Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’HoffmannPerrotinTome I (p. 255-284).

NATHANAEL À LOTHAIRE.


« Sans doute vous êtes tous pleins d’inquiétude de n’avoir point reçu de lettre de ma part depuis si long-temps. Ma mère doit être fâchée, et Clara croit peut-être que je suis ici en goguette, et que je n’ai plus souvenance d’une charmante figure d’ange, dont mon cœur et ma pensée gardent pieusement l’image. — Il n’en est rien cependant ; chaque jour et à toute heure je pense à vous tous, et dans de douces rêveries, la gracieuse figure de mon aimable Clairette passe devant moi, et me sourit avec son regard limpide si touchant, comme elle ne manquait pas de le faire quand j’arrivais chez vous. — Ah ! comment pouvais-je vous écrire dans la disposition d’esprit déplorable qui jusqu’ici a confondu toutes mes idées ? — Quelque chose de terrible est venu corrompre ma vie ! — Les pressentiments confus d’une destinée affreuse me menacent et m’enveloppent comme de sombres nuages impénétrables à tout rayon lumineux. — Enfin il faut que je te confie ce qui m’est arrivé, maintenant il le faut, je le vois bien ; mais, rien que d’y penser, il m’échappe un rire involontaire, comme si j’étais devenu fou. — Ah ! mon bon ami Lothaire ! comment vais-je m’y prendre pour que tu comprennes que ce qui m’est arrivé récemment a dû réellement jeter dans ma vie un trouble aussi funeste ? Si tu étais ici, tu pourrais te convaincre de ce que j’avance, tandis que tu vas sûrement me traiter de visionnaire radoteur. — Bref, l’événement épouvantable en question, et dont je m’efforce en vain d’atténuer l’impression mortelle, consiste uniquement en ce qu’il y a quelques jours, c’était le 20 octobre, à l’heure de midi, un marchand de baromètres entra dans ma chambre pour m’offrir de ses instruments. Je n’achetai rien, et le menaçai de le jeter par les escaliers ; sur quoi il s’éloigna de son plein gré. — Tu prévois bien que certains rapports tout particuliers et essentiels dans ma vie peuvent seuls donner à cette rencontre une signification raisonnable, et que la personne de cet odieux brocanteur doit avoir sur moi quelque influence bien pernicieuse. — Il en est ainsi effectivement. — Je vais me recueillir de tout mon pouvoir pour te raconter, avec calme et patience, certains détails de mon enfance que l’activité de ta pensée saura transformer en tableaux vivants et colorés.

» Je te vois déjà rire à cette lecture, et j’entends Clara s’écrier : « Mais ce sont de vrais enfantillages ! » — Riez, je vous prie, moquez-vous de moi de tout votre cœur : je vous en conjure instamment ! — Mais, Dieu du ciel ! mes cheveux se dressent d’effroi, et il me semble que cette inspiration de solliciter vos railleries part d’un désespoir insensé, comme les prières que Franz Moor adresse à Daniel1… mais venons au fait.

» Enfants, ma sœur et moi, c’était fort rarement, hormis l’heure du dîner, que nous voyions mon père durant la journée ; il devait être fort occupé par ses affaires. Mais après le repas du soir, qui était servi à sept heures, suivant les vieux usages, nous allions, ainsi que ma mère, avec lui dans son cabinet de travail, et nous prenions tous place autour d’une table ronde.

» Mon père fumait, un grand verre de bière devant lui. Souvent il nous racontait beaucoup d’histoires merveilleuses, et avec un tel entraînement que sa pipe s’éteignait toujours. Alors, j’étais chargé de la rallumer avec du papier enflammé, ce qui m’amusait infiniment. Souvent aussi, il nous mettait dans les mains des livres d’images, et il restait assis dans son fauteuil, immobile et taciturne, en renvoyant des nuages de fumée qui nous enveloppaient tous comme d’un épais brouillard. Ces soirs-là, notre mère paraissait fort triste ; et à peine l’horloge sonnait-elle neuf heures : « Allons, enfants ! disait-elle, au lit, au lit ! voici l’homme au sable : je l’entends qui vient. » — Effectivement, j’entendais toujours alors dans l’escalier un bruit de pas qui semblaient monter pesamment et avec lenteur : ce devait être l’homme au sable. Une fois, ce bruit sourd et étrange m’ayant causé plus de frayeur qu’à l’ordinaire, je demandai à ma mère, pendant qu’elle nous emmenait : « Dis donc, maman, qui est donc ce méchant homme au sable qui nous chasse toujours de chez papa ? quel air a-t-il ? — Il n’y a point d’homme au sable, mon cher enfant, répondit ma mère ; quand je dis : Voici l’homme au sable ! cela veut dire seulement : vous avez sommeil, et vous ne pouvez tenir les yeux ouverts, comme si l’on vous y avait jeté du sable. » — La réponse de ma mère ne me satisfit pas, et dans mon esprit d’enfant s’enracina la conviction que ma mère ne niait l’existence de l’homme au sable que pour nous empêcher d’en avoir peur ; car je l’entendais constamment monter l’escalier.

» Plein de curiosité d’apprendre quelque chose de plus précis sur cet homme au sable et sur ses rapports avec nous autres enfants, je demandai enfin à la vieille femme qui avait soin de ma petite sœur : « Quel homme c’était que l’homme au sable ? — Ah, Thanel, répondit celle-ci, tu ne le sais pas encore ? C’est un méchant homme qui vient trouver les enfants quand ils refusent d’aller au lit ; alors il jette de grosses poignées de sable dans leurs yeux, qui sortent tout sanglants de la tête ; puis il les enferme dans un sac, et les emporte dans la lune pour servir de pâture à ses petits, qui sont dans leur nid. Ceux-ci ont, comme les hiboux, des becs crochus avec lesquels ils mangent les yeux aux petits enfants qui ne sont pas sages. » — Dès ce moment, l’image du cruel homme au sable se peignit en moi sous un aspect horrible. Quand j’entendais le soir le bruit qu’il faisait en montant, je frissonnais de peur et d’angoisse. Ma mère ne pouvait tirer de moi que ce cri balbutié entre mes sanglots : « L’homme au sable ! l’homme au sable !… » Là dessus, je courais me réfugier dans la chambre à coucher, et durant toute la nuit, j’étais tourmenté par la terrible apparition de l’homme au sable.

