L’Homme d’affaires

Traduction par Félix Rabbe.
Derniers ContesAlbert Savine (p. 173-193).


L’HOMME D’AFFAIRES



« La Méthode est l’âme des Affaires. »
Vieux Dicton.


Je suis un homme d’affaires. Je suis un homme méthodique. Il n’y a rien au dessus de la méthode. Il n’y a pas de gens que je méprise plus cordialement que ces fous excentriques qui jasent de méthode sans savoir ce que c’est ; qui ne s’attachent qu’à la lettre, et ne cessent d’en violer l’esprit. Ces gens-là ne manquent pas de commettre les plus énormes sottises en suivant ce qu’ils appellent une méthode régulière. C’est là, à mon avis, un véritable paradoxe. La vraie méthode ne s’applique qu’aux choses ordinaires et naturelles, et nullement à l’extraordinaire ou à l’outré. Quelle idée nette, je le demande, peut-on attacher à des expressions telles que celles-ci : « un dandy méthodique », ou « un feu-follet systématique ? »

Mes idées sur ce sujet n’auraient sans doute pas été aussi claires qu’elles le sont, sans un bienheureux accident qui m’arriva quand j’étais encore un simple marmot. Une vieille nourrice irlandaise de bon sens, (que je n’oublierai jamais s’il plait à Dieu) un jour que je faisais plus de bruit qu’il ne fallait, me prit par les talons, me fit tourner deux ou trois fois en rond, pour m’apprendre à crier, puis me cogna la tête à m’en faire venir des cornes, contre la colonne du lit. Cet événement, dis-je, décida de ma destinée et fit ma fortune. Une bosse se déclara sur mon sinciput, et se transforma en un charmant organe d’ordre, comme on peut le voir un jour d’été.

De là cette passion absolue pour le système et la régularité, qui m’a fait l’homme d’affaires distingué que je suis.

S’il y a quelque chose que je hais sur terre, c’est le génie. Vos hommes de génie sont tous des ânes bâtés — le plus grand génie n’est que le plus grand âne — et à cette règle il n’y a aucune exception. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous ne pouvez pas plus faire d’un génie un homme d’affaires, que tirer de l’argent d’un Juif, ou des muscades d’une pomme de pin. On ne voit que des gens qui s’échappent toujours par la tangente dans quelque entreprise fantastique ou quelque spéculation ridicule, en contradiction absolue avec la convenance naturelle des choses, et ne font que des affaires qui n’en sont pas. Vous pouvez immédiatement deviner ces sortes de caractères à la nature de leurs occupations. Si, par exemple, vous voyez un homme s’établir comme marchand ou manufacturier, ou se lancer dans le commerce du coton ou du tabac, ou dans quelque autre de ces carrières excentriques, ou s’engager dans la fabrique des tissus, des savons, etc., ou vouloir être légiste, forgeron, ou médecin — ou toute autre chose en dehors des voies ordinaires — vous pouvez du premier coup le taxer de génie, et dès lors, selon la règle de trois, c’est un âne.

Or, je ne suis pas du tout un génie, mais un homme d’affaires régulier. Mon journal et mon grand livre en feront foi en un instant. Ils sont bien tenus, quoique ce ne soit pas à moi à le dire ; et dans mes habitudes générales d’exactitude et de ponctualité, je ne crains pas d’être battu par une horloge. En outre, j’ai toujours su faire cadrer mes occupations avec les habitudes ordinaires de mes semblables. Non pas que sous ce rapport je me sente le moins du monde redevable à mes parents ; avec leur esprit excessivement borné, ils auraient sans aucun doute fini par faire de moi un génie fieffé, si mon ange gardien n’était pas venu y mettre bon ordre. En fait de biographie la vérité est quelque chose, mais surtout en fait d’autobiographie — et cependant on aura peut-être de la peine à me croire, quand je déclarerai, avec toute la solennité possible, que mon pauvre père me plaça, vers l’âge de quinze ans, dans la maison de ce qu’il appelait « un respectable marchand au détail et à la commission faisant un gros chiffre d’affaires ! » — Un gros chiffre de rien du tout ! La conséquence de cette folie fut qu’au bout de deux ou trois jours j’étais renvoyé à mon obtuse famille, avec une fièvre de cheval, et une douleur très violente et très dangereuse au sinciput, qui se faisait sentir tout autour de mon organe d’ordre. Peu s’en fallut que je n’y restasse — j’en eus pour six semaines — les médecins prétendant que j’étais perdu et le reste. Mais, quoique je souffrisse beaucoup, je n’en étais pas moins un enfant plein de cœur. Je me voyais sauvé de la perspective de devenir « un respectable marchand au détail et à la commission, faisant un gros chiffre d’affaires », et je me sentais rempli de reconnaissance pour la protubérance qui avait été l’instrument de mon salut, ainsi que pour la généreuse femme, qui m’avait originairement gratifié de cet instrument.

