Libr. Hachette (p. 141-170).

XIV

Le jeu de l’amour et de l’espadon.

Comme elle hésitait visiblement à se laisser tomber dans ses bras, Fougas imita Mahomet : il courut à la montagne.

« Ô Clémentine ! dit-il en la couvrant de baisers, les destins amis te rendent à ma tendresse ! Je retrouve la compagne de ma vie et la mère de mon enfant ! »

La jeune fille ébahie ne songeait pas même à se défendre. Heureusement, Léon Renault l’arracha des mains du colonel et s’interposa en homme résolu à défendre son bien.

« Monsieur ! s’écria-t-il en serrant les poings, vous vous trompez de tout, si vous croyez connaître mademoiselle. Elle n’est pas de votre temps, mais du nôtre ; elle n’est pas votre fiancée, mais la mienne ; elle n’a jamais été la mère de votre enfant, et je compte qu’elle sera la mère des miens ! »

Fougas était de fer. Il saisit son rival par le bras, le fit pirouetter comme une toupie et se remit en face de la jeune fille.

« Es-tu Clémentine ? lui dit-il.

— Oui, monsieur.

— Vous êtes tous témoins qu’elle est ma Clémentine ! »

Léon revint à la charge et saisit le colonel par le collet de sa redingote, au risque de se faire briser contre les murs :

« Assez plaisanté, lui dit-il. Vous n’avez peut-être pas la prétention d’accaparer toutes les Clémentine de la terre ? Mademoiselle s’appelle Clémentine Sambucco ; elle est née à la Martinique, où vous n’avez jamais mis les pieds, si j’en crois ce que vous avez conté tout à l’heure. Elle a dix-huit ans…

— L’autre aussi !

— Eh ! l’autre en a soixante-quatre aujourd’hui, puisqu’elle en avait dix-huit en 1813. Mlle Sambucco est d’une famille honorable et connue. Son père, M. Sambucco, était magistrat ; son grand-père appartenait à l’administration de la guerre. Vous voyez qu’elle ne vous touche ni de près ni de loin ; et le bon sens et la politesse, sans parler de la reconnaissance, vous font un devoir de la laisser en paix ! »

Il poussa le colonel à son tour et le fit tomber entre les bras d’un fauteuil.

Fougas rebondit comme si on l’avait jeté sur un million de ressorts. Mais Clémentine l’arrêta d’un geste et d’un sourire.

« Monsieur, lui dit-elle de sa voix la plus caressante, ne vous emportez pas contre lui ; il m’aime.

— Raison de plus, sacrebleu ! »

Il se calma cependant, fit asseoir la jeune fille à ses côtés, et l’examina des pieds à la tête avec toute l’attention imaginable.

« C’est bien elle, dit-il. Ma mémoire, mes yeux, mon cœur, tout en moi la reconnaît et me dit que c’est elle ! Et pourtant le témoignage des hommes, le calcul du temps et des distances, en un mot, l’évidence elle-même semble avoir pris à tâche de me convaincre d’erreur. Se peut-il donc que deux femmes, se ressemblent à tel point ? Suis-je victime d’une illusion des sens ? N’ai-je recouvré la vie que pour perdre l’esprit ? Non ; je me reconnais, je me retrouve moi-même ; mon jugement ferme et droit s’oriente sans trouble et sans hésitation dans ce monde si bouleversé et si nouveau. Il n’est qu’un point où ma raison chancelle : Clémentine ! je crois te revoir et tu n’es pas toi ! Eh ! qu’importe, après tout ? Si le destin qui m’arrache à la tombe a pris soin d’offrir à mon réveil le portrait de celle que j’aimais, c’est sans doute parce qu’il a résolu de me rendre l’un après l’autre tous les biens que j’ai perdus. Dans quelques jours, mes épaulettes ; demain, le drapeau du 23e de ligne ; aujourd’hui, cet adorable visage qui a fait battre mon cœur pour la première fois ! Vivante image du passé le plus riant et le plus cher, je tombe à tes genoux ; sois mon épouse ! ».

Ce diable d’homme unit le geste à la parole, et les témoins de cette scène imprévue ouvrirent de grands yeux. Mais la tante de Clémentine, l’austère Mlle Sambucco, jugea qu’il était temps de montrer son autorité. Elle allongea vers Fougas ses grandes mains sèches, le redressa énergiquement, et lui dit de sa voix la plus aigre :

« Assez, monsieur ; il est temps de mettre un terme à cette farce scandaleuse. Ma nièce n’est pas pour vous ; je l’ai promise et donnée. Sachez qu’après-demain, 19 du mois, à dix heures du matin, elle épousera M. Léon Renault, votre bienfaiteur !

— Et moi je m’y oppose ; entendez-vous, la tante ? Et, si elle fait mine d’épouser ce garçon…

— Que ferez-vous ?

— Je la maudirai ! »

Léon ne put s’empêcher de rire. La malédiction de ce colonel de vingt-quatre ans lui semblait plus comique que terrible. Mais Clémentine pâlit, fondit en larmes et tomba à son tour aux genoux de Fougas.