» J’étais déjà devenu assez grand pour concevoir que le conte de la vieille bonne sur l’homme au sable et son nid d’enfants dans la lune pouvait bien n’être pas tout à fait fondé ; et cependant l’homme au sable resta pour moi un terrible fantôme, et j’étais saisi d’effroi, d’une secrète horreur, quand je l’entendais, non-seulement monter dans l’escalier, mais aussi ouvrir brusquement la porte du cabinet de mon père et la refermer. Quelquefois il restait plusieurs jours de suite sans venir, et puis ses visites se succédaient immédiatement. Ceci dura pendant plusieurs années, et je ne pus m’accoutumer à l’idée de ce revenant odieux ; l’image de ce terrible homme au sable ne pâlissait pas dans mon esprit : ses relations avec mon père vinrent occuper de plus en plus mon imagination. Quant à questionner mon père à ce sujet, j’étais retenu par une crainte invincible ; mais pénétrer le secret par moi-même, voir de mes yeux le mystérieux homme au sable, l’envie bouillonnait dans mon sein et ne fit que s’échauffer avec l’âge. — L’homme au sable m’avait entraîné dans la sphère du merveilleux, du fantastique, dont l’idée germe si facilement dans le cerveau des enfants. Rien ne me plaisait davantage que d’entendre ou de lire des histoires effrayantes d’esprits, de sorcières, de nains, etc. ; mais au-dessus de tout, dominait toujours l’homme au sable, que je dessinais avec de la craie ou du charbon sur les tables, sur les armoires, sur les murs, partout, sous les figures les plus singulières et les plus horribles.

» Lorsque j’eus atteint l’âge de dix ans, ma mère me retira de la chambre des enfants, et m’installa dans une petite pièce qui donnait sur un corridor, non loin du cabinet de mon père. Nous étions encore toujours tenus de nous retirer promptement, quand, au coup de neuf heures, l’inconnu se faisait entendre dans la maison. Je reconnaissais de ma petite chambre quand il entrait chez mon père, et bientôt après, il me semblait qu’une vapeur subtile et d’une odeur singulière se répandait dans les appartements. Avec la curiosité, je sentais s’accroître aussi en moi le courage de faire, d’une manière ou d’autre, la connaissance de l’homme au sable. Souvent je me glissai avec vitesse de ma chambre dans le corridor, après que ma mère s’était éloignée, mais sans rien pouvoir découvrir ; car toujours l’homme au sable était entré lorsque j’atteignais la place d’où j’aurais pu le voir au passage. Enfin, cédant à une impulsion irrésistible, je résolus de me cacher dans la chambre même de mon père, et d’y attendre l’arrivée de l’homme au sable.

» Un jour, au silence de mon père et à la tristesse de ma mère, je pressentis que l’homme au sable viendrait ; je prétextai donc une grande lassitude pour quitter la chambre un peu avant neuf heures, et je me cachai dans un coin tout près de la porte. Peu après, celle de la maison s’ouvrit en craquant, puis se referma. Un pas lourd, lent et sonore, traversa le vestibule, se dirigeant vers l’escalier. Ma mère passa rapidement avec ma sœur devant moi. — J’ouvris tout doucement la porte du cabinet de mon père. Il était assis comme d’habitude, silencieux et immobile, le dos tourné à la porte, et ne me remarqua pas. Je fus bientôt caché dans une armoire à porte-manteaux qui touchait à la porte, et fermée par un rideau seulement. Le bruit de la pesante démarche approchait de plus en plus. On entendait au dehors tousser, murmurer et traîner les pieds d’une façon étrange. Mon cœur palpitait de crainte et d’attente. — Derrière la porte un pas retentit : la sonnette est ébranlée violemment, la porte brusquement ouverte ! — Je m’enhardis non sans peine, et j’entrouve le rideau avec précaution. L’homme au sable est devant mon père, au milieu de la chambre, la clarté des flambeaux rayonne sur son visage ; — l’homme au sable, le terrible homme au sable, c’est… le vieil avocat Coppelius, qui dîne quelquefois chez nous !

» Mais la figure la plus abominable n’aurait pu me causer une horreur plus profonde que ce même Coppelius. — Figure-toi un grand homme à larges épaules, avec une tête difforme de grosseur, un visage d’un jaune terreux, des sourcils gris très-épais sous lesquels brillent deux yeux de chat, verdâtres et perçants, avec un long nez recourbé sur la lèvre supérieure. Sa bouche de travers se contracte souvent d’un rire sardonique, alors apparaissent sur les pommettes de ses joues deux taches d’un rouge foncé, et un sifflement très-extraordinaire se fait passage à travers ses dents serrées. — Coppelius portait constamment un habit gris de cendre coupé à l’antique mode, la veste et la culotte pareilles, mais avec cela des bas noirs et des petites boucles à pierreries sur ses souliers. Sa petite perruque lui couvrait à peine le sommet de la tête, les rouleaux étaient loin d’atteindre à ses grandes oreilles rouges, et une large bourse cousue se détachait de sa nuque, laissant à découvert la boucle d’argent qui assujettissait sa cravate chiffonnée. — Toute sa personne, en un mot, était affreuse et repoussante. Mais ce qui nous déplaisait le plus en lui, à nous autres enfants, c’étaient ses gros poings osseux et velus, au point que nous ne voulions plus de ce qu’il avait touché de ses mains. Il s’en était aperçu, et ce fut alors une jouissance pour lui, quand notre bonne mère nous mettait à la dérobée sur notre assiette un morceau de gâteau ou quelque fruit confit, d’y porter la main sous quelque prétexte, de sorte que, les larmes aux yeux, nous rebutions de dégoût et d’horreur les friandises qui devaient nous combler d’aise. Il en faisait autant, lorsque notre père, aux jours de fête, nous avait versé un petit verre de vin sucré ; il passait vite son poing par-dessus, ou même il portait parfois le verre à ses lèvres bleuâtres, et riait d’un air vraiment diabolique à voir notre répugnance muette et les sanglots étouffés qui manifestaient notre chagrin. En outre, il ne nous appelait jamais autrement que les petites bêtes ; enfin, il nous était interdit de donner, en sa présence, le moindre signe de vie, et nous maudissions le vilain et méchant homme qui se complaisait avec calcul à empoisonner le moindre de nos plaisirs. Notre mère paraissait détester autant que nous le hideux Coppelius ; car, dès qu’il se montrait, sa gaîté, ses manières franches et naïves faisaient place à une gravité triste et sombre. Pour notre père, il se conduisait à son égard comme si c’eût été un être supérieur, dont on dût supporter toutes les impolitesses, et qu’il fallût tâcher, à tout prix, de maintenir en bonne humeur. Aussi l’autre n’avait qu’à faire un léger signe, et ses plats de prédilection étaient aussitôt apprêtés, et les vins les plus précieux lui étaient servis.

