L’Homme au message pour le directeur général

Traduction par François de Gaïl Voir et modifier les données sur Wikidata.
Mercure de France Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 149-173).

L’HOMME AU MESSAGE
POUR LE DIRECTEUR GÉNÉRAL


I


Il y a quelques jours, au commencement de février 1900, je reçus la visite d’un de mes amis qui vint me trouver à Londres où je réside en ce moment. Nous avons tous deux atteint l’âge où, en fumant une pipe pour tuer le temps, on parle beaucoup moins volontiers du charme de la vie que de ses propres ennuis. De fil en aiguille, mon ami se mit à invectiver le Département de la Guerre. Il paraît qu’un de ses amis vient d’inventer une chaussure qui pourrait être très utile aux soldats dans le Sud Africain.

C’est un soulier léger, solide et bon marché, imperméable à l’eau et qui conserve merveilleusement sa forme et sa rigidité. L’inventeur voudrait attirer sur sa découverte l’attention du Gouvernement, mais il n’a pas d’accointances et sait d’avance que les grands fonctionnaires ne feraient aucun cas d’une demande qu’il leur adresserait.

— Ceci montre qu’il n’a été qu’un maladroit, comme nous tous d’ailleurs, dis-je en l’interrompant. Continuez.

— Mais pourquoi dites-vous cela ? Cet homme a parfaitement raison.

— Ce qu’il avance est faux, vous dis-je. Continuez.

— Je vous prouverai qu’il…

— Vous ne pourrez rien prouver du tout. Je suis un vieux bonhomme de grande expérience. Ne discutez pas avec moi. Ce serait très déplacé et désobligeant. Continuez.

— Je veux bien, mais vous serez convaincu avant longtemps. Je ne suis pas un inconnu, et pourtant il m’a été aussi impossible qu’à mon ami, de faire parvenir cette communication au Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures. — Ce deuxième point est aussi faux que le premier. Continuez !

— Mais, sur mon honneur, je vous assure que j’ai échoué.

— Oh ! certainement, je le savais, vous n’aviez pas besoin de me le dire.

— Alors ? où voyez-vous un mensonge ?

— C’est dans l’affirmation que vous venez de me donner de l’impossibilité où vous croyez être d’attirer l’attention du Directeur Général sur le rapport de votre ami. Cette affirmation constitue un mensonge ; car moi je prétends que vous auriez pu faire agréer votre demande.

— Je vous dis que je n’ai pas pu. Après trois mois d’efforts ; je n’y suis pas arrivé.

— Naturellement. Je le savais sans que vous preniez la peine de me le dire. Vous auriez pu attirer son attention immédiatement si vous aviez employé le bon moyen, j’en dis autant pour votre ami.

— Je vous affirme que j’ai pris le bon moyen.

— Je vous dis que non.

— Comment le savez-vous ? Vous ignorez mes démarches. — C’est possible, mais je maintiens que vous n’avez pas pris le bon moyen, et en cela je suis certain de ce que j’avance.

— Comment pouvez-vous en être sûr, quand vous ne savez pas ce que j’ai fait ?

— Votre insuccès est la preuve certaine de ce que j’avance. Vous avez pris, je le répète, une fausse direction. Je suis un homme de grande expérience, et…

— C’est entendu, mais vous me permettrez de vous expliquer comment j’ai agi pour mettre fin à cette discussion entre nous.

— Oh, je ne m’y oppose pas ; continuez donc, puisque vous éprouvez le besoin, de me raconter votre histoire. N’oubliez pas que je suis un vieux bonhomme…

— Voici : J’ai donc écrit au Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures une lettre des plus courtoises, en lui expliquant…

— Le connaissez-vous personnellement ?

— Non.

— Voilà déjà un point bien clair. Vous avez débuté par une maladresse. Continuez…

— Dans ma lettre, j’insistais sur l’avenir assuré que promettait l’invention, vu le bon marché de ces chaussures, et j’offrais…

— D’aller le voir. Bien entendu, c’est ce que vous avez fait. Et de deux !

— Il ne m’a répondu que trois jours après.

— Naturellement ! Continuez.

— Il m’a envoyé trois lignes tout juste polies, en me remerciant de la peine que j’avais prise, et en me proposant…

— Rien du tout.

— C’est cela même. Alors je lui écrivis plus de détails sur mon invention…

— Et de trois !

