À une époque fort éloignée de la nôtre, vivait, dans une forêt inculte et solitaire du domaine de Fulda, un brave garde-chasse du nom d’Andrès. Il avait été d’abord premier chasseur de la suite du comte Aloys de Vach ; il avait escorté son maître dans ses voyages à travers la belle Italie, et l’avait sauvé par son adresse et sa bravoure d’un imminent danger, lors d’une attaque de brigands sur une des routes périlleuses du royaume de Naples. Dans une auberge de cette ville où ils se logèrent, il y avait une pauvre fille, belle comme un ange, que l’hôte avait recueillie comme orpheline, et qu’il traitait avec beaucoup de dureté, l’employant aux fonctions les plus viles de la basse-cour et de la cuisine. Andrès s’appliqua à la consoler par d’encourageantes paroles, autant qu’il pouvait se faire comprendre d’elle, et la jeune fille conçut pour lui un tel attachement, que pour ne plus s’en séparer, elle voulut le suivre à son retour dans la froide Allemagne. Le comte de Vach, touché des prières d’Andrès et des larmes de Giorgina, permit qu’elle partageât avec son bien-aimé le siège extérieur de sa voiture et elle put achever de la sorte ce long et fatigant voyage.
Avant même de passer la frontière d’Italie, Andrès avait fait bénir son union avec Giorgina, et, quand ils furent enfin arrivés sur les terres du comte de Vach, celui-ci crut récompenser dignement son fidèle serviteur en le nommant garde de la réserve de ses chasses. Andrès partit donc avec sa Giorgina et un vieux valet pour cette forêt déserte et sauvage, qu’il devait garantir des braconniers et des voleurs de bois. — Mais au lieu du bien-être qu’il espérait, d’après les assurances du comte de Vach, il dut mener une vie laborieuse, pénible, tourmentée, et il tomba bientôt dans un gouffre de soucis et de misère. Le modique salaire en argent comptant qu’il recevait du comte de Vach lui suffisait à peine pour se vêtir lui et sa femme ; les petites redevances qu’il percevait dans les ventes du bois étaient rares et éventuelles, et le jardin qu’il cultivait à son profit était souvent ravagé par les loups et les sangliers, quelque bonne garde qu’il fit avec son valet, de sorte qu’il voyait parfois détruit, en une seule nuit, l’espoir de sa dernière ressource.
En outre, sa vie était incessamment menacée par les voleurs de bois et les braconniers. En brave et honnête homme qui préfère la gêne à un repos coupablement acquis, il remplissait strictement et vaillamment les devoirs de sa charge, inaccessible à toute séduction. Aussi était-il exposé à de dangereuses embûches, et ses dogues fidèles le mettaient seuls à l’abri d’une attaque nocturne des brigands.
Giorgina, nullement faite à ce dur climat et à un genre de vie pareil, se flétrissait à vue d’œil. La chaude couleur de son teint se changea en un jaune livide, ses yeux vifs et étincelants s’assombrirent, et la maigreur dégradait chaque jour davantage sa taille naturellement riche. Souvent elle s’éveillait en sursaut à la pâle clarté de la lune. Des coups de feu éclataient dans le lointain, répétés par les échos de la forêt : les dogues aboyaient, son mari se glissait avec précaution hors du lit, et sortait en murmurant avec le valet. Alors elle priait avec ferveur Dieu et ses saints de la tirer avec son mari de cette redoutable solitude et de ce continuel danger de mort. La naissance d’un fils vint attacher Giorgina au lit de douleur ; elle s’affaiblit de plus en plus, et jugea elle-même que sa fin était prochaine.
Le malheureux Andrès rôdait à l’aventure gémissant en lui-même et se maudissant. Car, depuis la maladie de sa femme, tout bonheur l’avait abandonné ; il voyait, comme des ombres fantastiques et railleuses, des pièces de gibier qui semblaient le regarder en tapinois à travers les buissons, et s’évanouir dans l’air dès qu’il déchargeait son fusil. Il ne pouvait plus atteindre aucune proie, et l’adresse consommée de son valet lui procurait seule le gibier qu’il était tenu de fournir au comte.
Un soir, assis près du lit de Giorgina, il contemplait d’un regard fixe sa femme si tendrement chérie et que son épuisement extreme laissait à peine respirer. Dans sa douleur sombre et muette, il avait saisi sa main et était sourd aux gémissements de l’enfant qui languissait exténué par la privation d’aliments. Le valet était parti dès le matin pour Fulda, afin de rapporter en échange de la dernière épargne, quelque soulagement à la pauvre malade. Il n’y avait à deux lieues à la ronde nulle consolation à attendre d’un être humain. L’ouragan seul, avec des sifflements aigus, grondait à travers les noirs sapins d’une voix menaçante, et les dogues poussaient des cris lamentables comme s’ils eussent déploré la profonde infortune de leur maître. — Andrès entendit tout-à-coup résonner comme des pas humains devant la maison. Il crut que c’était son valet qui était de retour, quoiqu’il ne dût pas l’attendre aussi tôt ; mais les chiens s’élancèrent dehors en aboyant violemment : ce devait être un étranger.
Andrès alla lui-même devant la porte. Un homme grand et sec vint alors à sa rencontre, enveloppé dans un manteau gris, et la figure enfoncée sous son bonnet de voyage.
« Eh ! dit l’étranger, comme je me suis pourtant égaré dans le bois ! voici l’orage qui descend des montagnes, et nous allons avoir un temps épouvantable. Me permettriez-vous, cher Monsieur, d’entrer dans votre demeure, afin de me délasser de la fatigue de la route, et de reprendre des forces pour le reste de mon voyage ? — Ah ! Monsieur, répliqua le triste Andrès, vous venez dans une maison d’affliction et de misère, et, hors le siège sur lequel vous pouvez vous reposer, je n’ai à vous offrir la moindre des choses pour vous restaurer. Ma pauvre femme manque de tout elle-même, et mon valet, que j’ai envoyé à Fulda, n’en rapportera que bien tard dans la soirée quelques provisions. » En parlant ainsi, ils étaient entrés dans la chambre. — L’étranger se débarrassa de son bonnet de voyage et de son manteau, sous lequel il portait un petit coffre et une valise. Il déposa aussi sur la table deux pistolets de poche et un poignard.
Andrès s’était approché du lit de Giorgina : elle était privée de connaissance. L’étranger s’approcha pareillement, il regarda longtemps la malade d’un œil pensif et penétrant, puis il prit sa main et consulta attentivement son pouls. Lorsqu’Andrès s’écria désespéré : « Ah, mon Dieu ! elle va mourir ! — Point du tout, mon cher ami ! dit l’étranger, rassurez-vous. Il ne manque à votre femme qu’une nourriture saine et généreuse. Mais, en attendant, quelque tonique qui ait de l’action peut lui faire un grand bien. Je ne suis pas médecin à la vérité, je suis un marchand, cependant j’ai une certaine expérience de l’art médical, et je possède plusieurs remèdes fort anciens que je porte avec moi et dont je fais aussi commerce. » En même temps l’étranger ouvrit sa cassette, y prit une fiole contenant une liqueur d’un rouge foncé, et en versa quelques gouttes sur du sucre qu’il fit prendre à la malade ; puis il tira de sa valise un petit flacon d’excellent vin du Rhin en cristal taillé, et lui en versa deux cuillerées pleines. Quant à l’enfant, il conseilla de le mettre dans le lit, couché près de sa mère, et de les laisser reposer tous les deux.