» À la vue de ce Coppelius donc, il me vint l’affreuse et effrayante pensée que l’homme au sable n’était nul autre que lui ; mais dans l’homme au sable je ne voyais plus cet épouvantail du conte de la nourrice arrachant aux enfants leurs yeux pour la becquée de son nid de hiboux dans la lune, — non, je voyais un méchant esprit de ténèbres qui, partout où il parait, apporte le malheur, la ruine et le désespoir dans cette vie et pour l’éternité !

» J’étais complètement ensorcelé. — Dans le danger d’être découvert et, comme je le craignais, sévèrement puni, je me tins immobile, la tête en avant, regardant à travers le rideau. Mon père reçut Coppelius avec cérémonie. — « Allons, à l’œuvre ! » s’écria celui-ci d’une voix rauque et ronflante en mettant son habit bas. Mon père, sans rien dire et d’un air soucieux, ôta sa robe de chambre, et tous deux s’affublèrent de longs et noirs sarreaux. Je remarquai d’où ils les avaient tirés. Mon père avait ouvert le battant d’une armoire pratiquée dans la muraille ; mais je vis que ce que j’avais pris si long-temps pour un placard était, non pas une armoire, mais plutôt un enfoncement obscur dans lequel on avait pratiqué un petit fourneau.

» Coppelius s’approcha, et une flamme bleue s’éleva en pétillant au-dessus du foyer. Toutes sortes d’ustensiles étranges étaient épars çà et là. Ah, Dieu !… lorsque mon vieux père se pencha sur ce fourneau, il avait une toute autre expression de figure. Il semblait qu’une douleur horrible et convulsive contractait ses traits doux et honnêtes en l’image repoussante et hideuse du diable ; il ressemblait à Coppelius ! Ce dernier brandissait des tenailles ardentes et retirait de l’épaisse vapeur des morceaux d’une matière brillante qu’il martelait ensuite assidûment. Je croyais à tout moment distinguer des visages humains, mais dépourvus d’yeux : à leur place d’affreuses cavités, noires, profondes. — « Des yeux ici, des yeux ! » s’écria Coppelius d’une voix sourde et tonnante à la fois. — Saisi d’une indicible horreur, je jetai un cri perçant et je tombai de ma cachette sur le plancher. Soudain Coppelius me saisit : « Petite bête, petite bête ! » s’écria-t-il en grinçant des dents ; il me souleva et m’étendit sur le fourneau de telle façon que la flamme commençait à me brûler les cheveux. « À présent nous avons des yeux, — des yeux ! — une belle paire d’yeux d’enfant ! » Ainsi grommelait Coppelius, et il retirait avec ses mains du milieu des flammes des charbons ardents qu’il voulait me jeter sur les yeux. Mon père alors éleva ses mains suppliantes et s’écria : « Maître ! maître ! laisse les yeux de mon Nathanael, — laisse-les lui ! » Coppelius se mit à rire d’une manière retentissante et s’écria : « Soit ! que ce marmot garde ses yeux pour pleurer son pensum dans ce bas monde ; mais au moins nous allons à cette heure bien observer le mécanisme des mains et des pieds. » À ces mots, il me saisit si rudement les membres que mes jointures en craquèrent, et qu’il me déboîta les pieds et les mains en les tournant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. « Ça n’est cependant pas aussi bien qu’avant. — Le vieux l’a compris ! » disait Coppelius d’une voix sifflante. Mais tout devint autour de moi vague et obscur : une convulsion subite agitait mes nerfs et jusqu’à mes os ; et puis, je ne sentis plus rien2. — Une haleine douce et chaude glissa sur mon visage : je sortis comme d’une léthargie ; ma mère était penchée sur moi. « L’homme au sable est-il encore là ? dis-je en bégayant. — Non, mon cher enfant ! il est parti depuis long-temps, et il ne te fera aucun mal ! » disait ma mère en embrassant et en caressant son bien-aimé rendu à la vie.

» Pourquoi te fatiguer, mon bon ami Lothaire ! par un long récit de ces détails, quand il me reste encore tant de choses à te dire ? Bref ! — j’avais été découvert pendant que j’étais aux écoutes et maltraité par Coppelius. La terreur et l’angoisse m’avaient donné une fièvre ardente dont je fus malade durant plusieurs semaines. — « L’homme au sable est-il encore là ? » ce fut mon premier mot raisonnable et le signe de ma guérison et de mon salut. Je n’ai plus qu’à te raconter le plus affreux événement de mon jeune âge, et tu seras alors convaincu que ce n’est pas aveuglement de ma part, si tout aujourd’hui me semble décoloré ; mais qu’une fatalité mystérieuse a réellement étendu sur ma vie un voile de nuages sombres, auquel peut-être il ne me sera permis de me soustraire qu’en mourant !

» Coppelius ne se montra plus : on disait qu’il avait quitté la ville.

