L’Hermaphrodite (Le Nismois)/Tome 2/06

(alias Alphonse Momas)
[s.n.] (Tome 2p. 73-95).
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VI


La table du festin apparut immense à la jeune Marthe, dans une salle où des glaces interposées la développaient à l’infini, avec un luxe inouï de fleurs et de lumières.

Avant de s’asseoir, chaque convive revêtait une fine tunique de soie et se ceignait le front d’une couronne, à l’instar des vieux Romains.

— Marthe, Marthe, cria une voix, celle de Suzanne.

— Me voici, répondit la fillette.

— Viens donc, c’est en ton honneur, tu dois présider.

Suzanne la fit installer au milieu de la table et prit place à son côté, tandis que Félicia occupait l’autre.

Marthe remarqua que les sexes se trouvaient séparés, les femmes encadrant les hommes assis à la suite les uns des autres. Étonnée des deux voisines qu’on lui donnait, elle s’informa d’Espérandie, et Suzanne la lui montra à l’extrémité de la ligne féminine, ayant à sa gauche Antioche avec lequel elle causait à voix basse, sans plus se soucier d’elle que si elle n’eût jamais existé ; à l’autre extrémité des deux sexes, Eulalie voisinait avec Victor-Étienne.

Une soixantaine de femmes et une quarantaine d’hommes étaient réunis à cette table que servaient les servantes laïques, très court vêtues.

Malgré les orgies charnelles commises aux heures précédentes, malgré l’animation de certaines femmes, parmi lesquelles Georgette, toujours dans les infatigables, il régnait une espèce de contrainte qui pesait sur chacun des convives et arrêtait les élans qui, d’habitude, faisaient de cette partie du programme, le digne couronnement de la fête.

Des mets succulents et des vins généreux alternaient, on ne s’apostrophait pas d’un sexe à l’autre, et les colloques particuliers semblaient l’emporter.

Suzanne et Félicia, de chaque côté de Marthe, affectaient de la gravité et répondaient brièvement aux questions que leur adressait l’hermaphrodite.

Celle-ci interrogea pour savoir ce qu’était devenue Raymonde ; on lui apprit qu’elle avait dû se retirer dans la chambre d’Izaline.

Que se passait-il donc pour étouffer cette joie si naturelle qu’on goûte à une table bien servie, surtout avec la conscience de pouvoir, après comme avant le repas, se livrer à toutes les jouissances de la chair ! Avaient-ils trop forniqué, ces hommes et ces femmes, qu’ils ne se défiaient plus aux doux combats de Cupidon, et que parfois des regards furtifs s’échangeaient où se lisait toute autre préoccupation que celle de la volupté !

Espérandie et Antioche, seuls dans cette assemblée, affichaient une attitude de triomphe et d’entente parfaite ; ils ne cessaient de babiller et de rire, se disaient quelques mots à vois basse qui les amusaient sans doute beaucoup, car leurs yeux s’irradiaient d’une expression d’orgueilleuse satisfaction.

Certes le silence ne régnait pas absolu ; des éclats de voix retentissaient, tantôt sur un point, tantôt sur un autre ; mais ces éclats de voix ne trahissaient que des faits isolés et perdus dans l’ensemble du festin.

Marthe éprouvait-elle de la fatigue ? Elle se laissait aller à la quiète félicité de gourmandise et ne songeait plus à la lancinante ivresse de la luxure. Elle mangeait, buvait, ne manifestait d’étonnement que parce qu’elle constatait une affluence de gens bien moins grande que dans les salons.

La centaine de personnes festoyant ne représentaient pas les trois à quatre cents qu’elle avait croisées en quittant la salle de flagellation.

Continuait-on l’amour dans les salons ? S’était-on enfui dans les chambres ? Elle le demandait à Suzanne ainsi qu’à Félicia qui répondaient invariablement :

— Cela se peut.

Le dessert circulait, dessert copieux et savamment combiné ; des vides se produisirent à table, des hommes, des femmes sortirent. Il en résulta de la détente et un éveil charnel chez les restants.

On abandonna sa place pour s’accoupler entre amoureux et amoureuses ; les baisers recommencèrent, et voilà que tout à coup on entendit un chant d’église, un De Profundis, entonné au loin, et qui, par ses sons allant crescendo, annonçait l’approche d’un cortège.

Les portes étaient grandes ouvertes ; la stupeur remplaça les caresses qu’on s’apprêtait à se faire ; à toutes les portes, au nombre de six, apparurent des pénitents noirs, les yeux luisants derrière la cagoule, et ces pénitents clamaient le De Profundis.

