L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXI

Émile-Paul Frères (p. 215-224).

XXI


Le surlendemain, Georges Dewalter quitta Paris. Pour la troisième fois depuis deux mois, il passait par cette gare du Quai d’Orsay. Au premier départ, il avait cru s’en aller pour bien longtemps, pour des années et des années. Au second, il s’était rué dans le train qui emportait sa maîtresse. Aujourd’hui, il partait avec elle dans des apparences heureuses. Mais il savait qu’il ne reviendrait plus. Une décision qu’il avait prise le faisait certain d’un exil définitif. Il avait résolu de s’effacer de l’horizon comme ces brouillards que, tout d’un coup, le ciel absorbe et dont les formes fugitives ne se reconstruisent pas deux fois. Il avait compris qu’il ne pouvait plus, sans une honte insupportable, ne pas se dissoudre dans un autre milieu et qu’il fallait le faire sans tarder. Il lui restait à savoir comment il s’y prendrait pour disparaître ?

Montnormand avait tenu parole. La veille, il avait envoyé un chèque de vingt mille francs accompagné d’une lettre simple et bonne. Elle rappelait la promesse de partir. Georges, qui cependant commençait à se blaser et, sous tant d’émotions, à se durcir, avait pleuré ses dernières larmes en la lisant. Certain, désormais, qu’il rendrait cet argent, destiné à son sauvetage, il avait acquitté le chèque. En même temps, avec ce qui lui restait en poche, il avait payé dans la journée les factures traînantes aux Champs-Élysées et remercié les serviteurs. Quand le train partit (c’était le grand train du matin, le luxe qui s’en va vers dix heures), il emportait intégralement la somme envoyée par son ami. Vers le soir, la nuit précoce déjà depuis longtemps tombée, ils arrivèrent’à Arcachon. Il était naturel, gai, presque joyeux et toujours l’amant le plus empressé.

Ils descendirent à l’hôtel Victoria. Aux colliers de lady Oswill, le directeur discerna la fortune de ses hôtes. Il les installa de son mieux. La maison était provinciale, tranquille dans cette saison d’hiver. L’hôte était un artiste peintre, un blessé de guerre, que sa blessure au bras droit avait décidé à se faire hôtelier. Il avait l’art de paraître joyeux. Son accueil, rempli de bonne humeur, amusa Stéphane. Il ne tarda point à leur montrer les peintures murales qu’il avait exécutées lui-même et il dit que l’avantage de son métier était de recevoir de temps en temps des passagers de qualité, Il s’enorgueillissait d’une collection d’autographes. Il dit que des écrivains, qu’il nommait, venaient travailler dans son hôtel et que des amants illustres, qu’il ne nommait pas, s’y étaient cachés. Il pressentait une histoire de ses hôtes, une fugue romanesque, un couple d’exception, et il s’ingéniait à leur montrer qu’il les devinait, Lady Oswill, libre, et radieuse de sa liberté, l’écoutait avec complaisance. Dewalter ne l’entendait pas. Il songeait qu’en dépit des bonnes intentions de l’hôtelier, la maison n’était point de ces Ruhl ou de ces Carlton auxquels sa maîtresse était habituée, et qu’avant peu de jours, il n’aurait aucune peine à lui suggérer de partir. Toujours il voyait son but…

Mais, pendant quarante-huit heures, elle parut enchantée du séjour.

Ils passaient leurs après-midi en barque sur ce bassin qui n’a pas de rival en Europe. Une tristesse charmante, un apaisement sans grandeur, mais doux comme le renoncement, s’y mêlent aux lignes simples de la nature. Quand la lumière subtile de l’Atlantique, cette lumière verte, nerveuse, nostalgique, vivante, qu’on trouve partout de Brest à Hendaye, n’est point dramatisée par les orages, il n’est pas en France de paysage d’un aspect plus nuancé. Vers les bords opposés à la ville qui lui donne son nom, il évoque on ne sait quelles Polynésies, quelles Indes du temps de La Bourdonnais. Des ruches de maisons marinières prennent dans les soleils couchants un aspect d’estampes japonaises ; mais, soudain, vers le milieu du grand espace salé, on quitte l’Asie pour l’Égypte. Des voiles primitives glissent sur les larges fleuves, créés par la descente de là marée et l’affleurement des îles de sable, tout à l’heure à peu près disparues. Voici vraiment le Nil. Bientôt surgit le domaine de l’huître, tandis que, dans le ciel verdi, passent les triangles des migrateurs. Quelquefois, à deux brasses du bateau léger, des monstres agiles crèvent le toit des eaux. Ce sont les grands marsouins au dos de saphir noir qui se jouent dans le crépuscule.