La plupart des enfants quittent la maison paternelle à dix ou douze ans ; j’attendis jusqu’à seize. Et je ne crois pas que je l’aurais encore quittée, si je n’avais un jour entendu parler à ma vieille mère de m’établir à mon propre compte dans l’épicerie. L’épicerie ! — Rien que d’y penser ! Je résolus de me tirer de là, et d’essayer de m’établir moi-même dans quelque occupation décente, pour ne pas dépendre plus longtemps des caprices de ces vieux fous, et ne pas courir le risque de finir par devenir un génie. J’y réussis parfaitement du premier coup, et le temps aidant, je me trouvai à dix-huit ans faisant de grandes et profitables affaires dans la carrière d’annonce ambulante pour tailleur.

Je n’étais arrivé à remplir les onéreux devoirs de cette profession qu’à force de fidélité rigide à l’instinct systématique qui formait le trait principal de mon esprit. Une méthode scrupuleuse caractérisait mes actions aussi bien que mes comptes. Pour moi, c’était la méthode — et non l’argent — qui faisait l’homme, au moins tout ce qui dans l’homme ne dépendait pas du tailleur que je servais. Chaque matin à neuf heures, je me présentais chez lui pour prendre le costume du jour. À dix heures, je me trouvais dans quelque promenade à la mode ou dans un autre lieu d’amusement public. La régularité et la précision avec lesquelles je tournais ma charmante personne de manière à mettre successivement en vue chaque partie de l’habit que j’avais sur le dos, faisaient l’admiration de tous les connaisseurs en ce genre. Midi ne passait jamais sans que j’eusse envoyé une pratique à la maison de mes patrons, MM. Coupe et Revenez-Demain. Je le dis avec des larmes dans les yeux — car ces messieurs se montrèrent à mon égard les derniers des ingrats. Le petit compte au sujet duquel nous nous querellâmes, et finîmes par nous séparer, ne peut, en aucun de ses articles, paraître surchargé à qui que ce soit tant soit peu versé dans les affaires. Cependant je veux me donner l’orgueilleuse satisfaction de mettre le lecteur en état de juger par lui-même. Voici le libellé de ma facture :

MM. Coupe et Revenez-Demain, Marchands Tailleurs.
À Pierre Profit, annonce ambulante.
Doivent :
10 Juillet. — Pour promenade habituelle, et pratique envoyée à la maison 
 L. 00, 25
11 Juillet. — Pour it. it. it. 
 » 25
12 Juillet. — Pour un mensonge, seconde classe ; habit noir passé vendu pour vert invisible. 
 » 25
13 Juillet. — Pour un mensonge, première classe, qualité et dimension extra ; recommandé une satinette de laine pour du drap fin. 
 » 75
20 Juillet. — Acheté un col de papier neuf, ou dicky, pour faire valoir un Pétersham gris. 
 » 2
15 Août. — Pour avoir porté un habit à queue doublement ouaté (76 degrés thermométriques à l’ombre) 
 » 25
16 Août. — Pour m’être tenu sur une jambe pendant trois heures, pour montrer une bande de pantalons nouveau modèle, à 12 ½ centimes par jambe et par heure 
 » 37 ½
17 Août. — Pour promenade ordinaire, et grosse pratique envoyée à la maison (un homme fort gras) 
 » 50
18 août. — Pour it. it. (taille moyenne) 
 » 25
19 août. — Pour it. it. (petit homme et mauvaise paye.) 
 » 6
L. 2, 96 ½


