L’Homme à l’Hispano/Chapitre XX

Émile-Paul Frères (p. 207-214).

XX


Oswill s’en alla par les rues, secoué d’une délectation féroce. Il descendait les Champs-Élysées en partant seul, avec des embryons de gestes, si bien qu’il n’avait jamais eu l’air moins à jeun d’alcool que ce soir-là, n’ayant rien bu. La jalousie se répandait en lui comme une ivresse, et non seulement la jalousie, mais sa sœur ignoble : l’envie, — l’envie, suppuration de l’âme, non plus blessure, mais ulcère. Il enviait Dewalter. Il l’enviait parce qu’il était Oswill Avec son intelligence cabossée mais solide, il avait compris de quels jardins mystérieux, fleuris d’idées, ce gueux était le promeneur : jardins défendus, sans clefs, autour desquelles il rôdait, lui, comme un mendiant.

Pourtant, il se disait que, dans ces jardins-là, on crève de faim. Tôt ou tard, il en faut sortir. Alors il jubilait. Comme un apache, attendait son rival à la sortie.

Comment Dewalter pouvait-il s’évader proprement ? D’aucune façon. Cette fois, le terrible excentrique en était sûr. Il était onze heures du soir, Le lendemain, avant midi, il irait chez l’avocat. Il donnerait ses ordres. La requête en divorce serait envoyée sur l’heure. Trop heureuse de sa délivrance, Stéphane aurait l’orgueil de ne pas discuter. Déjà, elle ne pensait plus qu’au mari nouveau… Le mari nouveau ? C’est là qu’Oswill étouffait de joie.

Avec précision, il se représentait le déclenchement des aveux. « La vérité en marche », ricanait-il…

Il lui semblait déjà écouter Dewalter :

— « Le loyer ? — Je n’ai pas d’argent. — Le voyage ? — Prenez les billets. — Le ménage ? — Un chèque, s’il vous plaît, pour la cuisine. El si vous me souhaitez du linge propre, des cigarettes, n’oubliez pas de glisser quelques billets dans mon veston. — »

Oswill voyait tout cela, l’entendait. Au coin de la rue Boissy-d’Anglas, devant le vieil Épatant, il en esquissa un pas de gigue, sur le trottoir…

Il restait à l’homme la fuite possible, meilleure que l’affront. Eh bien, non : on ne s’en va pas, sans être un drôle, quand la femme compromise divorce. On le peut, mais quel mépris en elle, quels ressentiments, et quelle stupeur ! Oswill était tranquille : Dewalter était pris. Il parlerait.

Et puis ?

Ne pouvait-elle lui crier : « Qu’importe ? » Et lui murmurer : « Je t’aime quand même ?… » Oh ! oh !… Savoir ? Quand on est cinquante fois millionnaire, comme Stéphane Coulevaï, apprendre qu’un homme se déguise en riche pour s’approcher, se faire aimer, vous conduire au scandale, et vous dire à la fin : « À propos, chère amie, je n’ai pas un sou, mais pas un… J’ai oublié de vous en parler par délicatesse… » c’est tout de même sujet à méditation ! On a beau avoir l’esprit large, « on ne peut pas s’empêcher de penser… », comme dit le peuple… Et puis, il y a demain ? Et demain, en amour, c’est l’important…

Oswill jubilait de plus en plus : il avait bien joué ! Il entra chez Maxim. Cet endroit épileptique semblait, ce soir-là, fait pour lui. Il aperçut Deléone et Florinette Soinsoin. Elle avait l’air d’une poupée mécanique et son visage agréable disparaissait sous des fards, Elle était à la mode. On la regardait et Deléone était ravi. Oswill alla s’asseoir auprès d’eux.

— Je divorce, dit-il. Ma femme épouse votre ami, Nous sommes tous les trois enchantés.

Il but. Deléone ne savait que répondre, mais la nouvelle le réjouissait. Il en conclut qu’il avait bien jugé son camarade de guerre. Il brûlait d’interroger Oswill, mais il n’osait plus, car Oswill, l’œil fixe et la figure soudain bizarre, s’était mis à siffler comme un cowboy. Il semblait farouche et lointain. Mlle Soinsoin le contemplait avec étonnement. Elle demanda :

— À quoi pense-t-il ?…

Il pensait simplement que, dans un pays plus neuf que Paris, il aurait pris le couteau à fromage qui traînait sur la table et l’aurait planté avec satisfaction dans la gorge de son voisin pour lui apprendre à ne plus amener à Biarritz les gens destinés à Bamako.

Il recommençait de souffrir.

Il s’en alla.

Le lendemain, remontant à pied les Champs-Élysées, il vit Stéphane et Dewalter qui les descendaient en voiture. Ils paraissaient heureux. Il en conclut que Dewalter n’avait pas encore parlé. Mais il sortait de chez son avocat ; le procès était déclenché. Il sourit, sûr de son coup.


