Libr. Hachette (p. 171-188).

XV

Où l’on verra qu’il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne.

Le lendemain, après une visite à M. du Marnet il écrivit à Clémentine :

« Lumière de ma vie, je quitte ces lieux, témoins de mon funeste courage et dépositaires de mon amour. C’est au sein de la capitale, au pied du trône, que je porte mes premiers pas. Si l’héritier du dieu des combats n’est pas sourd à la voix du sang qui coule dans ses veines, il me rendra mon épée et mes épaulettes pour que je les apporte à tes genoux. Sois-moi fidèle, attends, espère : que ces lignes te servent de talisman contre les dangers qui menacent ton indépendance. Ô ma Clémentine ! garde-toi pour ton

Victor Fougas. »

Clémentine ne lui répondit rien, mais au moment de monter en wagon, il fut accosté par un commissionnaire qui lui remit un joli portefeuille de cuir rouge et s’enfuit à toutes jambes. Ce carnet tout neuf, solide et bien fermé, renfermait douze cents francs en billets de banque, toutes les économies de la jeune fille. Fougas n’eut pas le temps de délibérer sur ce point délicat. On le poussa dans une voiture, la machine siffla et le train partit.

Le colonel commença par repasser dans sa mémoire les divers événements qui s’étaient succédé dans sa vie en moins d’une semaine. Son arrestation dans les glaces de la Vistule, sa condamnation à mort, sa captivité dans la forteresse de Liebenfeld, son réveil à Fontainebleau, l’invasion de 1814, le retour de l’île d’Elbe, les cent jours, la mort de l’Empereur et du roi de Rome, la restauration bonapartiste de 1852, la rencontre d’une jeune fille en tout semblable à Clémentine Pichon, le drapeau du 23e, le duel avec un colonel de cuirassiers, tout cela, pour Fougas, n’avait pas pris plus de quatre jours ! La nuit du 11 novembre 1813 au 17 août 1859, lui paraissait même un peu moins longue que les autres ; c’était la seule fois qu’il eût dormi tout d’un somme et sans rêver.

Un esprit moins actif, un cœur moins chaud se fût peut-être laissé tomber dans une sorte de mélancolie. Car enfin, celui qui a dormi quarante-six ans, doit être un peu dépaysé dans son propre pays. Plus de parents, plus d’amis, plus un visage connu sur toute la surface de la terre ! Ajoutez une multitude de mots, d’idées, de coutumes, d’inventions nouvelles qui lui font sentir le besoin d’un cicerone et lui prouvent qu’il est étranger. Mais Fougas, en rouvrant les yeux, s’était jeté au beau milieu de l’action, suivant le précepte d’Horace. Il s’était improvisé des amis, des ennemis, une maîtresse, un rival. Fontainebleau, sa deuxième ville natale, était provisoirement le chef-lieu de son existence. Il s’y sentait aimé, haï, redouté, admiré, connu enfin. Il savait que dans cette sous-préfecture son nom ne pourrait plus être prononcé sans éveiller un écho. Mais ce qui le rattachait surtout au temps moderne, c’était sa parenté bien établie avec la grande famille de l’armée. Partout où flotte un drapeau français, le soldat, jeune ou vieux, est chez lui. Autour de ce clocher de la patrie, bien autrement cher et sacré que le clocher du village, la langue, les idées, les institutions changent peu. Les hommes ont beau mourir ; ils sont remplacés par d’autres qui leur ressemblent, qui pensent, parlent et agissent de même ; qui ne se contentent pas de revêtir l’uniforme de leurs devanciers, mais héritent encore de leurs souvenirs, de leur gloire acquise, de leurs traditions, de leurs plaisanteries, de certaines intonations de leur voix. C’est ce qui explique la subite amitié de Fougas pour le nouveau colonel du 23e, après un premier mouvement de jalousie, et la brusque sympathie qu’il témoigna à M. du Marnet, dès qu’il vit couler le sang de sa blessure. Les querelles entre soldats sont des discussions de famille, qui n’effacent jamais la parenté.