« Monsieur, s’écria-t-elle en lui baisant les mains, n’accablez pas une pauvre fille qui vous vénère, qui vous aime, qui vous sacrifiera son bonheur si vous l’exigez ! Par toutes les marques de tendresse que je vous ai prodiguées depuis un mois, par les pleurs que j’ai répandus sur votre cercueil, par le zèle respectueux que j’ai mis à presser votre résurrection, je vous conjure de nous pardonner nos offenses. Je n’épouserai pas Léon si vous me le défendez ; je ferai ce qui vous plaira ; je vous obéirai en toutes choses ; mais, pour Dieu ! ne me donnez pas votre malédiction !

— Embrasse-moi, dit Fougas. Tu cèdes, je pardonne. »

Clémentine se releva toute rayonnante de joie et lui tendit son beau front. La stupéfaction des assistants, et surtout des intéressés, est plus facile à deviner qu’à dépeindre. Une ancienne momie dictant des lois, rompant des mariages et imposant ses volontés dans la maison ! La jolie petite Clémentine, si raisonnable, si obéissante, si heureuse d’épouser Léon Renault, sacrifiant tout à coup ses affections, son bonheur et presque son devoir au caprice d’un intrus ! M. Nibor avoua que c’était à perdre la tête. Quant à Léon, il eût donné du front contre tous les murs si sa mère ne l’avait retenu. « Ah ! mon pauvre enfant, lui disait-elle, pourquoi nous as-tu rapporté ça de Berlin ? — C’est ma faute ! criait M. Renault. — Non, reprenait le docteur Martout, c’est la mienne. » Les membres de la commission parisienne discutaient avec M. Rollon sur la nouveauté du cas. « Avaient-ils ressuscité un fou ? La révivification avait-elle produit quelques désordres dans le système nerveux ? Était-ce l’abus du vin et des boissons durant ce premier repas qui avait causé un transport au cerveau ? Quelle autopsie curieuse, si l’on pouvait, séance tenante, disséquer maître Fougas ! « Vous auriez beau faire, messieurs, disait le colonel du 23e. L’autopsie expliquerait peut-être le délire de ce malheureux, mais elle ne rendrait pas compte de l’impression produite sur la jeune fille. Était-ce de la fascination, du magnétisme, ou quoi ? »

Tandis que les amis et les parents pleuraient, discutaient et bourdonnaient autour de lui, Fougas, souriant et serein, se mirait dans les yeux de Clémentine, qui le regardait aussi tendrement.

« Il faut en finir à la fin ! s’écria Virginie Sambucco, la sévère. Viens, Clémentine ! »

Fougas parut étonné.

« Elle n’habite donc pas chez nous ?

— Non, monsieur, elle demeure chez moi !

— Alors je vais la reconduire. Ange ! veux-tu prendre mon bras ?

— Oh ! oui, monsieur ! avec bien du plaisir. »

Léon grinçait des dents.

« C’est admirable ! Il la tutoie et elle trouve cela tout naturel ! »

Il chercha son chapeau pour sortir au moins avec la tante, mais son chapeau n’était plus là ; Fougas, qui n’en possédait point, l’avait pris sans façon. Le pauvre amoureux se coiffa d’une casquette et suivit Fougas et Clémentine avec la respectable Virginie, dont le bras coupait comme une faux.

Par un hasard qui se renouvelait presque tous les jours, le colonel de cuirassiers se rencontra sur le passage de Clémentine. La jeune fille le fit remarquer à Fougas.

« C’est M. du Marnet, lui dit-elle. Son café est au bout de notre rue, et son appartement du côté du parc. Je le crois fort épris de ma petite personne, mais il ne m’a jamais plu. Le seul homme pour qui mon cœur ait battu, c’est Léon Renault.

— Eh bien, et moi ? dit Fougas.

— Oh ! vous, c’est autre chose. Je vous respecte et je vous crains. Il me semble que vous êtes un bon et respectable parent.

— Merci !

— Je vous dis la vérité, autant que je peux la lire dans mon cœur. Tout cela n’est pas bien clair, je l’avoue, mais je ne me comprends pas moi-même.

— Fleur azurée de l’innocence, j’adore ton aimable embarras. Laisse faire l’amour, il te parlera bientôt en maître !

— Je n’en sais rien ; c’est possible… Nous voici chez nous. Bonsoir, monsieur ; embrassez-moi !… Bonne nuit, Léon ; ne vous querellez pas avec M. Fougas : je l’aime de toutes mes forces, mais je vous aime autrement, vous ! »

La tante Virginie ne répondit point au bonsoir de Fougas. Quand les deux hommes furent seuls dans la rue, Léon marcha sans dire mot jusqu’au prochain réverbère. Arrivé là, il se campa résolument en face du colonel, et lui dit :

« Ah çà ! monsieur, expliquons-nous, tandis que nous sommes seuls. Je ne sais par quel philtre ou quelle incantation vous avez pris sur ma future un si prodigieux empire ; mais je sais que je l’aime, que j’en suis aimé depuis plus de quatre ans, et que je ne reculerai devant aucun moyen pour la conserver et la défendre.