» Il pouvait s’être écoulé un an, lorsqu’un soir, suivant l’ancienne et immuable coutume, nous étions assis en cercle à la table ronde. Mon père était fort gai et nous faisait beaucoup de récits amusants des voyages qu’il avait entrepris dans sa jeunesse. Soudain, au coup de neuf heures, nous entendîmes la porte de la maison crier sur ses gonds, et des pas lents et pesants comme du fer retentir dans le vestibule, puis sur l’escalier. « C’est Coppelius ! dit ma mère en pâlissant. — Oui…, c’est Coppelius, » reprit mon père d’une voix sourde et cassée. Les larmes jaillirent des yeux de ma mère : « Mais, père, s’écria-t-elle, père ! faut-il donc qu’il en soit ainsi ? — C’est pour la dernière fois, répliqua-t-il, qu’il vient ici, je te le promets. Va, va-t-en avec les enfants ; allez ! — allez au lit. Bonne nuit ! »

» Il me semblait que j’avais la poitrine oppressée sous des pierres froides et massives ; — ma respiration était suspendue ; — ma mère me saisit par le bras en me voyant demeurer immobile : « Viens, Nathanael, viens donc ! » Je me laissai emmener, j’entrai dans la chambre. « Sois tranquille, sois tranquille, mets-toi au lit. — Dors ! — dors ! » me dit ma mère en s’éloignant. Mais, tourmenté d’une frayeur et d’une anxiété indéfinissables, je ne pus fermer l’œil. L’odieux, l’horrible Coppelius était devant moi avec des yeux étincelants et me souriait d’un air moqueur : je m’épuisais en vains efforts pour me délivrer de cette vision… Il pouvait être à peu près minuit, lorsque se fit entendre un bruit terrible pareil à l’explosion d’une arme à feu. Toute la maison en retentit, quelqu’un passa bruyamment devant ma chambre, et puis la porte extérieure se ferma avec fracas. « C’est Coppelius ! » m’écriai-je avec horreur, et je sautai hors de mon lit. J’entendis des cris déchirants de désespoir ; je m’élançai dans la chambre de mon père, la porte était ouverte, une fumée étouffante me suffoqua en y entrant ; la fille de service criait : « Ah, mon maître ! mon maître !… » Devant le foyer fumant, sur le plancher, mon père était étendu mort, la figure noire, brûlée, et les traits horriblement décomposés ; à côté de lui, mes sœurs criaient et se lamentaient, ma mère était évanouie auprès d’elles. « Coppelius ! Satan ! scélérat ! tu as tué mon père ! » m’écriai-je et je perdis l’usage de mes sens. — Quand, le surlendemain, on mit mon père dans le cercueil, l’aspect de son visage était redevenu doux et bon, comme de son vivant. Mon âme conçut la pensée consolante que, peut-être, son commerce avec le réprouvé Coppelius ne l’avait pas précipité dans la damnation éternelle.

» La détonation avait réveillé les voisins, l’événement devint public, et l’autorité informée voulut faire citer Coppelius comme responsable du fait ; mais il avait disparu de la ville sans laisser de traces.

» Quand tu sauras, mon bon ami Lothaire ! que ce marchand de baromètres était précisément l’infâme Coppelius, tu ne me reprocheras sans doute pas d’interpréter cette fâcheuse rencontre comme le présage de grands malheurs. Il était vêtu différemment, mais l’aspect de ce Coppelius et les moindres traits de son visage sont trop profondément gravés dans mon esprit pour qu’une méprise de ma part soit possible. En outre, Coppelius n’a pas même changé son nom ; il se donne ici, à ce que j’ai appris, pour un mécanicien piémontais, et se fait appeler Giuseppe Coppola.

» Je suis déterminé à lui tenir tête, et à venger la mort de mon père, qu’il en résulte ce qu’il voudra.

» Ne dis rien à ma mère de l’apparition de l’affreux démon. — Salut à ma chère et charmante Clara ; je lui écrirai dans une disposition d’esprit plus calme. — Adieu. »

CLARA A NATHANAEL.


« Il est vrai que tu ne m’as pas écrit depuis bien long-temps ; mais je crois néanmoins que tu me portes dans ton cœur et dans ta pensée ; car je devais te préoccuper bien vivement, lorsqu’au moment d’expédier la dernière lettre à mon frère Lothaire, tu y mis mon adresse au lieu de la sienne. J’ouvris la lettre avec joie, et je ne m’aperçus de l’erreur qu’à ces mots : « Ah ! mon bon ami Lothaire ! » — J’aurais dû alors ne pas continuer à lire et remettre la lettre à mon frère. Mais à toi qui m’as reproché maintes fois, dans nos taquineries d’enfants, d’avoir une âme tellement tranquille et un caractère de femme si posé, que, la maison menaçât-elle de crouler, je redresserais encore comme cette autre, avant de fuir, un faux pli dans les rideaux des croisées, j’ose à peine te certifier que le début de ta lettre m’avait profondément émue ; je pouvais à peine respirer, j’avais des éblouissements. — Ah ! mon bien-aimé Nathanael ! que pouvait être ce qui influait sur ta vie d’une manière si terrible ? Ne plus te revoir, être séparée de toi ! cette idée me déchira le sein comme un coup de poignard. — Je continuai à lire. — Ta description de l’affreux Coppelius est effrayante. J’ignorais jusqu’à ce jour de quelle mort affreuse et violente était mort ton bon vieux père. Frère Lothaire, à qui je remis sa propriété, chercha à me rassurer, mais il n’y réussit guère. Le fatal marchand de baromètres, Giuseppe Coppola, me poursuivit tout un jour, et, j’en suis presque honteuse, mais il faut bien en convenir, mon sommeil même, toujours si franc et si paisible, fut troublé de milles rêves déraisonnables et de visions étranges. Bientôt pourtant, et dès le lendemain, je vis les choses sous un aspect plus naturel. Ne te fâche donc pas, mon bien-aimé, si tu apprenais par Lothaire, qu’en dépit de tes singuliers pressentiments sur la funeste influence de Coppelius, j’ai repris ma gaîté et ma sérénité d’esprit ordinaires.