Fermement persuadé qu’il n’était pas seul au monde, M. Fougas prenait plaisir à tous les objets nouveaux que la civilisation lui mettait sous les yeux. La vitesse du chemin de fer l’enivrait positivement. Il s’était épris d’un véritable enthousiasme pour cette force de la vapeur, dont la théorie était lettre close pour lui, mais il pensait aux résultats :

« Avec mille machines comme celle-ci, deux mille canons rayés et deux cent mille gaillards comme moi, Napoléon aurait conquis le monde en six semaines. Pourquoi ce jeune homme qui est sur le trône ne se sert-il pas des instruments qu’il a en main ? Peut-être n’y a-t-il pas songé. C’est bon, je vais le voir. S’il m’a l’air d’un homme capable, je lui donne mon idée, il me nomme ministre de la guerre, et en avant, marche ! »

Il s’était fait expliquer l’usage de ces grands fils de fer qui courent sur des poteaux tout le long de la voie.

« Nom de nom ! disait-il, voilà des aides de camp rapides et discrets. Rassemblez-moi tout ça aux mains d’un chef d’état-major comme Berthier, l’univers sera pris comme dans un filet par la simple volonté d’un homme ! »

Sa méditation fut interrompue à trois kilomètres de Melun, par les sons d’une langue étrangère. Il dressa l’oreille, puis bondit dans son coin comme un homme qui s’est assis sur un fagot d’épines. Horreur ! c’était de l’anglais ! Un de ces monstres qui ont assassiné Napoléon à Sainte-Hélène, pour s’assurer le monopole des cotons, était entré dans le compartiment avec une femme assez jolie et deux enfants magnifiques.

« Conducteur ! arrêtez ! cria Fougas, en se penchant à mi-corps en dehors de la portière.

— Monsieur, lui dit l’Anglais en bon français, je vous conseille de patienter jusqu’à la prochaine station. Le conducteur ne vous entend pas, et vous risquez de tomber sur la voie. Si d’ici là je pouvais vous être bon à quelque chose, j’ai ici un flacon d’eau-de-vie et une pharmacie de voyage.

— Non, monsieur, répondit Fougas du ton le plus rogue. Je n’ai besoin de rien et j’aimerais mieux mourir que de rien accepter d’un Anglais ! Si j’appelle le conducteur, c’est parce que je veux changer de voiture et purger mes yeux d’un ennemi de l’Empereur !

— Je vous assure, monsieur, répliqua l’Anglais, que je ne suis pas un ennemi de l’Empereur. J’ai eu l’honneur d’être reçu chez lui lorsqu’il habitait Londres ; il a même daigné s’arrêter quelques jours dans mon petit château de Lancashire.

— Tant mieux pour vous si ce jeune homme est assez bon pour oublier ce que vous avez fait à sa famille ; mais Fougas ne vous pardonnera jamais vos crimes envers son pays ! »

Là-dessus, comme on arrivait à la gare de Melun il ouvrit la portière et s’élança dans un autre compartiment. Il s’y trouva seul devant deux jeunes messieurs qui n’avaient point des physionomies anglaises, et qui parlaient français avec le plus pur accent tourangeau. L’un et l’autre portaient leurs armoiries au petit doigt, afin que personne n’ignorât leur qualité de gentilshommes. Fougas était trop plébéien pour goûter beaucoup la noblesse ; mais, au sortir d’un compartiment peuplé d’insulaires, il fut heureux de rencontrer deux Français.

« Amis, dit-il en se penchant vers eux avec un sourire cordial, nous sommes enfants de la même mère. Salut à vous ; votre aspect me retrempe ! »

Les deux jeunes gens ouvrirent de grands yeux, s’inclinèrent à demi et se renfermèrent dans leur conversation, sans répondre autrement aux avances de Fougas.

« Ainsi donc, mon cher Astophe, disait l’un, tu as vu le roi à Froshdorf ?

— Oui, mon bon Améric ; et il m’a reçu avec la grâce la plus touchante. « Vicomte, m’a-t-il dit, vous êtes d’un sang connu pour sa fidélité. Nous nous souviendrons de vous, le jour où Dieu nous rétablira sur le trône de nos ancêtres. Dites à notre brave noblesse de Touraine que nous nous recommandons à ses prières et que nous ne l’oublions jamais dans les nôtres. »

— Pitt et Cobourg ! murmura Fougas entre ses dents. Voilà deux petits gaillards qui conspirent avec l’armée de Condé ! Mais, patience ! »

Il serra les poings et prêta l’oreille.