— Ami, répondit Fougas, tu peux me braver impunément : mon bras est enchaîné par la reconnaissance. On n’écrira pas dans l’histoire : « Pierre-Victor fut ingrat ! »

— Est-ce qu’il y aurait plus d’ingratitude à vous couper la gorge avec moi qu’à me voler ma femme ?

— Ô mon bienfaiteur ! sache comprendre et pardonner ! À Dieu ne plaise que j’épouse Clémence malgré toi, malgré elle. C’est d’elle et de toi-même que je veux l’obtenir. Songe qu’elle m’est chère, non pas depuis quatre ans comme à toi, mais depuis tout près d’un demi-siècle. Considère que je suis seul ici bas, et que son doux visage est mon unique consolation. Toi qui m’as donné la vie, me défends-tu de vivre heureux ? Ne m’as-tu rappelé au monde que pour me livrer à la douleur ?… Tigre ! reprends-moi donc le jour que tu m’as rendu, si tu ne veux pas que je le consacre à l’adorable Clémentine !

— Parbleu ! mon cher, vous êtes superbe ! Il faut que l’habitude des conquêtes vous ait totalement faussé l’esprit. Mon chapeau est à votre tête, vous le prenez, soit ! Mais parce que ma future vous rappelle vaguement une demoiselle de Nancy, il faudra que je vous la cède ? Halte-là !

— Ami, je te rendrai ton chapeau dès que tu m’en auras acheté un neuf, mais ne me demande pas de renoncer à Clémentine. Sais-tu d’abord si elle renoncerait à moi ?

— J’en suis sûr !

— Elle m’aime.

— Vous êtes fou !

— Tu l’as vue à mes pieds.

— Qu’importe ? C’est de la peur, c’est du respect, c’est de la superstition, c’est le diable si vous voulez ; ce n’est pas de l’amour !

— Nous verrons bien, après six mois de mariage.

— Mais, s’écria Léon Renault, avez-vous le droit de disposer de vous-même ? Il y a une autre Clémentine, la vraie ; elle vous a tout sacrifié ; vous êtes engagé d’honneur envers elle ; le colonel Fougas est-il sourd à la voix de l’honneur ?

— Te moques-tu ?… Que moi, j’épouse une femme de soixante-quatre ans ?

— Vous le devez ! sinon pour elle, au moins pour votre fils.

— Mon fils est grand garçon ; il a quarante-six ans, il n’a plus besoin de mon appui.

— Il a besoin de votre nom.

— Je l’adopterai.

— La loi s’y oppose ! Vous n’êtes pas âgé de cinquante ans, et il n’a pas quinze ans de moins que vous, au contraire !

— Eh bien ! je le légitimerai en épousant la jeune Clémentine !

— Comment voulez-vous qu’elle reconnaisse un enfant qui a plus du double de son âge ?

— Mais alors je ne peux pas le reconnaître non plus, et je n’ai pas besoin d’épouser la vieille ! D’ailleurs, je suis bien bon de me casser la tête pour un fils qui est peut-être mort… que dis-je ? il n’est peut-être pas venu à terme ! J’aime et je suis aimé, voilà le solide et le certain, et tu seras mon garçon de noces !

— Pas encore ! Mlle Sambucco est mineure, et son tuteur est mon père.

— Ton père est un honnête homme ; et il n’aura pas la bassesse de me la refuser.

— Au moins vous demandera-t-il si vous avez une position, un rang, une fortune à offrir à sa pupille !

— Ma position ? colonel ; mon rang ? colonel ; ma fortune ? la solde du colonel. Et les millions de Dantzig ! il ne faut pas que je les oublie… Nous voici à la maison ; donne-moi le testament de ce bon vieux qui portait une perruque lilas ; donne-moi aussi des livres d’histoire, beaucoup de livres, tous ceux où l’on parle de Napoléon ! »

Le jeune Renault obéit tristement au maître qu’il s’était donné lui-même. Il conduisit Fougas dans une bonne chambre, lui remit le testament de M. Meiser et tout un rayon de bibliothèque, et souhaita le bonsoir à son plus mortel ennemi. Le colonel l’embrassa de force et lui dit :

« Je n’oublierai jamais que je te dois la vie et Clémentine. À demain, noble et généreux enfant de ma patrie ! à demain ! »

Léon redescendit au rez-de-chaussée, passa devant la salle à manger, où Gothon essuyait les verres et mettait l’argenterie en ordre, et rejoignit son père et sa mère, qui l’attendaient au salon. Les invités étaient partis, les bougies éteintes. Une seule lampe éclairait la solitude ; les deux mandarins de l’étagère, immobiles dans leur coin obscur, semblaient méditer gravement sur les caprices de la fortune.

« Hé bien ? demanda Mme Renault.

— Je l’ai laissé dans sa chambre, plus fou et plus obstiné que jamais. Cependant, j’ai une idée.

— Tant mieux ! dit le père, car nous n’en avons plus. La douleur nous a rendus stupides. Pas de querelles, surtout ! Ces soldats de l’Empire étaient des ferrailleurs terribles.