L’article le plus contesté dans cette facture fut l’article bien modéré des deux pennies pour le col en papier. Ma parole d’honneur, ce n’était pas un prix déraisonnable. C’était un des plus propres, des plus jolis petits cols que j’aie jamais vus ; et j’avais d’excellentes raisons de croire qu’il allait faire vendre trois Petershams. L’aîné des associés, cependant, ne voulut m’accorder qu’un penny, et alla jusqu’à démontrer de quelle manière on pouvait tailler quatre cols de la même dimension dans une feuille de papier ministre. Inutile de dire que je maintins la chose en principe. Les affaires sont les affaires, et doivent se faire à la façon des affaires. Il n’y avait aucune espèce de systeme, aucune méthode à m’escroquer un penny — un pur vol de cinquante pour cent. Je quittai sur-le-champ le service de MM. Coupe et Revenez-Demain, et je me lançai pour mon propre compte dans l’Offusque l’œil — une des plus lucratives, des plus respectables, et des plus indépendantes des occupations ordinaires.

Ici ma stricte intégrité, mon économie, mes rigoureuses habitudes systématiques en affaires furent de nouveau en jeu. Je me trouvai bientôt faisant un commerce florissant, et devins un homme qui comptait sur la Place. La vérité est que je ne barbotais jamais dans des affaires d’éclat, mais j’allais tout doucement mon petit train dans la bonne vieille routine sage de la profession — profession, dans laquelle, sans doute, je serais encore à l’heure qu’il est sans un petit accident qui me survint dans une des opérations d’affaires ordinaires au métier.

Un riche et vieux harpagon, un héritier prodigue, une corporation en faillite se mettent-ils dans la tête d’élever un palais, il n’y a pas de meilleure affaire que d’arrêter l’entreprise ; c’est ce que sait tout homme intelligent. Le procédé en question est la base fondamentale du commerce de l’Offusque-l’œil. Aussitôt donc que le projet de bâtisse est en pleine voie d’exécution, nous autres hommes d’affaires, nous nous assurons un joli petit coin du terrain réservé, ou un excellent petit emplacement attenant à ce terrain, ou directement en face. Cela fait, nous attendons que le palais soit à moitié bâti, et nous payons un architecte de bon goût, pour nous bâtir à la vapeur, juste contre ce palais, une baraque ornementée, — une pagode orientale ou hollandaise, ou une étable à cochons, ou quelque ingénieux petit morceau d’architecture fantastique dans le goût Esquimaux, Rickapoo, ou Hottentot. Naturellement, nous ne pouvons consentir à faire disparaître ces constructions à moins d’un boni de cinq cents pour cent sur le prix d’achat et de plâtre. Le pouvons-nous ? Je pose la question. Je la pose aux hommes d’affaires. Il serait absurde de supposer que nous le pouvons. Et cependant il se trouva une corporation assez scélérate pour me demander de le faire — de commettre une pareille énormité. Je ne répondis pas à son absurde proposition, naturellement ; mais je crus qu’il était de mon devoir d’aller la nuit suivante couvrir le susdit palais de noir de fumée. Pour cela, ces stupides coquins me firent fourrer en prison ; et ces Messieurs de l’Offusque-l’œil ne purent s’empêcher de rompre avec moi, quand je fus rendu à la liberté.