» Je t’avouerai franchement qu’à mon avis tout le surnaturel et l’horrible dont tu fais mention, n’ont de fondement que dans ton imagination, et que la réalité des faits y a bien peu de part. Le vieux Coppelius devait être sans doute repoussant ; mais on conçoit que son aversion pour les enfants vous inspira à votre âge, pour sa personne, un profond sentiment d’horreur. Alors le terrible homme au sable du conte de la nourrice se confondit dans ton esprit d’enfant avec le vieux Coppelius, et celui-ci resta à tes yeux, quoique tu ne crusses plus à l’homme au sable, un spectre diabolique pernicieux, surtout pour les enfants.

» Ses menées nocturnes et mystérieuses avec ton père n’avaient probablement d’autre but que des expériences alchimiques, auxquelles ils se livraient en commun. Ta mère ne pouvait en concevoir que du chagrin, puisque cela devait inévitablement absorber beaucoup d’argent sans profit, et qu’en outre, ainsi qu’il résulte toujours, dit-on, de ce genre de travaux, le cœur de ton père, adonné tout entier à ses idées spéculatives, y sacrifiait ses affections de famille. Il est presque certain que la mort de ton père est l’effet de sa propre imprudence, et que Coppelius n’en est pas responsable. Croirais-tu que j’ai interrogé hier l’apothicaire notre voisin, versé dans ces sortes de choses, pour savoir si les expériences chimiques pouvaient produire une explosion capable de donner ainsi la mort immédiatement ? « Oui, certainement, » m’a-t-il répondu, et il m’a décrit à sa manière, avec force détails et particularités, comment cela pouvait arriver, mêlant à ses explications tant de noms hétéroclites que pas un ne m’est resté dans la mémoire. — Tu prendras en pitié ta pauvre Clara ; je t’entends dire : « Cette âme de glace n’est accessible à aucune impression de l’élément mystérieux qui souvent entoure l’homme de ses rayons invisibles ; elle ne voit du monde que la brillante superficie, et se réjouit comme l’enfant à l’aspect du fruit dont l’enveloppe dorée couvre et recèle un mortel poison. »

» Ah ! mon bien-aimé Nathanael, crois-tu donc que le pressentiment d’une puissance inconnue, qui cherche à s’emparer de notre propre conscience à notre préjudice, ne puisse se révéler aussi aux âmes sereines, tranquilles et insouciantes ? — Mais pardonne-moi si je m’avise, moi, simple fille, de vouloir me rendre compte de cette espèce de combat intérieur. — Je pourrais bien ne pas trouver toujours les mots convenables, et tu te moqueras, non pas d’une pensée peut-être absurde, mais de ma maladresse à l’exprimer.

» Existe-t-il une puissance occulte capable de prendre sur notre âme un ascendant tellement perfide et malfaisant, qu’il nous entraîne dans une voie périlleuse et de désastre, qui, sans cela, nous fût restée inconnue à jamais ? — Si cette puissance existe, il faut alors qu’elle s’assimile à nous-même, qu’elle devienne, pour ainsi dire, notre propre essence ; car ce n’est qu’ainsi que nous pouvons y ajouter foi, et la laisser maîtresse d’accomplir son œuvre mystérieuse. Mais si, doués d’un esprit assez fort et d’une conscience inflexible, nous apprécions constamment le maléfice d’une pareille influence, et si nous poursuivons d’un pas tranquille la route que nous ont tracée notre nature et nos inclinations ; alors cette puissance occulte succombe en de vains efforts pour nous susciter un ennemi sous l’apparence d’un fantôme à notre image. « Il est hors de doute, ajoute Lothaire, que cette puissance occulte matérielle, quand nous avons accepté son joug, fascine souvent notre imagination au sujet de certaines figures étrangères que nous rencontrons par hasard dans le monde extérieur, de telle sorte que, par une illusion magique, ces figures nous semblent animées d’un esprit, dont nous sommes nous-mêmes le véritable mobile. Ainsi notre propre image altérée, mais intimement unie au moi réel qu’elle tient sous sa dépendance, tantôt nous plonge au fond des enfers, tantôt nous ravit jusqu’aux cieux. » — Tu vois, mon bien-aimé Nathanael, que frère Lothaire et moi nous avons approfondi la théorie des puissances et des forces occultes, laquelle, depuis que j’en ai formulé, non sans peine, les points sommaires, me semble extrêmement ardue. Je ne comprends pas bien le dernier raisonnement de Lothaire, je ne fais que soupçonner ce qu’il pose en principe, et cependant il me semble vaguement que tout cela doit être absolument vrai.

» Je t’en supplie, chasse tout à fait de ta pensée le vilain avocat Coppelius et le marchand de baromètres Giuseppe Coppola. Sois persuadé que ces individualités étrangères n’ont aucune influence sur toi ; ce n’est que la croyance à leur fatalité qui peut, en effet, leur donner ce caractère à ton préjudice. Si chaque ligne de ta lettre ne portait l’empreinte de l’exaltation excessive de ton esprit, si ta situation ne m’affligeait pas jusqu’au fond de l’âme, en vérité, j’aurais beau jeu à plaisanter sur l’avocat au sable et sur le brocanteur en baromètres Coppelius. Tâche de te distraire ; de la gaîté ! — Je me suis proposé de remplir l’office de ton génie protecteur, et si le vilain Coppola s’avisait de te tourmenter dans tes rêves, je compte le chasser sans répit par un grand éclat de rire ; je n’ai pas la moindre frayeur de lui ni de ses poings velus, et l’avocat ne me gâterait pas plus une friandise, que l’homme au sable ne me fait craindre pour mes yeux.

» Pour toujours, mon bien-aimé Nathanael, etc. »

NATHANAEL A LOTHAIRE.


