L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 330-334).
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VI — NOUVELLES DOULEURS OCCASIONNÉES PAR LES NOUVEAUX SYSTÈMES.

(Ce petit morceau est tiré des manuscrits d’un vieux solitaire.)


Je vois que si de bons citoyens se sont amusés à gouverner les États, et à se mettre à la place des rois[1] ; si d’autres se sont crus des Triptolèmes et des Cérès, il y en a de plus fiers qui se sont mis sans façon à la place de Dieu, et qui ont créé l’univers avec leur plume, comme Dieu le créa autrefois par la parole.

Un des premiers qui se présenta à mes adorations fut un descendant de Thalès, nommé Telliamed[2], qui m’apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d’abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J’étais encore tout plein des Métamorphoses d’Ovide, et d’un livre où il était démontré que la race des hommes était bâtarde d’une race de babouins : j’aimais autant descendre d’un poisson que d’un singe.

Avec le temps j’eus quelques doutes sur cette généalogie, et même sur la formation des montagnes. « Quoi ! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable à droite et à gauche à dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de siècles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable ? Apprenez que la mer a nécessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu’on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui étaient là plusieurs siècles avant que les hommes eussent des vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a été longtemps tout couvert d’eau. »

Plus il m’endoctrinait, plus je devenais incrédule. « Quoi donc ! me dit-il, n’avez-vous pas vu le falun de Touraine[3] à trente-six lieues de la mer ? C’est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a déposé dans la succession des temps une mine entière de coquilles à trente-six lieues de l’Océan, pourquoi n’aura-t-elle pas été jusqu’à trois mille lieues pendant plusieurs siècles sur notre globe de verre ? »

Je lui répondis : « Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour à pied ; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre ; et quant à votre falun, je doute encore qu’il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne fût qu’une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisément la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurées en langues, et qui ne sont point des langues ; en étoiles, et qui ne sont point des astres ; en serpents roulés sur eux-mêmes, et qui ne sont point des serpents ; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont point pourtant les dépouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figurées, qui représentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient été des maisons et des chênes.

« Si la mer avait déposé tant de lits de coquilles en Touraine, pourquoi aurait-elle négligé la Bretagne, la Normandie, la Picardie, et toutes les autres côtes ? J’ai bien peur que ce falun tant vanté ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la mer se serait répandue à trente-six lieues, ce n’est pas à dire qu’elle ait été jusqu’à trois mille, et même jusqu’à trois cents, et que toutes les montagnes aient été produites par les eaux[4]. J’aimerais autant dire que le Caucase a formé la mer, que de prétendre que la mer a fait le Caucase.

— Mais, monsieur l’incrédule, que répondrez-vous aux huîtres pétrifiées qu’on a trouvées sur le sommet des Alpes ?

— Je répondrai, monsieur le créateur, que je n’ai pas vu plus d’huîtres pétrifiées que d’ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis[5]. Je répondrai ce qu’on a déjà dit, qu’on a trouvé des écailles d’huîtres (qui se pétrifient aisément) à de très-grandes distances de la mer, comme on a déterré des médailles romaines à cent lieues de Rome ; et j’aime mieux croire que des pèlerins de Saint-Jacques ont laissé quelques coquilles vers Saint-Maurice que d’imaginer que la mer a formé le mont Saint-Bernard.

« Il y a des coquillages partout ; mais est-il bien sûr qu’ils ne soient pas les dépouilles des testacés et des crustacés de nos lacs et de nos rivières, aussi bien que des petits poissons marins ?

— Monsieur l’incrédule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de créer.

— Monsieur le créateur, à vous permis ; chacun est le maître dans son mode ; mais vous ne me ferez jamais croire que celui où nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des démonstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu’il n’y a aucune coquille dans les montagnes d’Amérique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé cet hémisphère, et que vous vous soyez contenté de former l’ancien monde : c’est bien assez[6].

