L’Homme à l’Hispano/Chapitre XIV

Émile-Paul Frères (p. 145-154).

XIV


En octobre, Paris renaît. Après la trêve des vacances, chacun revient de la montagne ou des bains, de ces séjours salubres, avec une frénésie de vie citadine. Les théâtres, les cabarets à la mode retrouvent leur clientèle, hier dispersée au gré des stations ou des chasses. Les voies regorgent d’une circulation affairée et, dans les soirs précoces de cette fin de l’automne, elles s’illuminent en même temps que les voitures, les vitrines et les balcons. Cependant, l’arrière-saison, dorée et mûre comme un fruit lourd, permet encore aux foules de respirer dans les jardins. Partout circule un plaisir de se retrouver dans ses habitudes. Ce n’est plus le luxe nerveux des grandes semaines printanières quand, vers l’Étoile, la capitale elle-même est une ville d’eaux. Réunissant, entre ses murs trop étroits, ses enfants prodigues et tous leurs cousins de province, c’est partout à la fois que Paris redevient Paris.

Stéphane ne se lassait pas d’en profiter. Elle jouissait de la triple félicité de se sentir amoureuse pour la première fois, d’être libre avec son amant entre la place Vendôme et le rond-point des Champs-Élysées, et d’avoir un compte ouvert chez tous les fournisseurs qui font, de ce point précis de la France, le comptoir le plus merveilleusement raffiné de l’univers. Ce jour-là, elle rencontra Pascaline Rareteyre.

Elle avait quitté Biarritz deux semaines après son amie et, depuis quelques jours, elle était à Paris. Elle n’avait pas encore eu le temps d’aller au Ritz, Ensemble, elles remontèrent vers l’Étoile. Un souffle tiède rendait la promenade légère. Les deux femmes marchaient avec plaisir et, parce qu’elles étaient belles, les passants quelquefois se retournaient.

— Ton départ n’est point passé inaperçu, dit Pascaline. Chacun s’est rendu compte qu’il coïncidait avec la disparition de M. Dewalter. Tes meilleurs amis en ont parlé.

— Ils y ont trouvé un sujet de conversation, répondit tranquillement lady Oswill.

Elles cheminèrent quelques instants en silence. Pascaline regardait Stéphane et, joyeuse, elle constatait le rayonnement de son visage. Il ne portait plus cette tristesse hautaine qui, autrefois, même dans le sourire, lui donnait de l’austérité. Il semblait que, sur la bouche plus sinueuse, on voyait les baisers récents.

Stéphane devina peut-être l’admiration de son amie. Elle éprouvait le désir de parler de son bonheur. Elle dit :

— Si tu savais comme je suis heureuse !

— Tant que ça !

— Plus que ça… Georges a illuminé ma vie.

— Je le vois bien, dit Pascaline…

Mais elle ajouta :

— Et ton mari ? Toujours au Maroc ?

— Sans doute, répondit Stéphane.

— Pas de nouvelles ?

— Aucune.

Elle montrait, dans ses brèves répliques, une indifférence absolue et semblait ne pas se préoccuper d’Oswill, pas plus que d’un étranger. Pascaline, surprise, insista :

— Il va tout de même falloir t’en retourner ?

— Oui.

Elle soupira et, durant plusieurs secondes, elle semblait suivre une pensée secrète. Enfin, elle la dévoila :

— Par moments, j’aspire à plus de liberté, Pascaline. Vivre sans Georges, ce n’est plus vivre. Je voudrais être sa femme.

— Oh ! Oh ! C’est beaucoup, ça, dit Mme Rareteyre en riant.

— Non, ce n’est pas beaucoup. Je n’ai jamais eu d’amant, moi. Et si demain la vie nous séparait…

— Pourquoi vous séparerait-elle ? repartit son amie. Vous me semblez décidés, l’un et l’autre, à ne pas vous laisser désunir ?

— Certes… Tout de même, je reste mariée et, comme tu le dis, il va falloir que je m’en retourne.

Elle soupira, avec ennui :

— Pauvre Georges, comment fera-t-il quinze jours sans moi ?…

— Il t’écrira.

Elle sourit, orgueilleuse :

— Quelles belles lettres ! Je relirai tout ce qu’il me dit quand il est à mes pieds. Je passe mes doigts dans ses cheveux, je sens la chaleur de son front fiévreux…

— Il a la fièvre, interrompit Pascaline drôlement.