— Cette fois je… n’obtins même pas de réponse. À la fin de la semaine, je revins à la charge et demandai une réponse avec une légère pointe d’aigreur.

— Et de quatre ! et puis après ?

— Je reçus une réponse me disant que ma lettre n’était pas arrivée ; on m’en demandait un double. Je recherchai la voie qu’avait suivie ma lettre et j’acquis la certitude qu’elle était bien arrivée ; j’en envoyai quand même une copie sans rien dire. Quinze jours se passèrent sans qu’on accordât la moindre attention à ma demande ; pendant ce temps, ma patience avait singulièrement diminué et j’écrivis une lettre très raide. Je proposais un rendez-vous pour le lendemain et j’ajoutai que si je n’avais pas de réponse, je considérerais ce silence du Directeur comme un acquiescement à ma demande.

— Et de cinq !

— J’arrivai à midi sonnant ; on m’indiqua une chaise dans l’antichambre en me priant d’attendre. J’attendis jusqu’à une heure et demie, puis je partis, humilié et furieux. Je laissai passer une semaine pour me calmer. J’écrivis ensuite et donnai un nouveau rendez-vous pour l’après-midi du lendemain.

— Et de six !

— Le Directeur m’écrivit qu’il acceptait. J’arrivai ponctuellement et restai assis sur ma chaise jusqu’à deux heures et demie. Écœuré et furieux, je sortis de cette antichambre maudite, jurant qu’on ne m’y reverrait jamais plus. Quant à l’incurie, l’incapacité et l’indifférence pour les intérêts de l’armée que venait de témoigner le Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures ; elles étaient décidément au-dessus de tout.

— Permettez ! Je suis un vieil homme de grande expérience et j’ai vu bien des gens passant pour intelligents qui n’avaient pas assez de bon sens pour mener à bonne fin une affaire aussi simple que celle dont vous m’entretenez. Vous n’êtes pas pour moi le premier échantillon de ce type, car j’en ai connu personnellement des millions et des milliards qui vous ressemblaient. Vous avez perdu trois mois bien inutilement ; l’inventeur les a perdus aussi, et les soldats n’en sont pas plus avancés ; total : neuf mois. Eh bien, maintenant je vais vous lire une anecdote que j’ai écrite hier soir, et demain dans la journée vous irez enlever votre affaire chez le Directeur Général.

— Je veux bien, mais le connaissez-vous ?

— Du tout, écoutez seulement mon histoire.

II


COMMENT LE RAMONEUR GAGNA L’OREILLE DE L’EMPEREUR


I


L’été était venu ; les plus robustes étaient harassés par la chaleur torride ; les plus faibles, à bout de souffle, mouraient comme des mouches. Depuis des semaines, l’armée était décimée par la dysenterie, cette plaie du soldat ; et personne n’y trouvait un remède. Les médecins ne savaient plus où donner de la tête ; le succès de leur science et de leurs médicaments (d’une efficacité douteuse, entre nous), était dans le domaine du passé, et risquait fort d’y rester enfoui à tout jamais.

L’empereur appela en consultation les sommités médicales les plus en renom, car il était profondément affecté de cette situation. Il les traita fort sévèrement, et leur demanda compte de la mort de ses hommes ; connaissaient-ils leur métier, oui ou non ? étaient-ils des médecins ou simplement de vulgaires assassins ? Le plus haut en grade de ces assassins, qui était en même temps le doyen des médecins du pays et le plus considéré aux environs, lui répondit ceci :

« Majesté, nous avons fait tout notre possible, et nos efforts sont restés infructueux. Ni un médicament, ni un médecin ne peut guérir cette maladie ; la nature et une forte constitution seules peuvent triompher de ce mal maudit. Je suis vieux, j’ai de l’expérience. Ni médecine, ni médicaments ne peuvent en venir à bout, je le dis et je le répète. Quelquefois ils semblent aider la nature, mais en général ils ne font qu’aggraver la maladie. »

L’empereur, qui était un homme incrédule, emporté, invectiva les docteurs des épithètes les plus malsonnantes et les renvoya brutalement. Vingt-quatre heures après, il était pris, lui aussi, de ce mal cruel. La nouvelle vola de bouche en bouche, et remplit le pays de consternation. On ne parlait plus que de cette catastrophe et le découragement était général ; on commençait à perdre tout espoir. L’empereur lui-même était très abattu et soupirait en disant :

« Que la volonté de Dieu soit faite. Qu’on aille me chercher ces assassins, et que nous en finissions au plus vite. »

Ils accoururent, lui tâtèrent le pouls, examinèrent sa langue, et lui firent avaler un jeu complet de drogues, puis ils s’assirent patiemment à son chevet, et attendirent.

