L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 334-340).
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VII. — MARIAGE DE L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.


L’homme aux quarante écus s’étant beaucoup formé, et ayant fait une petite fortune, épousa une jolie fille qui possédait cent écus de rente. Sa femme devint bientôt grosse. Il alla trouver son géomètre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une fille. Le géomètre lui répondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l’ordinaire ; mais que les physiciens, qui prédisent les éclipses, n’étaient pas si éclairés qu’elles.

Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait déjà une âme. Le géomètre dit que ce n’était pas son affaire, et qu’il en fallait parler au théologien du coin.

L’homme aux quarante écus, qui était déjà l’homme aux deux cents écus pour le moins, demanda en quel endroit était son enfant[1].

— Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et l’intestin rectum.

— Ô Dieu paternel ! s’écria-t-il, l’âme immortelle de mon fils née et logée entre de l’urine et quelque chose de pis !

— Oui, mon cher voisin, l’âme d’un cardinal n’a point eu d’autre berceau ; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs.

— Ah ! monsieur le savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font ?

— Non, mon ami ; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les philosophes ont imaginé, c’est-à-dire comment les enfants ne se font point.

« Premièrement, le révérend P. Sanchez, dans son excellent livre de Matrimonio, est entièrement de l’avis d’Hippocrate ; il croit comme un article de foi que les deux véhicules fluides de l’homme et de la femme s’élancent et s’unissent ensemble, et que dans le moment l’enfant est conçu par cette union ; et il est si persuadé de ce système physique, devenu théologique, qu’il examine, chapitre xxi du livre second, utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto.

— Eh ! monsieur, je vous ai déjà dit que je n’entends pas le latin ; expliquez-moi en français l’oracle du P. Sanchez. »

Le géomètre lui traduisit le texte, et tous deux frémirent d’horreur.

Le nouveau marié, en trouvant Sanchez prodigieusement ridicule, fut pourtant assez content d’Hippocrate ; et il se flattait que sa femme avait rempli toutes les conditions imposées par ce médecin pour faire un enfant.

« Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes qui ne répandent aucune liqueur, qui ne reçoivent qu’avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul décide contre Hippocrate et Sanchez.

« De plus, il y a très-grande apparence que la nature agit toujours dans les mêmes cas par les mêmes principes : or il y a beaucoup d’espèces d’animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons écaillés, les huîtres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mécanique de génération qui convînt à tous les animaux. Le célèbre Harvey, qui le premier démontra la circulation, et qui était digne de découvrir le secret de la nature, crut l’avoir trouvé dans les poules : elles pondent des œufs ; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c’est pour cela que les bourgeois, et même quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maîtresse ma poule, et qu’on dit que toutes les femmes sont coquettes, parce qu’elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. Malgré ces railleries, Harvey ne changea point d’avis, et il fut établi dans toute l’Europe que nous venons d’un œuf[2].

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Mais, monsieur, vous m’avez dit que la nature est toujours semblable à elle-même, qu’elle agit toujours par le même principe dans le même cas : les femmes, les juments, les ânesses, les anguilles, ne pondent point ; vous vous moquez de moi.

LE GÉOMÈTRE.

Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans ; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux ; les juments, les anguilles en ont aussi. Un œuf se détache de l’ovaire ; il est couvé dans la matrice. Voyez tous les poissons écaillés, les grenouilles : ils jettent des œufs, que le mâle féconde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espèce font éclore leurs œufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes, sont visiblement formés d’un œuf. Tout vient d’un œuf ; et notre globe est un grand œuf qui contient tous les autres.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Mais vraiment ce système porte tous les caractères de la vérité ; il est simple, il est uniforme, il est démontré aux yeux dans plus de la moitié des animaux ; j’en suis fort content, je n’en veux point d’autre : les œufs de ma femme me sont fort chers.

LE GÉOMÈTRE.

On s’est lassé à la longue de ce système : on a fait les enfants d’une autre façon.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Et pourquoi, puisque celle-là est si naturelle ?

LE GÉOMÈTRE.

C’est qu’on a prétendu que nos femmes n’ont point d’ovaire, mais seulement de petites glandes.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Je soupçonne que des gens qui avaient un autre système à débiter ont voulu décréditer les œufs.

LE GÉOMÈTRE.