Stéphane dit à Dewalter qu’ils devraient louer une villa sur ces rives enchanteresses, mais il lui représenta qu’ils risquaient de se heurter à des mobiliers bien fâcheux. Elle rit de reconnaître à cette réponse le raffinement de son goût. Le soir, il se plaignit injustement de l’hôtel. Pour la première fois, elle l’entendait se plaindre de quelque chose. Elle en fut frappée. Elle craignit que son amant fût gêné par le manque de leur faste habituel. Mais la contrée la séduisait :

— J’achèterai un terrain, dit-elle. Tu feras bâtir sur ce terrain un petit palais selon nos goûts. Ainsi nous pourrons revenir.

Elle s’amusait d’avance à combiner les plans et à imaginer une demeure précieuse. Elle se dressait tout achevée, dans son esprit. Dewalter feignait de s’intéresser à son projet ; de lui-même, il inventait quelque détail pour l’embellir, mais il ne retenait qu’un mot : revenir… Déjà, elle songeait au départ, et cela seul lui importait. Il fit une allusion adroite à la propriété d’Oloron. Toute sa pensée ardente suggérait à Stéphane le retour à son vieux bercail.

Dans la nuit, tandis qu’elle dormait, il recommença la suggestion. Ils reposaient la fenêtre ouverte. Les astres savants peuplaient les abîmes du ciel. De leur lit, il les voyait, et leur clarté diffuse se posait sur le visage de Stéphane et ses bras nus. Penché vers elle, sans l’éveiller, il lui répétait à voix basse et distincte qu’elle devait rentrer dans son château et qu’il la priait de le lui demander. Le lendemain, quelques minutes après son réveil, la première, elle en parla :

— Que faisons-nous ici ? dit-elle en regardant avec étonnement leur chambre étroite. C’est dans ma bonne demeure que nous serions bien.

La nécessité imposait des ruses à Dewalter, mais il était trop loyal pour feindre plus longtemps et, tout de suite, il cria oui. Joyeuse, elle battit des mains. Elle se représentait la joie d’Antoinette. Elle prit son bain et, coulée dans l’eau, elle lui raconta des anecdotes rieuses de sa nourrice, Elle résolut de lui télégraphier qu’ils arriveraient le lendemain.

— Ainsi, dit-elle avec allégresse, tout sera prêt pour nous recevoir. Que n’y avons-nous pensé plus tôt ? Nous aurions pu aussi bien aller chez toi, en Sologne… Mais, à Oloron, nous serons heureux. Nous donnerons une fête. Le divorce commencé, nous ne pourrions encore être reçus de compagnie, mais, chez moi, mes amis viendront, car ils m’aiment et ils me respectent.

Il la saisit dans ses bras, rempli d’une tendresse triste et infinie. Il ne pensait plus qu’à assouplir le coup qu’il allait bientôt lui porter. Il ignorait toujours comment il partirait, mais il avait gagné un point : quand il disparaîtrait, elle serait chez elle, appuyée sur l’orgueil de sa maison héréditaire. Elle aurait ce soutien dans son brusque isolement. Il respira.

Avant de s’éloigner de la région, l’hôtelier, désolé de les perdre, leur conseilla de parcourir au moins les premières marches de cette solitude résineuse qui s’étend, le long de la mer, des dunes majestueuses du Pyla aux rives romanesques de l’Adour. Elle est faite de sables et de pins, monotone, religieuse, ornée de vastes étangs. Quand on s’enfonce dans la forêt, à travers les arbres espacés, tous blessés par l’homme et portant le vase précieux où s’accumule leur essence, en s’étonne de son silence. Il semble qu’une incessante musique devrait émaner de ces frises naturelles et qua toutes ces colonnes végétales soient agencées pour des concerts mystérieux. Mais, dans l’immobilité des choses, on n’entend que les voix stridentes et régulières des insectes qui travaillent dans les hautes branches.

Ils s’éloignèrent des rivages. Des buissons à mûres croissaient, des genêts épineux et des bruyères, d’où le pas des chevaux et des hommes provoquait la fuite molle des couleuvres. De rares oiseaux se dispersaient sans autre bruit que celui de leurs ailes courtes. Personne. De temps en temps, une maison de bois qui semblait inhabitée, mais, sur les chemins, des ornières récentes, la marque légère d’un pied de mulet, un puits, témoignaient que la vie humaine n’est point bannie de cette région inanimée. Georges et Stéphane, étonnés de leur solitude, la parcoururent jusqu’au soir, Ils avaient loué une voiture à sable. Elle avait de larges roues, faites pour vaincre le sol fluide. Deux animaux la tiraient en flèche. Un cocher gascon les excitait de la voix quand il fallait grimper les collines.