(Ils étaient payés à l’année et non à la tâche, ne l’oublions pas !)


II


Tommy avait seize ans ; c’était un garçon d’esprit, mais il manquait de relations ; sa position était trop humble pour cela et son emploi trop modeste. De fait, son métier ne pouvait pas le mettre en évidence ; car il travaillait sous les ordres de son père et vidait les puisards avec lui ; la nuit, il l’aidait à conduire sa voiture. L’ami intime de Tommy était Jimmy, le ramoneur ; un garçon de quatorze ans, d’apparence grêle ; honnête et travailleur, il avait un cœur d’or et faisait vivre sa mère infirme, de son travail dangereux et pénible.

L’empereur était malade depuis déjà un mois, lorsque ces deux jeunes gens se rencontrèrent un soir vers neuf heures. Tommy était en route pour sa besogne nocturne ; il n’avait naturellement pas endossé ses habits des jours de fête, et ses sordides vêtements de travail étaient loin de sentir bon ! Jimmy rentrait d’une journée ardue ; il était d’une noirceur inimaginable ; il portait ses balais sur son épaule, son sac à suie à la ceinture ; pas un trait de sa figure n’était d’ailleurs reconnaissable ; on n’apercevait au milieu de cette noirceur que ses yeux éveillés et brillants.

Ils s’assirent sur la margelle pour causer ; bien entendu ils abordèrent l’unique sujet de conversation : le malheur de la nation, la maladie de l’empereur. Jimmy avait conçu un projet et il brûlait du désir de l’exposer.

Il confia donc son secret à son ami :

— Tommy, dit-il, je puis guérir Sa Majesté ; je connais le moyen.

Tommy demanda stupéfait :

— Comment, toi ?

— Oui, moi.

— Mais, petit serin, les meilleurs médecins n’y arrivent pas.

— Cela m’est égal, moi j’y arriverai. Je puis le guérir en un quart d’heure.

— Allons, tais-toi. Tu dis des bêtises.

— La vérité. Rien que la vérité !

Jimmy avait un air si convaincu que Tommy se ravisa et lui demanda :

— Tu m’as pourtant l’air sûr de ton affaire, Jimmy. L’es-tu vraiment ?

— Parole d’honneur.

— Indique-moi ton procédé. Comment prétends-tu guérir l’empereur ?

— En lui faisant manger une tranche de melon d’eau.

Tommy, ébahi, se mit à rire à gorge déployée d’une idée aussi absurde. Il essaya pourtant de maîtriser son fou rire, lorsqu’il vit que Jimmy allait le prendre au tragique. Il lui tapa amicalement sur les genoux, sans se préoccuper de la suie, et lui dit : — Ne t’offusque pas, mon cher, de mon hilarité. Je n’avais aucune mauvaise intention, Jimmy, je te l’assure. Mais, vois-tu, elle semblait si drôle, ton idée. Précisément dans ce camp où sévit la dysenterie, les médecins ont posé une affiche pour prévenir que ceux qui y introduiraient des melons d’eau seraient fouettés jusqu’au sang.

— Je le sais bien, les idiots ! dit Jimmy, sur un ton d’indignation et de colère. Les melons d’eau abondent aux environs et pas un seul de ces soldats n’aurait dû mourir.

— Voyons, Jimmy, qui t’a fourré cette lubie en tête ?

— Ce n’est pas une lubie, c’est un fait reconnu. Connais-tu le vieux Zulu aux cheveux gris ? Eh bien, voilà longtemps qu’il guérit une masse de nos amis ; ma mère l’a vu à l’œuvre et moi aussi. Il ne lui faut qu’une ou deux tranches de melon ; il ne s’inquiète pas si le mal est enraciné ou récent ; il le guérit sûrement.

— C’est très curieux. Mais si tu dis vrai, Jimmy, l’empereur devrait connaître cette particularité sans retard.