— Oh ! je n’ai pas peur de lui ! C’est Clémentine qui m’épouvante. Avec quelle douceur et quelle soumission elle écoutait ce maudit bavard !

— Le cœur de la femme est un abîme insondable. Enfin ! que penses-tu faire ? »

Léon développa longuement le projet qu’il avait conçu dans la rue, au milieu de sa conversation avec Fougas.

« Ce qui presse le plus, dit-il, c’est de soustraire Clémentine à cette influence. Qu’il s’éloigne demain, la raison reprend son empire, et nous nous marions après-demain. Cela fait, je réponds du reste.

— Mais comment éloigner un acharné pareil ?

— Je ne vois qu’un seul moyen, mais il est presque infaillible : exploiter sa passion dominante. Ces gens-là s’imaginent parfois qu’ils sont amoureux, mais, dans le fond, ils n’aiment que la poudre. Il s’agit de rejeter Fougas dans le courant des idées guerrières. Son déjeuner de demain chez le colonel du 23e sera une bonne préparation. Je lui ai fait entendre aujourd’hui qu’il devait avant tout réclamer son grade et ses épaulettes, et il a donné dans le panneau. Il ira donc à Paris. Peut-être y trouvera-t-il quelques culottes de peau de sa connaissance ; dans tous les cas, il rentrera au service. Les occupations de son état feront une diversion puissante ; il ne songera plus à Clémentine, que j’aurai mise en sûreté. C’est à nous de lui fournir les moyens de courir le monde ; mais tous les sacrifices d’argent ne sont rien auprès de ce bonheur que je veux sauver. »

Mme Renault, femme d’ordre, blâmait un peu la générosité de son fils.

« Le colonel est un ingrat, disait-elle. On a déjà trop fait en lui rendant la vie. Qu’il se débrouille maintenant !

— Non, dit le père. Nous n’avons pas le droit de le renvoyer tout nu. Bienfait oblige. »

Cette délibération qui avait duré cinq bons quarts d’heure fut interrompue par un fracas épouvantable. On eût dit que la maison croulait.

« C’est encore lui ! s’écria Léon. Sans doute un accès de folie furieuse ! »

Il courut, suivi de ses parents, et monta les escaliers quatre à quatre. Une chandelle brûlait au seuil de la chambre. Léon la prit et poussa la porte entr’ouverte.

Faut-il vous l’avouer ? l’espérance et la joie lui parlaient plus haut que la crainte. Il se croyait déjà débarrassé du colonel. Mais le spectacle qui s’offrit à ses yeux détourna brusquement le cours de ses idées, et cet amoureux inconsolable se mit à rire comme un fou. Un bruit de coups de pied, de coups de poing et de soufflets ; un groupe informe roulant sur le parquet dans les convulsions d’une lutte désespérée ; voilà tout ce qu’il put voir et entendre au premier abord. Bientôt Fougas, éclairé par la lueur rougeâtre de la chandelle, s’aperçut qu’il luttait avec Gothon comme Jacob avec l’ange, et rentra confus et piteux dans son lit.

Le colonel s’était endormi sur l’histoire de Napoléon sans éteindre sa bougie. Gothon, après avoir terminé son service, aperçut de la lumière sous la porte. Elle se souvint de ce pauvre Baptiste qui gémissait peut-être en purgatoire pour s’être laissé tomber du haut d’un toit. Espérant que Fougas pourrait lui donner des nouvelles de son amouroux, elle frappa plusieurs fois, d’abord doucement, puis beaucoup plus fort. Le silence du colonel et la bougie allumée firent comprendre à la servante qu’il y avait péril en la demeure. Le feu pouvait gagner les rideaux et de là toute la maison. Elle déposa donc sa chandelle, ouvrit la porte, et vint à pas de loup éteindre la bougie. Mais soit que les yeux du dormeur eussent perçu vaguement le passage d’une ombre, soit que Gothon, grosse personne mal équarrie, eût fait craquer une feuille du parquet, Fougas s’éveilla à demi, entendit le frôlement d’une robe, rêva quelqu’une de ces aventures qui animaient la vie de garnison sous le premier empire, et étendit les bras à l’aveuglette en appelant Clémentine ! Gothon, prise aux cheveux et au corsage, riposta par un soufflet si masculin que l’ennemi se crut attaqué par un homme. De représailles en représailles, on avait fini par s’étreindre et rouler sur le parquet.

Qui fut honteux ? ce fut maître Fougas. Gothon s’alla coucher, passablement meurtrie ; la famille Renault parla raison au colonel et en obtint à peu près tout ce qu’elle voulut. Il promit de partir le lendemain, accepta à titre de prêt la somme qui lui fut offerte, et jura de ne point revenir qu’il n’eût récupéré ses épaulettes et encaissé l’héritage de Dantzig.

« Alors, dit-il, j’épouserai Clémentine. »

Sur ce point-là, il était superflu de discuter avec lui : c’était une idée fixe.