Cela pourrait bien être. Deux Hollandais s’avisèrent d’examiner la liqueur séminale au microscope, celle de l’homme, celle de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux déjà tout formés qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent même dans le fluide séminal du coq. Alors on jugea que les mâles faisaient tout, et les femmes rien ; elles ne servirent plus qu’à porter le trésor que le mâle leur avait confié.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Voilà qui est bien étrange. J’ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frétillent si prodigieusement dans une liqueur, pour être ensuite immobiles dans les œufs des oiseaux, et pour être non moins immobiles neuf mois, à quelques culbutes près, dans le ventre de la femme ; cela ne me paraît pas conséquent. Ce n’est pas, autant que j’en puis juger, la marche de la nature. Comment sont faits, s’il vous plaît, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez ?

LE GÉOMÈTRE.

Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un médecin, nommé Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument détruire le système d’Harvey. Il aurait, s’il l’avait pu, anéanti la circulation du sang, parce qu’un autre l’avait découverte. Enfin deux Hollandais et M. Andry, à force de tomber dans le péché d’Onan et de voir les choses au microscope, réduisirent l’homme à être chenille. Nous sommes d’abord un ver comme elle ; de là, dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fève. Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes : voilà nos métamorphoses.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Eh bien ! s’en est-on tenu là ? N’y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode ?

LE GÉOMÈTRE.

On s’est dégoûté d’être chenille. Un philosophe extrêmement plaisant a découvert dans une Vénus physique[3] que l’attraction faisait les enfants ; et voici comment la chose s’opère. Le germe étant tombé dans la matrice, l’œil droit attire l’œil gauche, qui arrive pour s’unir à lui en qualité d’œil ; mais il en est empêché par le nez, qu’il rencontre en chemin, et qui l’oblige de se placer à gauche. Il en est de même des bras, des cuisses et des jambes, qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d’expliquer, dans cette hypothèse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n’admet aucun dessein de l’Être créateur dans la formation des animaux ; il est bien loin de croire que le cœur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l’estomac pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre : cela lui paraît trop vulgaire ; tout se fait par attraction.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Voilà un maître fou. Je me flatte que personne n’a pu adopter une idée aussi extravagante.

LE GÉOMÈTRE.

On en rit beaucoup ; mais ce qu’il y eut de triste, c’est que cet insensé ressemblait aux théologiens, qui persécutent autant qu’ils le peuvent ceux qu’ils font rire.

D’autres philosophes ont imaginé d’autres manières qui n’ont pas fait une plus grande fortune : ce n’est plus le bras qui va chercher le bras ; ce n’est plus la cuisse qui court après la cuisse ; ce sont de petites molécules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-être enfin obligé d’en revenir aux œufs, après avoir perdu bien du temps.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

J’en suis ravi ; mais quel a été le résultat de toutes ces disputes ?

LE GÉOMÈTRE.

Le doute. Si la question avait été débattue entre des théologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang répandu ; mais entre des physiciens la paix est bientôt faite : chacun a couché avec sa femme, sans penser le moins du monde à son ovaire, ni à ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystère s’opère. C’est ainsi que vous semez du blé, et que vous ignorez comment le blé germe en terre[4].

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Oh ! je le sais bien ; on me l’a dit il y a longtemps : c’est par pourriture[5]. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu’on m’a dit.

LE GÉOMÈTRE.

C’est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, excepté que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, et que les triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme, par exemple, que deux et deux font quatre.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Oui, je crois qu’il est fort sage de douter ; mais je sens que je suis curieux depuis que j’ai fait fortune et que j’ai du loisir. Je voudrais, quand ma volonté remue mon bras ou ma jambe, découvrir le ressort par lequel ma volonté les remue : car sûrement il y en a un. Je suis quelquefois tout étonné de pouvoir lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connaître un peu… là… toucher au doigt ma pensée. Cela doit être fort curieux. Je cherche si je pense par moi-même, si Dieu me donne mes idées, si mon âme est venue dans mon corps à six semaines ou à un jour, comment elle s’est logée dans mon cerveau[6] ; si je pense beaucoup quand je dors profondément, et quand je suis en léthargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m’étonnent pas moins : j’y trouve du divin, et surtout dans le plaisir.

J’ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n’ai jamais pu y parvenir. Les géomètres savent toutes ces choses ; ayez la bonté de m’instruire.

LE GÉOMÈTRE.