— Tu es enfin de mon avis ? Ma mère en a bien fait part à plusieurs personnes, espérant que cela lui serait répété, mais tous ces gens-là ne sont que des travailleurs ignorants qui ne savent pas comment parvenir à l’empereur.

— Bien entendu, ils ne savent pas se débrouiller, ces empaillés, répondit Tommy avec un certain mépris. Moi j’y parviendrais.

— Toi ? Un conducteur de voitures nocturnes, qui empestes à cent lieues à la ronde ?

Et à son tour, Jimmy se tordait de rire ; mais Tommy répliqua avec assurance :

— Ris si tu veux, je te dis que j’y arriverai.

Il paraissait si convaincu, que Jimmy en fut frappé et lui demanda avec gravité.

— Tu connais donc l’empereur ?

— Moi le connaître, tu es fou ? Bien sûr que non.

— Alors comment t’en tireras-tu ?

— C’est très simple. Devine. Comment procéderais-tu, Jimmy ?

— Je lui écrirais. J’avoue que je n’y avais jamais pensé auparavant ; mais je parie bien que c’est ton système ?

— Pour sûr que non. Et ta lettre, comment l’enverrais-tu ? — Par le courrier, pardi !

Tommy haussa les épaules et lui dit :

— Allons, tu ne te doutes donc pas que tous les gaillards de l’Empire en font autant. Voyons ! Tu ne me feras pas croire que tu n’y avais pas réfléchi.

— Eh bien, non, répondit Jimmy ébahi.

— C’est vrai, j’oublie, mon cher, que tu es très jeune et par conséquent inexpérimenté. Un exemple, Jimmy ; quand un simple général, un poète, un acteur ou quelqu’un qui jouit d’une certaine notoriété tombe malade, tous les loustics du pays encombrent les journaux de remèdes infaillibles, de recettes merveilleuses qui le doivent guérir. Que penses-tu qu’il arrive s’il s’agit d’un empereur ?

— Je suppose qu’il en reçoit encore plus, dit Jimmy tout penaud.

— Ah ! je te crois ! Écoute-moi, Jimmy ; chaque nuit nous ramassons à peu près la valeur de six fois la charge de nos voitures, de ces fameuses lettres, qu’on jette dans la cour de derrière du Palais, environ quatre-vingt mille lettres par nuit. Crois-tu que quelqu’un s’amuse à les lire ? Pouah ! Pas une âme ! C’est ce qui arriverait à ta lettre si tu l’écrivais ; tu ne le feras pas, je pense bien ?

— Non, soupira Jimmy, déconcerté.

— Ça va bien, Jimmy ; ne t’inquiète pas et pars de ce principe qu’il y a mille manières différentes d’écorcher un chat. Je lui ferai savoir la chose, je t’en réponds.

— Oh, si seulement, tu pouvais, Tommy ! Je t’aimerais tant !

— Je le ferai, je te le répète. Ne te tourmente pas et compte sur moi.

— Oh ! oui. J’y compte Tommy, tu es si roublard et beaucoup plus malin que les autres. Mais comment feras-tu, dis-moi ?

Tommy commençait à se rengorger. Il s’installa confortablement pour causer, et entreprit son histoire :

— Connais-tu ce pauvre diable qui joue au boucher en se promenant avec un panier contenant du mou de veau et des foies avariés ? Eh bien, pour commencer, je lui confierai mon secret.

Jimmy, de plus en plus médusé, lui répondit : — Voyons, Tommy, c’est méchant de te moquer de moi. Tu sais combien j’y suis sensible et tu es peu charitable de te payer ma tête comme tu le fais.

Tommy lui tapa amicalement sur l’épaule et lui dit :

— Ne te tourmente donc pas, Jimmy, je sais ce que je dis, tu le verras bientôt. Cette espèce de boucher racontera mon histoire à la marchande de marrons du coin ; je le lui demanderai d’ailleurs, parce que c’est sa meilleure amie. Celle-ci à son tour en parlera à sa tante, la riche fruitière du coin, celle qui demeure deux pâtés de maisons plus haut ; la fruitière le dira à son meilleur ami, le marchand de gibier, qui le répétera à son parent, le sergent de ville. Celui-ci le dira à son capitaine, le capitaine au magistrat ; le magistrat à son beau-frère, le juge du comté ; le juge du comté en parlera au shérif, le shérif au lord-maire, le lord-maire au président du Conseil, et le président du Conseil le dira à…

— Par saint Georges ! Tommy, c’est un plan merveilleux, comment as-tu pu…

— … Au contre-amiral qui le répétera au vice-amiral ; le vice-amiral le transmettra à l’amiral des Bleus, qui le fera passer à l’amiral des Rouges ; celui-ci en parlera à l’amiral des Blancs ; ce dernier au premier lord de l’amirauté, qui le dira au président de la Chambre. Le président de la Chambre le dira…

— Continue, Tommy, tu y es presque.