Tout le monde dormit solidement dans la maison Renault : les maîtres du logis, parce qu’ils avaient passé trois nuits blanches ; Fougas et Gothon, parce qu’ils s’étaient roués de coups, et le jeune Célestin parce qu’il avait bu le fond de tous les verres.

Le lendemain matin, M. Rollon vint savoir si Fougas serait en état de déjeuner chez lui ; il craignait tant soit peu de le trouver sous une douche. Point du tout ! L’insensé de la veille était sage comme une image et frais comme un bouton de rose. Il se faisait la barbe avec les rasoirs de Léon et fredonnait une ariette de Nicolo. Il fut charmant avec ses hôtes et promit à Gothon de lui faire une rente sur la succession de M. Meiser.

Dès qu’il fut parti pour le déjeuner, Léon courut chez sa fiancée.

« Tout va mieux, dit-il. Le colonel est beaucoup plus raisonnable. Il a promis de partir aujourd’hui même pour Paris ; nous pourrons donc nous marier demain. »

Mlle Virginie Sambucco loua fort ce plan de conduite, non-seulement parce qu’elle avait fait de grands apprêts pour les noces, mais surtout parce qu’un mariage différé eût été la fable de toute la ville. Déjà les lettres de part étaient à la poste, le maire averti, la chapelle de la Vierge retenue à la paroisse. Décommander tout cela pour le caprice d’un revenant et d’un fou, c’était offenser l’usage, la raison et le ciel lui-même.

Clémentine ne répondit guère que par des larmes. Elle ne pouvait être heureuse, à moins d’épouser Léon, mais elle aimait mieux mourir, disait-elle, que de donner sa main sans la permission de M. Fougas. Elle promit de l’implorer à deux genoux s’il le fallait et de lui arracher son consentement.

« Mais s’il refuse ? Et c’est trop vraisemblable !

— Je le supplierai de nouveau jusqu’à ce qu’il dise oui. »

Tout le monde se réunit pour lui prouver qu’elle était folle ; sa tante, Léon, M. et Mme Renault, M. Martout, M. Bonnivet et tous les amis des deux familles. Elle se soumit enfin, mais presque au même instant la porte s’ouvrit et M. Audret se précipita dans le salon en disant :

« Eh bien ! voilà du nouveau ! Le colonel Fougas qui se bat demain avec M. du Marnet ! »

La jeune fille tomba comme foudroyée entre les mains de Léon Renault.

« C’est Dieu qui me punit, s’écria-t-elle. Et le châtiment de mon impiété ne s’est pas fait attendre ! Me forcerez-vous encore à vous obéir ? Me traînera-t-on à l’autel malgré lui, à l’heure même où il exposera sa vie ? »

Personne n’osa plus insister en la voyant dans un état si pitoyable. Mais Léon fit des vœux sincères pour que la victoire restât au colonel de cuirassiers. Il eut tort, j’en conviens, mais quel amant serait assez vertueux pour lui jeter la pierre ?

Voici comment le beau Fougas avait employé sa journée.

À dix heures du matin, les deux plus jeunes capitaines du 23e vinrent le prendre en cérémonie pour le conduire à la maison du colonel. M. Rollon habitait un petit palais de l’époque impériale. Une plaque de marbre, incrustée au-dessus de la porte cochère, portait encore les mots : Ministère des finances. Souvenir du temps glorieux où la cour de Napoléon suivait le maître à Fontainebleau !

Le colonel Rollon, le lieutenant-colonel, le gros major, les trois chefs de bataillon, le chirurgien-major, et dix à douze officiers attendaient en plein air l’arrivée de l’illustre revenant. Le drapeau était debout au milieu de la cour, sous la garde du porte-enseigne et d’un peloton de sous-officiers choisis pour cet honneur. La musique du régiment occupait le fond du tableau, à l’entrée du jardin. Huit faisceaux d’armes, improvisés le matin même par les armuriers du corps, embellissaient les murs et les grilles. Une compagnie de grenadiers, l’arme au pied, attendait.

À l’entrée de Fougas, la musique joua le fameux : Partant pour la Syrie ; les grenadiers présentèrent les armes ; les tambours battirent aux champs ; les sous-officiers et les soldats crièrent : « Vive le colonel Fougas ! » les officiers se portèrent en masse vers le doyen de leur régiment. Tout cela n’était ni régulier, ni disciplinaire ; mais il faut bien passer quelque chose à de braves soldats qui retrouvent un ancêtre. C’était pour eux comme une petite débauche de gloire.

