L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/04/1

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 290-300).
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3e partie, chap. IV, I

CHAPITRE IV

Le Yoga.

I. La place du Yoga dans l’histoire des idées brahmaniques.

Les idées dont nous avons suivi le développement jusqu’ici étaient toutes, ou peu s’en faut, contenues en germe dans la conception brahmanique du sacrifice et des rapports de l’homme avec l’univers. En abordant le système philosophique qui, sous le nom de Yoga, a exercé et exerce encore une influence fort grande sur la mentalité hindoue, nous sommes mis en présence, semble-t-il, d’un ordre tout nouveau de croyances. Ce n’est pas que ces croyances, ou leurs antécédents, ne soient représentées dans la littérature orthodoxe antérieure. Mais, dans les textes que nous avons utilisés jusqu’à présent, elles apparaissent accessoires et ne déterminent guère le courant général de la pensée. Au contraire, ce sont elles qui, dans l’école du Yoga, prennent la direction du mouvement et qui se trouvent à la base du système. Il importe de dégager tout d’abord ces concepts dominateurs ; peut-être parviendrons-nous ainsi à marquer plus aisément la place du Yoga dans l’évolution de la théosophie hindoue.

Le sacrifice brahmanique repose essentiellement sur cette hypothèse que l’homme est à même d’exécuter les actes conservateurs ou réparateurs qui maintiennent le cours naturel des choses dans sa vie ou dans celle de l’univers, ou qui le rétablissent quand il a subi quelque atteinte. Les idées d’ordre, de régularité, de constance prévalent dans ce domaine.

Mais à côté des actions normales qui tirent leur efficacité de leur répétition même, il y a les actes exceptionnels, les actes uniques, dont l’intensité fait au contraire la valeur, et qui exigent de ceux qui les accomplissent une dépense extraordinaire d’énergie. Ceux qui en sont témoins ne manquent pas d’attribuer à leurs auteurs des facultés surnaturelles. Et comme, en même temps, un pareil déploiement de force, de courage, d’intelligence, semble être par lui-même une source d’énergie nouvelle, on a deux raisons pour une de craindre et de vénérer la puissance qui vient de se révéler.

Les Hindous ont appelé tapas l’énergie développée par une manifestation exceptionnelle de la volonté. Tapas, c’est littéralement la chaleur : échauffement et force se produisent en quantités corrélatives. Quand le roi Viśvāmitra se soumit à de terribles mortifications pour parvenir au but qu’il s’était fixé, la dignité de brahmane[1], on vit, pendant qu’il peinait et souffrait, une vapeur sortir de son corps : telle la fumée qui se dégage d’un morceau de bois frotté avec persévérance. Les dieux, Prajāpati en particulier, ne créent qu’en s’échauffant et en peinant[2]. Aussi le tapas joue-t-il un rôle dans la cosmogonie du Rigvéda[3], et un rôle plus grand encore dans celle de l’Atharva-véda[4]. Les asura eux-mêmes ont pratiqué le tapas et lui ont dû leur puissance ; mais les deva ont encore mieux su s’échauffer, et leur ont enlevé l’empire du monde. Il en est de même dans l’ordre spirituel : c’est par le tapas que les ṛṣi « voient » les hymnes, les rites et les formules, et qu’ils peuvent les communiquer ensuite aux mortels.

Toute souffrance qu’on s’impose, toute mortification, tout acte de renoncement, toute négation de soi-même, doivent compter aussi pour des manifestations d’une volonté puissante. On prétend en général que l’Inde est, par excellence, le pays de l’alanguissement moral et physique ; et on l’en excuse en disant que la population y a été énervée par un climat débilitant à l’extrême. C’est là un de ces clichés contre lesquels protestent l’histoire et la littérature. Le bouddhisme lui-même a sans cesse recommandé l’exercice de la volonté. Le malheur de l’Inde fut qu’on ait proposé à cette volonté, comme but, le moi, au lieu du non-moi ; qu’elle ait été intériorisée, quand il aurait fallu l’extérioriser, et qu’elle se soit traduite par des actes d’ascétisme, par la domination de soi, au lieu d’être un instrument pour la prise de possession du monde et des autres hommes. Et c’est ainsi que le tapas cessa d’être, comme dans l’Atharva-véda et les Brāhmaṇa, un échauffement créateur, pour désigner à peu près exclusivement la mortification, le renoncement, l’ascèse ; ce fut une ferveur religieuse qui demeura enfermée dans le sujet.

