L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/03/2

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 226-231).
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3e partie, chap. III, II
II. Les bases du système.

Deux hypothèses sont à la base du Sānkhya, l’une ontologique, l’autre téléologique.

A. L’hypothèse ontologique pose la réalité absolue du monde empirique, sat-kārya-vāda. « Il n’y a pas irréalité du monde, car il n’est pas possible de le nier, et la cause dont il est issu est sans défaut » (S. S. I, 79 = VI, 52). À la différence du bouddhisme, l’école affirme catégoriquement l’identité d’une chose qui est l’objet de deux perceptions successives. Car « les choses ne sont point momentanées ; leur prétendue momentanéité est contredite par le fait qu’on les reconnaît[1] ; résultant de la perception « ce que j’ai vu précédemment, je le touche maintenant », cette reconnaissance prouve la permanence des choses » (Vijñ., p. 19).

Mais quoi ? le monde n’est-il pas le lieu d’un changement incessant ? Comment peut-on affirmer la réalité de ce qui est en perpétuel devenir ?

Le Sānkhya ne conteste pas le caractère transitoire de la réalité phénoménale. Mais, ajoute-t-il, ce qui est a toujours été, sera toujours. Une chose n’est pas seulement réelle au moment où elle se manifeste ; elle l’est déjà alors qu’elle est en puissance, à l’état subtil[2]. Non manifeste ou subtil, d’une part ; manifesté ou perceptible à nos sens grossiers, d’autre part, ce sont là deux états d’une seule et même chose. Il n’y a pas de différence essentielle entre ce qui n’est pas encore et ce qui est, entre ce qui est et ce qui, ayant cessé d’être manifesté, a fait retour à sa cause. Si ce qui est n’avait pas toujours été, il ne serait pas. Ce qui est réel ne peut cesser d’être. « Ne naît que ce qui est déjà réel en sa forme subtile » (Vijñ., p. 159)[3].

L’identité essentielle de l’état subtil et de l’état manifesté est un postulat qui s’imposait à quiconque voulait combiner la double notion de l’éternité de l’être, — et comment un Hindou aurait-il pu concevoir l’être autrement qu’éternel ? — et de la réalité du monde des phénomènes, — car pour des penseurs élevés dans les traditions brahmaniques, il ne peut y avoir d’autre réalité que l’être. On remarquera aussi que le réalisme du Sānkhya aboutit à affirmer la réalité des individus. Que ce soit à l’état futur, présent ou passé, c’est toujours la même monade qui existe, et le monde objectif est un ensemble infini d’individus qui passent de la non manifestation à la manifestation, pour revenir ensuite à la non-manifestation.

Un corollaire de ce principe, c’est qu’il n’y a rien dans l’effet qui ne se soit trouvé déjà dans la cause. Si l’effet était autre que sa cause, quelque peu autre qu’il fût, ce qui est n’aurait pas été avant d’entrer en manifestation phénoménale. Cause, état subtil, état de non-manifestation sont autant de termes équivalents[4] ; et il en est de même des termes produit, état grossier, état manifesté. « Ce que nous appelons « force » n’est pas autre chose que l’effet à l’état futur » (Vijñ., p. 6 ; p. 55). De là ces théorèmes : « Le produit et sa cause matérielle ne font qu’un » (S. S. I, 118). — « Les propriétés d’un composé existent dans ses constituants simples à l’état subtil » (S. S. III, 22). On a bien objecté aux philosophes du Sānkhya qu’à ce compte on ne voit pas pourquoi on n’irait pas indifféremment puiser l’eau avec un pain d’argile ou avec un pot. Ils ont répondu qu’il s’agissait là d’une identité essentielle, mais non point parfaite (ātyantika) ; ce qu’Aniruddha exprime assez maladroitement en disant que « rien n’empêche d’admettre qu’il y a à la fois entre la cause et le produit diversité et identité » (ad S. S. I, 118)[5].

L’effet existe déjà dans la cause ; il y existe même si bien qu’on peut conclure de l’existence des effets à celle de la cause[6]. L’action d’une cause efficiente ne fait que manifester ce qui existait déjà à l’état latent dans la cause matérielle : le statuaire ne tirerait pas une effigie d’un bloc ; de marbre, si la statue ne s’y trouvait déjà[7].

Cette affirmation d’une identité essentielle de la cause et du produit a conduit le Sānkhya à poser en principe l’existence de lois, de ces fædera naturae qui sont des rapports constants entre les causes et les effets. Ce qui prouve que les produits sont éternellement réels, c’est « la détermination des causes matérielles » (S. S. I, 115, sqq.). Si le produit n’était pas déjà dans la cause, on ne voit pas pourquoi tout ne pourrait pas tout produire[8]. « De l’argile ne peuvent naître que des pots ; de fils ne peuvent naître que des étoffes. Cette limitation ne s’explique que si les produits sont éternellement réels. Car si le produit n’existe pas avant qu’il se manifeste dans la cause, on ne voit pas de signe en vertu duquel une cause ne peut produire que tel objet… Ce signe en vertu duquel une cause ne peut produire qu’un effet déterminé, c’est l’état à venir du produit » (Vijñ., p. 54). Si l’on admettait une infraction à ce qui doit être une règle universelle, il n’y aurait plus rien sur quoi l’on pût faire fond. (Anir. ad S. S. V, 127).