Stéphane sourit encore :

— Il a toujours un peu la fièvre, comme si son âme était en feu. Sa tête, son cœur travaillent sans cesse pour moi. Il me regarde avec bonté : je vois son amour dans ses yeux et, d’une voix charmante, il me dit des choses très belles.

— Tu as de la chance, répondit Mme Rareteyre, toujours gaîment. Beaucoup de chance ! Un tel amant, du premier coup ! Moi qui ai tant échantillonné.

Lady Oswill sembla ne pas avoir entendu.

Gravement, avec une solennité involontaire, comme pour remercier les dieux, elle murmura :

— Oui, j’ai de la chance ! Il arrive que ma joie trop pleine d’angoisse, comme dans ces nuits sereines de l’été, quand la lune semble dangereuse…

— Je n’ai pas remarqué… Je ne suis pas une intellectuelle, dit Pascaline avec entrain.

Elles avaient atteint le haut de l’avenue des Champs-Élysées. L’heure était chaude et cendrée et la lourde silhouette de l’Arc de Triomphe se découpait, pesante et massive, sur la dernière lueur du couchant. De rapides voilures, silencieuses comme des oiseaux nocturnes, parcouraient la voie luxueuse et, de minute en minute, le ciel perdait ses reflets. Il n’y avait aucune hâte chez les passants.

Stéphane s’arrêta au coin de la rue Lord-Byron.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Mme Rareteyre.

— Georges habite ici. Il te priera un jour pour le thé.

— Je viendrai certainement, acquiesça la rieuse jeune femme. J’aime cet homme qui te rend heureuse et je veux l’en complimenter.

— Tu pourras le faire, répondit lady Oswill

Sa voix était douce et profonde et toute son ardeur et sa joie angoissée s’y distillaient subtilement.


Quand elle fut dans le salon où Georges l’attendait, elle le trouva dans l’ombre. Il n’avait pas allumé les lampes et, peut-être, il ne s’était pas aperçu de la descente de la nuit. Il donna la lumière et se montra souriant. Elle ne l’avait pas vu depuis le déjeuner. Elle se blottit d’abord contre lui, et, sans rien dire, se fit cajoler. Il lui rappela qu’elle avait donné rendez-vous à la femme de chambre. On l’appela. Stéphane dit qu’elle ne retournerait pas à l’hôtel, que son couturier devait lui livrer une robe nouvelle et qu’il fallait la lui apporter. Elle ordonna aussi de téléphoner chez Lewis. Elle portait une toque de ce modiste universel. Elle l’ôta et la fît poser dans la chambre. Elle ne se gênait en rien, dans sa résolution presque farouche d’avouer toujours, à toute heure, son amour et son orgueil d’aimer.

Quand ils furent seuls, elle l’examina, joyeuse. Il était pâle, avec une ombre dans les yeux, mais son visage était viril et sans tristesse, un peu crispé comme celui des gens qui s’obstinent à regarder de trop loin. Il y avait une bonté indéfinissable dans son sourire et il la contemplait naïvement comme un enfant admire une image, Elle en ressentit un plaisir si grand qu’il devint physique et parcourut son corps entier à la façon d’une caresse, Elle balbutia pour lui ce qu’elle avait dit à Pascaline :

— Je n’ai jamais été heureuse dans ma vie comme je le suis depuis un mois, Georges !

Il tressaillit et ses traits s’adoucirent encore, comme si cette petite phrase le récompensait d’une souffrance. Il voulut l’entendre encore ;

— Vraiment ?

Dans un mouvement de volupté, elle lui tendit ses deux bras. Elle les élevait comme des anses vivantes et ils semblaient chargés de toute sa tendresse. Elle rayonnait. Il prit cette tête admirable dans ses mains et parla en la contemplant :

— Voix délicieuse… Beauté… féerie… mirage… comme je t’aime…

Elle rit d’un rire sain, jeune, et se leva. Coquette, elle sembla jouer d’elle-même ;

— Mirage ?… Mirage ?… Comment, mirage ? J’ai de la réalité, je suppose…

Il lui répondit doucement ;

— Non.