Andrès s’imaginait voir un saint descendu du ciel exprès pour le consoler et le secourir. D’abord, le regard faux et perçant de l’étranger l’avait effarouché ; mais l’intérêt bienveillant qu’il montrait pour Giorgina, le soulagement évident qu’il lui avait procuré, le prévenaient maintenant en sa faveur. Il raconta donc avec franchise comment la faveur même qu’avait prétendu lui faire le comte de Vach son maître, était la source de ses tourments et d’une pauvreté dont il ne pourrait sans doute de sa vie secouer le joug accablant. L’étranger, pour le ranimer, lui dit qu’un bonheur inattendu venait souvent combler de tous les biens de la vie l’homme le plus désespéré, et qu’il fallait même risquer quelque chose pour se rendre la fortune favorable. — « Ah ! mon cher Monsieur, dit Andrès, j’ai confiance en Dieu et dans l’intercession des saints que nous prions chaque jour avec ferveur, ma chère femme et moi. Que faudrait-il que je fisse pour me procurer de l’argent et du bien ? Si Dieu dans sa providence ne m’a pas destiné à en avoir, ce serait criminel d’y aspirer ; mais s’il est écrit que je doive acquérir un jour des biens dans ce monde, comme je le dèsire à cause de ma pauvre femme, qui a quitté sa douce patrie pour me suivre dans cette âpre solitude, n’en deviendrai-je pas maître sans compromettre mon corps et ma vie pour des jouissances vaines et périssables. »
L’étranger sourit d’une façon toute particulière à ces paroles du pieux Andrès, et il allait répliquer quelque chose, quand Giorgina se réveilla avec un profond soupir du sommeil où elle était tombée. Elle se trouvait merveilleusement réconfortée, et son enfant, charmant à voir, souriait sur son sein. Andrès était hors de lui de plaisir, il pleurait, il priait, il éclatait en transports de joie. — Le valet, rentré sur ces entrefaites, prépara de son mieux, avec les vivres qu’il rapportait, le repas auquel l’étranger devait prendre part. Celui-ci fit cuire lui-même pour Giorgina un potage nutritif, qu’il composa de toutes sortes d’épices et d’ingrédients dont il était pourvu. La soirée était fort avancée. L’étranger dut, en conséquence, passer la nuit chez Andrès, et à sa prière, on lui prépara un lit de paille dans la chambre même où couchaient Andrès et Giorgina. Andrès, que son anxiété au sujet de sa femme empêchait de dormir, remarqua les signes fréquents d’attention donnès par l’étranger à chaque aspiration un peu pénible de Giorgina, et il le vit se lever d’heure en heure, et s’approcher doucement du lit, pour interroger son pouls et lui faire boire de la potion.
Lorsque le jour eut paru, Giorgina était visiblement mieux. Andrès remercia l’étranger du plus profond de son cœur en le nommant son ange tutélaire. Giorgina rendit aussi grâce à Dieu de ce qu’il avait sans doute exaucé ses instantes prières en lui envoyant un sauveur. Ces vifs témoignages de gratitude semblaient être importuns à l’étranger, il était évidemment embarrassé, et affectait de répéter qu’il aurait dû être un monstre pour ne pas assister la malade de ses connaissances et des médicaments qu’il avait avec lui. Il prétendait, au contraire, devoir plutôt à Andrès des remerciments pour l’avoir accueilli avec tant d’hospitalité, malgré la misère où il était réduit ; et, disant qu’il voulait acquitter la dette que lui imposait la reconnaissance, il tira d’une bourse bien garnie plusieurs pièces d’or qu’il offrit à Andrès.
« Ah ! Monsieur, dit Andrès, comment et pourquoi accepterais-je de vous tant d’argent ? — De vous ouvrir ma maison, alors que vous étiez perdu dans cette vaste et sauvage foret, c’était là un devoir de chrétien, et quand cela vous paraîtrait digne d’une récompense quelconque, vous m’avez déjà rémunéré et au-delà, plus que je ne puis l’exprimer par des paroles, en sauvant ma chère femme d’une mort imminente par votre science bienfaisante. Ah ! Monsieur, je n’oublierai jamais ce que je vous dois, et je ne demande au ciel que de pouvoir reconnaître cette noble action par le sacrifice de mon sang et de ma vie. » À ces mots de l’honnête Andrès, il jaillit des yeux de l’étranger comme un éclair rapide et brûlant. « Brave homme, dit-il, il faut absolument que vous acceptiez cet argent ; vous le devez pour procurer à votre femme une meilleure nourriture et de bons soins, car elle en a maintenant plus besoin que jamais pour ne pas retomber dans son état de souffrance et pouvoir nourrir son enfant. — Hélas, Monsieur, répondit Andrès, pardonnez-moi ! mais une voix intérieure me dit que je ne dois pas prendre cet argent qui ne m’est pas dû. Or cette voix intérieure, à laquelle je me suis toujours confié comme à une suggestion céleste de mon saint patron, m’a jusqu’à cette heure toujours guidé dans le droit chemin, et m’a préservé de tout danger, corps et âme. Voulez-vous pourtant faire acte de libéralité et m’honorer encore d’un bienfait, moi pauvre homme ? — Laissez-moi un petit flacon de votre potion merveilleuse, pour que sa vertu remette ma femme en complète santé… »
Mais Giorgina se mit sur son séant, et, jetant sur Andrès un regard triste et languissant, elle semblait le supplier de se départir en cette occasion de la rigueur de ses scrupules et d’accepter le don du généreux étranger. Celui-ci s’en aperçut. « Eh bien, dit-il, si vous ne voulez absolument pas accepter mon argent, j’en fais présent à votre femme bien-aimée, qui ne dédaignera pas ma bonne intention de vous soustraire aux souffrances de la misère. » Alors il puisa de nouveau dans la bourse, et s’approchant de Giorgina, il lui donna au moins le double de la somme qu’il avait d’abord offerte à Andrès. Giorgina regardait les belles pièces d’or étincelantes, l’œil pétillant de plaisir, et des larmes coulaient le long de ses joues, sans qu’elle pût proférer un mot de remerciment. L’étranger s’écarta promptement d’elle et dit à Andrès : « Voyez, mon cher Monsieur, si vous pouvez craindre d’accepter ce que je vous offre, quand ce n’est pour moi qu’une misère relativement à ma richesse. Car je veux bien vous confier que je ne suis pas ce que je parais être. D’après mes méchants habits, et parce que je voyage à pied comme un pauvre mercier ambulant, vous pensez naturellement que je suis pauvre et qu’un mince trafic dans les foires et les marchés m’aide seul à gagner péniblement ma vie ; mais sachez que les heureux résultats d’un commerce des joyaux les plus précieux, auquel je suis adonné depuis beaucoup d’années, m’ont rendu excessivement riche, et qu’une habitude invétérée me fait seule persister dans cette manière de vivre si simple. Je possède, renfermés dans cette petite valise et dans cette cassette, des bijoux et des pierreries magnifiques, taillées pour la plupart fort anciennement, qui valent des milliers et encore des milliers. J’ai fait cette fois-ci d’excellentes affaires à Francfort, et ce que j’ai donné à votre chère femme n’est pas, même à beaucoup près, la centième partie de mon bénéfice. — En outre, je ne vous fais nullement un don gratuit, car j’ai toutes sortes de services en revanche à réclamer de vous. — Je voulais, comme à l’ordinaire, aller de Francfort à Cassel, et, depuis Schuechtern, j’ai perdu le bon chemin. Cependant la route à travers cette forêt, que les voyageurs redoutent communément, m’a paru précisément fort agréable pour un piéton ; c’est pourquoi je veux à l’avenir la prendre toujours de préférence dans le même voyage, et m’arrêter chaque fois chez vous. Vous me verrez donc arriver ici deux fois par an ; c’est-à-dire à Pâques, quand je vais de Francfort à Cassel, et vers la fin de l’automne, quand je reviens de Leipsick, de la foire de Saint-Michel, à Francfort, d’où je vais en Suisse et même en Italie ; et, en ce cas, je vous demande de m’héberger, moyennant un bon salaire, un, deux et même trois jours. — C’est là le premier service que je sollicite.