Le héros de la fête serra la main du colonel et des officiers avec autant d’effusion que s’il avait retrouvé de vieux camarades. Il salua cordialement les sous-officiers et les soldats, s’approcha du drapeau, mit un genou en terre, se releva fièrement, saisit la hampe, se tourna vers la foule attentive et dit :

« Amis, c’est à l’ombre du drapeau qu’un soldat de la France, après quarante-six ans d’exil, retrouve aujourd’hui sa famille. Honneur à toi, symbole de la patrie, vieux compagnon de nos victoires, héroïque soutien de nos malheurs ! Ton aigle radieuse a plané sur l’Europe prosternée et tremblante ! Ton aigle brisée luttait encore obstinément contre la fortune, et terrifiait les potentats ! Honneur à toi qui nous as conduits à la gloire, à toi qui nous as défendus contre l’accablement du désespoir ! Je t’ai vu toujours debout dans les suprêmes dangers, fier drapeau de mon pays ! Les hommes tombaient autour de toi comme les épis fauchés par le moissonneur ; seul, tu montrais à l’ennemi ton front inflexible et superbe. Les boulets et les balles t’ont criblé de blessures, mais jamais l’audacieux étranger n’a porté la main sur toi. Puisse l’avenir ceindre ton front de nouveaux lauriers ! Puisses-tu conquérir de nouveaux et vastes royaumes, que la fatalité ne nous reprendra plus ! La grande époque va renaître ; crois-en la voix d’un guerrier qui sort de son tombeau pour te dire : « En avant ! » Oui, je le jure par les mânes de celui qui nous commandait à Wagram ! Il y aura de beaux jours pour la France, tant que tu abriteras de tes plis glorieux la fortune du brave 23e ! »

Cette éloquence militaire et patriotique enleva tous les cœurs. Fougas fut applaudi, fêté, embrassé et presque porté en triomphé dans la salle du festin.

Assis à table en face de M. Rollon, comme s’il eût été un second maître du logis, il déjeuna bien, parla beaucoup et but davantage. Vous rencontrez dans le monde des gens qui se grisent sans boire : Fougas n’était point de ceux-là. Il ne s’enivrait pas à moins de trois bouteilles. Souvent même il allait beaucoup plus loin, sans tomber.

Les toasts qui furent portés au dessert se distinguaient par l’énergie et la cordialité. Je voulais les citer tous à la file, mais je remarque qu’ils tiendraient trop de place, et que les derniers, qui furent les plus touchants, n’étaient pas d’une clarté voltairienne.

On se leva de table à deux heures et l’on se rendit en masse au café militaire, où les officiers du 23e offraient un punch aux deux colonels. Ils avaient invité, par un sentiment de haute convenance, les officiers supérieurs du régiment de cuirassiers.

Fougas, plus ivre à lui tout seul qu’un bataillon de Suisses, distribua force poignées de main. Mais à travers le nuage qui voilait son esprit, il reconnut la figure et le nom de M. du Marnet, et fit la grimace. Entre officiers et surtout entre officiers d’armes différentes, la politesse est un peu excessive, l’étiquette un peu sévère, l’amour-propre un peu susceptible. M. du Marnet, qui était un homme du meilleur monde, comprit à l’attitude de M. Fougas qu’il ne se trouvait pas en présence d’un ami.

Le punch apparut, flamboya, s’éteignit dans sa force, et se répandit à grandes cuillerées dans une soixantaine de verres. Fougas trinqua avec tout le monde, excepté avec M. du Marnet. La conversation, qui était variée et bruyante, souleva imprudemment une question de métier. Un commandant de cuirassiers demanda à Fougas s’il avait vu cette admirable charge de Bordesoulle qui précipita les Autrichiens dans la vallée de Plauen. Fougas avait connu personnellement le général Bordesoulle et vu de ses yeux la belle manœuvre de grosse cavalerie qui décida la victoire de Dresde. Mais il crut être désagréable à M. du Marnet en affectant un air d’ignorance ou d’indifférence.

De notre temps, dit-il, la cavalerie servait surtout après la bataille ; nous l’employions à ramener les ennemis que nous avions dispersés. »

On se récria fort, on jeta dans la balance le nom glorieux de Murat.

« Sans doute, sans doute, dit-il en hochant la tête, Murat était un bon général dans sa petite sphère ; il suffisait parfaitement à ce qu’on attendait de lui. Mais si la cavalerie avait Murat, l’infanterie avait Napoléon. »

M. du Marnet fit observer judicieusement que Napoléon, si l’on tenait beaucoup à le confisquer au profit d’une seule arme, appartiendrait à l’artillerie.

« Je le veux bien, monsieur, répondit Fougas, l’artillerie et l’infanterie. L’artillerie de loin, l’infanterie de près…, la cavalerie à côté.

— Pardon encore, reprit M. du Marnet, vous voulez dire sur les côtés, ce qui est bien différent.

— Sur les côtés, à côté, je m’en moque ! Quant à moi, si je commandais en chef, je mettrais la cavalerie de côté. »

Plusieurs officiers de cavalerie se jetaient déjà dans la discussion. M. du Marnet les retint et fit signe qu’il désirait répondre seul à Fougas.

« Et pourquoi donc, s’il vous plaît, mettriez-vous la cavalerie de côté ?

— Parce que le cavalier est un soldat incomplet.

— Incomplet !

— Oui, monsieur, et la preuve c’est que l’État est obligé d’acheter pour quatre ou cinq cents francs de cheval, afin de le compléter ! Et que le cheval reçoive une balle ou un coup de baïonnette, le cavalier n’est plus bon à rien. Avez-vous jamais vu un cavalier par terre ? C’est du joli !

