L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXIX
XXIX
Montnormand avait vu Dewalter brûler le chèque. Il se précipita vers lui, honteux d’avoir douté. Il lui prit les mains et le lui dit. Dewalter, affectueusement, frappa l’épaule de son ami. Ils entendaient danser les invités.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Montnormand.
— Difficile, hein ? répondit Georges.
Jamais peut-être il n’avait été plus charmant. Mais dans ses yeux il y avait comme l’égarement, l’alcool d’une idée fixe. Il continua :
— Parler ? impossible. Vous me connaissez, vous, et pourtant vous avez douté. Jugez des autres ! Imaginez-vous l’ironie de l’opinion et quelle insulte pour Stéphane !… Admettez aussi mon opinion à moi. Alors, voilà…
Il s’expliquait sans emphase, avec cette espèce de voix nette et un peu monotone de ceux qui répètent ce qu’ils savent trop. Il y avait auprès d’eux un grand fauteuil. Il y fit asseoir Montnormand et il s’assit à côté de lui, sur l’un des bras du meuble. Ainsi il dominait son confident. Il le tenait prisonnier, pouvant à son gré l’empêcher de se lever. Il se penchait ; il disait les mots lentement :
— Écoutez-moi, mon vieux… Ramassez votre cœur et tenez-le solidement, hein ?… J’ai trouvé le moyen, le vrai, le seul, le moyen de durer : je vais me tuer.
— Tu es fou ! dit Montnormand.
Il était devenu d’une pâleur de cire et jamais visage humain n’exprima mieux le bouleversement d’un cœur faible. Il voulut se dresser. Mais Dewalter le maintenait.
— Fou ? dit-il… non, mais le plus sage des hommes. Écoutez-moi. D’abord un détail : voici un testament en règle, dans cette petite enveloppe…
Le vieil homme, trop frappé, ne faisait pas un mouvement. Il sentit Georges mettre le papier dans la poche de sa jaquette à côté du beau mouchoir à pois noirs. Et, vaguement, il entendait les mots :
— Il me reste tout juste, à Poissy, une petite maison dans laquelle ma mère est née. Elle vaudra, vendue, les quelques billets que vous m’avez prêtés. Avec ce qui me reste de ces billets, j’ai acheté l’autre jour, à Pau, une babiole pour Stéphane. J’ai vécu ici vingt jours, vous comprenez ? Elle aura de moi ce souvenir.
— Malheureux !
Montnormand, maintenant, comprenait mieux. Il eut la force d’échapper à l’étreinte. Et il entendit bien les derniers mots :
— Malheureux ? Non. J’ai été, deux mois, un prince et un amant.
Son ami bondit vers lui :
— Et elle ? cria-t-il.
Pour la première fois, la voix de Georges trembla :
— Elle ! dit-il… Ah ! si je pouvais lui épargner une douleur ! Mais ça, je ne peux pas. À Paris, il m’était possible de partir. Je l’ai fait. Stéphane n’avait rien changé de sa vie. Elle est revenue. En revenant, elle m’a tué. Aujourd’hui, nous sommes liés. Et si je pars, je fuis. Elle se trouverait seule, avec cette pensée : « Il m’a quittée… il ne m’aimait pas. » Ou bien elle apprendrait… Je ne veux pas ! Mais si en pleine joie… un accident…
Il était toujours assis. Il avait légèrement levé la tête. Il regardait devant lui. Sur son visage, on voyait surgir par degrés, et à mesure qu’il parlait, sa merveilleuse frénésie…
— Fou…, fou…, répétait Montnormand d’une voix haletante.
Dewalter raisonna :
— Mais non. Je pars, je fuis, j’ai cette lâcheté : qu’arrive-t-il ? Ici, un grand seigneur, un amant trop heureux, s’écroule dans le cœur d’une femme. Il y meurt. Et quelque part, n’importe où, survit un pauvre bougre, foutu, cassé, un rien du tout inutile, désespéré et que personne ne connaît plus… Au contraire, si, dans un coin j’assassine ce pauvre bougre…
Il conclut :
— Aujourd’hui, vous savez, la mort d’un homme…
Il pensait à tous ceux qu’il avait vus tomber pour une idée, à ces sacrifiés qui avaient donné leur vie pour défendre ce qu’ils n’ont pas, aux romanesques qui meurent pour des drapeaux, aux ambitieux qui vont au martyre pour rester dans l’histoire fragile des hommes…
— Tais-toi, cria Montnormand avec révolte. Toute fin humaine est la fin d’un monde.
Dewalter répondit :
— Mais oui… pas plus : l’étoile filante !
Il se mit debout et, soudain, il fut net, précis :
— Nous sommes deux en moi : celui que je suis et celui que j’ai voulu être. Il faut qu’un des deux disparaisse.