Dans une sorte de pirouette, il s’écarta, Alors elle rit de nouveau :

— Oh ! tu es trop philosophe pour moi. Féerie, je veux bien. Mais mirage !…

Elle pensait avec plaisir à son corps généreux qu’elle ne cessait de lui donner. Elle lui cria ;

— Tu ne sais pas très bien ce que tu dis… Je l’ai déjà remarqué ; tu prends des airs graves savants… Tu dis des mots sans suite…

Il l’interrompit, en clown :

— Toujours, les fous !

Et, tandis qu’elle riait encore, il la ressaisit et la serra de toutes ses forces. Alors elle eut vers lui un élan, un élan extraordinaire qui venait du fond de son être. Elle lui dit qu’il avait droit à sa vie entière. Elle fut surprise de lui entendre répondre bizarrement, comme à son insu, comme pour lui-même, qu’il n’avait droit à rien du tout. Elle le trouva soudain excessif, tantôt triste, et tantôt trop gai. Après un temps de silence, elle lui demanda s’il avait quelque chose à lui cacher ?

Elle insista. Il lui semblait qu’il avait une inquiétude obscure :

— Dis-le-moi. L’idée que tu pourrais me cacher quelque chose serait pour moi insupportable. Je ne pourrais plus l’oublier. Je te pose une question aujourd’hui, tout de suite : as-tu quelque chose à me cacher ?

Elle avait pris ses mains et elle le regardait avec ses grands yeux nets. Pendant quelques secondes, il eut une espérance insensée. Il crut, le temps d’un éclair, qu’il allait parler. Mais elle lui fit peur, tant il vit de loyauté sur son visage. Il sentit que, s’il avouait, c’était fini, que jamais plus elle ne le croirait. Il se souvint qu’une fois déjà, le premier soir de Ciboure, elle lui avait dit avoir le mensonge en horreur. Alors, il pesa sur les mots, tout proche d’elle :

— Non, dit-il. Non. Je n’ai rien à te cacher… Je t’aime simplement et je suis heureux.

— Tant mieux, murmura-t-elle, tant mieux. La découverte d’un secret entre nous m’aurait glacée.

Et ils parlèrent d’autre chose.

Il la sentait rassurée, confiante dans sa parole. Avant de lui répondre, il l’avait bien regardée et, de nouveau, elle était joyeuse. Elle fit le projet d’aller au théâtre et de dîner d’abord au cabaret du Caneton, chez des Russes qui, près de la Bourse, rôtissent le mouton sur de longues aiguilles et fabriquent des potages glacés, tandis que des tziganes font sortir de leurs violons le chant des marins du Volga. Trois jours auparavant, ils avaient passé là une heure agréable. Il l’approuva de vouloir y retourner. Ils étaient seuls. Il la dévêtit et, quand elle eut pris son bain, il essuya lui-même le beau torse mouillé, les jambes magnifiques et les pieds charmants qui l’avaient apportée. Mais la femme de chambre revint avec la robe nouvelle. Alors il les abandonna et passa dans sa propre chambre.

Quand il fut prêt lui-même pour le dîner, il tira d’un tiroir une lettre. Elle était de son écriture. Sans la relire, il la mit sous enveloppe. L’enveloppe, déjà rédigée, portait l’adresse de Me Montnormand, notaire à Saint-Germain-en-Laye. Close, il la tenait dans une main et, machinalement, il en frappait l’autre, à petits coups irréguliers. Il faisait ce geste, le regard perdu, Enfin, il glissa l’objet dans sa poche et retourna près de Stéphane.

— Suis-je belle ? demanda-t-elle en souriant.

Elle surgissait d’une robe, d’une fleur éclatante, et des diamants ruisselaient sur elle comme une rosée. Écrasée ses pieds, la domestique recousait une perle de la jupe. Elle-même, les bras levés, elle arrangeait une mèche rebelle de ses cheveux, près de l’oreille, qu’on voyait nue. En bas on entendait le bruit calme de l’avenue somptueuse. Il l’aida à mettre le manteau de zibeline et, quand ils furent descendus, la femme de chambre les regardait par la fenêtre : elle vit M. Dewalter tirer de sa poche une enveloppe, hésiter à la couler dans une boîte aux lettres et puis la replacer sur lui, tandis que lady Oswill, indifférente à ce geste, disparaissait dans la voiture.