— … Au piqueur en chef ; celui-ci le racontera au premier groom ; le premier groom au grand écuyer ; le grand écuyer au premier lord de service ; le premier lord de service au grand chambellan ; le grand chambellan à l’intendant du palais ; l’intendant du palais le confiera au petit page favori qui évente l’empereur ; le page enfin se mettra à genoux et chuchotera la chose à l’oreille de Sa Majesté… et le tour sera joué !! !

— Il faut que je me lève pour t’applaudir deux fois, Tommy, voilà bien la plus belle idée qui ait jamais été conçue. Comment diable as-tu pu l’avoir ?

— Assieds-toi et écoute ; je vais te donner de bons principes, tu ne les oublieras pas tant que tu vivras. Eh ! bien, qui est ton plus cher ami, celui auquel tu ne pourrais, ni ne voudrais rien refuser ? — Comment, Tommy ? Mais c’est toi, tu le sais bien.

— Suppose un instant que tu veuilles demander un assez grand service au marchand de mou de veau. Comme tu ne le connais pas, il t’enverrait promener à tous les diables, car il est de cette espèce de gens ; mais il se trouve qu’après toi, il est mon meilleur ami, et qu’il se ferait hacher en menus morceaux pour me rendre un service, n’importe lequel. Après cela, je te demande, quel est le moyen le plus sûr : d’aller le trouver toi-même et de le prier de parler à la marchande de marrons de ton remède de melon d’eau, ou bien de me demander de le faire pour toi ?

— Il vaudrait mieux t’en charger, bien sûr. Je n’y aurais jamais pensé, Tommy, c’est une idée magnifique.

— C’est de la haute philosophie, tu vois ; le mot est somptueux, mais juste. Je me base sur ce principe que : chacun en ce monde, petit ou grand, a un ami particulier, un ami de cœur à qui il est heureux de rendre service. (Je ne veux parler naturellement que de services rendus avec bonne humeur et sans rechigner). Ainsi peu m’importe ce que tu entreprends ; tu peux toujours arriver à qui tu veux, même si, personnage sans importance, tu t’adresses à quelqu’un de très haut placé. C’est bien simple ; tu n’as qu’à trouver un premier ami porte-parole ; voilà tout, ton rôle s’arrête là. Cet ami en cherche un autre, qui à son tour en trouve un troisième et ainsi de suite, d’ami en ami, de maille en maille, on forme la chaîne ; libre à toi d’en suivre les maillons en montant ou en descendant à ton choix.

— C’est tout simplement admirable, Tommy !

— Mais aussi simple et facile que possible ; c’est l’A B C ; pourtant, as-tu jamais connu quelqu’un sachant employer ce moyen ? Non, parce que le monde est inepte. On va sans introduction trouver un étranger, ou bien on lui écrit ; naturellement on reçoit une douche froide, et ma foi, c’est parfaitement bien fait. Eh ! bien, l’empereur ne me connaît pas, peu importe ; il mangera son melon d’eau demain. Tu verras, je te le promets. Voilà le marchand de mou de veau. Adieu, Jimmy, je vais le surprendre.

Il le surprit en effet, et lui demanda : — Dites-moi, voulez-vous me rendre un service ?

— Si je veux ? en voilà une question ! Je suis votre homme. Dites ce que vous voulez, et vous me verrez voler.

— Allez dire à la marchande de marrons de tout planter là, et de vite porter ce message à son meilleur ami ; recommandez-lui de prier cet ami de faire la boule de neige. »

Il exposa la nature du message, et le quitta en disant : « Maintenant, dépêchez-vous. »

Un instant après, les paroles du ramoneur étaient en voie de parvenir à l’empereur.