Mais sous cette forme aussi le tapas est une exaltation d’énergie. Virtuellement, il y a un magicien dans tout ascète. Les épopées sont pleines de légendes où l’on voit des hommes, des animaux, des démons acquérir par la violence de leurs mortifications un pouvoir si effrayant que l’univers en est ébranlé, et que les dieux s’ingénient à séduire ces pénitents pour leur faire perdre le bénéfice de leur ascétisme. La plupart de ces récits montrent combien la morale est étrangère à ces pratiques et à ces croyances. Ce sont souvent d’odieux démons, de grands criminels, qui, obéissant aux mobiles les plus égoïstes, entrent ainsi en possession de pouvoirs qui mettent à leur merci la nature et les dieux eux-mêmes. N’importe ! sorciers ou saints, ce sont des surhommes à qui l’exercice du renoncement vaut l’admiration et le respect. On sent confusément qu’il y a quelque chose de surnaturel dans l’acceptation volontaire de la privation et de la souffrance[5].

Cependant, ni l’accroissement de force psychique qui résulte de tout exercice de la volonté, ni les facultés surnaturelles qu’on s’imaginait acquérir par la pratique du tapas, ne sauraient expliquer à eux seuls l’extraordinaire faveur dont l’ascétisme a joui dans l’Inde de toutes les époques, et qui a fait dire à Bhiṣma dans le Mahābhārata : « L’ascétisme est supérieur même au sacrifice, c’est ce que déclare la Parole excellente » (XII, 2978a). Ce qui a dû contribuer à cette popularité, c’est que, dès l’origine, on a vu dans ces observances une condition éminemment favorable pour obtenir à échéance plus ou moins lointaine ce qu’on peut appeler la vie divine. Selon une croyance très ancienne et très répandue, les privations de tout genre, — jeûnes, continence, abandon de biens ou de jouissances, — sont nécessaires pour qu’on puisse s’approcher de la divinité, communier avec elle, c’est-à-dire vivre de sa vie. Pour recevoir le divin, il faut, en effet, commencer par s’épurer, se simplifier. Il en est donc de la discipline ascétique comme de l’initiation, qui a pour effet de conférer à celui qui en est l’objet un caractère surnaturel, et qui est toujours accompagnée de mortifications. Le tapas, et le yoga qui s’y rattache très étroitement, arrachent, eux aussi, l’homme aux conditions naturelles de son existence, pour lui assurer le « mieux », śreyas, c’est-à-dire une vie où, en communication directe avec la divinité, il sera soustrait aux misères du saṁsāra. Et puisque le salut que se proposait la théosophie brahmanique était aussi une identification avec l’Être suprême, les anciennes Upaniṣad, tout en poursuivant en général ce but par le savoir, associent quelquefois les pratiques de l’ascétisme à leurs principes intellectualistes : c’est par le tapas de plus en plus intense que Bhṛgu est arrivé à la connaissance du Brahman (Taitt. Up. 3).