« Il m’est fort désagréable que Clara ait ouvert et lu ma dernière lettre, par suite d’une erreur dont ma distraction, il est vrai, est la seule cause. Elle m’a écrit une lettre sérieuse et philosophique dans laquelle elle établit longuement que Coppelius et Coppola n’existent point en réalité, et que ce sont des fantômes de mon imagination que je puis voir s’évanouir à mon gré par la simple réflexion. — On ne croirait pas, en effet, que l’esprit qui se reflète dans ces grands yeux de jeune fille, dont le sourire gracieux nous caresse comme l’image d’un rêve doux et charmant, on ne croirait pas, dis-je, que cet esprit puisse argumenter aussi judicieusement et aussi magistralement. Elle suit tes inspirations. Vous avez parlé de moi. Tu lui lis peut-être de gros traités de logique pour lui apprendre à bien peser et à débrouiller toutes choses ? — Laissons cela ! — Au reste, il est positif que le marchand de baromètres, Giuseppe Coppola, n’est nullement le vieux avocat Coppelius. Je suis les leçons du professeur de physique nouvellement arrivé ici, qui se nomme Spallanzani comme le célèbre physicien, et est aussi d’origine italienne. — Il connait Coppola depuis plusieurs années déjà, et, d’ailleurs, on reconnait à la prononciation de celui-ci qu’il est vraiment Piémontais. Coppelius était Allemand, seulement je ne dis pas que ce fût un honnête Allemand. Je ne suis pas entièrement tranquillisé. Regardez-moi toujours, toi et Clara, comme un sombre rêveur ; mais je ne puis me délivrer de l’impression qu’a produite sur moi la ressemblance maudite de Coppelius. Je suis content qu’il ait quitté la ville, comme Spallanzani me l’a appris. Ce professeur est un personnage singulier. C’est un petit homme tout rond, les os des joues et de la face très-prononcés, le nez fin, les lèvres déjetées et des petits yeux perçants. Mais tu peux en avoir une idée plus vraie que n’importe par quelle description, en regardant le Cagliostro de Chodowiecki dans je ne sais quel almanach de Berlin. C’est l’exact portrait de Spallanzani. — Dernièrement, je montais son escalier, je m’aperçois que le rideau d’une porte vitrée, soigneusement fermé d’ordinaire, laissait passer un petit jour sur le côté. Je ne sais comment j’eus la curiosité d’y appliquer l’œil. Une femme d’une taille élancée, et de la plus admirable conformation, vêtue magnifiquement, était assise dans cette chambre devant une petite table, sur laquelle elle appuyait ses deux bras, les mains croisées. Elle était placée vis-à-vis la porte, et je pus contempler l’angélique beauté de son visage. Mais elle, tournée vers moi, semblait ne pas me voir, ou plutôt ses yeux avaient je ne sais quel regard fixe, comme dénué, pour ainsi dire, d’aucune puissance de vision. Elle me faisait l’effet d’une personne qui dormirait les yeux ouverts. Je me sentis tout troublé, et je me glissai silencieusement dans la salle du cours, voisine de cet endroit. J’ai appris depuis que la femme en question était Olympie, la fille de Spallanzani, qu’il tient renfermée avec une rigueur brutale et extravagante, au point que personne absolument ne peut en approcher. — Après tout, il y a peut-être à cela quelque bon motif : peut-être est-elle imbécille, ou est-ce une autre raison.

» Mais à quoi bon t’écrire tant de bavardages ? j’aurais pu te raconter tout cela plus en détail de vive voix. Apprends, en effet, que dans quinze jours je serai près de vous. J’ai besoin de revoir ma douce et chère figure d’ange, ma Clara ! Alors se dissipera la fâcheuse disposition qui, je dois en convenir, voulait s’emparer de moi, après sa lettre étrange et si positive. — C’est ce qui m’empêche de lui écrire encore aujourd’hui.

» Mille saluts, etc., etc. »

On ne peut rien imaginer de plus extraordinaire et de plus surprenant que ce qui est arrivé à mon pauvre ami, le jeune étudiant Nathanael, et ce dont j’ai entrepris, bienveillant lecteur, de te faire le récit.

As-tu jamais ressenti, lecteur bénévole, une impression qui remplît entièrement ton sein, qui s’emparât de ton esprit et de ta pensée à l’exclusion de tout le reste ? Alors tu palpitais et frémissais intérieurement, ton sang enflammé parcourait tes veines en bouillonnant et colorait plus ardemment tes joues ; de tes yeux jaillissaient des regards étranges comme si tu voulais embrasser dans l’espace des figures invisibles à tout autre, et tes paroles s’échappaient en soupirs inarticulés. — Aux questions de tes amis alarmés : Qu’éprouvez-vous donc, mon estimable ami ? — qu’avez-vous, mon cher ? Si tu voulais répondre, et définir ta sensation intime avec ses vives couleurs, ses ombres et ses clartés ; en t’efforçant de trouver des termes pour t’exprimer, il te semblait que, du premier mot, tu allais évoquer toute la magie splendide, horrifique, épouvantable ou joyeuse qui te possédait, de manière à saisir tout le monde comme par une secousse électrique : et cependant pas une parole, pas une des ressources du langage qui ne te parût décolorée, inerte et impuissante. Tu cherches, tu hésites, tu bégayes, tu balbuties… ; et les propos de tes amis, dans leur sang-froid, tombent comme un souffle glacial sur la flamme qui te consume et finissent par l’éteindre tout à fait. — Mais si tu avais d’abord, à l’instar d’un peintre hardi, fixé en quelques traits grandioses l’ébauche de ton tableau imaginaire, alors il te devenait facile de le colorer graduellement des tons les plus vigoureux ; et les amis, émus à l’aspect de tant de figures variées et vivantes, partagaient avec toi l’illusion et le charme de ce spectacle créé par ton imagination !