» Ensuite, je vous prie de garder chez vous cette petite cassette qui contient des marchandises dont je n’aurai pas besoin à Cassel, et qui me gênerait dans mon voyage, jusqu’à mon retour à l’automne prochain. Je ne vous cacherai pas que ces objets sont d’une valeur considérable ; mais je m’arrête à peine à vous recommander d’en avoir grand soin, car j’ai la conviction, tant vous manifestez d’honnêteté et de délicatesse, que vous veilleriez avec attention sur la moindre bagatelle que je laisserais à votre garde. À coup sûr vous en aurez d’autant plus pour des choses aussi précieuses que celles renfermées dans cette cassette. — Voilà donc le second service que je vous demande. — Quant au troisième que vous pouvez me rendre, ce sera pour vous le plus pénible, quoiqu’il soit pour moi le plus pressant. Il faut que vous quittiez votre bonne femme, seulement pour aujourd’hui, et que vous me guidiez hors de la forêt, jusqu’à la route de Hirschfeld, où je veux visiter des connaissances avant de poursuivre mon voyage vers Cassel. Car, outre que je ne connais pas bien le chemin dans la forêt, et que, par conséquent, je pourrais bien m’égarer une seconde fois sans la chance de trouver un asyle chez un brave homme comme vous, la contrée n’est pas très-sûre. Vous, comme forestier du district, vous n’avez rien à craindre, mais un voyageur isolé, tel que moi, pourrait bien courir quelque risque. Le bruit courait à Francfort qu’une bande de voleurs, qui naguères infestait les environs de Schaffhouse, et qui avait des ramifications jusqu’à Strasbourg, s’était jetée récemment sur le territoire de Fulda, par convoitise d’un plus riche butin, à cause des marchands qui font la traversée de Leipsick à Francfort. Or il serait très possible qu’ils me connussent déjà, depuis mon apparition à Francfort, pour un riche marchand de pierreries. Ainsi donc, si j’ai mérité quelque reconnaissance en secourant votre femme, vous pouvez m’en tenir compte largement en m’accompagnant hors de cette forêt, et me mettant dans ma bonne route. »
Andrès était disposé volontiers à satisfaire à toutes les demandes de l’étranger, et il s’apprêta aussitôt pour lui servir d’escorte ; il revêtit son uniforme de chasseur des gardes, prit son fusil à deux coups, ceignit son bon couteau de chasse, et ordonna à son valet de coupler deux dogues.
Cependant l’étranger avait ouvert sa cassette et en ayant sorti les plus magnifiques bijoux, des colliers, des agrafes, des boucles d’oreille, il les étendit sur le lit de Giorgina, qui ne pouvait cacher son ravissement ni sa surprise. Mais, lorsque l’étranger l’engagea à garnir son cou d’un des plus riches colliers, à essayer à ses jolis bras des bracelets superbes, en tenant devant elle un petit miroir de poche, où elle voyait se refléter si bien son image qu’elle tressaillait de joie et de plaisir comme un enfant ; alors Andrès dit à l’étranger : « Ah ! mon digne Monsieur, comment pouvez-vous tenter ainsi ma pauvre femme à se parer de choses semblables, elle qui n’en possédera jamais, sans compter que cela ne lui sied pas du tout. — Ne le prenez pas en mauvaise part, Monsieur, mais le simple cordon rouge de corail, que ma Giorgina avait au cou lorsque je la vis pour la première fois à Naples, me plait cent fois plus que ces joyaux étincelants dont l’éclat me semble vain et trompeur. — Vous êtes aussi par trop sévère, répliqua l’étranger en souriant d’un air ironique, de ne vouloir pas même laisser à votre femme malade l’innocente jouissance de se parer de mes bijoux dont la beauté n’est nullement trompeuse et qui sont de bien bon aloi. Ne savez-vous pas que ces objets-là font le plus grand plaisir aux femmes ? Et quant à votre opinion sur ce qu’un tel luxe ne convient pas à votre Giorgina, je suis forcé de soutenir le contraire ; votre femme est assez jolie pour porter une parure de ce genre, et d’ailleurs, qu’en savez-vous, si elle ne sera pas un jour assez riche pour en posséder et en faire valoir de semblables ? »
Andrès prit un ton fort grave et serieux, et dit : « Je vous en supplie, Monsieur, ne tenez pas des discours si captieux et si ambigus ! voulez-vous donc rendre folle ma pauvre femme, et que la vaine envie d’un tel luxe et de ces mondaines somptuosités lui rende plus amère encore notre indigence, et lui ravisse tout repos et toute sérénité ? — Remballez vos beaux trésors, mon digne Monsieur ! je vous les garderai fidèlement jusqu’à votre retour. — Mais dites-moi seulement, si dans cet intervalle, (que le ciel vous en garde !) il vous arrivait quelque malheur qui vous empêchât de revenir en ces lieux, où faudra-t-il alors que je remette la cassette ? et combien de temps devrai-je attendre avant de déposer vos joyaux entre les mains de celui dont je vous prie de m’apprendre le nom en même temps que le vôtre ? — Je m’appelle, répondit l’étranger, Ignace Denner, et suis, comme vous le savez déjà, marchand, négociant. Je n’ai ni femme, ni enfants, et les parents que j’ai résident dans le Valais. Mais, je ne puis guère avoir d’estime et d’affection pour eux qui ne se sont nullement occupés de moi tandis que j’étais pauvre et nécessiteux. — Si dans trois ans vous n’aviez pas de mes nouvelles, gardez sans scrupule cette cassette, et comme je prévois bien que vous et Giorgina vous hésiteriez à accepter de moi ce legs important, le cas échéant, je donne la cassette avec les bijoux à votre enfant, auquel je vous prie de faire prendre mon nom d’Ignace quand vous le ferez confirmer. »
Andrès ne savait absolument comment répondre à une générosité si rare et si magnifique. Il restait tout interdit et immobile, pendant que Giorgina accablait de ses remerciments l’étranger, lui assurant qu’elle prierait instamment Dieu et les saints de le protéger dans le cours de ses pénibles voyages, et de le ramener toujours à point dans leur maison. — L’étranger sourit de nouveau d’une singulière façon, puis il ajouta que les prières d’une jolie femme devant être, sans doute, plus efficaces que les siennes, il lui laisserait le soin d’intercéder le ciel en sa faveur, mais que pour lui il mettrait sa confiance dans la vigueur de son corps endurci à la fatigue, et dans la bonté de ses armes.
Cette déclaration de l’étranger déplut vivement à Andrès ; pourtant il réprima ce qu’il était sur le point de répliquer, et il invita l’étranger à se mettre immédiatement en route, sans quoi il ne pourrait être de retour que bien avant dans la nuit, ce qui causerait à sa Giorgina de l’effroi et de l’inquiétude. — L’étranger dit encore à Giorgina en partant qu’il lui permettait expressément de se parer de ses bijoux, si cela lui faisait plaisir, ajoutant qu’elle était par trop dépourvue de toute récréation dans cette lugubre et sauvage forêt. Giorgina rougit de plaisir ; car instinctivement elle ne pouvait abdiquer ce goût distinctif de sa nation pour le faste en général, et surtout celui des pierres précieuses.
Denner et Andrès avançaient d’un pas rapide à travers le bois sombre et désert. Les dogues s’en allaient flairant aux endroits les plus fourrés du taillis, et jappaient de temps à autre en regardant leur maître avec des yeux pleins d’une éloquence significative. « Cet endroit-ci n’est pas sûr, » dit Andrès, et ayant armé son fusil, il marcha avec circonspection en avant de son compagnon. Plus d’une fois il lui sembla entendre certain bruissement derrière les arbres, et il aperçut aussi à large distance de vagues figures qui disparaissaient soudain dans les massifs. Il voulait découpler ses dogues, mais Denner s’écria : « Gardez-vous-en bien, mon ami ! — car je puis vous assurer que nous n’avons pas la moindre chose à craindre. » À peine avait-il dit ces mots, qu’un grand gaillard tout noir, armé d’un fusil, avec de longues moustaches et les cheveux hérissés, sortit du taillis à quelques pas seulement devant eux. Andrès s’apprêtait à faire feu : « Ne tirez pas, ne tirez pas ! » s’écria Denner. — Le grand coquin noir répondit par un signe de tête amical, et se perdit dans le fourré. — Enfin ils se trouvèrent hors du bois sur la grande route. « Maintenant je vous remercie cordialement de votre bonne conduite, dit Denner ; retournez donc à votre demeure : si vous rencontriez encore quelques visages pareils à celui que nous avons vu, poursuivez tranquillement votre chemin sans vous en inquiéter. N’ayez pas l’air d’y faire attention, retenez vos dogues à la corde, et vous arriverez chez vous sans nul encombre. » — Andrès ne savait que penser de tout cela, et de cet étrange marchand, qui, comme un vrai conjurateur d’esprits, semblait maître de chasser et de bannir bien loin les malfaiteurs ; et il ne pouvait concevoir pourquoi il s’était fait accompagner à travers la forêt. Enfin, il se remit bravement en marche et, sans avoir fait aucune rencontre suspecte, il arriva sain et sauf à son logis, où sa Giorgina, qui avait quitté le lit, forte et alerte, le reçut à bras ouverts avec un plaisir extrême.
