L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXX

Émile-Paul Frères (p. 301-304).

XXX


Depuis vingt minutes qu’il avait quitté son ami, Montnormand n’avait rien entendu. Il ne lui semblait pas possible que Georges s’exécutât sur-le-champ et il ne pensait plus qu’aux moyens de suspendre le destin, la nuit passée. Mais le silence de sa chambre inconnue lui fit peur. Il lui sembla, soudain, qu’il avait eu tort de quitter Dewalter. Il le revoyait dans son allégresse funèbre.

Il se précipita hors de son appartement, traversa le grand couloir, arriva au salon. Il vit que l’amant n’y était pas et Stéphane danser avec Baragnas. Il alla vers la salle du souper. Il y trouva la vieille Antoinette. Elle rangeait, elle-même, les pièces précieuses d’argenterie et Nicolaï l’aidait. Sur ses petites jambes titubantes, Montnormand descendit les marches et, vers eux, il se hâta.

M. le Notaire n’est pas trop fatigué ? demanda le garde.

— Non, non, dit-il… Je cherche M. Dewalter.

M. Dewalter vient de sortir dans le parc, répondit Nicolaï.

Montnormand faillit tomber ; il entendit mal le vieux serviteur qui continuait tranquillement :

— J’arrive du fumoir. Je l’ai vu s’éloigner…

Un cri d’Antoinette les fit retourner. Elle s’était approchée de la fenêtre ;

— Dans l’étang, balbutiait-elle… dans l’étang, quelqu’un vient de tomber.

D’un grand pas de sa jambe traînante, Nicolaï la rejoignit. Il gronda :

— Quelque braconnier !… quelque braconnier qui a passé sur le pont dont les planches sont pourries. Il n’en sortira pas, à cause des herbes. Il sera comme l’autre, qui y est tombé, il y a soixante ans… Il est fichu. Ce que c’est… ce que c’est, tout de même, que d’aller chasser sur les terres des riches !…

Suivi d’Antoinette, il s’élança dehors. Montnormand essaya de les suivre. Mais il eut une défaillance et ses membres ne le portaient plus. Il resta seul au milieu des fortunes amoncelées des Coulevaï, agrafé de ses mains chétives au dossier d’un fauteuil, luttant de toutes ses forces pour ne pas rouler sur le tapis. Enfin, il se traîna vers la porte. Il y rencontra Oswill tel que tout à l’heure, impeccable. Mais, sur son visage, il vit la mort de Dewalter.

Il lui cria, étouffant :

— Il s’est tué ?

Oswill répondit d’une voix lourde :

— Je l’ai vu tomber dans les herbes.

Et il fit un pas, Montnormand se redressa :

— Vous l’avez conduit au suicide ! dit-il.

Mais l’Anglais secoua la tête :

— Pas moi : lui.

Il fit derechef un pas. Il articula d’une voix plus basse :

— Ne le plaignez pas trop. Il laisse ici un souvenir.

Ils se regardèrent. Autour d’eux, la pièce immense, le musée héréditaire, maintenant presque obscur ; dehors, le silence du parc.

— Le détruirez-vous, ce souvenir ? demanda Montnormand.

Oswill soudain parut souffrir atrocement. Dans sa victoire, il se sentait prisonnier d’un pacte.

Il répondit :

— Non. J’avais fait un marché avec M. Dewalter. M. Dewalter a payé. Vous pouvez prévenir… par là… que votre ami… votre riche ami… vient de mourir… d’un accident.

Il montra la direction du salon d’où venaient des lambeaux de musique. Il monta les marches, mais une jalousie terrible l’accablait. Il savait que Georges Dewalter avait gagné et que, pour garder lady Oswill et ne jamais plus la rendre à personne, il était vraiment, depuis quelques minutes, devenu le maître du jeu.


Garavan, janvier 1924.
Arcachon, septembre 1924.

fin