« Il ne t’a rien dit de la politique ?

— Quelques mots en l’air. Entre nous, je ne crois pas qu’il s’en occupe beaucoup ; il attend les événements.

— Il n’attendra plus bien longtemps.

— Qui sait ?

— Comment ! qui sait ? L’empire n’en a pas pour six mois. Mgr de Montereau le disait encore lundi dernier chez ma tante la chanoinesse.

— Moi, je leur donne un an, parce que leur campagne d’Italie les a raffermis dans le bas peuple. Oh ! je ne me suis pas gêné pour le dire au roi !

— Sacrebleu ! messieurs, c’est trop fort ! interrompit Fougas. Est-ce en France que des Français parlent ainsi des institutions françaises ? Retournez à votre maître, dites-lui que l’empire est éternel, parce qu’il est fondé sur le granit populaire et cimenté par le sang des héros. Et si le roi vous demande qui est-ce qui a dit ça, vous lui répondrez : C’est le colonel Fougas, décoré à Wagram de la propre main de l’Empereur ! »

Les deux jeunes gens se regardèrent, échangèrent un sourire, et le vicomte dit au marquis :

« What is that ?

A madman.

No, dear : a mad dog.

Nothing else.

— Très-bien, messieurs, cria le colonel. Parlez anglais, maintenant ; vous en êtes dignes ! »

Il changea de compartiment à la station suivante et tomba dans un groupe de jeunes peintres. Il les appela disciples de Xeuxis et leur demanda des nouvelles de Gérard, de Gros et de David. Ces messieurs trouvèrent la plaisanterie originale, et lui recommandèrent d’aller voir Talma dans la nouvelle tragédie d’Arnault.

Les fortifications de Paris l’éblouirent beaucoup, le scandalisèrent un peu.

« Je n’aime pas cela, dit-il à ses voisins. Le vrai rempart de la capitale c’est le courage d’un grand peuple. Entasser des bastions autour de Paris c’est dire à l’ennemi qu’il peut vaincre la France. »

Le train s’arrêta enfin à la gare de Mazas. Le colonel, qui n’avait point de bagages, s’en alla fièrement, les mains dans ses poches, à la recherche de l’hôtel de Nantes. Comme il avait passé trois mois à Paris vers l’année 1810, il croyait connaître la ville. C’est pourquoi il ne manqua pas de s’y perdre en arrivant. Mais, dans les divers quartiers qu’il parcourut au hasard, il admira les grands changements qu’on avait faits en son absence. Fougas adorait les rues bien longues, bien larges, bordées de grosses maisons uniformes ; il fut obligé de reconnaître que l’édilité parisienne se rapprochait activement de son idéal. Ce n’était pas encore la perfection absolue, mais quel progrès !

Par une illusion bien naturelle, il s’arrêta vingt fois pour saluer des figures de connaissance ; mais personne ne le reconnut.

Après cinq heures de marche, il atteignit la place du Carrousel. L’hôtel de Nantes n’y était plus ; mais en revanche, on avait achevé le Louvre. Fougas perdit un quart d’heure à regarder ce monument et une demi-heure à contempler deux zouaves de la garde qui jouaient au piquet. Il s’informa si l’Empereur était à Paris ; on lui montra le drapeau qui flottait sur les Tuileries.

« Bon, dit-il ; mais il faut d’abord que je me fasse habiller de neuf. »

Il retint une chambre dans un hôtel de la rue Saint-Honoré et demanda au garçon quel était le plus célèbre tailleur de Paris. Le garçon lui prêta un Almanach du commerce, Fougas chercha le bottier de l’Empereur, le chemisier de l’Empereur, le chapelier, le tailleur, le coiffeur, le gantier de l’Empereur ; il inscrivit leurs noms et leurs adresses sur le carnet de Clémentine, après quoi il prit une voiture et se mit en course.