— Sois courageux, tue l’autre, cria encore Montnormand.
— Non, répondit-il. Il est trop beau.
Son ami recula. Il le voyait si beau, en effet, qu’il le sentit perdu. Il s’exclama, joignant les mains.
— Et tu as de l’allégresse !
— J’en ai, dit-il, transfiguré. J’en ai. Oswill se taira, j’en suis sûr. Je l’ai lié. Il est féroce, mais loyal. Avec rage, il se taira… Mon beau personnage vivra autant que Stéphane. Elle me pleurera sans avoir, par moi, l’humiliation d’une douleur basse. Personne ne saura que j’ai été un imposteur. Elle seule parlera de moi et me fera survivre. Je serai dans son cœur, tel que je me suis créé pour elle, inventé pour elle… Je durerai : vous voyez bien que je ne me tue pas !
Montnormand murmura, à bout de ressources :
— L’au-delà… malheureux !
Dewalter répondit :
— C’est le souvenir ou l’amnésie. Dans les deux cas…
Derrière eux, ils entendirent une belle voix claire :
— Eh bien ? En avez-vous fini, avec vos questions d’argent ?
Lady Oswill venait d’entrer.
Le vieux sentit sa petite main broyée dans celle de Georges ; il vit en même temps, avec stupeur, le visage de ce condamné devenir impassible. Il n’eut plus devant lui qu’un client chic qui concluait :
— Oui, oui, nous avons fini. Réglé, le compte.
Il fit humblement son effort pour cacher lui-même son trouble. Stéphane, d’ailleurs, ne le regardait pas. Il insista :
— Nous avons encore à dire…
De nouveau, il faillit crier sous une main de fer. Mais Georges souriait et s’adressait à sa maitresse !
— Crois-tu qu’il est obstiné ?
Et puis à lui :
— Demain, mon vieux.
Montnormand respira. Demain, c’était déjà l’avenir ! Il eut un espoir. Stéphane riait de le voir harceler son ami :
— C’est donc si compliqué ! dit-elle.
— Non, répondit Dewalter très simplement. Il pense que je veux faire un mauvais placement. Mais il se trompe.
Il enfla le ton plaisamment :
— Allez, vieil entêté. Laissez-nous. Allez dormir. La nuit porte conseil.
Il le poussait vers la porte et il le blaguait :
— Il faut que je lui dise des proverbes !
Il le regarda :
— Nous en reparlerons demain.
— J’y compte, balbutia le notaire.
— Oui, dit Dewalter gravement.
D’une volonté invisible de la main, il le contraignit à sortir. Il vit son dos courbé dans le grand corridor. Mais il était certain de l’avoir momentanément rassuré. Il pensa : « Me pardonnera-t-il d’avoir encore menti ? »
Il se retourna vers Stéphane. Elle avait allumé une cigarette, ne s’intéressant déjà plus à Montnormand. Pourtant, elle rit, étonnée, après son départ :
— Il ne m’a pas même dit bonsoir.
— Il est fou, dit-il. Il veut que j’achète des pétroles. Je te demande un peu.
Elle l’interrompit ;
— Ne me demande pas. Si tu crois que j’y connais quelque chose ? Viens plutôt avec moi. Pendant que vous remuiez vos argents… nous avons dansé. Je vais une minute dans ma chambre me refaire belle.
Elle le disait par coquetterie. Il la suivit. La grande chambre avait le désordre de la joie. Les serviteurs, ailleurs occupés, n’étaient point repassés par là depuis que Stéphane et Dewalter, entre leur promenade et le souper, s’y étaient, l’un auprès de l’autre, habillés. Rien n’était replacé, ni les vêtements épars, ni les objets familiers, ni les coussins du lit. Tandis qu’elle se repoudrait, Georges alla vers la fenêtre et, à la vitre froide, il colla $on front.
— Qu’est-ce que tu fais ? cria Stéphane.
En se retournant, il l’aperçut quatre fois devant le triple miroir où semblait nager sa splendeur.
Il dit :
— Je regardais l’hiver. J’ai un peu de migraine. Je vais fumer un cigare et faire trois pas dehors…
Elle répondit :
— Alors, reviens vite. On a commencé un poker ; si tu en veux…
Il demande s’il était bien entendu que Pascaline coucherait au château ? Elle le confirma. Il en parut satisfait. Il l’avait voulu insidieusement et qu’il y eût beaucoup de monde autour de Stéphane.
Il lui demanda ensuite si elle l’aimait.
Elle sourit :
— Quelle est cette question ? Comment ne t’aimerais-je pas ? De qui doutes-tu ? De moi ou de toi ?
— Ni de toi, ni de moi, répondit-il.