— Monsieur, monsieur, si on n’a pas découvert de coquilles sur les montagnes d’Amérique, on en découvrira.

— Monsieur, c’est parler en créateur qui sait son secret, et qui est sûr de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun, pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d’ailleurs le très-humble et très-obéissant serviteur de votre providence. »

Dans le temps que je m’instruisais ainsi avec Telliamed, un jésuite irlandais[7] déguisé en homme, d’ailleurs grand observateur, et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine de blé ergoté. On ne douta pas alors qu’on ne fît des hommes avec de la farine de bon froment. Aussitôt on créa des particules organiques qui composèrent des hommes. Pourquoi non ? Le grand géomètre Fatio[8] avait bien ressuscité des morts à Londres : on pouvait tout aussi aisément faire à Paris des vivants avec des particules organiques ; mais malheureusement les nouvelles anguilles de Needham ayant disparu, les nouveaux hommes disparurent aussi, et s’enfuirent chez les monades, qu’ils rencontrèrent dans le plein au milieu de la matière subtile, globuleuse et cannelée[9].

Ce n’est pas que ces créateurs de systèmes n’aient rendu de grands services à la physique ; à Dieu ne plaise que je méprise leurs travaux ! On les a comparés à des alchimistes qui, en faisant de l’or (qu’on ne fait point), ont trouvé de bons remèdes, ou du moins des choses très-curieuses. On peut être un homme d’un rare mérite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la structure du globe.

Les poissons changés en hommes, et les eaux changées en montagnes, ne m’avaient pas fait autant de mal que M. Boudet. Je me bornais tranquillement à douter, lorsqu’un Lapon[10] me prit sous sa protection. C’était un profond philosophe, mais qui ne pardonnait jamais aux gens qui n’étaient pas de son avis. Il me fit d’abord connaître clairement l’avenir en exaltant mon âme. Je fis de si prodigieux efforts d’exaltation que j’en tombai malade ; mais il me guérit en m’enduisant de poix-résine de la tête aux pieds. À peine fus-je en état de marcher qu’il me proposa un voyage aux terres australes pour y disséquer des têtes de géants, ce qui nous ferait connaître clairement la nature de l’âme. Je ne pouvais supporter la mer ; il eut la bonté de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraqué : ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partîmes ; je me cassai une jambe à l’entrée du trou ; on eut beaucoup de peine à me redresser la jambe : il s’y forma un calus qui m’a beaucoup soulagé.

J’ai déjà parlé de tout cela dans une de mes diatribes[11], pour instruire l’univers très-attentif à ces grandes choses. Je suis bien vieux ; j’aime quelquefois à répéter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tête des petits garçons pour lesquels je travaille depuis si longtemps.


  1. Les économistes.
  2. Nom anagrammatique de Demaillet, et sous lequel a été publié un ouvrage d’après ses idées ; voyez ce que Voltaire en dit dans les chapitres xi et xviii des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).
  3. Voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre xvi des Singularités de la nature.
  4. C’est le système de Buffon ; voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre ii des Singularités de la nature.
  5. Voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre xiii des Singularités de la nature.
  6. Voyez, sur les coquilles et la formation des montagnes, la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe (Mélanges, année 1746). Quant à l’opinion que la terre est de verre, et qu’une comète l’a détachée du soleil, c’est une plaisanterie de M. de Buffon, qui a voulu faire une expérience morale sur la crédulité des Parisiens. (K.)
  7. Needham.
  8. Voyez tome XIX, page 86 ; et dans les Mélanges, année 1769, le chapitre xxxvi de Dieu et les Hommes.
  9. Voyez, sur les anguilles, les Singularités de la nature, chapitre xx (Mélanges, année 1768).
  10. Par ce mot de Lapon, Voltaire désigne Maupertuis, qui avait fait un voyage au pôle, et en avait ramené deux Laponnes qu’il avait enlevées ; voyez une note, page 114.
  11. Voyez la Diatribe du Docteur Akakia (Mélanges, année 1752).