Comme il avait le pied petit et bien tourné, il trouva sans difficulté des chaussures toutes faites ; on promit aussi de lui porter dans la soirée tout le linge dont il avait besoin. Mais lorsqu’il expliqua au chapelier quelle coiffure il prétendait planter sur sa tête, il rencontra de grandes difficultés. Son idéal était un chapeau énorme, large du haut, étroit du bas, renflé des bords, cambré en arrière et en avant ; bref, le meuble historique auquel le fondateur de la Bolivie a donné autrefois son nom. Il fallut bouleverser les magasins, et fouiller jusque dans les archives pour trouver ce qu’il désirait.

« Enfin ! s’écria le chapelier, voilà votre affaire. Si c’est pour un costume de théâtre, vous serez content ; l’effet comique est certain. »

Fougas répondit sèchement que ce chapeau était beaucoup moins ridicule que tous ceux qui circulaient dans les rues de Paris.

Chez le célèbre tailleur de la rue de la Paix, ce fut presque une bataille.

« Non, monsieur, disait Alfred, je ne vous ferai jamais une redingote à brandebourgs et un pantalon à la cosaque ! Allez-vous-en chez Babin ou chez Moreau, si vous voulez un costume de carnaval ; mais il ne sera pas dit qu’un homme aussi bien tourné est sorti de chez nous en caricature !

— Tonnerre et patrie ! répondait Fougas ; vous avez la tête de plus que moi, monsieur le géant, mais je suis le colonel du grand Empire, et ce n’est pas aux tambours-majors à donner des ordres aux colonels ! »

Ce diable d’homme eut le dernier mot. On lui prit mesure, on ouvrit un album et l’on promit de l’habiller, dans les vingt-quatre heures, à la dernière mode de 1813. On lui fit voir des étoffes à choisir, des étoffes anglaises. Il les rejeta avec mépris.

« Drap bleu de France, dit-il, et fabriqué en France ! Et coupez-moi ça de telle façon que tous ceux qui me verront passer en pékin s’écrient : « C’est un militaire ! »

Les officiers de notre temps ont précisément la coquetterie inverse ; ils s’appliquent à ressembler à tous les autres gentlemen lorsqu’ils prennent l’habit civil.

Fougas se commanda, rue Richelieu, un col de satin noir qui cachait la chemise et montait jusqu’aux oreilles ; puis il descendit vers le Palais-Royal, entra dans un restaurant célèbre et se fit servir à dîner. Comme il avait déjeuné sur le pouce chez un pâtissier du boulevard, son appétit, aiguisé par la marche, fit des merveilles. Il but et mangea comme à Fontainebleau. Mais la carte à payer lui parut de digestion difficile : il en avait pour cent dix francs et quelques centimes. « Diable ! dit-il, la vie est devenue chère à Paris. » L’eau-de-vie entrait dans ce total pour une somme de neuf francs. On lui avait servi une bouteille et un verre comme un dé à coudre ; ce joujou avait amusé Fougas : il trouva plaisant de le remplir et de le vider douze fois. Mais en sortant de table il n’était pas ivre : une aimable gaieté, rien de plus. La fantaisie lui vint de regagner quelques pièces de cent sous au no 113. Un marchand de bouteilles établi dans la maison lui apprit que la France ne jouait plus depuis une trentaine d’années. Il poussa jusqu’au Théâtre-Français pour voir si les comédiens de l’Empereur ne donnaient pas quelque belle tragédie, mais l’affiche lui déplut. Des comédies modernes jouées par des acteurs nouveaux ! Ni Talma, ni Fleury, ni Thénard, ni les Baptiste, ni Mlle Mars, ni Mlle Raucourt ! Il s’en fut à l’Opéra, où l’on donnait Charles VI. La musique l’étonna d’abord ; il n’était pas accoutumé à entendre tant de bruit hors des champs de bataille. Bientôt cependant ses oreilles s’endurcirent au fracas des instruments ; la fatigue du jour, le plaisir d’être bien assis, le travail de la digestion, le plongèrent dans un demi-sommeil. Il se réveilla en sursaut à ce fameux chant patriotique :

Guerre aux tyrans ! jamais, jamais en France,
Jamais l’Anglais ne régnera !