À dire vrai, et je dois te l’avouer, lecteur bénévole ! personne ne m’a questionné sur l’histoire du jeune Nathanael. Mais tu n’ignores pas que j’appartiens à l’espèce singulière des auteurs, qui ne se voient nantis du moindre document semblable à ce que je viens d’exposer, sans s’imaginer que tous ceux qui les approchent, que le monde entier même les sollicite en leur disant : « Qu’est-ce donc, mon cher ? oh ! racontez-nous cela. » — J’ai donc ressenti une violente démangeaison de t’entretenir de l’histoire extraordinaire de Nathanael. J’avais l’âme remplie de ce que sa vie présente d’étrange et de fatal. Mais c’est précisément à cause de cela, et, en outre, parce qu’il fallait te préparer, cher lecteur, à écouter du merveilleux, ce qui n’est pas peu de chose, que je me suis tourmenté l’esprit pour trouver à l’histoire de Nathanael un début remarquable, original, saisissant ! — « Il y avait une fois… : » Le plus beau commencement de tout récit, mais un peu fade. — « Dans la petite ville de province de S.... vivait… : » Pas trop mal, au moins c’est mettre d’abord au fait du lieu de la scène. — Ou bien tout de suite, medias in res : « Allez-vous en au diable ! s’écria l’étudiant Nathanael, la fureur et l’effroi peints dans ses regards farouches, quand le marchand de baromètres Giuseppe Coppola… » Ceci, je l’avais effectivement déjà écrit, lorsque je crus apercevoir dans les regards farouches de l’étudiant Nathanael quelque chose de burlesque, et l’histoire n’est pourtant nullement plaisante. Bref, il ne me venait à l’esprit aucune tournure de phrase qui me parût réfléchir le moins du monde, l’éclatant coloris du tableau que j’imaginais en moi-même. Je pris le parti de ne pas commencer du tout. — Accepte donc, lecteur bénévole, les trois lettres que mon ami Lothaire a eu la bonté de me communiquer pour l’esquisse dudit tableau, que je m’efforcerai, dans le cours du récit, d’animer de touches de plus en plus vigoureuses. Peut-être réussirai-je, ainsi qu’un bon peintre de portraits, à vivifier si bien quelque figure, que tu la trouves ressemblante sans en connaître l’original, et que tu t’imagines même avoir vu souvent le modèle de tes propres yeux. Peut-être alors, cher lecteur, en viendras-tu à croire que la vie réelle est pleine de merveilleux et de fantastique, et que le poète n’en peut saisir les rapports secrets que comme les reflets obscurs d’une glace dépolie.

Pour compléter les premiers éclaircissements nécessaires à l’intelligence de cette histoire, il faut ajouter aux lettres précédentes que, peu de temps après la mort du père de Nathanael, Clara et Lothaire, enfants d’un parent éloigné, dont la mort également récente les avait laissés orphelins, furent recueillis par la mère de Nathanael dans sa propre maison. Clara et Nathanael éprouvèrent, l’un pour l’autre, un vif penchant auquel personne au monde n’avait rien à objecter. Ils étaient, en conséquence, promis ou fiancés, lorsque Nathanael s’absenta pour continuer ses études à G...., où il est en ce moment, et où il suit les cours du professeur de physique Spallanzani.

Je pourrais donc maintenant continuer tranquillement mon récit ; mais voici l’image de Clara qui surgit devant moi d’une manière si frappante que je ne puis en détourner les yeux, ce qui ne manque pas d’arriver chaque fois qu’elle m’adresse un de ses sourires enchanteurs. — Clara ne pouvait certainement passer pour belle, tous les experts et connaisseurs en cette matière s’accordaient à le dire. Cependant les architectes vantaient les élégantes proportions de sa taille, les peintres ne savaient reprocher à ses épaules, à son cou et à sa poitrine qu’un excès de chasteté dans les formes ; mais ils s’extasiaient d’une commune voix sur sa magnifique chevelure de Madeleine, et extravaguaient à qui mieux mieux sur le coloris de sa peau digne de Battoni3. L’un d’eux, entr’autres, un véritable enthousiaste, établit un jour une comparaison bizarre entre les yeux de Clara et un lac de Ruisdael, où se réfléchit le pur azur d’un ciel sans nuages, le bois et la plaine fleurie, tout l’aspect vivant et coloré d’un riant et frais paysage. Les poètes et les compositeurs renchérissaient encore et disaient : « Quoi, lac ! — quoi, miroir ! pouvons-nous jeter un seul regard sur cette jeune fille, sans être frappés des accents célestes, des mélodies merveilleuses qui rayonnent dans ses yeux et qui nous pénètrent si profondément que tout notre être en est ému et inspiré ? Si nous ne faisons rien de vraiment beau, c’est qu’en général nous ne valons pas grand’chose, et nous en lisons clairement aussi le pronostic dans ce fin sourire qui voltige sur les lèvres de Clara, quand nous avons l’impertinence de lui rabâcher de ces lieux communs qu’on a la prétention d’appeler de la musique ou de la poésie, bien que ce ne soit qu’un vain assemblage de sons vides et confus. »

C’était la vérité en effet. Clara avait l’imagination vive et féconde d’un enfant joyeux et naïf, une âme de femme sensible et tendre, et une raison pleine de lucidité et de pénétration. Les rêves-creux et les esprits romanesques avaient mauvais jeu auprès d’elle ; car, sans beaucoup de paroles, ce qui eût été en désaccord avec la quiétude naturelle de Clara, son regard clair et son sourire plein d’une finesse ironique semblaient dire : Mes chers amis ! comment pouvez-vous prétendre me faire considérer comme des figures réelles douées de la vie et du mouvement, vos fantômes passagers et vaporeux ?… Cette manière de voir suscita à Clara plus d’une accusation de prosaïsme, de froideur et d’insensibilité, tandis que d’autres, envisageant la vie sous l’image d’une eau non moins limpide que profonde, admiraient ce sens judicieux allié à tant de naïveté, et ressentaient pour la jeune fille l’affection lu plus vive. Mais personne ne l’aimait au même degré que Nathanael, adonné aux sciences et aux arts avec autant de succès que d’application et de zèle. — Clara avait voué un attachement absolu au bien-aimé de son cœur. Le moment de leur séparation avait seul amené quelques nuages sur leur vie commune. Avec quel ravissement elle vola dans ses bras quand, rendu à sa ville natale conformément aux termes de sa dernière lettre à Lothaire, il parut tout-à-coup dans la chambre de sa mère ! La prévision de Nathanael se réalisa. Car, à l’instant où il revit Clara, il ne pensa plus ni à l’avocat Coppelius, ni au positif de la lettre tant reprochée à Clara ; toute rancune s’était évanouie.