Le petit ménage d’Andrès prit un tout autre aspect, grâce à la générosité du marchand. En effet, à peine Giorgina fut-elle entièrement guérie qu’il alla avec elle à Fulda, où il acheta, outre les objets de première nécessité dont il était dépourvu, plusieurs accessoires qui donnèrent un certain air d’aisance à sa modeste demeure. D’ailleurs, les braconniers et les voleurs de bois semblaient avoir été bannis du district, depuis la visite de l’étranger, et Andrès pouvait en sécurité vaquer à ses fonctions. Enfin, il avait recouvré, comme chasseur, tout son bonheur passé, et il était rare qu’il tirât un coup de fusil sans profit.
L’étranger revint à la Saint-Michel et séjourna trois jours chez Andrès. Malgré le refus opiniâtre de ses hôtes, il se montra aussi libéral que la première fois, en leur assurant qu’il prétendait les mettre tout à fait à leur aise, afin de se rendre à lui-même plus commode et plus agréable son étape dans la forêt.
La charmante Giorgina put alors soigner davantage sa toilette. Elle confia à Andrès que l’étranger lui avait fait présent d’une aiguille d’or finement travaillée, telle qu’en portent, dans les nattes relevées de leurs cheveux, les jeunes filles et les femmes de plusieurs cantons d’Italie. Un sombre nuage passa sur les traits du bon Andrès ; mais, prompte comme l’éclair, Giorgina s’était échappée en courant, et elle ne tarda pas à reparaître, vêtue et parée absolument de même qu’au jour où Andrès l’avait connue à Naples. La belle aiguille d’or brillait dans sa noire chevelure, tressée de la façon la plus pittoresque avec des fleurs de couleur éclatante ; Andrès fut obligé de convenir en la voyant que l’étranger avait merveilleusement choisi son cadeau pour la plus grande satisfaction de Giorgina, et il en fit la remarque assez froidement.
Mais celle-ci répétant que l’étranger était sans doute envoyé par son bon ange pour la faire passer de sa profonde misère à une plus douce vie, dit à Andrés qu’elle ne pouvait concevoir son silence et son extrême réserve vis-à-vis de l’étranger, ni la tristesse dont il paraissait affecté. « Ah ! chère et bien-aimée femme, dit Andrés, c’est que cette voix intérieure, qui m’a déjà prescrit si nettement comme un devoir de n’accepter aucun don de cet étranger, n’a pas cessé depuis lors de se faire entendre, et m’adresse secrètement de vifs reproches. J’ai presque des remords, comme si cet argent était pour moi la source d’un bien illicite, et cela fait que je ne puis franchement me réjouir de notre bien-être récent. Je suis à même, il est vrai, de me restaurer, plus souvent qu’autrefois, d’un bon verre de vin ou de quelque mets succulent. Mais, crois-moi, ma Giorgina, lorsqu’arrivait une bonne vente de bois, et quand le bon Dieu m’avait fait échoir quelques gros honorablement gagnés de plus qu’à l’ordinaire, eh bien je trouvais alors plus de plaisir à boire un verre de méchant vin, que celui si parfait que l’étranger nous apporte. — Décidément il m’est impossible de sympathiser avec ce singulier marchand, et souvent même j’éprouve en sa présence je ne sais quel trouble pénible. As-tu bien remarqué, chère femme, qu’il ne peut jamais regarder franchement en face ? Et puis, par moments, ses petits yeux enfoncés lancent des éclairs si étranges, et souvent enfin, il lui arrive d’accueillir nos discours simples et honnêtes d’un rire…, je dirais presque si insolent, qu’un horrible frisson vient me saisir. — Ah ! Dieu veuille que mes pressentiments secrets ne se réalisent pas ! mais mainte fois je tremble comme s’il y avait au fond de tout cela une foule de calamités que l’étranger devra susciter tout d’un coup, après nous avoir compromis par ses perfides embûches. »
Giorgina chercha à dissiper ces noires idées dans l’esprit de son mari, en lui assurant qu’elle avait connu dans sa patrie, et principalement chez les aubergistes ses parents d’adoption, bien des gens dont l’extérieur était cent fois plus suspect encore, quoiqu’ils fussent au fond pleins d’honnêteté. Andrés parut mieux disposé, mais intérieurement il se promit de rester sur ses gardes.
L’étranger s’arrêta de nouveau chez Andrès, justement à l’époque où l’enfant de celui-ci, un garçon superbe, le vivant portrait de sa mère, venait d’avoir neuf mois accomplis. C’était aussi le jour de fête de Giorgina. Elle avait habillé son fils d’un costume d’invention original, et avait mis elle-même ses vêtements napolitains, sa parure favorite, pour s’asseoir à un repas meilleur que de coutume, et auquel l’étranger ajouta un flacon de vin délicieux qu’il tira de sa valise. — Ils étaient donc joyeusement à table, et le petit garçon promenait autour de lui des regards curieux et pleins d’intelligence, quand l’étranger leur dit : « Votre enfant, en effet, à voir ses manières spirituelles, donne déjà de grandes espérances, et il est dommage que vous ne soyez pas en état de lui donner une éducation convenable. J’aurais bien une proposition à vous faire, mais vous ne voudriez pas y consentir, bien que vous ne puissiez l’attribuer qu’à mon envie de vous rendre plus riches et plus heureux. — Vous savez que j’ai de la fortune et point d’enfants. Je ressens pour le vôtre une affection et une tendresse toutes particulières. Donnez-le moi : je le conduirai à Strasbourg, où il sera parfaitement élevé par une dame de mes amies, femme âgée et respectable ; et ce sera pour notre commune satisfaction. Car vous serez ainsi délivrée d’une bien lourde charge. Mais il faut vous décider promptement, car je suis obligé de repartir ce soir même. Je porterai l’enfant sur mes bras jusqu’au prochain village, et là, je me procurerai une voiture. »
À ces mots de l’étranger, Giorgina saisit précipitamment son fils qu’il berçait sur ses genoux et le pressa ardemment contre son sein, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. « Voyez, mon cher Monsieur, dit Andrès, comment ma femme répond à votre proposition ; et je pense comme elle à ce sujet. Votre intention peut être fort bonne ; mais comment songez-vous à nous priver du bien le plus cher que nous ayons au monde ? comment pouvez-vous appeler une charge pour nous ce qui ferait le charme de notre vie quand même nous serions encore victimes de l’affreuse misère, d’où votre bonté nous a tirés ? Écoutez, mon cher Monsieur, vous avez dit vous-même que vous n’aviez ni femme, ni enfants. Vous ne pouvez donc la connaître, cette jouissance qui vient inonder, pour ainsi dire, comme une pure émanation des joies célestes, le cœur de l’homme et de la femme à la naissance d’un fils. C’est la volupté la plus suave, c’est la béatitude divine elle-même dont les parents sont remplis en contemplant leur enfant, qui, muet et engourdi sur le sein de sa mère, est pour eux un si éloquent interprète de leur amour, et de leur bonheur le plus précieux. — Non, mon digne Monsieur, quelque grands que soient les bienfaits dont vous nous avez comblés, ils ne sauraient jamais entrer en compensation avec notre amour pour notre fils ; et le monde a-t-il aucun trésor équivalent à cette félicité ! Ne nous accusez donc pas d’ingratitude, mon cher Monsieur, parce que nous désapprouvons votre projet. Si vous étiez père vous-même, nous n’aurions pas besoin de recourir à la moindre excuse. — Là… là ! répliqua l’étranger, avec un coup-d’œil oblique et sombre, je croyais vous faire plaisir en contribuant à la fortune et au bonheur de votre fils ; mais cela ne vous convient pas, eh bien, qu’il n’en soit plus question. »
Giorgina couvrait son enfant de baisers et de caresses comme s’il lui était rendu, préservé d’un grand danger. Pour l’étranger, il s’efforçait évidemment de paraître aussi gai et aussi dispos qu’auparavant, mais on ne voyait que trop clairement combien le refus de ses hôtes de lui abandonner l’enfant, l’avait affecté. Au lieu de repartir le soir même, comme il l’avait annoncé, il demeura trois jours encore, durant lesquels il s’abstint de rester en compagnie de Giorgina, ainsi qu’il en avait l’habitude, mais il accompagna Andrès à la chasse et profita de l’occasion pour s’enquérir de beaucoup de détails au sujet du comte Aloys de Vach.