Les affaires d’Assauts et Coups, dans lesquelles je fus alors forcé de m’aventurer pour vivre, étaient assez mal adaptées à la nature délicate de ma constitution ; mais je m’y employai de grand cœur, et y trouvai mon compte, comme ailleurs, grâce aux rigides habitudes d’exactitude méthodique qui m’avaient été si rudement inculquées par cette délicieuse vieille nourrice — que je ne pourrais oublier sans être le dernier des hommes. En observant, dis-je, la plus stricte méthode dans toutes mes opérations, et en tenant bien régulièrement mes livres, je pus venir à bout des plus sérieuses difficultés, et finis par m’établir tout à fait convenablement dans la profession. Il est de fait que peu d’individus ont su, dans quelque profession que ce soit, faire de petites affaires plus serrés que moi. Je vais précisément copier une page de mon Livre-Journal ; ce qui m’épargnera la peine de trompeter mon propre éloge — pratique méprisable, dont un esprit élevé ne saurait se rendre coupable. Et puis, le Livre-Journal est une chose qui ne sait pas mentir.

1 janvier. Jour du nouvel an. Rencontre Brusque dans la rue — gris. Memorandum : — il fera l’affaire. Rencontre Bourru peu de temps après, soul comme un âne. Mem : Excellente affaire. Couché mes deux hommes sur mon grand livre, et ouvert un compte avec chacun d’eux.

2 janvier. — Vu Brusque à la Bourse, l’ai rejoint et lui ai marché sur l’orteil. Il est tombé sur moi à coups de poing et m’a terrassé. Merci, mon Dieu ! — Je me suis relevé. Quelque petite difficulté pour m’entendre avec Sac, mon attorney. Je faisais monter les dommages et intérêts à mille ; mais il dit que pour une simple bousculade, nous ne pouvons pas exiger plus de cinq cents. Mem : Il faudra se débarrasser de Sac : — pas le moindre système.

3 janvier. — Allé au théâtre, pour m’occuper de Bourru. Je l’ai vu assis dans une loge de côté au second rang, entre une grosse dame et une maigre. Lorgné toute la société jusqu’à ce que j’aie vu la grosse dame rougir et murmurer quelque chose à l’oreille de B. Je tournai alors autour de la loge, et y entrai, le nez à la portée de sa main. Allait-il me le tirer ? — Non : me souffleter ? J’essayai encore — pas davantage. Alors je m’assis, et fis de l’œil à la dame maigre, et à ma grande satisfaction, le voilà qui m’empoigne par la nuque et me lance au beau milieu du parterre. Cou disloqué, et jambe droite gravement endommagée. Rentré triomphant à la maison, bu une bouteille de champagne, et inscrit mon jeune homme pour cinq mille. — Sac dit que cela peut aller.

15 février. — Fait un compromis avec M. Brusque. Somme entrée dans le journal : cinquante centimes — voir.

16 février. — Chassé par ce vilain drôle de Bourru, qui m’a fait présent de cinq dollars. Cout du procès : quatre dollars, 25 centimes. Profit net — voir Journal — soixante-cinq centimes.

Voilà donc, en fort peu de temps, un gain net d’au moins un dollar et 25 centimes — et rien que pour le cas de Brusque et de Bourru ; et je puis solennellement assurer le lecteur que ce ne sont là que des extraits pris au hasard dans mon Journal.

Il y a un vieux dicton, qui n’en est pas moins vrai pour cela, c’est que l’argent n’est rien en comparaison de la santé. Je trouvais que les exigences de la profession étaient trop grandes pour mon état de santé délicate ; et finissant par m’apercevoir que les coups reçus m’avaient défiguré au point que mes amis, quand ils me rencontraient dans la rue, ne reconnaissaient plus du tout Peter Profit, je conclus que je n’avais rien de mieux à faire que de m’occuper dans un autre genre. Je songeai donc à travailler dans la Boue, et j’y travaillai pendant plusieurs années.

Le plus grand inconvénient de cette occupation, c’est que trop de gens se prennent d’amour pour elle, et que par conséquent la concurrence est excessive. Le premier ignorant venu qui s’aperçoit qu’il n’a pas assez d’étoffe pour faire son chemin comme Annonce-ambulante, ou comme compère de l’Offusque-l’œil, ou comme chair à pâté, s’imagine qu’il réussira parfaitement comme travailleur dans la Boue.