— Lugubre plaisanterie, cria Antioche lâchant Espérandie qu’il avait enlacée, et sur les lèvres de qui il croquignollait une praline.

Les pénitents pénétrèrent dans la salle et entourèrent les convives ; sur le seuil des portes, d’autres hommes, vêtus de velours rouge, le masque sur le visage, se montrèrent ; leur costume se composait d’un haut-de-chausse, d’un veston, de longues bottes, d’un grand chapeau ; ils avaient un bâton à la main surmonté d’un globe traversé par une flèche. Des femmes masquées survinrent derrière, et les festoyeurs se trouvèrent noyés dans cette invasion de gens continuant à chanter à tue-tête le De Profundis.

À la porte principale, un vide s’opéra, on s’écartait, et le même cri sortit des lèvres d’Antioche et de celles d’Espérandie, en apercevant l’abbesse Josépha dans sa toilette rouge, froide et impassible qui, levant la main vers le ciel, suspendit instantanément le chant funèbre.

Elle s’avança lentement, et déjà deux hommes vigoureux avaient saisi Antioche et le garrottaient, tandis qu’on agissait de même avec Espérandie.

Parvenue près de ces deux coupables, l’abbesse dit :

— Sœurs et frères, la trahison est entrée dans notre maison par ces renégats ; il sera statué à leur égard, ils ne sont pas les seuls.

Elle se tourna vers la place où, muette et tremblante, se tenait encore Marthe, la désigna et reprit :

— Celle-ci fut la cause du trouble, jetez-la sur cette table, Félicia, et qu’on la fouette pour débuter.

Avant qu’elle n’eût proféré une parole, Marthe, brutalement saisie par Félicia et par Suzanne, était couchée sur la table où elle se garait tant bien que mal des verres et des bouteilles renversés, se voyait retrousser la légère tunique qui la recouvrait, et plus de vingt mains se précipitaient pour la frapper, au milieu des hurlements d’épouvante qu’elle poussait.

— Frappez, ordonna l’abbesse, et vous, chantez le De Profundis, que ses beuglements ne s’entendent pas !

Les moines amis d’Antioche qui l’entouraient, opérèrent prestement volte-face, puis s’agenouillèrent pour que l’abbesse les bénit, ainsi qu’elle allait le faire à tous ceux qui lui étaient restés fidèles.

Scène comique et grandiose en même temps ; dans cette foule d’éléments religieux et laïques, dans cet assemblage d’êtres d’allure sévère et d’allure libertine, dans ce cadre riche et somptueux, avec les services de table éparpillés, l’abbesse apparaissait grandie, se détachant en relief, dominant tout son monde, et bien telle qu’il la fallait pour commander, s’imposer.

De nouveau elle leva la main, l’étendit par-dessus les têtes, et dit dans un arrêt du De Profundis.

— Les responsabilités seront limitées : la tête qui conçut le viol de mon autorité, le bras qui commit l’attentat, seront seuls punis ! Que tout rentre dans l’ordre, emmenez cette chiffe de fille dans la Salle de punition des enfants, elle n’est pas encore d’âge à mériter notre colère.

Deux hommes au costume de velours rouge s’emparèrent de Marthe et l’emportèrent ; l’abbesse vint alors près d’Antioche et d’Espérandie, garrottés et étendus sur le sol.

Elle les contempla quelques secondes, hocha la tête et murmura :

— La pitié serait de la faiblesse et la faiblesse tuerait l’Ordre des Bleuets. Me  Dollemphe, retournez sur le ventre cette femme. Vous, Messieurs les Lunaires, mettez cet homme sur les genoux, et maintenez-le, afin qu’il assiste à la première punition de sa complice.

Espérandie, couchée sur le ventre, les fesses nues, exposées aux regards de tous, entendit l’abbesse ordonner :

— La pelote.

Prise d’un tremblement nerveux, la révoltée supplia :

— Non, non, pas ça, grâce !

Dollemphe, un des pénitents noirs qui avait retiré la cagoule, sortit d’une poche une petite et étrange boule, dont il dévissa une moitié ; ces deux parties de la boule présentèrent deux pelotes d’où s’élançaient des pointes d’épingles.

Il jeta un regard sur ceux qui l’entouraient, fit un signe, et deux des hommes costumés de rouge s’approchèrent : l’un se pencha pour maintenir l’immobilité du haut du corps d’Espérandie, l’autre s’agenouilla sur les jambes de la jeune femme pour les lui contenir.

— Pas de grâce, dit l’abbesse, toi qui fus de mes amies, n’as-tu pas agi en implacable ennemie ?