Il avait cependant raison Nathanael, quand il écrivait à son ami Lothaire que l’apparition et la figure antipathique du marchand de baromètres avaient jeté dans sa vie le trouble le plus funeste. Tous le sentirent, dès les premiers jours, au changement total survenu dans son caractère. Il tombait à chaque instant dans de sombres rêveries, et devint bientôt d’une singularité d’humeur complètement opposée à son naturel. Tout, et la vie elle-même, se transformait pour lui en rêves et en pressentiments ; il répétait sans cesse que l’homme, qui se croyait libre, n’était qu’un jouet soumis aux cruels caprices des puissances occultes, qu’on se révoltait en vain contre elles, qu’il fallait humblement subir les arrêts de la fatalité. Il allait jusqu’à soutenir que c’était une folie que de croire à la force de notre volonté spontanée pour cultiver avec fruit les sciences et les arts ; car, disait-il, l’inspiration sans laquelle on ne réussit à rien, n’a pas son origine en nous, mais est due à l’influence d’un principe étranger qui nous est supérieur.

Cette rêverie mystique déplaisait infiniment à la raisonnable Clara ; mais il lui semblait que ce serait une peine perdue que de s’engager en contradictions avec lui. Cependant lorsque Nathanael voulut prouver un jour que Coppelius était le mauvais génie qui s’était insinué en lui au moment où il écoutait derrière le rideau, et que ce démon malfaisant troublerait d’affreuse manière le bonheur de leurs amours, cette fois Clara devint très-sérieuse et dit : « Oui, Nathanael ! tu as raison : Coppelius est un principe nuisible et malfaisant, il peut comme un génie infernal qui disposerait visiblement de notre vie, causer d’horribles résultats, mais seulement dans le cas où tu renoncerais à le bannir de ton esprit et de ta pensée. Tant que tu y crois, il est et il agit ; ta croyance seule fait sa puissance ! »

Irrité que Clara persistât à n’attribuer l’existence de son démon qu’à une prévention d’esprit, Nathanael se disposait à développer toute la théorie mystérieuse des puissances malignes et diaboliques. Mais Clara l’interrompit avec un chagrin concentré, et sur un prétexte indifférent ; ce qui porta au comble le dépit de Nathanael. Il pensa que des secrets de cette profondeur étaient impénétrables pour les âmes froides et insensibles, sans s’avouer positivement qu’il rangeait sa Clara au nombre de ces natures inférieures, et, en conséquence, il continua ses tentatives pour l’initier à ces révélations. Le matin de bonne heure, pendant que Clara surveillait les préparatifs du déjeuner, il était près d’elle et lui lisait toutes sortes de livres mystiques, si bien que Clara se prit à lui dire : « Mais, cher Nathanael, si je voulais maintenant t’accuser d’être le mauvais principe qui agit hostilement sur mon café ? car si, comme tu l’exiges, je dois ne m’occuper de rien et te regarder en face, toute la durée de ta lecture, le café se répandra dans les cendres, et adieu votre déjeuner ! »

Nathanael ferma brusquement son livre, et courut plein d’humeur se renfermer dans sa chambre. Il avait possédé autrefois un talent particulier pour composer des narrations spirituelles et gracieuses qu’il mettait par écrit, et que Clara écoutait constamment avec le plus vif plaisir. Mais à cette heure ses essais dans ce genre étaient toujours sombres et inintelligibles, presqu’informes, et il sentait bien, lors même que Clara pour l’épargner s’abstenait de donner son avis, qu’elles étaient loin de l’intéresser. En effet, rien n’agissait plus mortellement sur Clara que l’ennui. Dans son regard et dans sa parole se lisait alors un assoupissement intellectuel invincible. Et les compositions de Nathanael étaient réellement fort ennuyeuses. Sa mauvaise humeur contre l’âme prosaïque et froide de Clara s’accrut de jour en jour ; Clara de son côté ne pouvait surmonter la sienne contre le mysticisme obscur, sombre et fastidieux de Nathanael ; leurs cœurs s’éloignaient ainsi l’un de l’autre insensiblement, et sans qu’ils y prissent garde.



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NOTES DU TRADUCTEUR


1. Allusion à la scène première du cinquième acte des Brigands de Schiller. — Franz, poursuivi par le remords du forfait qu’il a commis contre son père, se réveille en sursaut après un horrible rêve, et rencontre Daniel, son vieux serviteur, qu’il épouvante par sa contenance et ses discours égarés. Puis il entreprend le récit de ce songe, et cherche lui-même à se soustraire à l’impression d’effroi qu’il lui cause : « Les rêves ne signifient rien, n’est-ce pas, Daniel ?… Je veux te raconter… mais, je t’en prie, moque-toi bien de moi ! — C’est un plaisant rêve !… — Eh bien pourquoi ne ris-tu pas ?

Daniel : Je frissonne des pieds à la tête. — Dieu ! ayez pitié de moi.

Franz : Allons donc, ne dis pas cela. Appelle-moi un fou, un radoteur, un extravagant ! Je t’en prie, mon bon Daniel, moque-toi de moi !

Daniel : Les rêves viennent de Dieu. Je prierai pour vous. — etc. »

2. Il devient évident, par la suite du récit, que tous ces détails, toujours présents à l’esprit frappé de Nathanael comme autant de réalités, ne sont que les effets très-naturels de son évanouissement et des illusions produites par le délire de la peur. C’est à l’aide d’une interprétation contraire que Walter Scott appesantit sa critique sur ce passage, et qu’il prête gratuitement un rôle odieux au père de Nathanael, pour démontrer la frénésie prétendue de l’auteur. Le lecteur jugera si le paragraphe suivant et la lettre de Clara ne devaient pas rendre impossible une pareille méprise.

3. Pompée Battoni, peintre célèbre, né à Lucques en 1708, mort à Rome en 1787. Il excellait dans la carnation et la finesse des touches. Sa réputation en Allemagne est sans doute fondée sur son beau tableau de la Madeleine, que possède le musée de Dresde. Ses autres ouvrages les plus remarquables sont un Homère, une Vierge, qui fait partie du musée du Louvre, et Vénus caressant l’Amour, popularisée par le burin de Porporati.


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