Postérieurement, lors des nouvelles visites qu’il fit à son ami Andrès, Ignace Denner ne revint plus sur son projet d’emmener l’enfant avec lui. Il se montrait aussi bienveillant que par le passé, toujours avec la même bizarrerie, et continuait à faire de riches cadeaux à Giorgina, qu’il autorisa de nouveau, avec instances, à se parer, aussi souvent qu’elle en aurait la fantaisie, des joyaux de la cassette dont Andrès avait la garde ; et sa femme prenait en effet ce plaisir de temps à autre à la dérobée. Il arrivait souvent que Denner voulait comme autrefois jouer avec l’enfant, mais celui-ci, pleurant et se débattant, ne voulait plus même s’approcher de l’étranger, comme par instinct de l’idée hostile qu’avait conçue celui-ci de l’enlever à ses parents.
L’étranger avait continué de visiter Andrès pendant deux ans, et le temps et l’habitude ayant enfin effacé dans l’esprit d’Andrès sa crainte et sa méfiance à l’égard de Denner, il jouissait de sa nouvelle aisance sans inquiétude et paisiblement.
Dans l’automne de la troisième année, l’époque où Denner avait l’habitude de venir était déjà passée, lorsqu’au milieu d’une nuit orageuse, Andrès entendit frapper violemment à sa porte, et plusieurs voix rudes l’appeler en même temps par son nom. Tout effrayé, il sauta en bas de son lit ; mais lorsqu’il eut demandé par la fenêtre qui le troublait ainsi à cette heure indue, et qu’il menaça de lâcher aussitôt ses dogues pour se débarrasser de pareils importuns, une voix s’éleva qui lui dit : « Vous pouvez ouvrir, Andrès : c’est un ami ! » et Andrès reconnut la voix de Denner. Alors, une lumière à la main, il alla ouvrir la porte, et Denner seul s’avança sur le seuil. Andrès dit qu’il avait cru entendre son nom répété par plusieurs personnes ; mais Denner répondit que le sifflement du vent avait, sans doute, produit cette illusion à son oreille. Arrivés tous deux dans la chambre, ce fut à sa grande surprise qu’Andrès s’aperçut du changement total que présentait le costume de Denner. En place d’un manteau et de son simple habit gris, il portait un pourpoint d’un rouge foncé et une large ceinture de cuir où brillaient un poignard et deux paires de pistolets ; de plus, il était armé d’un sabre. Sa figure même avait un nouvel aspect : car d’épais sourcils se détachaient sur son front naturellement uni, et il avait de longues moustaches et une barbe noire.
« Andrès, dit Denner en dardant sur lui un regard étincelant, Andrès ! quand je sauvai ta femme d’une mort certaine, il y a bientôt trois ans, alors tu demandas au ciel d’être un jour à même de payer ce bienfait par le sacrifice de ton sang et de ta vie. Ton vœu est exaucé, car le moment est venu où tu peux me donner cette preuve de ta reconnaissance et de ton dévouement. Habille-toi, prends ton fusil, et suis-moi. À quelques pas d’ici tu sauras le reste. »
Andrès ne savait que penser de cette demande imprévue. Cependant, n’ayant nullement oublié sa promesse, il assura à Denner qu’il était prêt à tout entreprendre pour lui, hors seulement ce qui serait contraire à la probité, à la vertu et à la religion. « Tu peux être bien tranquille la-dessus ! » s’écria Denner en riant et lui frappant sur l’épaule. Et comme Giorgina, qui s’était levée tremblante d’inquiétude et palpitante, retenait son mari en l’embrassant, Denner, la prenant par le bras et l’écartant doucement, lui dit : « Laissez partir votre mari avec moi, dans quelques heures il sera de retour près de vous sain et sauf, et vous rapportera peut-être quelque beau présent. Ai-je donc jamais eu de mauvais procédés envers vous ? ne vous ai-je pas toujours bien traités, même quand je voyais mes bonnes intentions méconnues ? En vérité, vous êtes des gens bien singuliers et bien méfiants. » — Andrès pourtant hésitait encore à s’habiller ; Denner alors se tourna vers lui avec des yeux courroucés et dit : « J’espère que tu tiendras ta parole ! car il s’agit maintenant d’exécuter l’engagement que tu as pris toi-même. » Là-dessus, Andrès fut promptement en état de sortir, et en quittant sa demeure avec Denner, il répéta encore une fois : « Il n’est rien que je ne fasse pour vous, mon cher Monsieur, mais pourvu qu’on n’exige rien de mal de ma part : car la moindre chose qui serait contraire à ma conscience, je m’y refuserais absolument. »
Denner ne répondit rien, mais il se mit à marcher à pas précipités. Ils avaient pénétré dans la futaie assez avant. Arrivés à une clairière d’une certaine étendue, Denner siffla à trois reprises, et les échos des cavernes voisines répétèrent ce bruit sinistre. Soudain des torches flamboyantes apparurent de tous côtés, un sourd craquement de pas et d’armes retentit dans les broussailles, et il se forma bientôt à une certaine distance de Denner un cercle de figures noires, farouches, semblables à des spectres. L’un deux s’avança de quelques pas, et dit en désignant Andrès : « Voilà, sans doute, notre nouveau camarade : n’est-ce pas, capitaine ! — Oui, répondit Denner, je viens de le faire lever, il faut qu’il fasse son coup d’essai ; on peut se mettre en marche, allons ! »
Andrès, à ces mots, se réveilla comme d’un étourdissement confus. Une sueur froide inondait son front ; mais il reprit contenance et s’écria avec fureur : « Quoi ! misérable imposteur, tu te donnais pour un marchand, et tu fais cet horrible et criminel métier, et tu es un infâme brigand ? jamais je ne serai ton complice, et je ne prendrai part à tes crimes malgré l’artifice indigne et diabolique que tu as employé, en véritable Satan, pour me séduire. — Laisse-moi partir sur le champ, scélérat maudit ! et fuis avec ta bande de cette contrée : sinon, je découvrirai tes repaires à la justice et tu recevras le digne prix de tes forfaits ; car je n’en puis plus douter, je vois en toi l’affreux Ignace, le chef des brigands qui ont dévasté la frontière, et commis tant de pillages et de meurtres. Laisse-moi le champ libre, te dis-je : que je cesse à jamais de te voir ! » — Denner partit d’un grand éclat de rire. « Quoi ? lâche compagnon ! dit-il, tu oses me braver, tu prétends te soustraire à mes ordres, à ma puissance : n’es-tu pas depuis longtemps notre associé ? ne vis-tu pas de notre argent depuis près de trois ans ? ta femme ne se pare-t-elle pas du fruit de nos vols ? Maintenant tu es avec nous, et tu refuses de nous servir quand tu partages nos profits ?… Si tu ne nous suis pas, si tu n’agis pas sur le champ comme un résolu compagnon, je te fais jeter enchaîné au fond de notre caverne, et mes hommes iront incendier ta maison et tuer ta femme et ton enfant. Mais j’espère qu’il n’en faudra pas venir à cette extrémité qui ne serait que la conséquence de ton obstination. — Eh bien, choisis ! il est temps : il faut que nous partions. »
Andrès vit clairement que la moindre hèsitation de sa part pouvait coûter la vie à son enfant et à sa chère Giorgina. Tout en maudissant donc, et vouant, à part soi, aux flammes de l’enfer le traître et infâme Denner, il prit le parti de se soumettre en apparence à sa volonté, bien résolu à rester pur de meurtre ou de vol, et à profiter seulement de son admission dans les repaires des brigands pour faire opérer plus sûrement leur arrestation à la première occasion favorable. Après avoir pris tacitement cette détermination, il déclara donc, que, malgré son premier mouvement de répugnance, il se croyait engagé, par reconnaissance pour le sauveur de sa femme, à prêter à Denner son assistance, et qu’il consentait à marcher avec eux, priant toutefois qu’on lui épargnât, en qualité de novice, toute participation active autant que possible. Denner applaudit à sa résolution, en ajoutant qu’il était bien loin de vouloir l’incorporer formellement dans la bande ; et qu’il devait, au contraire, conserver ses fonctions de garde de la réserve, dans leur propre intérêt et pour leur être à l’avenir plus utile encore que par le passé.