Dire qu’une chose est, c’est dire qu’elle est substantielle[9]. Affirmer la réalité des choses, alors qu’à l’état subtil elles sont en puissance dans leur cause, c’est donc leur attribuer, à ce moment-là aussi, une substance. « Entre la cause et le produit, il y a un lien, et un lien n’est possible qu’entre deux choses qui existent » (Anir. ad S. S. I, 115). La substance subtile n’est donc point un être de raison. Il est vrai qu’elle n’est pas perceptible aux sens grossiers de l’homme ordinaire. Mais l’homme ne perçoit pas non plus les objets trop petits ; son impuissance s’explique de la même manière dans l’un et l’autre cas. Qu’il exalte sa puissance de vision, par l’extase ou par des mérites transcendants, il percevra le subtil ; et ces êtres que nous ne connaissons qu’à l’état manifesté, il les connaîtra avant leur manifestation, et après leur retour à l’état subtil.

Nous touchons ici à l’un des points essentiels de la doctrine. Pour le Sānkhya, tout ce qui est, se trouve être de quelque façon cognoscible. À l’évolution de l’objet à connaître correspond, dans le sujet qui connaît, une évolution parallèle ; la connaissance de l’un par l’autre n’est possible que par la conformité, à l’état subtil, de l’organisme qui est Page:Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d’études, tome 22-23.djvu/886 qu’elle est simple : il y a l’être. Le Sânkhya a appelé la première Prakrti, un mot que l’on traduit en général par matière, bien que la Prakrti soit tout autre chose qu’une substance inerte et passive. L’étymologie suggérerait plutôt « procréation » si, comme le terme sanscrit, ce mot désignait non pas seulement un acte, mais en même temps et la chose qui procrée, et la force génératrice qui est dans cette chose[10]. À défaut d’un meilleur équivalent, je me servirai du mot « nature » qui semble s’écarter le moins du vocable sanscrit.

Quant à l’être, simple et immuable, son nom est Purusa, ce mot que les Upanisad ont déjà employé au sens d’âme, et qui avait sur âtman l’avantage de ne pas avoir été constamment utilisé pour désigner l’âme universelle.

En somme, quelque profonde que soit l’opposition entre le dualisme du Sânkhya et le monisme du Védanta, il ne semble pas que, pour l’expliquer, il faille supposer que le deux doctrines ont été élaborées dans deux milieux complètement étrangers l’un à l’autre. Au contraire, on se représente mieux leur éclosion dans deux écoles apparentées, quoique adverses. Qu’on nie la réalité absolue du devenir, on a la mâyâ des Védantins ; qu’on l’affirme, on a la prakrti du Sânkhya[11]. D’autre part que, regardant le genre comme seul réel, on fasse de l’être pris en sa totalité l’âme universelle, on aura le Brahman du Védanta ; si, au contniire, c’est l’individu qui, seul, est vrai, l’être est alors la monade du Sânkhya, le purusa.

  1. Voir S. S. I, 35.
  2. Dans un passage fameux où toute une série de choses et de faits sont ramenés à leur cause invisible (6, 8-16 la Chāndogya-Upanisad termine chacun des développements pris pour exemples par le refrain : « Cette subtilité (aṇiman) qui est l’essence de l’univers, c’est là le réel. » C’était dire déjà qu’une chose est à l’état subtil d’une réalité supérieure ; une fois qu’elle est manifestée, sa réalité est si fugitive qu’elle en est insaisissable. Le Sānkhya est du même avis : « Les cognitions isolées qui, par leur enchaînement, produisent la série des états de conscience, disparaissent à leur troisième moment ; ce qu’il faut supprimer, c’est la prédisposition (vāsanā), c’est-à-dire les faits de conscience à l’état futur » (Vijñ., p. 27). — L’ancienne littérature brahmanique enseignait aussi que la nature visible est peu de chose en comparaison de la nature invisible. La nature réalisée, toute majestueuse qu’elle est, ne forme que le quart de l’Être universel, le puruṣa (Rc. X, 90, 3).
  3. Si la délivrance de l’âme est possible, c’est que l’âme est libre (S. S. I, 11). — Si, comme le prétendent les Védantins, l’ignorance était une chose (vastu), elle ne pourrait être détruite, et la délivrance serait impossible (Anir. ad S. S. I, 21).
  4. « Le mot subtil a le sens de cause » (Yogasāra, p. 11).
  5. Voir Kār. 15. Vācaspatimiśra enseigne que le produit est pénétré par la cause, mais non pas la cause par le produit (ad Kār. 10).
  6. Kār. 14 ; S. S. I, 135.
  7. Vijñ. p. 55.
  8. Voir Kār. 9. — Ferre omnes omnia possent, Lucr. 1, 168.
  9. Dravya-rûpa . Vijñ. p. 30.
  10. C’est un principe du Sankhya qu’on ne peut séparer l’activité de ce qui déploie l’activité. Voir, par exemple, Vâcasp. ad Kâr. 23.
  11. N'est-il pas caractéristique que dans une partie tout inspirée par l’enseignement du Sânkhya, le Mahâbhârata appelle avidyâ « la substance indéterminée qui a pour caractères la création et la disparition », et que le « vingt-cinquième », c’est-à-dire le purusa, y soit défini comme « le savoir affranchi de la création et de la dissolution » ? (XII, 11419).