La vertu salutaire de l’ascétisme a bien plus contribué à en généraliser la pratique que l’espérance d’obtenir une puissance immédiate. Le véritable ascète se garde en effet de déployer les facultés merveilleuses qu’il doit au yoga. Il lui suffit de savoir qu’il les possède. Les manifester, s’en targuer aux yeux du vulgaire, ce serait perdre le bénéfice infiniment plus précieux qu’il compte retirer de ses mortifications et de ses renoncements. Il en est de ceci comme de tous les mouvements passionnés. Un accès de colère, un désir trop violent ruinent le mérite accumulé par bien des années d’efforts surhumains. On dirait que la force emmagasinée par le tapas est semblable à celle dont on charge une batterie électrique : la manifestation quelque peu violente d’un sentiment supprime l’état de tension. Les prouesses merveilleuses que l’on fait grâce au tapas, ne peuvent de même être exécutées qu’aux dépens d’un but supérieur.

L’ascétisme chrétien, on le sait, repose sur d’autres idées. C’est le spectacle de leur misère et de la misère d’autrui, c’est la haine de tout ce qui se rattache à la chair et à la terre, qui font que tant d’âmes délicates prennent la vie en dégoût et renoncent à des jouissances qui leur semblent empoisonnées. Mais il y a plus. Il semble à ces chrétiens que les sacrifices et les souffrances auxquels ils se soumettent, sont une expiation du mal qui se fait autour d’eux ; leurs mortifications sont une pénitence ; plus ils s’humilient et se torturent, plus ils rachètent. Et ce qu’ils veulent sauver par leur œuvre rédemptrice, ce n’est pas seulement leur âme, c’est aussi et surtout les innombrables âmes pécheresses qui continuent insouciantes leur coupable vie profane. Dans cette admirable religion d’amour et de solidarité qu’est souvent le christianisme, quelques-uns acceptent avec joie les privations et les longs martyres pour que beaucoup soient pardonnés.

Y a-t-il eu quelque chose de semblable dans la société religieuse créée par le brahmanisme ? Oui et non.

Oui, car il n’est point rare qu’on devienne ascète par mépris du corps, et par révolte contre la servitude que la chair impose à l’homme. Ce fut le cas d’Upakosala, un personnage que met en scène la Chāndogya-Upaniṣad : écœuré par ce qu’il y a d’abject dans les fonctions d’une vie qui n’est que désir, il ne voulut plus prendre aucune nourriture (4, 10)[6]. Bien souvent aussi, c’est le chagrin qui jette les hommes hors du siècle, ou de la vie de village, comme disent les Hindous[7]. Enfin, il arrive parfois, dans l’Inde comme dans l’Occident, qu’on fuie le monde pour expier des fautes, volontaires ou non. Après la bataille qui mit fin à la longue querelle des Pāṇḍava et des Kaurava, le roi Yudhiṣṭhira, désespéré d’avoir été la cause du trépas pour un grand nombre de ses proches, voulut renoncer à la royauté et mener la vie d’un ascète.

Non, car il est sans exemple qu’un ascète se propose l’affranchissement d’un autre que de lui-même. Si, comme nous le verrons plus tard, l’idée d’une réversibilité des mérites et des fautes n’est point étrangère au brahmanisme, le salut, dans le sens où l’entendent les milieux théosophiques, n’en demeure pas moins une affaire toute personnelle.

Chacun doit faire son salut soi-même. Cela signifie-t-il que l’homme ne doit compter que sur lui pour être mis au bénéfice des avantages procurés par l’ascétisme ? Ou bien ne peut-il arriver au but qu’avec une aide extérieure, une aide qui, dans l’espèce, est nécessairement celle de la divinité ? C’est là une question délicate. De la réponse qu’elle recevra dépend l’idée qu’on se fera de ce qui constitue une des originalités du Yoga, son théisme. Nous devrons revenir sur ce problème. Pour le moment, bornons-nous à constater que presque partout où un prêtre-sorcier se soumet à une sévère discipline physique et morale pour être à même de commander aux éléments et d’intervenir dans l’ordre de l’univers, il plie à son service un dieu par l’intermédiaire duquel il se met au-dessus des lois ordinaires de la nature. Comme si l’on avait voulu souligner la source de cette domination sur les phénomènes cosmiques, l’Inde l’a appelée aiśvarya, le mot abstrait dérivé du nom donné communément à la divinité dans les textes du Yoga, Īśvara. Et puis la notion du divin pouvait-elle être étrangère à un corps de pratiques qui se proposent de délivrer l’homme, momentanément ou définitivement, des limitations où sa vie présente est enfermée, pour lui donner une nature supérieure, par conséquent divine ? Il faut se faire de la méthode du salut une idée strictement intellectualiste, comme c’est le cas dans le Védanta ou dans le Sānkhya, pour pouvoir se passer des notions de piété, de dévotion, de recours en Dieu.