Il ne s’agissait de rien moins que d’investir et de piller l’habitation d’un riche fermier, assez éloignée du bourg et touchant à la lisière du bois. On savait que ce fermier, outre l’argent comptant et les objets précieux qu’il possédait, venait de toucher pour prix d’une vente de blé une somme fort considérable, et les brigands se promettaient de récolter un riche butin. Les torches furent éteintes, et la troupe se mit silencieusement en marche à travers d’étroits sentiers connus d’elle seule. Arrivés près du bâtiment, une partie d’entr’eux commença par le cerner, et d’autres enfoncèrent la porte de la cour, ou escaladèrent les murs ; plusieurs furent placés en sentinelle à distance, et Andrès était du nombre. Il entendit bientôt les brigands briser les portes et faire irruption dans la maison ; il distinguait leurs jurements, leurs cris et les lamentations des assaillis. Un coup de fusil se fit entendre : le fermier, homme de cœur, s’était mis peut-être sur la défensive ; et puis il se fit un long silence, et l’on entendit ensuite le bris des serrures, et les caisses qu’on trainait hors de la cour. Mais l’un des gens de la ferme, qui s’était sans doute évadé grâce à l’obscurité, avait couru jusqu’au bourg ; car tout à coup le tocsin retentit dans les ténèbres, et bientôt après des troupes de gens armés et munis de torches couvrirent le chemin aboutissant à la ferme.
Alors les coups de feu se succédèrent rapidement. Les brigands se rassemblèrent dans la cour et renversaient tout ce qui s’approchait du mur ; ils avaient allumé leurs torches à vent. Andrès, placé sur une éminence, put voir toute l’action ; il reconnut avec terreur, parmi les paysans, des chasseurs à la livrée de son maître le comte de Vach. — Que devait-il faire ? les joindre était impossible. La fuite la plus prompte était son seul moyen de salut. Mais il restait là comme fasciné, fixant ses regards sur la cour du fermier où le combat devenait de plus en plus meurtrier ; car les chasseurs du comte de Vach s’étaient introduits par une petite entrée de derrière et en étaient venus aux mains avec les brigands. Ceux-ci durent plier, ils firent retraite en combattant vers l’endroit où Andrès était posté. Celui-ci vit Denner chargeant incessamment son arme et ne tirant jamais un coup en vain. Un jeune homme richement vêtu semblait commander aux chasseurs de Vach qui l’entouraient ; Denner le mit en joue ; mais, avant d’avoir lâché la détente, il tomba frappé d’une balle, avec un cri étouffé. Les brigands se mirent à fuir. — Déjà les chasseurs se précipitaient vers lui, quand Andrès, comme entrainé par une puissance irrésistible, accourut, souleva Denner qu’il mit sur ses épaules, et, fort comme il était, prit la fuite avec son fardeau.
Il atteignit heureusement la forêt sans être poursuivi. L’on n’entendait plus que quelques détonations isolées, et bientôt tout rentra dans le silence ; preuve que ceux des brigands qui n’étaient pas restés blessés sur la place avaient réussi à se sauver dans le bois, et que les chasseurs ni les payans n’avaient jugé prudent de s’y lancer à leur poursuite.
« Pose-moi à terre, Andrès, dit Denner, je suis blessé au pied, et c’est une malédiction que je sois tombé ; car, malgré la vive souffrance qu’elle me cause, je ne crois pourtant pas ma blessure grave. » Andrès le mit à terre. Denner tira de sa poche une petite fiole, et, à la clarté qui en rayonna quand il l’eut ouverte, Andrès put examiner l’état de sa blessure. Denner avait raison, ce n’était qu’une forte éraflure au pied droit, d’où le sang coulait en abondance. Andrès fit un bandage de son mouchoir. Puis Denner donna un coup de sifflet, auquel on répondit dans le lointain ; alors il pria Andrès de l’aider doucement à gravir un étroit sentier qui devait les conduire en peu d’instants au rendez-vous convenu. En effet, ils ne tardèrent pas à voir briller, à travers les halliers, la lueur des torches à vent, et à se retrouver dans la clairière d’où l’on était parti, et où était déjà rassemblé le reste de la bande. — Tous furent transportés de joie en voyant Denner de retour parmi eux, et ils félicitèrent à l’envi Andrès, qui, profondément absorbé en lui-même, était incapable de proférer une parole.
Il se trouva que plus de la moitié des brigands était restée sur la place, morte ou grièvement blessée. Cependant quelques-uns de ceux qui avaient eu mission de veiller à l’enlèvement du butin étaient parvenus à emporter effectivement, durant le combat, plusieurs caisses contenant des effets précieux, ainsi qu’une somme d’argent considérable, de sorte que, malgré la funeste issue de l’expédition, le produit du vol fut encore très important.
Enfin, après les communications essentielles, Denner, qu’on avait pansé convenablement pendant ce temps-là, et qui semblait à peine ressentir la moindre douleur, se tourna vers Andrès et lui dit : « J’ai sauvé ta femme de la mort ; toi, tu m’as sauvé cette nuit de la captivité et, par conséquent, aussi d’une mort certaine : nous sommes quittes ! — Tu peux retourner à ta demeure. Au premier jour, dès demain peut-être, nous aurons quitté la contrée. Tu peux donc être bien rassuré sur la chance d’une nouvelle réquisition de notre part semblable à celle d’aujourd’hui. Tu n’es qu’un sot avec ta manie de dévotion, et tu ne nous serais bon à rien. Pourtant il est juste que tu aies ta part de l’aubaine d’aujourd’hui, et qu’en outre, tu sois récompensé de m’avoir délivré. Prends donc cette bourse pleine d’or, et garde-moi un bon souvenir ; car l’année prochaine j’espère une fois encore m’arrêter chez toi. — Le Seigneur m’en garde, répondit Andrès avec vivacité, de recevoir un seul denier de vos infâmes rapines ! ce n’est que par les plus affreuses menaces que vous m’avez contraint à vous suivre, et je ne cesserai point de m’en repentir. — Peut-être est-ce un nouveau péché que j’ai commis en te dérobant, réprouvé bandit, à la punition qui t’est due ; mais que l’indulgence de Dieu me le pardonne ! C’était pour moi comme si ma Giorgina, à qui tu as sauvé la vie, me priait pour la tienne, et je ne pus m’empêcher de te soustraire au danger, en risquant moi-même mes jours et mon honneur, et même en compromettant la condition et l’existence de ma femme et de mon fils. Car, dis, où en serais-je si j’étais tombé blessé entre leurs mains ? que seraient devenus ma pauvre femme et son enfant si l’on m’avait trouvé tué au milieu de ton infâme bande d’assassins ? — Mais sois bien certain que si tu ne quittes pas le pays, si j’ai vent qu’un meurtre ou qu’un seul vol s’y commette encore, sur le champ je vais à Fulda et je dénonce à l’autorité le secret de tes repaires. »
Les brigands se jetaient déjà sur Andrès pour le punir de son audace, mais Denner les contint en disant : « Laissez donc bavarder cet imbécile, que nous importe ! — Andrès ! poursuivit Denner, tu es en ma puissance ainsi que ta femme et ton enfant ; mais tu resteras pourtant avec eux sain et sauf si tu me promets de demeurer en repos chez toi, et de garder un silence absolu sur les événements de cette nuit. Je t’engage d’autant plus à suivre ce dernier conseil, que je tirerais de toi une vengeance terrible, et que, d’ailleurs, la justice n’oublierait pas de te demander compte de l’assistance que tu nous as prêtée, ni de la longue jouissance d’une partie de nos profits. En retour, je te promets encore une fois que je quitterai positivement ce pays, et qu’aucune expédition n’y aura lieu désormais, du moins de notre part. »
Après qu’Audrés eut consenti forcément à ces conditions du chef de brigands, et qu’il eut promis solennellement de garder le secret, deux brigands le conduisirent par des sentiers sauvages jusqu’à l’une des routes principales de la forêt, et il faisait jour depuis longtemps, lorsqu’il rentra dans sa maison et pressa dans ses bras sa Giorgina, pâle comme la mort d’inquiétude et d’effroi.
Andrès lui apprit, sans entrer dans aucun détail, que Denner s’était seulement dévoilé à lui pour un indigne scélérat, qu’il avait, par conséquent, rompu toute relation avec lui, et que jamais il ne passerait plus le seuil de sa demeure. — « Mais la cassette aux joyaux ? » interrompit Giorgina. Ces mots tombèrent comme un poids énorme sur le cœur d’Andrès. Il avait oublié les bijoux laissés chez lui par Denner, et il ne pouvait s’expliquer comment celui-ci n’avait pas dit un seul mot à cet égard. Il se consulta sur ce qu’il devait faire de la cassette. Il eut bien l’idée de la porter à Fulda et de la remettre aux mains des magistrats. Mais par quel moyen expliquer la possession d’un pareil objet, sans risquer très fort de violer la parole donnée à Denner ? — Bref, il résolut de garder fidèlement le trésor jusqu’à ce que le hasard lui offrit l’occasion de le restituer à Denner, ou, mieux encore, de le mettre à la disposition de la justice sans s’exposer à manquer à sa promesse.