Comme le soir s’annonçait, ils firent halte non loin des dunes, sur le sommet desquelles on a l’impression du désert. Des nuées, accourues du large, s’amoncelaient, si proches de la terre qu’elles semblaient risquer des déchirures à la pointe des arbres. De minute en minute, la lumière devenait plus livide et il n’y eut bientôt plus qu’une teinte de plomb sur tout ce que les yeux pouvaient découvrir : l’immédiate forêt, l’océan dont la fureur naissante jetait là-bas ses poudres d’écume, les lèpres sableuses des passes à l’entrée du bassin et le calme insidieux de sa masse liquide, derrière elles. Une sorte de suaire descendait sur la terre, sur les eaux, et, par instants, comme la respiration d’un dieu, une grande baleine tiède et lente circulait entre les pins. Ils devenaient extraordinaires.

Pour panser les longues blessures qui, du sol, montaient jusqu’à hauteur d’homme sur les troncs de ces écorchés, la résine séchante avait recouvert les entailles d’un enduit argenté. Dans l’ombre agrandie où se perdaient maintenant les cimes indéterminées des bois, où les arbres eux-mêmes n’étaient plus que des fûts obscurs, ces traces demeuraient seules visibles, à la fois laiteuses et brillantes. Elles surgissaient par centaines et s’allumaient comme des cierges à mesure que se perdaient tous les autres détails de la forêt. On les voyait se tordre sans bouger, selon la forme exacte de leur dessin, le long des coupes résineuses. Au-dessus d’elles, les ténèbres envahissantes, et formées par le toit des branches, faisaient un plafond. Alors, on eût dit que, dans un souterrain, des couloirs se multipliaient, éclairés par dès torches. Une averse hautaine, qu’on ne sentait pas sous la protection des végétations, mais dont le bruit semblait un grignotement de rats sur les aiguilles supérieures, semblait vouloir éteindre cette illumination funéraire. Elle crépitait dans le silence et, vers la mer, elle tombait sur la plage en larges gouttes espacées. Tout l’horizon, au large, s’était recouvert d’un crêpe gris, sinueux, aux amples plis soulevés par les ondulations du vent, et seules, de plus en plus, dans la futaie, les cicatrices verticales s’imposaient aux regards. On les apercevait à l’infini, comme un incendie figé ou connue de blancs religieux aux formes imprécises dans une cathédrale sans limites.

Contre Georges, Stéphane s’était serrée, ne trouvant pas une parole pour exprimer le saisissement que faisait naître en elle tant de funèbre beauté. Il la sentait frémir à son bras. Comme elle, il se taisait, ne sachant plus l’heure ni le lieu. Hors de lui-même, il lui sembla que sa destinée s’annonçait, que sa mort était décidée, et qu’il voyait, vivant, se dérouler ses funérailles » Immobile, il contemplait cette forêt, tout à l’heure solaire, et maintenant transformée en crypte éclairée, par l’apparence naturelle de l’enduit blanc, sur les blessures des vieux arbres, dans la pluie légère et la nuit. Il frissonnait, et il dut faire un effort pour ne pas crier, pour ne pas répandre en Stéphane le trouble affreux qu’il ressentait. Mais le cocher parla de sa voix gasconne et, joyeux, il dit :

— Voici les étoiles !

Le ciel, brusquement, s’éclaircit. Une odeur de résine fraîche, de terre, de coquillages prochains, acheva de dissiper les fantômes et l’on aperçut de nouveau sur l’Océan la lueur vivante du couchant,

— C’est fini, murmura Stéphane.

Elle n’ajouta pas un mot, mais elle était heureuse que l’aspect des pins entaillés fût devenu moins terrible.

Ils rirent en même temps, comme s’ils voulaient dissiper leur impression. Pourtant, ils avaient hâte de partir.

Bientôt leur voiture fut sur la plage. Ils la sentaient rouler sans heurts et les pieds des chevaux enfonçaient dans le sol mouvant. Parfois, ils faisaient d’eux-mêmes un écart pour ne pas écraser les méduses ou pour éviter les ancres des barques, mises à sec par la marée. Trois cavaliers attardés les dépassèrent, et l’on vit les croupes des bêtes disparaître dans la nuit, cependant que se prolongeait le bruit mat de leur galop et les abois de deux bergers qui les suivaient On entendait en même temps, éloignés du rivage, les sardiniers, filant vers la haute mer. Les amants se cajolaient à mi-voix, serrés et frileux, et ils regardaient les ombres de la lune courir sur le sable mouillé.