« Non ! s’écria-t-il en étendant les bras vers la scène. Jamais ! jurons-le tous ensemble sur l’autel sacré de la patrie ! Périsse la perfide Albion ! Vive l’Empereur ! »

Le parterre et l’orchestre se levèrent en même temps, moins pour s’associer au serment de Fougas que pour lui imposer silence. Dans l’entr’acte suivant, un commissaire de police lui dit à l’oreille que lorsqu’on avait dîné de la sorte on allait se coucher tranquillement, au lieu de troubler la représentation de l’Opéra.

Il répondit qu’il avait dîné comme à son ordinaire, et que cette explosion d’un sentiment patriotique ne partait point de l’estomac.

« Mais, dit-il, puisque dans ce palais de l’opulence désœuvrée la haine de l’ennemi est flétrie comme un crime, je vais respirer un air plus libre et saluer le temple de la Gloire avant de me mettre au lit.

— Vous ferez aussi bien, » dit le commissaire.

Il s’éloigna, plus fier et plus cambré que jamais, gagna la ligne des boulevards et la parcourut à grandes enjambées jusqu’au temple corinthien qui la termine. Chemin faisant, il admira beaucoup l’éclairage de la ville. M. Martout lui avait expliqué la fabrication du gaz, il n’y avait rien compris, mais cette flamme rouge et vivante était pour ses yeux un véritable régal.

Lorsqu’il fut arrivé au monument qui commande l’entrée de la rue Royale, il s’arrêta sur le trottoir, se recueillit un instant et dit :

« Inspiratrice des belles actions, veuve du grand vainqueur de l’Europe, ô Gloire ! reçois l’hommage de ton amant Victor Fougas ! Pour toi j’ai enduré la faim, la sueur et les frimas, et mangé le plus fidèle des coursiers. Pour toi, je suis prêt à braver d’autres périls et à revoir la mort en face sur tous les champs de bataille. Je te préfère au bonheur, à la richesse, à la puissance. Ne rejette pas l’offrande de mon cœur et le sacrifice de mon sang. Pour prix de tant d’amour, je ne réclame qu’un sourire de tes yeux et un laurier tombé de ta main ! »

Cette prière arriva toute brûlante aux oreilles de sainte Marie-Madeleine, patronne de l’ex-temple de la Gloire. C’est ainsi que l’acquéreur d’un château reçoit quelquefois une lettre adressée à l’ancien propriétaire.

Fougas revint par la rue de la Paix et la place Vendôme, et salua en passant la seule figure de connaissance qu’il eût encore trouvée à Paris. Le nouveau costume de Napoléon sur la colonne ne lui déplaisait aucunement. Il préférait le petit chapeau à la couronne et la redingote grise au manteau théâtral.

La nuit fut agitée. Mille projets divers se croisant en tout sens dans le cerveau du colonel. Il préparait les discours qu’il tiendrait à l’Empereur, s’endormait au milieu d’une phrase et s’éveillait en sursaut, croyant tenir une idée qui s’évanouissait soudain. Il éteignit et ralluma vingt fois sa bougie. Le souvenir de Clémentine se mêlait de temps à autre aux rêveries de la guerre et aux utopies de la politique ; mais je dois avouer que la figure de la jeune fille ne sortit guère du second plan.

Autant cette nuit lui parut longue, autant la matinée du lendemain lui sembla courte. L’idée de voir en face le nouveau maître de l’Empire l’enivrait et le glaçait tour à tour. Il espéra un instant qu’il manquerait quelque chose à sa toilette, qu’un fournisseur lui offrirait un prétexte honorable pour ajourner cette visite au lendemain. Mais tout le monde fit preuve d’une exactitude désespérante. À midi précis, le pantalon à la cosaque et la redingote à brandebourgs s’étalaient sur le pied du lit auprès du célèbre chapeau à la Bolivar.