— Je me vois tous les jours à pied, et je ne me trouve pas ridicule.

— Je suis trop poli pour vous contredire !

— Et moi, monsieur, je suis trop juste pour opposer un paradoxe à un autre. Que penseriez-vous de ma logique, si je vous disais (l’idée n’est pas de moi, je l’ai trouvée dans un livre), si je vous disais : « J’estime l’infanterie, mais le fantassin est un soldat incomplet, un déshérité, un infirme privé de ce complément naturel de l’homme de guerre qu’on appelle cheval ! J’admire son courage, je reconnais qu’il se rend utile dans les batailles, mais enfin le pauvre diable n’a que deux pieds à son service, lorsque nous en avons quatre ! Vous trouvez qu’un cavalier à pied est ridicule ; mais le fantassin est-il toujours bien brillant lorsqu’on lui met un cheval entre les jambes ? J’ai vu d’excellents capitaines d’infanterie que le ministre de la guerre embarrassait cruellement en les nommant chefs de bataillon. Ils disaient en se grattant l’oreille : « Ce n’est pas tout de monter en grade, il faut encore monter à cheval ! »

Cette vieille plaisanterie amusa un instant l’auditoire. On rit, et la moutarde monta de plus en plus au nez de Fougas.

« De mon temps, dit-il, un fantassin devenait cavalier en vingt-quatre heures, et celui qui voudrait faire une partie de cheval avec moi, le sabre à la main, je lui montrerais ce que c’est que l’infanterie !

— Monsieur, répondit froidement M. du Marnet, j’espère que les occasions ne vous manqueront pas à la guerre. C’est là qu’un vrai soldat montre son talent et son courage. Fantassins et cavaliers, nous appartenons tous à la France. C’est à elle que je bois, monsieur, et j’espère que vous ne refuserez pas de choquer votre verre contre le mien. À la France ! »

C’était, ma foi, bien parlé et bien conclu. Le cliquetis des verres donna raison à M. du Marnet. Fougas, lui-même, s’approcha de son adversaire et trinqua franchement avec lui. Mais il lui dit à l’oreille, en grasseyant beaucoup :

« J’espère, à mon tour, que vous ne refuserez pas la partie de sabre que j’ai eu l’honneur de vous offrir ?

— Comme il vous plaira, » dit le colonel de cuirassiers.

Le revenant, plus ivre que jamais, sortit de la foule avec deux officiers qu’il prit au hasard. Il leur déclara qu’il se tenait pour offensé par M. du Marnet, que la provocation était faite et acceptée, et que l’affaire irait toute seule :

« D’autant plus, ajouta-t-il en confidence, qu’il y a une femme entre nous ! Voici mes conditions, elles sont tout à l’honneur de l’infanterie, de l’armée et de la France : nous nous battrons à cheval, nus jusqu’à la ceinture, montés à crin sur deux étalons ! L’arme ? le sabre de cavalerie ! Au premier sang ! Je veux corriger un faquin, je ne veux point ravir un soldat à la France ! »

Ces conditions furent jugées absurdes par les témoins de M. du Marnet ; on les accepta cependant, car l’honneur militaire veut qu’on affronte tous les dangers, même absurdes.

Fougas employa le reste du jour à désespérer les pauvres Renault. Fier de l’empire qu’il exerçait sur Clémentine, il déclara ses volontés, jura de la prendre pour femme dès qu’il aurait retrouvé grade, famille et fortune, et lui défendit jusque-là de disposer d’elle-même. Il rompit en visière à Léon et à ses parents, refusa leurs services et quitta leur maison après un solennel échange de gros mots. Léon conclut en disant qu’il ne céderait sa femme qu’avec la vie ; le colonel haussa les épaules et tourna casaque, emportant, sans y penser, les habits du père et le chapeau du fils. Il demanda 500 francs à M. Rollon, loua une chambre à l’hôtel du Cadran-Bleu, se coucha sans souper et dormit tout d’une étape jusqu’à l’arrivée de ses témoins.

On n’eut pas besoin de lui raconter ce qui s’était passé la veille. Les fumées du punch et du sommeil se dissipèrent en un instant. Il plongea sa tête et ses mains dans un baquet d’eau fraîche et dit :

« Voilà ma toilette. Maintenant, vive l’Empereur ! Allons nous aligner ! »

Le terrain choisi d’un commun accord était le champ de manœuvres. C’est une plaine sablonneuse, enclavée dans la forêt, à bonne distance de la ville. Tous les officiers de la garnison s’y transportèrent d’eux-mêmes ; on n’eut pas besoin de les inviter. Plus d’un soldat y courut en contrebande et prit son billet sur un arbre. La gendarmerie elle-même embellissait de sa présence cette petite fête de famille. On allait voir aux prises dans un tournoi héroïque non-seulement l’infanterie et la cavalerie, mais la vieille et la jeune armée. Le spectacle répondit pleinement à l’attente du public. Personne ne fut tenté de siffler la pièce et tout le monde en eut pour son argent.