Dollemphe s’accroupit près du cul d’Espérandie, appliqua la première moitié de la pelote sur une de ses fesses, les pointes d’épingles piquant la chair, et d’une brusque pression de main enfonça, déchirant les blanches chairs.

Un hurlement de douleur s’échappa des lèvres de la patiente, hurlement qui fut couvert par toute l’assistance entonnant un chant religieux.

Impassible aux gouttelettes de sang qui perlaient, coulaient sur la fesse meurtrie, Dollemphe planta de même la seconde moitié sur l’autre fesse.

Les deux hommes rouges cessèrent de retenir Espérandie, Dollemphe se releva, sur le parquet on vit la sœur se replier sur elle-même, se convulsionner, s’agiter quelques secondes, puis ne plus bouger, elle avait perdu connaissance.

Tout pâle, Antioche cria :

— La force appartient toujours aux bourreaux.

— Serpent, répondit l’abbesse, ne l’as-tu pas prouvé le premier ! Ta femelle ne hurle plus, elle n’étale plus son insolente fierté, ton tour viendra.

Elle se tourna, et d’un simple geste, ordonna qu’on emportât les deux corps hors de la salle.

— Frères et sœurs de ce Couvent et d’au-delà de ces murs, dit-elle alors, allons prier pour ces deux grands coupables et implorer Dieu pour qu’il nous inspire dans la tâche qui nous reste à remplir.

Elle marchait pour prendre la tête du cortège, elle aperçut Maillouchet, timidement debout à l’encoignure d’une porte et observant ce qui se passait. Elle se dirigea vers lui, lui tendit la main et dit :

— Maillouchet, si dans un passé lointain, tu eus des torts, et si tu ne vins pas au monde dans les hautes sphères de la société, tu as effacé ces torts et tu as agi en cœur loyal et chevaleresque, te rendant digne de frayer avec ceux qui semblent tes supérieurs. Accompagne-moi à la chapelle, nous causerons ensuite.

Maillouchet passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; toutes ses timidités renaissaient devant cette femme en qui il personnifiait la puissance et la divinité, il balbutia :

— Vous accompagner, notre mère, marcher près de vous, je n’ose pas.

— Tu osais davantage tout à l’heure, dit-elle en souriant, et tu as couru du danger, viens, viens.

Elle lui prit la main et l’entraîna.

À la chapelle, l’aumônier Hermal et des abbés, en grands costumes sacerdotaux, attendaient l’arrivée de l’abbesse.

À son entrée, un Hosannah fut entonné.

Contraste extraordinaire avec le précédent aspect du Couvent ; à la débauche la plus outrée succédait la dévotion la plus caractérisée, de telle manière qu’il eût été impossible d’admettre la pensée qu’on se trouvait en présence des mêmes personnages.

Les costumes légers, comme par un coup de baguette de fée, s’étaient transformés en costumes religieux, chacun et chacune ayant facilement sous la main ce qu’il fallait pour cette métamorphose : les pénitents noirs, les hommes rouges, se complétaient de pénitents blancs et gris, de moines et d’abbés, la plupart nus un quart d’heure auparavant ; les sœurs des Bleuets, revêtues d’une robe uniforme bleue jetée sur leur nudité, et les femmes du monde assistant à la fête sensuelle arrangées de même ; aussi dans la chapelle rien ne trahissait l’orgie qui emportait tout le personnel du couvent et ses invités, il y avait à peine quelques minutes, ni le scandale qui la termina.

Les chants religieux retentirent, le jour bleuissait les vitraux de l’église.

À son banc abbétial, Josépha agenouillée, priait, la tête dans les mains. Elle priait et se remémorait l’affreuse journée qu’elle venait de vivre.

Prévoyaient-ils que leur triomphe serait de courte durée, Antioche et Espérandie, s’excitant mutuellement à leur félonie, ne laissèrent passer un instant sans la torturer.

Elle se croyait tranquille jusqu’à la nuit ; ce fut pour son repas que cela commença.

Antioche le lui servit plus tôt, et goguenard, lui dit :

— Mange et dors, ma chère mère, le couvent est en fête pour cette nuit, fête d’amour et de volupté, il te serait pénible d’en entendre les échos, dors et repose-toi.

Elle ne répondit pas ; elle avait hâte qu’il fut parti pour rêver à l’espoir de sa prochaine délivrance.

Écoutant le conseil donné par le moine, elle mangea pour tuer le temps.

Oh, ce repas ! Certes les mets étaient soignés et délicats, mais quel feu la dévora de suite dans les veines !