Hélas ! nous sommes aussi ignorants que vous ; adressez-vous à la Sorbonne. »


  1. Voltaire, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, avait, à l’article Génération (comme il est dit tome XIX, page 224), reproduit une partie de ce qu’on va lire, mais avec des variantes que voici :
    LE JEUNE MARIÉ.

    « Monsieur, dites-moi, je vous prie, si ma femme me donnera un garçon ou une fille.

    LE PHILOSOPHE.

    « Monsieur, les sage-femmes et les femmes de chambre disent quelquefois qu’elles le savent ; mais les philosophes avouent qu’ils n’en savent rien.

    LE JEUNE MARIÉ.

    « Je crois que ma femme n’est grosse que depuis huit jours ; dites-moi si mon enfant a déjà une âme.

    LE PHILOSOPHE.

    « Ce n’est pas là l’affaire des géomètres ; adressez-vous au théologien du coin.

    LE JEUNE MARIÉ.

    « Refuserez-vous de me dire en quel endroit il est placé ?

    LE PHILOSOPHE.

    « Dans une petite poche qui s’élargit tous les jours, et qui est juste entre l’intestin rectum et la vessie.

    LE JEUNE MARIÉ.

    « Ô Dieu paternel ! l’âme de mon fils entre de l’urine et quelque chose de pis ! quelle auberge pour l’être pensant, et cela pendant neuf mois !

    LE PHILOSOPHE.

    « Oui, mon cher voisin, l’âme d’un pape n’a point eu d’autre berceau ; et cependant on se donne des airs, on fait le fier.

    LE JEUNE MARIÉ.

    « Je sais bien qu’il n’y a point d’animal qui doive être moins fier que l’homme. Mais comme je vous ai déjà dit que j’étais très-curieux, je voudrais savoir comment, dans cette poche, un peu de liqueur devient une grosse masse de chair si bien organisée. En un mot, vous qui êtes si savant, ne pourriez-vous point me dire comme les enfants se font ?

    LE PHILOSOPHE.

    « Non, mon ami ; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les médecins ont imaginé ; c’est-à-dire, comment les enfants ne se font point.

    « Premièrement, Hippocrate écrit que les deux véhicules fluides de l’homme et de la femme s’élancent et s’unissent ensemble, et que dans le mouvement l’enfant est conçu par cette union.

    « Le révérend P. Sanchez, le docteur de l’Espagne, est entièrement de l’avis d’Hippocrate ; et il en a même fait un fort plaisant article de théologie, que tous les Espagnols ont cru fermement jusqu’à ce que tous les jésuites aient été renvoyés du pays.

    LE JEUNE MARIÉ.

    « Je suis assez content d’Hippocrate et de Sanchez. Ma femme a rempli, ou je suis bien trompé, toutes les conditions imposées par ces grands hommes pour former un enfant et pour lui donner une âme.

    LE PHILOSOPHE.

    « Malheureusement il y a beaucoup de femmes qui, etc. » (B.)


    — Voltaire revient sur la question de l’âme du fœtus, dans le paragraphe xi de l’opuscule intitulé Il faut prendre un parti ; voyez Mélanges, année 1772.

  2. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Thieriot, du 15 septembre 1768.
  3. Titre d’un ouvrage de Maupertuis.
  4. Les observations de Haller de Spallanzani semblent avoir prouvé que l’embryon existe avant la fécondation dans l’œuf des oiseaux, et, par analogie, dans la femelle vivipare ; que la substance du sperme est nécessaire pour la fécondation, et qu’une quantité presque infiniment petite peu suffire. Mais comment, dans ce système, expliquer la ressemblance des mulets avec leurs pères ? Comment cet embryon et ce œuf se forment-ils dans la femelle ? Comment le sperme agit-il sur cet embryon ? Voilà ce qu’on ignore encore. Peut-être quelque jour en saura-t-on davantage. Les vers spermatiques ne deviennent plus du moins des hommes, ni des lapins. Quant aux molécules organiques, elles ressemblent trop aux monades ; mais remarquons, à l’honneur de Leibnitz, que jamais il ne s’est avisé de prétendre avoir vu des monades dans son microscope. (K.)
  5. Saint Paul. Corinth., xv, 36 ; et saint Jean, xii, 24.
  6. Ceci rappelle un passage de la scène ière de l’acte III du Festin de Pierre : et cependant il ne paraît pas que Voltaire ait eu connaissance des éditions qui contenaient ce passage ; voyez, dans les Mélanges, année 1739, une des notes sur la Vie de Molière.