À neuf heures précises, les combattants entrèrent en lice avec leurs quatre témoins et le juge du camp. Fougas, nu jusqu’à la ceinture, était beau comme un jeune dieu. Son corps svelte et nerveux, sa tête souriante et fière, la mâle coquetterie de ses mouvements lui valurent un succès d’entrée. Il faisait cabrer son cheval anglais et saluait l’assistance avec la pointe de l’espadon.

M. du Marnet, blond, fort, assez velu, modelé comme le Bacchus indien et non comme l’Achille, laissait voir sur son front un léger nuage d’ennui. Il ne fallait pas être magicien pour comprendre que ce duel in naturalibus, sous les yeux de ses propres officiers, lui semblait inutile et même ridicule. Son cheval était un demi-sang percheron, une bête vigoureuse et pleine de feu.

Les témoins de Fougas montaient assez mal ; ils partageaient leur attention entre le combat et leurs étriers. M. du Marnet avait choisi les deux meilleurs cavaliers de son régiment, un chef d’escadron et un capitaine commandant. Le juge du camp était le colonel Rollon, excellent cavalier.

Au signal qu’il donna, Fougas courut droit à son adversaire en présentant la pointe du sabre dans la position de prime, comme un soldat de cavalerie qui charge les fantassins en carré. Mais il s’arrêta à trois longueurs de cheval et décrivit autour de M. du Marnet sept ou huit cercles rapides, comme un Arabe dans une fantasia. M. du Marnet, obligé de tourner sur lui-même en se défendant de tous côtés, piqua des deux, rompit le cercle, prit du champ et menaça de recommencer la même manœuvre autour de Fougas. Mais le revenant ne l’attendit pas. Il s’enfuit au grand galop, et fit un tour d’hippodrome, toujours poursuivi par M. du Marnet. Le cuirassier, plus lourd et monté sur un cheval moins vite, fut distancé. Il se vengea en criant à Fougas : « Eh ! monsieur ! il fallait me dire que c’était une course et pas une bataille ! J’aurais pris ma cravache au lieu d’un espadon ! » Mais déjà Fougas revenait sur lui, haletant et furieux. « Attends-moi là ! criait-il ; je t’ai montré le cavalier : maintenant tu vas voir le soldat ! »

Et il lui allongea un coup de pointe qui l’aurait traversé comme un cerceau si M. du Marnet ne fût pas venu à temps à la parade. Il riposta par un joli coup de quarte, assez puissant pour couper en deux l’invincible Fougas. Mais l’autre était plus leste qu’un singe. Il para de tout son corps en se laissant couler à terre et remonta sur sa bête au même instant.

« Mes compliments ! dit M. du Marnet. On ne fait pas mieux au cirque !

– Ni à la guerre non plus, répondit l’autre. Ah ! scélérat ? tu blagues la vieille armée ? À toi ! Manqué ! Merci de la riposte, mais ce n’est pas encore la bonne ; je ne mourrai pas de celle-là ! Tiens ! tiens ! tiens ! Ah ! tu prétends que le fantassin est un homme incomplet ! C’est nous qui allons te décompléter les membres ! À toi la botte ! Il l’a parée ! Et il croit peut-être qu’il se promènera ce soir sous les fenêtres de Clémentine ! Tiens ! voilà pour Clémentine, et voilà pour l’infanterie ? Pareras-tu celle-ci ? Oui, traître ! Et celle-là ? Encore ! mais tu les pareras donc toutes, sacreventrenom de bleu ! Victoire ! Ah ! monsieur ! Votre sang coule ! Qu’ai-je fait ? Au diable l’espadon, le cheval et tout ! Major ! major, accourez vite ! Monsieur, laissez-vous aller dans mes bras ! Animal que je suis ! Comme si tous les soldats n’étaient pas frères ! Ami, pardonne-moi ! Je voudrais racheter chaque goutte de ton sang au prix de tout le mien ! Misérable Fougas, incapable de maîtriser ses passions féroces ! Ô vous, Esculape de Mars ! dites-moi que le fil de ses jours ne sera pas tranché ! Je ne lui survivrais pas, car c’est un brave ! »

M. du Marnet avait une entaille magnifique qui écharpait le bras et le flanc gauches, et le sang ruisselait à faire frémir. Le chirurgien, qui s’était pourvu d’eau hémostatique, se hâta d’arrêter l’hémorragie. La blessure était plus longue que profonde ; on pouvait la guérir en quelques jours. Fougas porta lui-même son adversaire jusqu’à la voiture, et ce n’est pas ce qu’il fit de moins fort. Il voulut absolument se joindre aux deux officiers qui ramenaient M. du Marnet à la maison ; il accabla le blessé de ses protestations, et lui jura tout le long du chemin une amitié éternelle. Arrivé, il le coucha, l’embrassa, le baigna de ses larmes et ne le quitta point qu’il ne l’eût entendu ronfler.

Six heures sonnaient ; il s’en alla dîner à l’hôtel avec ses témoins et le juge du camp, qu’il avait invités après la bataille. Il les traita magnifiquement et se grisa de même.