Elle se sentit devenir la proie des plus violents désirs, elle ne put résister à la folie de déchirer ses vêtements, de se rouler sur le tapis, de s’emparer de toutes sortes d’objets pour satisfaire les idées lubriques qui voltigeaient par son cerveau, qui lui détraquaient les nerfs.

Elle monta au cabinet de toilette, s’inonda d’eau de la tête aux pieds, éprouva un calme momentané, redescendit au bruit de sa porte qu’on ouvrait, faillit mourir de honte et de douleur, à la vue d’Espérandie et d’Antioche, déboutées robes relevées et se pelotant.

Leurs paroles vibraient à ses oreilles.

— Ton sang, Josépha, murmura Espérandie, est donc changé en lait que le spectacle de nos caresses de la main et de la bouche te laissent insensible et froide !

— Tu t’es foutue dans l’eau, notre mère, ajouta Antioche, ça ne suffira pas, Nous ne sommes pas méchants ; elle te permet de sucer ma queue pour apaiser ta soif. Dans tes yeux luisent les instincts les plus cochons.

Elle ferma les yeux, s’adossa tremblante à son lit ; Espérandie masturba avec forces grimaces de chatte en chaleur Antioche et susurra :

— Elle préférerait peut-être me faire minettes ou feuilles de roses ! Tiens, Josépha, regarde mon petit con, regarde mon joli cul, tu les connais déjà, c’est vrai, mais c’était plutôt moi qui t’encensais ! Je suis certaine qu’aujourd’hui ta langue se délecterait à me farfouiller, et avec un plaisir d’autant plus vif, qu’Antioche m’a baisée deux fois, que tu sentirais aussi sur mon con les lèvres de ta petite Marthe. Ne ferme donc pas les yeux.

La main d’Antioche la toucha en cet instant ; elle fit l’effet d’une pile électrique lui redonnant des forces, elle appliqua une paire de gifles à l’homme, sauta au cou de la femme, manqua de l’étrangler.

Antioche la lui arracha avec beaucoup de peiné ; ils se précipitèrent tous les deux sur elle et la battirent avec une rage folle. Elle ne se défendit pas, elle crut à la mort. Ils la quittèrent enfin.

Une vigueur surhumaine était née en elle ! Ses désirs excités embellissaient sa captivité ; elle entr’apercevait dans un rêve des légions d’amants et d’amantes qui chantaient sa gloire, qui l’honoraient dans ses charmes, et l’ivresse sensuelle, loin de l’énerver, la magnifiait, la rendait infatigable.

Il n’était pas encore dix heures, elle grimpa au cabinet pour y attendre Maillouchet et elle l’entendit :

— Maillouchet, murmura-t-elle dans l’obscurité, est-ce toi ?

— C’est moi, notre mère ; je suis étendu contre la fenêtre, approchez que nous parlions bas.

À travers les barreaux, elle reconnut le jeune homme couché sur le sol, et son visage près du sien, il lui raconta le résultat de ses courses.

Il avait remis son billet à monsieur Dollemphe qui, dans une colère épouvantable, s’était mis en campagne pour convoquer au couvent vers les minuit tous les éléments étrangers, affiliés à l’Ordre. Il l’avait accompagné et il agissait dans ce moment même, participant à la fête, triant les bons d’avec les mauvais, étudiant le moyen de la délivrer sans secousse, d’étouffer autant que possible cette sotte histoire, pour qu’il n’en subsistât pas des germes de discorde.

À mesure qu’elle écoutait ce jeune garçon, son âme s’était dilatée ! Elle se revoyait maîtresse et souveraine, elle savourait les avant-goûts de la vengeance, et, son souffle se mélangeant à celui de Maillouchet, sa chaleur commençait à la pénétrer, avec d’autant plus de force qu’elle distinguait ses yeux extasiés fixés sur les siens.

Sa fièvre se réveillant, elle sentait l’homme jeune et ardent à sa portée ; et, malgré les barreaux de fer qui les séparaient, elle approcha la bouche, l’approcha tant et si bien qu’à travers leur entrecroisement, ses lèvres se rencontrèrent avec la bouche du jeune homme.

Il poussa un cri plaintif et murmura :

— Oh, notre mère, si vous me touchez ainsi, je ne pourrai plus rien vous apprendre !

— Tu m’as appris tout ce qu’il importait, mon ami ! Je te devais un baiser en remerciement, je l’ai fait avec plaisir.

Elle comprenait le sentiment délicat qui s’imposait à Maillouchet, elle cherchait à lui inspirer de la confiance.

Un court silence régna entre eux, puis elle reprit :

— Maillouchet, tu assisteras à ma délivrance et ce que tu me demanderas, je te l’accorderai.

