L’Homme à l’Hispano/Chapitre XV

Émile-Paul Frères (p. 155-161).

XV


Maintenant la ville s’environnait souvent de brumes. Les longues pluies, porteuses des suies et des poussières infectes des usines du Nord, descendaient vers l’Île-de-France. Une bise méchante sifflait à l’angle des rues et tordait l’eau en lanière de fouet avant d’en frapper les visages. Dans les autobus, dans les magasins, aux entrées du Métropolitain, dans les cinémas, une buée malsaine sortait des vêtements, aussitôt que l’atmosphère devenait plus chaude et la tristesse des grandes cités, pendant les dures saisons, tombait sur plusieurs millions d’existences.

C’est alors que chaque geste, dans Paris, devient une fatigue. La foule s’use à circuler. La fourmilière mange ses fourmis ; le travail et le plaisir ont le soir les mêmes yeux creux ; mais la vie continue dorée pour ceux qui peuvent chaque jour jeter au gouffre un millier de francs. Il ne faut pas moins pour descendre de sa voiture, déjeuner au café de Paris ou chez Montagné, faire deux courses, dîner au Ritz et entendre d’une loge, Raquel Meller. Lady Oswill, sans avoir à y prendre garde, avait, depuis un mois, dépensé place Vendôme et rue de la Paix un peu plus de deux cent mille francs. Et, parce qu’il vivait auprès d’elle et qu’il fournissait l’argent des sorties, — les frais de route, si l’on peut dire, — Georges Dewalter n’avait plus rien. À peine quelques billets de mille, de quoi tenir une semaine ou deux, et puis le gouffre. Il le savait et maintenant son angoisse était revenue.


Le milieu de novembre approchait. Elle lui dit qu’elle ne pouvait se dispenser de retourner à Biarritz, qu’elle était sans nouvelles de son mari dont ils évitaient de parler, mais qu’il devait maintenant revenir en France d’un jour à l’autre. Elle jugeait qu’une organisation nouvelle de sa vie était devenue indispensable. Elle ne doutait point de la sagesse d’Oswill et qu’il serait complaisant, pourvu qu’elle ne l’abandonnât point tout à fait et continuât, plusieurs mois par an, la vie commune. Elle résolut de prendre le train et elle pensait que Georges l’accompagnerait. Mais il lui objecta qu’il était retenu par certains travaux. Il avait feint de s’occuper d’économie politique.

Elle le crut parce qu’il le disait.

Il fut convenu qu’elle irait seule à Biarritz et reviendrait après une absence de trois semaines ou qu’alors il l’irait rejoindre. Elle se prodigua à lui pendant les derniers jours et il sembla que leur amour, loin de s’affaiblir à l’usage, devenait, chaque nuit, plus impérieux.

Enfin, le 11 novembre, — le jour de l’Armistice et de la Saint-René, — il la conduisit à la gare.

Il était sept heures du soir. Une pluie tombait du ciel avec une telle violence qu’elle rejaillissait sur l’asphalte glissant. Il l’accompagna jusqu’à la cabine des wagons-lits qu’elle avait choisie à une seule place et la femme de chambre occupait un autre single. Le grand train lourd pesait sur la voie souterraine. Le quai n’était pas animé et ils le parcouraient en parlant à voix basse. Elle lui faisait mille recommandations tendres et elle pressait sa main dans la sienne. Elle était enveloppée d’un manteau de fourrure grise, d’où s’échappait une odeur d’ambre. Son visage était encadré d’un chapeau combiné dans des ailes d’oiseaux repliées et ses yeux prenaient du mystère sous un voile léger. Il ne savait rien lui dire que : « Vous êtes belle ! » Son intonation frémissait et ils étaient si bouleversés de la douleur de se séparer qu’elle ne s’aperçut pas qu’il ne l’avait plus tutoyée. Enfin les serviteurs du train firent les derniers appels. Il fallut monter dans la voiture et, du haut du marche-pied, elle lui parlait encore, cependant qu’il tenait la barre d’appui verticale et, vers elle, levait sa tête confuse. Il tremblait dans ses vêtements tandis qu’il affectait de ne plus dire que des paroles ordinaires et ils sentirent l’ébranlement des essieux. Le train qui emportait Stéphane était en marche.