Le frémissement de son âme sembla s’irradier de lui. Il était devenu merveilleusement beau. Elle en était fière.
— Tous mes amis m’ont complimentée, murmura-t-elle en s’approchant. Ils m’ont fait plaisir.
Il demanda :
— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— Mille choses très flatteuses… Que je pense…
Elle parlait d’une voix un peu grave, lente. Peu pressée de redescendre, elle s’était assise. Alors, il se mit à ses pieds. Il levait vers elle ses yeux sombres et passionnés.
Il dit :
— Moi, je n’avais pas d’amis ce soir. Mon cœur seul m’applaudissait.
Elle sourit :
— Il battait si fort que ça ?
— Il battait comme à l’ordinaire, répondit-il. Et cependant, il m’applaudissait…
Il avait pris ses mains et elle se sentait gagnée comme toujours par le contact de sa ferveur. Elle se pencha comme pour l’entendre mieux. Il dit :
— Que de joies j’ai puisées dans tes yeux !… Quel immense bonheur sans fin, sans fin, m’est venu de toi, Stéphane !… Mon doux, mon bel amour ! Laisse-moi te regarder… Embrasse-moi.
— Cher chéri, murmura-t-elle sur ses lèvres.
Il savait que c’était l’un des derniers baisers, mais elle, ignorante du drame prochain, elle ne le prolongeait que par plaisir. Elle se plaignit :
— Pourquoi avons-nous invité tous ces gens ? C’est toi qui l’as voulu. Ils nous volent notre solitude.
Il se releva, la prit doucement dans ses bras et murmura vers son oreille :
— Il fallait des témoins à notre grand bonheur.
— Ambitieux, dit-elle en souriant.
Ils descendirent. Elle s’appuyait à lui avec une sensualité douce, impatiente déjà que la réception fût terminée. Devant le fumoir il s’arrêta. Elle le suivit dans cette pièce. Là, les mots terribles qu’elle ignorait avaient été dits.
— Allons… Fume vite ton cigare dans le parc et reviens… Je vais te le donner moi-même.
— C’est ça, répondit-il d’une voix sans intonation.
Elle fouillait dans la boîte plate de bois brun, que Nicolaï avait rapportée de Pau quelques jours auparavant ; elle ne se décidait pas et, de ses belles mains, faisait craquer les petits rouleaux de feuilles pour en trouver un sans défaut. Enfin, elle arrêta son choix, mit à sa bouche le havane et l’alluma. Georges la regardait gravement et la fumée sortit gauchement des lèvres, tandis qu’elle riait :
— Hou ! Ça sent bon.. ; mais bon…
En lui offrant le cigare avec tendresse, elle mit sur son épaule ses bras qu’il avait tant aimés.
— Toujours cette migraine ? interrogea-t-elle… Tu souffres ?
Il dit :
— Dans cinq minutes, ce sera passé.
Et pour dissiper son inquiétude, il eut un grand sourire, un sourire sain et net, un sourire de héros. Elle en fut joyeuse. Elle frissonnait du regard amoureux qu’il posait sur elle et elle n’aurait pu dire combien elle en était éprise. Elle pensait que jamais elle n’avait reçu de lui la moindre peine. Il l’avait saisie. Maintenant, tout le long de son corps, elle sentait le sien et elle lui rendait un baiser. Elle mordit ses lèvres et elle étouffa presque dans l’étreinte qu’il prolongeait. Elle se dégagea :
— Grand fou, murmura-t-elle.
Elle lui fit un beau geste heureux de la main. Elle cria :
— Allez… Je vais arriver à quatre pattes dans leur poker… et hop… on va danser. Reviens vite…
— Oui, dit-il.
Elle sortit.
Il ne fit pas un mouvement vers elle, rien. Il sentait la chaleur de son sang. Mais il sentait aussi l’épuisement affreux de ses nerfs. Les bougies, maintenant descendues et proches de leur fin, créaient un tremblement de lumière déjà obscure autour de lui. Il ferma la porte du couloir. Alors il remarqua qu’elle était recouverte d’une glace. Elle le refléta tout entier. Il prit un candélabre, celui auquel tout à l’heure il avait brûlé le chèque, et il le haussa pour mieux s’examiner. Il était d’une pâleur nue d’acteur dégrimé. Il hocha la tête. Son double ayant le même geste, ils eurent l’air de deux rivaux qui se saluent avant le combat. Il reposa le candélabre. À travers les murailles épaisses de la vieille maison on entendait à peine la musique que Stéphane offrait à ses amis. Il avait mis le cigare à ses lèvres. Il en goûtait peut-être l’arome. Il ouvrit une porte-fenêtre qui donnait sur le parc silencieux et il regarda d’un cœur épuisé le dernier paysage de sa vie……