— Ce que je vous demanderais ! Que puis-je vous demander, sinon de me garder toujours sous votre autorité.

— Je t’y garderai, et tu vivras plus près de ma personne ! As-tu donc peur que tu te recules !

— Peur de vous, jamais ! Peur de moi, oui.

— Pourquoi peur de toi ?

— Votre baiser m’attire, et je ne voudrais pas risquer de perdre votre amitié.

— Je t’ai donné le baiser, Maillouchet, et tu ne me l’as pas rendu.

— Quoi, vous y consentiriez !

— Je te le commande.

— Au milieu de la prière qu’elle adressait au ciel pour sa délivrance, dans les chants qui unissaient à cette heure matinale tout le personnel de son couvent, le cœur de Josépha battait de doux émoi à cette scène du baiser rendu.

Le visage collé contre les barres de fer, ils approchèrent l’un et l’autre la bouche, leurs lèvres se rejoignirent, et comme à cette réunion Maillouchet se disposait à se reculer, elle murmura :

— Laisse-les.

Ce fut une lutte de délices où la bouche, se déplaçant par instant, à cause de la difficulté de la pose, ils cherchaient vite à se reprendre, et où saisissant les battements de plus en plus violents du cœur du jeune homme, elle lui dit :

— Es-tu bienheureux, Maillouchet ?

— Heureux à perdre le souffle.

— Conserve-le pour me défendre contre mes ennemis, et je te le jure, ce soir comptera dans notre existence à tous deux.

La patricienne qui vivait sous la peau de l’abbesse des Bleuets descendait vers le plébéien, elle savait qu’elle pourrait l’élever jusqu’à elle, jusqu’à son monde.

— Il comptera éternellement dans mon souvenir, répondit Maillouchet.

— Pour l’éternité, enfant, il faut qu’on aime vraiment. M’aimerais-tu… d’amour ?

— Pardon, pardon, si je vous l’ai laissé supposer, je suis fou, je le sens, mais depuis que je vis dans votre couvent, depuis que je vous vois, je ne pense, je ne rêve que par vous.

— Malgré la volupté où tu m’as vue sacrifier ! Malgré la volupté que j’ai voulu qu’on te donnât, à toi et aux autres pupilles !

— Je ne suis qu’un humble ver de terre, notre mère, et le ver de terre sait distinguer l’éclat particulier des étoiles, malgré l’entrecroisement de leurs rayons.

Un bruit de pas les rejeta loin l’un de l’autre ; elle demeura anxieuse contre la croisée. Maillouchet s’était pelotonné comme s’il dormait.

Deux individus se penchèrent sur lui, le secouèrent, dirent :

— Qu’est cet os !

— Un macchabée.

— Un soulaud.

— Les poches sonnent.

— Ramasse.

— Si y rechigne, ce fragot ?

— Troue-le.

— Merde ! On a les clochantes.

— Combien ?

— Dans les vingt-deux, chic !

— Des verres pour l’aspiratoire, frérot.

— Filons.

— Si on lui fourrait du rêve.

— Lâchons le récif.

On avait fouillé le jeune garçon, simulant l’endormi, on l’avait dévalisé, on le laissait.

Les pas s’éloignèrent, il se retourna de son côté ; elle avait suivi la scène avec une vive émotion ; elle avait cru son jeune amoureux perdu, assassiné, il murmura :

— Notre mère, nous voici seuls.

— Rentre au couvent, ne cours plus de danger.

— Je me serais défendu.

— Je ne veux pas qu’on te tue. Tu m’as dit que tu m’aimais. Je mettrai à l’épreuve ton amour.

— Vous me permettez donc de vous aimer ?

— Ne t’ai-je pas donné le baiser de gage !

— Un baiser de remerciement, notre mère, un baiser de pitié.

— Eh bien, je vais te donner un autre baiser qui, celui-là, sera un baiser de gage, et qui t’enhardira, mon jeune chevalier, approche ton ventre.

— Oh, que me voulez-vous ?

— Donne à ma bouche le bout de ce qui est dans ta culotte, j’y ferai le baiser et ce sera le baiser de gage.

— Vous me feriez ce baiser ?

— Obéis et sauve-toi ensuite.

Avec beaucoup d’adresse, entre les barreaux, Maillouchet glissa sa queue, et sur le bout, elle déposa un rapide baiser. Puis, elle recula et dit :

— Va-t-en, et à bientôt.

Telle était la vision que Maillouchet avait voulu oublier en se tenant discrètement sur le seuil de la porte, d’où elle l’appela, appréciant cette délicate réserve qui le portait à ne pas s’imposer.