« Habillons-nous ! dit Fougas. Ce jeune homme ne sera peut-être pas chez lui. En ce cas je laisserai mon nom, et j’attendrai qu’il m’appelle. »

Il se fit beau à sa manière, et, ce qui paraîtra peut-être incroyable à mes lectrices, Fougas, en col de satin noir et en redingote à brandebourgs, n’était ni laid, ni même ridicule. Sa haute taille, son corps svelte, sa figure fière et décidée, ses mouvements brusques formaient une certaine harmonie avec ce costume d’un autre temps. Il était étrange, voilà tout. Pour se donner un peu d’aplomb, il entra dans un restaurant, mangea quatre côtelettes, un pain de deux livres et un morceau de fromage en buvant deux bouteilles de vin. Le café et le pousse-café le conduisirent jusqu’à deux heures. C’était le moment qu’il s’était fixé à lui-même.

Il inclina légèrement son chapeau sur l’oreille, boutonna ses gants de chamois, toussa énergiquement deux ou trois fois devant la sentinelle de la rue de Rivoli, et enfila bravement le guichet de l’Échelle.

« Monsieur ! cria le portier, qui demandez-vous ?

— L’Empereur !

— Avez-vous une lettre d’audience ?

— Le colonel Fougas n’en a pas besoin. Va demander des renseignements à celui qui plane au-dessus de la place Vendôme : il te dira que le nom de Fougas a toujours été synonyme de bravoure et de fidélité.

— Vous avez connu l’Empereur premier ?

— Oui, mon drôle, et je lui ai parlé comme je te parle.

— Vraiment ? Mais quel âge avez-vous donc ?

— Soixante-dix ans à l’horloge du temps, vingt-quatre ans sur les tablettes de l’histoire ! »

Le portier leva les yeux au ciel en murmurant :

« Encore un ! C’est le quatrième de la semaine ! »

Il fit un signe à un petit monsieur vêtu de noir, qui fumait sa pipe dans la cour des Tuileries, puis il dit à Fougas en lui mettant la main sur le bras :

« Mon bon ami, c’est l’Empereur que vous voulez voir ?

— Je te l’ai déjà dit, familier personnage !

— Hé bien ! vous le verrez aujourd’hui. Monsieur qui vient là-bas, avec sa pipe, est l’introducteur des visites ; il va vous conduire. Mais l’Empereur n’est pas au Château. Il est à la campagne. Cela vous est égal, n’est-ce pas, d’aller à la campagne ?

— Que diable veux-tu que ça me fasse ?

— D’autant plus que vous n’irez pas à pied. On vous a déjà fait avancer une voiture. Allons, montez, mon bon ami, et soyez sage ! »

Deux minutes plus tard, Fougas, accompagné d’un agent, roulait vers le bureau du commissaire de police.

Son affaire fut bientôt faite. Le commissaire qui le reçut était le même qui lui avait parlé la veille à l’Opéra. Un médecin fut appelé et rendit le plus beau verdict de monomanie qui ait jamais envoyé un homme à Charenton. Tout cela se fit poliment, joliment, sans un mot qui pût mettre le colonel sur ses gardes et l’avertir du sort qu’on lui réservait. Il trouvait seulement que ce cérémonial était long et bizarre, et il préparait là-dessus quelques phrases bien senties qu’il se promettait de faire entendre à l’Empereur.

On lui permit enfin de se mettre en route. Le fiacre était toujours là ; l’introducteur ralluma sa pipe, dit trois mots au cocher et s’assit à la gauche du colonel. La voiture partit au trot, gagna les boulevards et prit la direction de la Bastille.

Elle arrivait à la hauteur de la porte Saint-Martin, et Fougas, la tête à la portière, continuait à préparer son improvisation, lorsqu’une calèche, attelée de deux alezans superbes, passa pour ainsi dire sous le nez du rêveur. Un gros homme à moustache grise retourna la tête et cria : « Fougas ! »

Robinson découvrant dans son île l’empreinte du pied d’un homme ne fut ni plus étonné ni plus ravi que Fougas en entendant ce cri de : « Fougas ! » Ouvrir la portière, sauter sur le macadam, courir à la calèche qui s’était arrêtée, s’y lancer d’un seul bond sans l’aide du marchepied et tomber dans les bras du gros homme à moustache grise : tout cela fut l’affaire d’une seconde. La calèche était repartie depuis longtemps lorsque l’agent de police au galop, suivi de son fiacre au petit trot, arpenta la ligne des boulevards, demandant à tous les sergents de ville s’ils n’avaient vu passer un fou.