Si l’ascétisme hindou s’inspire d’idées qui sont bien plus anciennes que la constitution du Yoga comme système à part de philosophie orthodoxe, on en peut dire autant des procédés et des méthodes qu’il prescrit aux adeptes. Procédés et méthodes remontent par leurs origines aux temps les plus anciens ; ils ne sont souvent que l’application de croyances primitives qui, elles aussi, ont trouvé occasionnellement leur expression dans la littérature brahmanique.

Bien des peuples non-civilisés savent que pour produire ces états exceptionnels dans lesquels le sujet paraît ou bien en communication immédiate avec la divinité, ou bien doué de facultés surhumaines, — et c’est le cas surtout de l’extase et de la divination, — les jeûnes, la chasteté, la solitude sont des moyens très efficaces. Mais mieux que des procédés qui n’ont rien qui appartienne spécifiquement à une race quelconque, ce qui prouvera la continuité de l’esprit hindou jusque dans le domaine de la pratique, ce sont certaines méthodes reposant sur des idées dont nous avons déjà constaté la présence dans le brahmanisme ancien. Ce n’est pas le moment d’entrer dans le détail de ces rites. Je veux du moins rappeler d’une part que l’Inde a de tout temps attribué une grande puissance à la pensée dirigée avec intensité sur un objet, — cette idée, qui était magique à l’origine, a donné lieu à ces règles de concentration exclusive de l’esprit qui jouent un grand rôle dans le Yoga ; — d’autre part, que les Brāhmaṇa et les vieilles Upaniṣad font du prāṇa, la respiration, l’agent essentiel de la vie psychique et de la vie cosmique : la théorie du contrôle de la respiration qui est la partie la plus caractéristique et la plus féconde du Yoga, n’a pas d’autre point de départ.

De ce que l’on peut relever dans la littérature védique, entendue au sens le plus large, de nombreux témoins de concepts analogues à ceux qui règnent dans le Yoga, il ne faudrait pas conclure que tous ces concepts sont d’origine brahmanique, ni qu’il n’y a dans le Yoga que des éléments brahmaniques. Cette recherche de facultés surnaturelles, à laquelle le Yoga attache tant d’importance, les Upaniṣad ne la connaissent point. L’Inde brahmanique est en principe intellectualiste ; et, dans la théosophie qui dérive directement du Véda, l’acquisition de pouvoirs magiques n’a jamais été qu’une plante parasite[8]. Pour le bouddhisme aussi, ces pratiques sont une superfétation. Il n’est pas douteux cependant que ces prétentions thaumaturgiques ne soient très anciennes et n’aient été de tout temps fort populaires. N’oublions pas que le brahmanisme est loin de constituer l’Inde, et même l’Inde aryenne, tout entière, et que le brahmane lui-même a été à l’origine un sorcier et non pas un mystique ou un théosophe. Dans les Upaniṣad, et c’est leur très grand honneur, cette idée toute matérielle du pouvoir conféré par l’ascétisme, a fait place à une conception spirituelle : c’est à la science, et non à des facultés surhumaines qu’on atteint par une intense méditation. Mais le peuple a toujours cru à la puissance des sorciers ; et le brahmanisme, subissant en ceci, comme sur tant d’autres points, l’influence d’idées universellement répandues, bien loin de combattre les basses pratiques de la magie, leur a fait de bonne heure une place dans sa littérature sacrée et traditionnelle. Et non seulement il s’est fait le théoricien de cette discipline et lui a fourni la base rationnelle qui lui donnait l’apparence d’une science, mais encore, apportant dans ce domaine les habitudes de son esprit analyste et systématique, il a classé les opérations et leurs effets avec une minutieuse pédanterie.