Mais il n’y a jamais eu d’idée plus erronée que de croire qu’on n’a pas besoin de cervelle pour ce métier. Surtout, on ne peut rien faire en ce genre sans méthode. Je n’ai opéré, il est vrai qu’en détail ; mais grâce à mes vieilles habitudes de système, tout marcha sur des roulettes. Je choisis tout d’abord mon carrefour, avec le plus grand soin, et je n’ai jamais donné dans la ville un coup de balai ailleurs que . J’eus soin, aussi, d’avoir sous la main une jolie petite flaque de boue, que je pusse employer à la minute. À l’aide de ces moyens, j’arrivai à être connu comme un homme de confiance ; et, laissez-moi vous le dire, c’est la moitié du succès, dans le commerce. Personne n’a jamais manqué de me jeter un sou, et personne n’a traversé mon carrefour avec des pantalons propres. Et, comme on connaissait parfaitement mes habitudes en affaires, personne n’a jamais essayé de me tromper. Du reste, je ne l’aurais pas souffert. Comme je n’ai jamais trompé personne, je n’aurais pas toléré qu’on se jouât de moi. Naturellement je ne pouvais empêcher les fraudes des chaussées. Leur érection m’a cause un préjudice ruineux. Toutefois ce ne sont pas là des individus, mais des corporations — et des corporations — cela est bien connu — n’ont ni coups de pied à craindre quelque part, ni âme à damner.

Je faisais de l’argent dans cette affaire, lorsque, un jour de malheur, je me laissai aller à me perdre dans l’Éclaboussure-du-chien — quelque chose d’analogue, mais bien moins respectable comme profession. Je m’étais posté dans un endroit excellent, un endroit central, et j’avais un cirage et des brosses première qualité. Mon petit chien était tout engraissé, et parfaitement dégourdi. Il avait été longtemps dans le commerce, et, je puis le dire, il le connaissait à fond. Voici quel était notre procédé ordinaire : Pompey, après s’être bien roulé dans la boue, s’asseyait sur son derrière à la porte d’une boutique, et attendait qu’il vînt un dandy en bottes éblouissantes. Alors il allait à sa rencontre, et se frottait une ou deux fois à ses Wellingtons. Sur quoi le dandy jurait par tous les diables, et cherchait des yeux un cire-bottes. J’étais là, bien en vue, avec mon cirage et mes brosses. C’était l’affaire d’une minute, et j’empochais un sixpence. Cela alla assez bien pendant quelque temps — de fait, je n’étais pas cupide, mais mon chien l’était. Je lui cédais le tiers de mes profits, mais il voulut avoir la moitié. Je ne pus m’y résoudre — nous nous querellâmes et nous séparâmes.

Je m’essayai ensuite pendant quelque temps à moudre de l’orgue, et je puis dire que j’y réussis assez bien. C’est un genre d’affaires fort simple, qui va de soi, et ne demande pas des aptitudes spéciales. Vous prenez un moulin à musique à un seul air, et vous l’arrangez de manière à ouvrir le mouvement d’horlogerie, et vous lui donnez trois ou quatre bons coups de marteau. Vous ne pouvez vous imaginer combien cette opération améliore l’harmonie et l’effet de l’instrument. Cela fait, vous n’avez qu’à marcher devant vous avec le moulin sur votre dos, jusqu’à ce que vous aperceviez une enseigne de tanneur dans la rue, et quelqu’un qui frappe habillé de peau de daim. Alors vous vous arrêtez, avec la mine d’un homme décidé à rester là et à moudre jusqu’au jour du jugement dernier. Bientôt une fenêtre s’ouvre, et quelqu’un vous jette un sixpence en vous priant de vous taire et de vous en aller, etc… Je sais que quelques mouleurs[1] d’orgue ont réellement consenti à déguerpir pour cette somme, mais pour moi, je trouvais que la mise de fonds était trop importante pour me permettre de m’en aller à moins d’un shilling.