Dans l’après-midi de ce jour-là, lady Oswill rencontra Pascaline Rareteyre chez Martial et Armand, place Vendôme, dans ce grand salon où l’on dit que Mlle  Eugénie de Montijo fut présentée à celui qui devait la faire impératrice. Des Américaines se ruaient sur les modèles nouveaux et les mannequins défilaient avec des gestes pareils. La plupart de ces femmes étaient belles et bien choisies. La directrice, simplement vêtue, s’empressait auprès de ses clientes somptueuses ; elle les dirigeait, et avec une douce habileté les commandes ne cessaient pas. Stéphane détermina qu’elle voulait cinq robes pour le surlendemain. Elle précisa qu’elle quittait Paris. Tandis qu’on allait chercher les étoffes, elle apprenait à son amie le divorce offert par Oswill et le plaisir qu’elle en avait.

— Je lui suis reconnaissante, disait-elle noblement… Il a compris que j’avais le droit à une revanche du destin et, devant notre amour, il s’est incliné. Quels que soient ses torts passés, je les lui pardonne désormais. Il ouvre ma prison.

— Dewalter, que pense-t-il ? demanda Pascaline. Sa joie égale la mienne, répondit Stéphane. Je ne peux te faire comprendre son âme sans pareille : Oswill et moi nous sommes d’accord pour aller vite. Avant trois mois, je serai libre. La loi m’oblige ensuite à des délais. Qu’importe ! Georges et moi, nous voyagerons. Tu as entendu que je pars dans deux jours.

— Où irez-vous ?

Stéphane, rieuse, secoua la tête :

— Imagine-toi que je n’en sais rien.

— Comment ?

— Non, vraiment rien. Georges me l’a dit hier : une affaire, qui le retenait à Paris, s’est terminée. Il peut s’en aller quand il le veut et je le préfère ainsi. Je projetais d’aller à Rome. Il objecte que la saison n’est pas propice. J’ai parlé du Caire. Il semble penser qu’il est mieux de ne pas trop s’éloigner pendant la procédure. Alors, Palerme, peut-être. Ou Saint-Moritz….

— Tu fais déjà tout ce qu’il veut, gronda gentiment Pascaline.

— C’est bien réciproque, répondit la maîtresse avec une joie orgueilleuse.

Aidée de son amie, elle finit le choix des étoffes. Ensemble, elles descendirent et traversèrent la place Vendôme jusqu’au Ritz. Elles trouvèrent Georges dans le hall. Pascaline constata sans rien dire qu’il avait maigri et que ses larges yeux, si clairs, s’étaient creusés et peut-être obscurcis. Mais elle admira sa bonne grâce et cette muette adoration avec laquelle il accueillait Stéphane. Stéphane la retint :

— Montez tous les deux prendre le thé, dit-elle. Tu seras la première à savoir où nous allons, et la seule ; désormais, puisque nous voilà libres, nous sommes résolus à nous cacher.

Elle ajouta pour Dewalter :

— Georges, il faut nous décider. Sachons dans un quart d’heure où nous allons.

Le thé servi dans l’appartement de Stéphane, ils agitèrent la question. Dewalter, habilement, combattit Palerme et Saint-Moritz. Il avait une idée, qu’il n’exprimait point : reconduire lady Oswill dans sa vieille demeure d’Oloron. Il y tendait de toutes ses forces, avec le soin de le dissimuler. Depuis sa rencontre avec le mari, personne au monde n’aurait pu dire ce qu’il pensait.

Un observateur sagace aurait discerné sa volonté d’être toujours, et dans tous les détails, maître de lui et secret.

— J’ai une idée, dit Pascaline. Vous cherchez une belle solitude, un exil heureux et voici l’hiver… Allez dans mon pays natal. Là, vous vivrez de vous-mêmes.

Georges tressaillit et, si préoccupé qu’il fût de ne rien manifester, il eut envie de crier : oui. Il se rappelait que Mme Rareteyre était née à Arcachon. Arcachon, c’était — ou presque — sur la route entre Paris et Oloron.

— Ce n’est pas un mauvais conseil, dit Stéphane. Nous y serions bien cachés.

Enfant, plusieurs fois on l’avait conduite dans cette région. Elle en savait le charme un peu solennel, la tranquille harmonie et qu’on y vit en liberté. Dewalter n’insistait plus, mais toute son âme faisait des vœux. Avec une âpre volonté, il voulait que lady Oswill s’en retournât dans son pays.

Pascaline, innocemment, faisait le jeu :

— J’irai vous voir, dit-elle. Vous souffrirez, un jour, la présence de l’amitié, terribles amoureux que vous êtes.

Dewalter regardait Stéphane.

— Eh bien, interrogea-t-elle, voulez-vous ?

Il répondit :

— Oui.

Et même, il ajouta :

— En descendant, nous donnerons au portier des ordres.

— Tu vois, Pascaline, dit Stéphane en riant, je t’avais annoncé que tu serais la première à connaître notre retraite.

Dans son bonheur, elle était indifférente de l’endroit où elle en jouirait. Elle parla d’autre chose, Il ne manifestait rien, mais il lui semblait qu’un poids déjà moins lourd pesait sur lui. Il pensait que, pour atteindre un but, il faut marcher d’abord dans sa direction.