III

Le lendemain, vers minuit, les médecins étaient assis dans la chambre impériale et chuchotaient entre eux, très inquiets, car la maladie de l’empereur semblait grave. Ils ne pouvaient se dissimuler que chaque fois qu’ils lui administraient une nouvelle drogue, il s’en trouvait plus mal. Cette constatation les attristait, en leur enlevant tout espoir. Le pauvre empereur émacié somnolait, les yeux fermés. Son page favori chassait les mouches autour de son chevet et pleurait doucement. Tout à coup le jeune homme entendit le léger froufrou d’une portière qu’on écarte ; il se retourna et aperçut le lord grand-maître du palais qui passait la tête par la portière entrebâillée et lui faisait signe de venir à lui. Vite le page accourut sur la pointe des pieds vers son cher ami le grand-maître ; ce dernier lui dit avec nervosité :

— Toi seul, mon enfant, peux le persuader. Oh ! n’y manque pas. Prends ceci, fais-le lui manger et il est sauvé.

— Sur ma tête, je le jure il le mangera.

C’étaient deux grosses tranches de melon d’eau, fraîches, succulentes d’aspect.


IV

Le lendemain matin, la nouvelle se répandit partout que l’empereur était hors d’affaire et complètement remis. En revanche, il avait fait pendre les médecins. La joie éclata dans tout le pays, et on se prépara à illuminer magnifiquement.

Après le déjeuner, Sa Majesté méditait dans un bon fauteuil : l’empereur voulait témoigner sa reconnaissance infinie, et cherchait quelle récompense il pourrait accorder pour exprimer sa gratitude à son bienfaiteur.

Lorsque son plan fut bien arrêté, il appela son page et lui demanda s’il avait inventé ce remède. Le jeune homme dit que non, que le grand maître du palais le lui avait indiqué.

L’empereur le congédia et se remit à réfléchir :

Le grand-maître avait le titre de comte : il allait le créer duc, et lui donnerait de vastes propriétés qu’il confisquerait à un membre de l’opposition. Il le fit donc appeler et lui demanda s’il était l’inventeur du remède. Mais le grand-maître, qui était un honnête homme, répondit qu’il le tenait du grand chambellan. L’empereur le renvoya et réfléchit de nouveau : le chambellan était vicomte ; il le ferait comte, et lui donnerait de gros revenus. Mais le chambellan répondit qu’il tenait le remède du premier lord de service.

Il fallait encore réfléchir. Ceci indisposa un peu Sa Majesté qui songea à une récompense moins magnanime. Mais le premier lord de service tenait le remède d’un autre gentilhomme ! L’empereur s’assit de nouveau et chercha dans sa tête une récompense plus modeste et mieux proportionnée à la situation de l’inventeur du remède.

Enfin de guerre lasse, pour rompre la monotonie de ce travail imaginatif et hâter la besogne, il fit venir le grand chef de la police, et lui donna l’ordre d’instruire cette affaire et d’en remonter le fil, pour lui permettre de remercier dignement son bienfaiteur.

Dans la soirée, à neuf heures, le grand chef de la police apporta la clef de l’énigme. Il avait suivi le fil de l’histoire, et s’était ainsi arrêté à un jeune gars, du nom de Jimmy, ramoneur de profession. L’empereur s’écria avec une profonde émotion.

— C’est ce brave garçon qui m’a sauvé la vie ! il ne le regrettera pas.

Et… il lui envoya une de ses paires de bottes, celles qui lui servaient de bottes numéro deux !

Elles étaient trop grandes pour Jimmy, mais chaussaient parfaitement le vieux Zulu. À part cela, tout était bien !!!


III


CONCLUSION DE L’HOMME AU MESSAGE


— Maintenant, saisissez-vous mon idée ?

— Je suis obligé de reconnaître que vous êtes dans le vrai. Je suivrai vos conseils et j’ai bon espoir de conclure mon affaire demain. Je connais intimement le meilleur ami du directeur général. Il me donnera une lettre d’introduction avec un mot explicatif sur l’intérêt que peut présenter mon affaire pour le gouvernement. Je le porterai moi-même sans avoir pris de rendez-vous préalable et le ferai remettre au directeur avec ma carte. Je suis sûr que je n’aurai pas à attendre une demi-minute.

Tout se passa à la lettre, comme il le prévoyait, et le gouvernement adopta les chaussures.