Je m’adonnai assez longtemps à cette occupation ; mais elle ne me satisfit pas complètement, et finalement je l’abandonnai. La vérité est que je travaillais avec un grand désavantage : je n’avais pas d’âne — et les rues en Amérique sont si boueuses, et la cohue démocratique si encombrante, et ces scélérats d’enfants si terribles !

Je fus pendant quelques mois sans emploi ; mais je réussis enfin, sous le coup de la nécessité, à me procurer une situation dans la Poste-Farce. Rien de plus simple que les devoirs de cette profession, et ils ne sont pas sans profit. Par exemple : — De très bon matin j’avais à faire mon paquet de fausses lettres. Je griffonnais ensuite à l’intérieur quelques lignes — sur le premier sujet venu qui me semblait suffisamment mystérieux — signant toutes les lettres Tom Dobson, ou Bobby Tompkins, ou autre nom de ce genre. Après les avoir pliées, cachetées et revêtues de faux timbres — Nouvelle-Orléans, Bengale, Botany Bay, ou autre lieu fort éloigné, — je me mettais en train de faire ma tournée quotidienne, comme si j’étais le plus pressé du monde. Je m’adressais toujours aux grosses maisons pour délivrer les lettres et recevoir le port. Personne n’hésite à payer le port d’une lettre — surtout un double port — les gens sont si bêtes ! — et j’avais tourné le coin de la rue avant qu’on ait eu le temps d’ouvrir les lettres. Le grand inconvénient de cette profession c’est qu’il me fallait marcher beaucoup et fort vite, et varier souvent mon itinéraire. Et puis, j’avais de sérieux scrupules de conscience. Je ne puis entendre dire qu’on a abusé de l’innocence des gens — et c’était pour moi un supplice d’entendre de quelle façon toute la ville chargeait de ses malédictions Tom Dobson et Bobby Tompkins. Je me lavai les mains de l’affaire et lâchai tout de dégoût.

Ma huitième et dernière spéculation fut l’Élevage des Chats. J’ai trouvé là un genre d’affaires très agréable et très lucratif, et pas la moindre peine. Le pays, comme on le sait, était infesté de chats, — si bien que pour s’en débarrasser on avait fait une pétition signée d’une foule de noms respectables, présentée à la Chambre dans sa dernière et mémorable session. L’assemblée, à cette époque, était extraordinairement bien informée, et après avoir promulgué beaucoup d’autres sages et salutaires institutions, couronna le tout par la loi sur les chats. Dans sa forme primitive, cette loi offrait une prime pour tant de têtes de chats (quatre sous par tête) ; mais le Sénat parvint à amender cette clause importante, et à substituer le mot queues au mot têtes. Cet amendement était si naturel et si convenable que la Chambre l’accepta à l’unanimité.

Aussitôt que le gouverneur eut signé le bill, je mis tout ce que j’avais dans l’achat de Toms et de Tabbies[2]. D’abord, je ne pus les nourrir que de souris (les souris sont à bon marché) ; mais ils remplirent le commandement de l’Écriture d’une façon si merveilleuse, que je finis par comprendre que ce que j’avais de mieux à faire, c’était d’être libéral, et ainsi je leur accordai huîtres et tortues. Leurs queues, au taux législatif, me procurent aujourd’hui un honnête revenu ; car j’ai découvert une méthode avec laquelle, sans avoir recours à l’huile de Macassar, je puis arriver à quatre coupes par an. Je fus enchanté de découvrir aussi, que ces animaux s’habituaient bien vite à la chose, et préféraient avoir la queue coupée qu’autrement. Je me considère donc comme un homme arrivé, et je suis en train de marchander un séjour de plaisance sur l’Hudson.

  1. Dans le sens de l’ancien mot mouleer, qui moud son blé au moulin banal. (La Curne de Sainte-Palaye.)
  2. Chats tigrés.