L’attaque de la ferme avait causé une terreur extrême dans toute la contrée, car c’était l’entreprise la plus audacieuse que les brigands eussent tentée depuis longtemps, et une preuve certaine que leur bande, qui d’abord ne s’était signalée que par des filouteries et des vols commis sur des voyageurs isolés, devait s’être considérablement renforcée. Par hasard, le neveu du comte de Vach, escorté de plusieurs des gens de son oncle, avait passé la nuit dans le village voisin de la ferme. Il accourut au premier signal au secours des paysans qui marchaient contre les voleurs, et ce fut à son assistance que le fermier dut le salut de sa vie et la conservation d’une majeure partie de sa fortune. — Trois des brigands restés sur la place vivaient encore le lendemain de l’affaire, et l’on comptait sur leur guérison pour obtenir des aveux. Aussi les avait-on pansés avec soin et dûment enfermés dans la prison du bourg ; mais le matin du troisième jour, on fut étrangement surpris de les trouver morts, percés chacun de nombreux coups de stilet, sans qu’on pût expliquer par aucune conjecture ce mystérieux dénouement. Tout espoir d’acquérir des éclaircissements sur la bande fut donc perdu pour la justice.
Andrès frémit intérieurement au récit de tous ces détails, et en apprenant que plusieurs paysans et des chasseurs du comte de Vach avaient été tués ou grièvement blessés. De fortes patrouilles de cavaliers venus de Fulda battaient incessamment la forêt et firent halte plusieurs fois chez lui. Andrès avait à craindre à chaque instant qu’on amenât Denner lui-même, ou du moins quelqu’un de ses compagnons, qui pouvait le reconnaître et le dénoncer comme complice de leur criminelle expédition. Pour la première fois de sa vie, il sentit les tourments et les angoisses d’une conscience alarmée, et cependant ce n’était que son amour pour sa femme et son enfant qui l’avait fait céder malgré lui aux indignes exigences de Denner.
Toutes les recherches furent infructueuses. Il fut impossible de découvrir la trace des brigands, et Andrès s’assura bientôt que Denner avait tenu parole et avait quitté le pays avec sa bande. Il enferma dans la cassette aux joyaux l’aiguille d’or, présent de Denner, et ce qui lui restait d’argent provenant de lui, car il ne voulait pas se charger de plus de péchés encore en consacrant à ses jouissances ce bien mal acquis. — Il arriva donc qu’il retomba en peu de temps dans son ancienne indigence ; mais son cœur recouvrait d’autant plus de sérénité, à mesure que les jours s’écoulaient sans que rien vint troubler son humble vie. Au bout de deux ans, sa femme lui donna encore un garçon, mais sans être malade comme à ses premières couches, quoiqu’elle eût été bien contente de retrouver les aliments et le cordial soporifique qui lui avaient été alors si salutaires.
Un soir, à l’heure du crépuscule, Andrès était assis amicalement auprès de sa femme, qui tenait sur son sein le nouveau-né, tandis que le plus âgé se roulait en jouant avec un grand chien qui, en qualité de favori de son maître, avait le privilège de rester dans la chambre, lorsque le valet entra et dit que, depuis près d’une heure déjà, un homme qui lui paraissait suspect rôdait aux alentours de la maison. Andrès se disposait à sortir avec son fusil, quand il s’entendit appeler en dehors par son propre nom. Il ouvrit la croisée et reconnut au premier coup d’œil l’odieux Ignace Denner, dans son ancien costume gris de petit marchand, et portant une valise sous le bras.
« Andrès ! lui cria Denner, il faut que tu m’héberges pour cette nuit, je repartirai demain. — Quoi, scélérat ! impudent coquin ! s’écria Andrès exaspéré, tu as l’audace de reparaître dans ces lieux ? Ne t’ai-je pas tenu fidèlement parole, seulement à la condition expresse que tu abandonnerais ce pays pour toujours ? Tu ne dois plus franchir le seuil de cette porte. — Éloigne-toi vite ! ou je t’étends sur la place d’un coup de fusil, infâme brigand ! — Mais attends ! je vais te jeter ton or et tes bijoux avec lesquels tu as voulu éblouir ma femme ; et puis tu te bâteras de fuir. Je te laisse trois jours de délai : mais si ensuite j’ai la moindre révélation de ta présence ou de celle de ta bande, je cours immédiatement à Fulda et je déclare tout ce que je sais à l’autorité. — Si tu songeais à réaliser tes menaces contre ma femme et moi, je me confie à la protection du ciel ! et d’ailleurs, mon bon fusil saura t’adresser une balle mortelle ! »
Andrès alla donc promptement chercher la cassette, mais lorsqu’il revint à la fenêtre, Denner avait disparu ; et l’on eut beau fouiller et battre les environs de la maison à l’aide des dogues, il fut impossible de retrouver sa trace.
Alors Andrès vit bien qu’en butte à l’inimitié de Denner, il était exposé à de grands dangers, et il se tenait toutes les nuits sur ses gardes. Cependant rien ne troublait la tranquillité du district, et Andrès resta convaincu que Denner avait reparu seul dans la forêt. Toutefois, pour sortir de cet état d’inquiétude et tranquilliser sa conscience bourrelée, il résolut de rompre enfin le silence, et d’aller à Fulda raconter aux magistrats l’histoire innocente de ses relations avec Denner, et leur livrer en même temps la cassette de joyaux. Andrès pensait bien qu’il encourrait, sans doute, une correction, néanmoins il se reposa sur l’aveu expiatoire d’une faute où l’avait entrainé par force, comme Satan lui-même, le réprouvé Ignace Denner, et aussi sur l’intercession de son maître le comte de Vach, qui ne pouvait lui refuser, comme serviteur fidèle, un témoignage favorable. — Il avait exploré le bois avec son valet à plusieurs reprises, sans jamais rien découvrir de suspect. Il n’y avait donc point de danger à présent pour sa femme, et il était décidé à partir pour Fulda, sans plus différer, afin d’exécuter son projet.
Mais le matin du jour où il était prêt à se mettre en route, il reçut un message du comte de Vach qui lui prescrivait de se rendre sur le champ à la résidence seigneuriale. Au lieu d’aller à Fulda, Andrès s’achemina donc avec le messager vers le château, non sans inquiétude sur ce qui pouvait motiver cet appel tout à fait inusité de la part du comte. À son arrivée au château, il fut aussitôt introduit dans la chambre de son maître. — « Réjouis-toi, Andrès, lui dit celui-ci à haute voix, un bonheur bien inattendu t’est survenu. Te souvient-il encore de notre vieil hôte grondeur de Naples, le père adoptif de ta Giorgina ? — Il est mort : mais à sa dernière heure, il a ressenti un remords de conscience de ses mauvais traitements envers la pauvre orpheline, et en réparation il lui a fait un legs de deux mille ducats, lesquels, à cette heure, sont parvenus à Francfort en lettres de change, et que tu peux aller toucher chez mon banquier. Si tu veux partir tout de suite pour Francfort, je vais te faire délivrer immédiatement le certificat nécessaire pour qu’on te compte la somme sans difficulté. »
L’excès du plaisir privait Andrès de la parole, et le comte de Vach prenait part au ravissement de son bon serviteur. Andrès, quand il fut remis de son émotion, résolut de procurer à sa femme une joyeuse surprise ; il accepta donc l’offre obligeante de son maître, et muni d’un titre légitime, il se mit en route pour Francfort. — Il fit dire à Giorgina que le comte l’avait chargé d’une importante commission, et que son absence, par conséquent, durerait quelques jours.
Lorsqu’il fut arrivé à Francfort, le banquier du comte, chez qui il se présenta, l’adressa à un autre négociant qui devait être chargé du paiement du legs. Andrès s’aboucha enfin avec lui, et toucha effectivement la somme en question. Toujours occupé de sa Giorgina et ne songeant qu’à rendre sa joie plus complète, il acheta pour elle une foule d’objets d’agrément, ainsi qu’une aiguille d’or exactement pareille à celle qu’elle avait reçue de Denner ; et puis, comme il ne pouvait pas voyager à pied avec la lourde valise, il se procura un cheval. Enfin, après six jours d’absence, il reprit gaîment le chemin de sa maison.