Elle lui envoya un baiser de sa main gantée et il la vit déjà à dix mètres de lui…

Deux ou trois secondes il resta ainsi, la contemplant, et puis, brusquement, et ne sachant plus ce qu’il faisait, il prit sa course tandis que s’accélérait la vitesse des roues. Elle le regardait sans comprendre et elle ne comprit que quand il fut de nouveau auprès d’elle : il avait sauté sur les marches et il était monté dans le wagon. Son chapeau était tombé. Il partait sans rien, sans bagage, nu-tête. Il serrait les dents avec une telle puissance que ses mâchoires se dessinaient sous son visage maigre et que, d’abord, il fut incapable dé dire un mot.

Stupéfaite et joyeuse, elle s’exclamait de sa folie. Mais, toujours muet, avec une ardeur sombre, il l’entraînait dans sa cabine et, la porte refermée, il l’arrachait de son manteau. Il la pressait dans ses bras et semblait vouloir se confondre avec elle. Ils entendirent dans le couloir le maître d’hôtel du restaurant qui criait le premier service. Alors ils rirent, sachant qu’ils n’iraient pas dîner. Ils agissaient sans raison, ivres l’un de l’autre, tumultueux et anxieux à la fois, comme dés guerriers au combat.

Quand ils eurent repris leur empire, elle le caressait en souriant et elle lui demanda s’il comptait ainsi passer la nuit et débarquer à la Négresse, qui est la gare de Biarritz, sans un vêtement de rechange ? Mais il lui dit qu’il n’avait voulu que gagner deux heures et qu’il descendrait du train aux Aubrais. Elle regarda son bracelet et connut qu’ils avaient encore cinquante minutes avant d’arriver à cette station. Elle se sentit lasse et il lui conseilla de se coucher.

Tandis que l’homme de service préparait la cabine pour la nuit, ils restèrent debout dans le couloir, proches l’un de l’autre et maintenant silencieux. Elle était envahie d’une quiétude douce et s’appuyait contre lui. La pluie avait cessé. Une lune froide courait dans le ciel en sens Inverse du train. La campagne unie et sans beauté, coupée de routes monotones, paraissait sans fin. Parfois, aux approches d’un village endormi, la machine poussait dès appels stridents ; une plaque retentissait au passage sous le poids du train ; on traversait une gare sans nom et des poussières enflammées allaient s’éteindre sur les remblais. Une chaleur sèche et malsaine agaçait la gorge et, vers le bout de la voiture, un voyageur gigantesque fumait sa pipe devant la vitre ouverte. Une porte battait…

Stéphane rentra dans sa cabine et Georges la coucha comme une enfant. Il étendit le manteau sur les couvertures trop minces, donna de l’air, mit dans un verre deux roses qu’elle avait laissé tomber de sa ceinture. Elle le regardait faire, heureuse d’être l’objet de tant de soins. Il rangea dans le nécessaire les bagues qu’elle laissait traîner sur la tablette du lavabo et, quand elle fut bien prête pour la nuit, il s’assit à l’angle du lit. Elle lui souriait, apaisée, après la frénésie qui, tout à l’heure, les avait secoués, comme le vent les jeunes saules, et, comblée, elle porta la main aimée à ses lèvres. Alors il s’agenouilla et leurs deux têtes se regardaient.

— Es-tu certain de me quitter aux Aubrais ? lui demanda-t-elle, douteuse. Ne va-t-il pas plutôt falloir que je te fasse un peu de place ? C’est bien petit.

Elle sentait qu’elle l’aimait follement. À l’oreille, il lui répondit qu’il allait descendre et qu’elle devait s’endormir. Il caressait son front, ses lourds cheveux et il vit ses yeux se fermer. On eût dit qu’il avait eu la volonté de lui procurer le sommeil. Elle percevait à peine que le train venait de s’arrêter et les voix étrangères au dehors. Brusquement, elle se réveilla. Il s’était relevé et, courbé vers elle, il la regardait avec un air extraordinaire, une espèce de bonté surhumaine. Elle eut le temps à peine de lui tendre ses bras nus, de prendre ses lèvres, de balbutier qu’elle reviendrait vite. Déjà il était sorti du compartiment après un baiser silencieux. Alors elle bondit vers la fenêtre, ouvrit le volet de bois et, accroupie sur la couchette, elle le voyait, sur le quai sali par la pluie. Il ne faisait plus un mouvement et il regardait avec stupeur le grand train luxueux qui l’emportait, tandis que, derrière la vitre, elle lui dessinait un geste d’adieu et qu’elle lui criait : « À bientôt ! » sans comprendre qu’il n’entendait plus.