait lentement dans la brume.

Les éperons d’or de messire Olivier touchèrent les flancs de son cheval. Au bout de quelques minutes nos deux compagnons entrèrent dans cette mer de vapeurs qui couvraient encore toute la vallée. Aubry ne connaissait pas parfaitement le pays ; il suivait son guide et restait sans défiance. Du pas dont ils allaient, ils devaient se rapprocher bientôt du village de Roz-sur-Couesnon, qui est le dernier clocher avant les grèves.

Messire Olivier montait un magnifique cheval noir sans taches. Au début de la promenade, Aubry, suivant à la rigueur les leçons du bon écuyer Jeannin, se tenait droit en selle et semblait continuer son cours d’équitation. Il avait espéré un compliment de messire Olivier. Celui-ci, cavalier accompli, mais capricieux en sa méthode, se laissait aller nonchalamment aux mouvements du cheval. Aubry, voyant qu’on ne voulait point remarquer son irréprochable tenue, étudia la pose de son compagnon. Incontinent il admira cette mollesse fière et gracieuse que le bon Jeannin n’avait pu lui enseigner ; il se tint en arrière ; il tâcha de copier : comme il était jeune et bien exercé, il réussit à peu près. Dès qu’il se crut en mesure, il poussa son cheval et prit les devants, afin de s’abandonner sur la selle à son tour et de se balancer paresseusement. Messire Olivier eut un sourire qu’Aubry ne vit point.

— Vous avez une façon particulière de gouverner votre monture, dit-il ; j’ai vu bien des cavaliers depuis que me voici de retour en Europe, je n’en ai point rencontré de plus parfaits que vous.

Aubry se rengorgea.

— Vous trouvez, mon cher sire ? dit-il négligemment.

— Les dames sont de mon opinion, à ce qu’il parait, poursuivit Olivier ; j’ai surpris hier plus d’un regard…

— Fi ! interrompit Aubry déjà rouge de plaisir, vous voulez me railler, mon cher sire !

— Et pourquoi cela ? Vous êtes jeune, noble, vaillant, Vous avez la beauté du corps et du visage, qui vaut mieux à elle seule que vaillance et noblesse réunies… Mon compagnon, vous avez dû faire naître bien des rêveries !

— Point, mon cher sire, répliqua Aubry dont l’orgueil triomphant daignait faire de la modestie ; je vis près de ma mère bien honorée, au manoir du Roz, Si j’avais comme vous parcouru le monde…

— Vous êtes discret, mais moi, je suis clairvoyant : ce que vous ne voulez point dire, je l’ai deviné.

— Qu’avec vous deviné, mon compagnon ?

— Qu’auriez-vous besoin d’aller au loin ? Vous êtes ici au pays breton, dans une parterre de beautés…

— Eh bien, c’est vrai, j’ai choisi.

— Pourquoi choisir ? demanda messire Olivier froidement.

— L’une des deux au moins m’a choisi d’elle-même, murmura Aubry en qui s’exhalait la vanité implacable des dix-huit ans, mais un chevalier ne peut avoir qu’un amour ?

— D’où vient cette loi ?

— De Dieu.

— Et d’où vient Dieu ?

Aubry garda un silence épouvanté. Au dedans de son cœur, une voix lui conseillait de fuir.

— Dieu, répondit-il pourtant, vient de Dieu ; il est celui qui est.

— Voire ! fit le baron d’Harmoy qui se mit à rire.

Et comme Aubry ouvrait la bouche pour protester, il lui tendit la main bonnement.

— Pourquoi je vous affectionne, mon jeune sire, dit-il tout à coup, je n’en sais rien. Je m’étais fait serment à moi-même de ne jamais plus prendre la peine de combattre l’erreur, ce bâillon, ce bandeau qui étouffe et aveugle l’homme timide. Mais vous voici devant moi si jeune, si beau, si fier, et si trompé que ma résolution faiblit encore une fois. Il faut que vous m’écoutiez : l’heure me presse, mes paroles seront comptées.

Tout en parlant il semblait s’orienter au bruit lointain de la mer. Les chevaux marchaient sur ce terrain marneux, coupé de flaques d’eau salée, qui sépare la terre ferme des sables de la grande grève.

Aubry le regarda. Pour la seconde fois, il eut la pensée de fuir : c’était son bon ange qui lui soufflait cette pensée.

Mais la voix de messire Olivier pénétrait au vif de lui comme eût fait le tranchant d’un glaive. Les yeux ardents de messire Olivier le brûlaient.

Le bon ange se tut, Aubry, subjugué, dit :

— J’écoute !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Messire Olivier parla longtemps. Quand il s’arrêta, Aubry eut pour la troisième et dernière fois l’idée de fuir, mais messire Olivier, le sarcasme à la bouche, dit :

— Ces choses effraient les enfants…

Les enfants ! Ce fut comme le coup d’éperon aux flancs du poulain ombrageux.

— J’ai soif, dit Aubry.

Messire Olivier lui tendit sa gourde et Aubry l’approcha à ses lèvres. Dès qu’il eut bu, son visage changea.

— Par le ciel ! s’écria-t-il, ces choses qui effraient les enfants doivent être bien belles ; je veux les voir !

Messire Olivier se dressa sur ses étriers. Aubry pensa en ce moment qu’il avait deux fois la taille d’un homme. Messire Olivier, debout sur son cheval immobile, étendit la main vers la mer dans l’attitude du commandement.

— Airam ! prononça-t-il d’une voix impérieuse : où est Hélion ?

Un bruit sourd et profond se fit. Le brouillard déchira ses voiles avec lenteur. La mer se montra unie comme une glace. Et dans ce miroir immense une plage enchantée se refléta, déroulant ses pelouses fleuries, ses bouquets ombreux, ses villas de marbre cachées à demi derrière le feuillage.

Aubry poussa un cri d’admiration et mit sa main au-devant de ses yeux éblouis.

Messire Olivier dit :

— Ceci appartient à l’homme qui a le cœur assez large pour contenir toutes les passions de la terre et l’esprit assez haut pour nier Dieu !

— Et qui est cet homme-là ? demanda Aubry.

Messire Olivier répondit :

— Si tu veux, ce sera toi !