Il atteignit rapidement la forêt et l’endroit de sa demeure. Mais il trouva la maison fermée et barricadée. Il appela à haute voix le valet, sa Giorgina : personne ne répondait. Les chiens seuls hurlaient dans l’intérieur. Andrès eut le pressentiment d’un grand malheur ; il frappa à la porte avec violence et cria de toutes ses forces : « Giorgina ! — Giorgina ! » Alors un léger bruit partit d’une lucarne, Giorgina regarda dehors et s’écria : « Ah, ciel ! Andrès, est-ce toi ? Dieu soit loué ! te voilà de retour. » Enfin, à l’entrée de la maison, qu’elle lui ouvrit, sa femme se précipita dans ses bras pâle comme la mort et en jetant des cris de désespoir. Lui, restait interdit, immobile ; pourtant voyant sa femme prête à tomber par terre de défaillance, il la saisit et la porta dans la chambre.
Mais il se sentit glacé d’horreur en y entrant. Le plancher, les parois étaient couverts de taches de sang, et son plus jeune fils étendu sur son petit lit, la poitrine déchirée et ouverte ! — « Où est Georg, Georg ? » s’écria brusquement Andrès dans un désespoir farouche ; mais au même instant il entendit l’enfant descendre l’escalier en trébuchant et répétant le nom de son père. Des verres brises, des bouteilles, des assiettes étaient épars çà et là. La grande et lourde table, qui d’ordinaire était appuyée à la muraille, avait été trainée dans le milieu de la chambre, et dessus étaient posés un réchaud d’une forme singulière, diverses fioles et une bassine à moitié pleine de sang. — Andrès prit sur le berceau son pauvre petit enfant. Giorgina le comprit, elle apporta un drap dans lequel ils enveloppèrent le cadavre, et ils allèrent l’ensevelir dans leur jardin. Andrès façonna une petite croix en bois de chêne qu’il posa sur le monticule de terre. — Aucune plainte, aucun mot ne s’échappa des lèvres de ces infortunés parents. Ils avaient enfin achevé leur tâche, et la nuit vint les surprendre, dans ce profond et sombre silence, assis en dehors de leur maison, chacun fixant devant soi un morne regard.
Ce ne fut que le lendemain que Giorgina put raconter à Andrès la succession d’événements qui s’était passée durant son absence. Le quatrième jour après son départ de la maison, son valet avait encore aperçu dans la matinée beaucoup de figures suspectes rôder dans le bois, et Giorgina était impatiente de voir son mari de retour. Au milieu de la nuit elle fut réveillée tout à coup par un tapage et des cris tumultueux qui retentirent dans le voisinage. Le valet accourut et lui annonça plein d’effroi, que la maison était toute entourée de brigands, et qu’il était superflu de songer à se défendre. Les dogues étaient en fureur, mais il sembla bientôt qu’on les avait apaisés, et l’on s’écria à haute voix : « Andrès ! — Andrès ! » — Le valet se fit du cœur, il ouvrit une croisée et répondit bien haut, que le forestier de la réserve, Andrès, était absent de chez lui. « Eh bien, cela ne fait rien, lui dit une voix d’en-bas, ouvre la porte, car il faut que nous entrions ici, Andrès va bientôt arriver. » Que restait-il à faire au valet, sinon d’obéir.
Alors la troupe se précipita comme un torrent dans la maison, et les brigands saluèrent Giorgina comme la femme d’un de leurs camarades, auquel leur capitaine devait la liberté et la vie. Ils prescrivirent à Giorgina de leur préparer un solide repas, disant qu’ils avaient accompli, la nuit précédente, une rude besogne, mais qu’elle avait eu le plus heureux suceés. Giorgina, tremblante et consternée, fit un grand feu dans la cuisine et prépara le repas, pour lequel un des brigands, qui paraissait être le sommelier et le cuisinier de la bande, lui remit du gibier, du vin, et toutes sortes d’ingrédients. Il fallut que le valet disposât la table et préparât la vaisselle. — Il saisit un moment et se glissa chez sa maîtresse dans la cuisine. « Ah ! dit-il tout effrayé, savez-vous ce qu’ont fait les brigands cette nuit ? Après leur longue absence, et grâce à mille préparatifs, ils ont attaqué, il y a quelques heures, le château du monseigneur le comte du Vach, et malgré une vigoureuse défense, ils ont tué un grand nombre de ses gens et le comte lui-même, et ont mis le feu au château. » Giorgina s’écriait à chaque parole : « Ah, mon mari ! si mon mari avait été encore au château ! — Ah, notre malheureux seigneur ! » Cependant les brigands faisaient du bruit et chantaient dans la chambre, se versant force rasades en attendant le repas. — Bref, déjà le jour suivant commençait à poindre, lorsque parut l’odieux Denner ; alors on ouvrit les caisses et les valises qui avaient été apportées à dos de chevaux. Giorgina entendit compter beaucoup d’argent et résonner les pièces d’argenterie ; on paraissait en faire l’inventaire général. Enfin, il faisait grand jour quand les brigands s’en allèrent, et Denner seul resta.
Il prit une mine riante et affable, et dit à Giorgina : « Vous avez été bien effrayée, ma chère dame ; car votre mari ne semble pas vous avoir confié qu’il est devenu depuis longtemps notre camarade. Au fait, je suis fâché qu’il ne se soit pas rendu ici ; il faut qu’il ait pris un autre chemin, et qu’il ait perdu nos traces. Il était avec nous au château de ce scélérat du comte de Vach, qui nous a poursuivi il y a deux ans avec tant de rigueur, et de qui nous nous sommes vengés la nuit dernière. Oui, il est tombé dans le combat de la main de votre mari. Tranquillisez-vous donc, chère dame, et dites à Andrès, que maintenant il ne me reverra pas de sitôt, parce que notre bande est licenciée pour quelque temps. Ce soir, je vous quitte. — Vous avez toujours de beaux enfants, ma chère dame ! voilà encore un superbe garçon. » À ces mots, il prit le petit des bras de Giorgina et se mit à badiner avec lui d’une façon si amicale, que l’enfant riait et manifestait beaucoup de plaisir à jouer avec l’étranger, qui le rendit ensuite à sa mère. La nuit était venue, lorsque Denner dit encore à Giorgina : « Vous voyez bien que, quoique privé de femme et d’enfants, ce qui parfois me cause un vif chagrin, je n’en aime pas moins plaisanter et m’égayer avec les enfants. Laissez-moi donc jouer avec le vôtre pendant le peu d’instants que j’ai à passer encore chez vous. — N’est-ce pas ? le petit a juste en ce moment neuf semaines accomplies ? » Giorgina confirma le fait, et remit, non sans une secrète répugnance, son enfant à Denner, qui s’assit avec lui devant la porte de la maison, et pria Giorgina de lui apprêter, sans tarder, à souper ; car il devait, disait-il, partir dans une heure.
À peine Giorgina fut-elle rendue dans sa cuisine, qu’elle vit Denner rentrer dans la chambre avec l’enfant sur son bras. Bientôt après, il se répandit dans la maison une vapeur d’une odeur singulière, qui semblait sortir de la chambre. Giorgina fut saisie d’une affreuse inquiétude ; elle courut promptement à la chambre et trouva la porte verrouillée en dedans. Il lui semblait entendre l’enfant gémir d’une voix comprimée. « Mon enfant ! sauve mon enfant des griffes du monstre ! sauve-le ! » s’écria-t-elle dans un horrible pressentiment, en courant au-devant du valet qui rentrait justement au logis. Celui-ci s’empara aussitôt d’une hache et fit sauter la porte. Une vapeur dense et nauséabonde en sortit à leur rencontre. D’un bond Giorgina fut dans la chambre ; elle vit l’enfant nu, étendu au-dessus d’une bassine, où son sang coulait goutte à goutte. Elle vit encore le valet lever la hache pour frapper Denner, et celui-ci, évitant le coup, assaillir le valet et lutter avec lui. Et puis il lui sembla entendre plusieurs
voix du côté des fenêtres ; mais elle était tombée sans connaissance.
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