Cette brahmanisation du tapas et du yoga est un des phénomènes étranges de l’histoire des religions de l’Inde. En effet, sous quelque forme que se produise le mysticisme, nous le voyons tourner résolument le dos à la religion officielle. C’est aussi ce qu’il a fait dans l’Inde : les yogins ont rompu toute attache avec le sacerdotalisme traditionnel ; ils renoncent au cordon brahmanique, aux signes extérieurs de la caste, aux cérémonies du culte établi. En fait, leur indépendance religieuse est complète. Cependant, — et c’est un privilège douteux qui les différencie de leurs confrères, les mystiques d’Occident, — leur indépendance à été théoriquement consacrée, et comme dûment légalisée par l’autorité sacerdotale. À le voir ainsi codifier même ce qui lui est étranger ou hostile, on dirait que le brahmanisme, pour rendre ses adversaires inoffensifs, s’est évertué à les faire rentrer bon gré mal gré dans ses cadres. L’ascétisme a donc été de bonne heure classé au nombre des phénomènes normaux de la vie religieuse. On lui a affecté la quatrième et dernière des étapes réglementaires entre lesquelles se partage l’existence d’un brahmane ; et, de par les rituels et les codes, le sannyāsin fut dispensé du culte domestique et du culte dit révélé. Rompant avec l’existence qu’il avait menée jusque-là dans « le village », il était naturel que le yogin renonçât à ce qui la caractérisait extérieurement ; ce qui est moins naturel, c’est que les textes lui fassent une obligation d’une attitude où se manifestait en somme un complet dédain de la tradition brahmanique. Dans l’Āruṇeya-Upaniṣad, c’est Prajāpati lui-même qui ordonne à l’ascète d’enfouir ou de noyer le cordon du sacrifice et la touffe de cheveux que le brahmane porte en général au sommet de la tête. Des prescriptions toutes semblables se lisent dans d’autres Upaniṣad.

À quel moment les règles traditionnelles de l’ascétisme furent-elles réduites en un corps de doctrines, c’est ce qu’il est impossible de déterminer. Lorsque Patañjali, au IIe siècle avant Jésus-Christ[9], composa les Yoga-sūtra, qui sont pour nous l’ouvrage fondamental de l’école, il y avait sans doute déjà plusieurs siècles que le Yoga existait comme système reconnu. Il est probable que sa constitution est antérieure au bouddhisme. En effet les ressemblances frappantes que présentent à tant d’égards le bouddhisme et le Sānkhya ne s’expliquent aisément que si le Yoga leur a servi d’intermédiaire. On ne comprendrait pas qu’une religion préoccupée avant tout d’agir sur la vie eût cherché ses inspirations dans la métaphysique froidement rationaliste du Sānkhya ; ses affinités naturelles étaient au contraire pour une philosophie pratique, comme était le Yoga. Mais si cela est vrai, le Yoga était déjà tout pénétré par les doctrines Sānkhya, lorsque le bouddhisme arrêtait sa dogmatique. Il est évident d’autre part que le moment où il a accepté en bloc l’ontologie du Sānkhya, coïncide avec celui où il fut systématisé et brahmanisé[10].

  1. On a eu tort d’interpréter parfois cette fameuse légende comme si elle indiquait qu’aux yeux des Hindous les hommes des âges mythologiques pouvaient passer de la caste des Kṣatriya dans celle des brahmanes. Ce qu’elle signifie en réalité, c’est que la récompense que d’autres Kṣatriya ont acquise par leurs mérites, celle de renaître dans la caste brahmanique, l’excellence exceptionnelle de Viśvāmitra la lui a fait obtenir dès la vie présente. C’est ainsi que certains personnages éminents arrivent au salut de leur vivant, tandis que d’autres, de beaucoup les plus nombreux, n’y parviennent qu’avec la mort. Le cas de Viśvāmitra a donc ceci d’intéressant qu’il est une dérogation à la règle en vertu de laquelle le karman attend une vie subséquente pour porter tout son fruit.
  2. « En vérité, c’est par le sacrifice, la fatigue, l’échauffement, les libations, que les dieux ont conquis le ciel, le monde » (Ait. Br. VII, 3, 6).
  3. X, 129, 3.
  4. M. Bloomfleld traduit excellemment tapas par « creative fervour ». — L’acte créateur précède nécessairement l’activité conservatrice ou réparatrice. C’est du tapas que naissent le satya, la réalité, et le ṛta, l’ordre cosmique et l’ordre sacrificiel (Rv. X, 190, 1). Le tapas est le fondement des fondements des choses : « Le firmament a pour fondement l’atmosphère ; l’atmosphère a pour fondement la terre ; la terre a pour fondement les eaux ; les eaux, pour fondement la réalité ; la réalité, le brahman ; le brahman, le tapas » (Ait. Br. XI, 6, A).
  5. Un point de vue singulier, c’est celui de la Bṛhad-Araṇyaka-Upaniṣad disant que le plus grand des tapas, c’est la maladie et la mort (5, 11). Nous avons là une de ces étrangetés dont les anciennes Upaniṣad sont coutumières. En général, le caractère propre de l’acte ascétique, c’est d’être volontaire.
  6. Une autre Upaniṣad, beaucoup plus récente, la Parama-haṁsa-Up., exprime avec énergie ce même sentiment : « Parce que son corps n’est pour lui qu’une charogne, il se détourne pour toujours de ce corps misérable qui est cause du doute, de la sottise, de l’erreur ; il dirige fermement sa pensée vers Brahman, prend en lui son assiette, et sait ceci : Cet Être sans second, qui est toute félicité et toute connaissance, je suis Lui ; il est mon suprême séjour… »

    À l’époque classique, ce sentiment de l’impermanence de toutes choses pousse bien des âmes vers l’ascétisme : « Les objets extérieurs, même s’ils demeurent longtemps à notre portée, finissent toujours par s’en aller. Alors, pourquoi ne pas les quitter tout de suite ? Quelle différence cela fait-il, puisque de toutes façons il faut s’en séparer ? Quand ce sont eux qui s’en vont, ils causent au cœur une douleur infinie ; mais si on les abandonne volontairement, ils procurent au contraire le bonheur immense du repos intérieur » (Bhartṛhari, III, 13 = 668, Böhtl.).

  7. « Le chef de famille qui perd les objets de son affection, et que visitent la ruine, le chagrin et la maladie, tombe dans le désespoir ; le désespoir éveille en lui le moi ; l’éveil du moi l’amène à l’étude des livres sacrés ; cette étude, à l’ascétisme. Rare en effet est l’homme qui, jouissant de ce qui lui est cher et agréable, se résout, par lassitude et par réflexion, à pratiquer le renoncement » (Mbhr., XII, 10832, sq.).
  8. D’après Śankara, les passages de la Śruti qui parlent de l’acquisition de puissances surhumaines, concernent tous le ciel, le séjour auquel mène la connaissance inférieure, celle du brahman qualifié (ad. Ved. S. IV, 4, 11).
  9. Cette date est elle-même hypothétique ; elle repose sur l’identité probable, mais nullement certaine, du yogin Patañjali avec l’illustre grammairien de ce nom.
  10. C’est aussi par le canal du Yoga que tant de doctrines ont passé du Sānkhya dans les écoles théosophiques occidentales.