L’Hermaphrodite (Le Nismois)/Tome 2/01

(alias Alphonse Momas)
[s.n.] (Tome 2p. 1-17).
II.   ►


Deuxième Partie


I


La porte de la loge de l’Ermite refermée sur elle, Josépha demeura quelques instants dans un grand effarement. Elle avait tenu tête à l’homme qui violait la loi des Bleuets, cette loi dans laquelle, elle et ses devancières crurent sincèrement à l’harmonie des sexes, à la vie exempte d’appréhensions et de terreurs.

Sur sa tête, l’orage s’abattait d’une façon inattendue, et tel le cyclone ravageant subitement une contrée prospère, tel l’acte d’Antioche bouleversait son esprit, éparpillant ses idées et ses rêves.

Le dépucelage de Marthe disparaissait devant la violence commise sur sa personne ; elle considérait la Communauté des Bleuets en péril par cette atteinte à sa suprématie.

Longtemps prostrée, elle ne se ressaisit que lorsqu’Antioche reparut, lui apportant des aliments ; elle lui témoigna le froid dédain dans lequel elle le tenait.

De nouveau seule, dînant, car femme d’action et de tempérament, elle ne boudait pas à table, elle envisagea avec plus de justesse sa position.

Elle était prisonnière d’un de ses subordonnés, avec la complicité de tout ce qui aurait intérêt à sa claustration, et même à sa suppression.

Elle examina cette éventualité. Elle ne pouvait être supprimée. Le cas était prévu dans la discipline du Couvent. Les absences non justifiées entraînaient la déchéance de l’abbesse. Cette déchéance provoquait l’interdit sur la Communauté, avec rappel de l’abbesse précédente. La suppression de l’abbesse se révélant dans le manque de nouvelles, dans le défaut de sa signature au bas des actes administratifs et sociaux chez Me Dollempt, dans le sceau du Couvent non remis à une mandataire, la déchéance ne se prononçait pas.

Or, si on lui avait pris l’anneau et le collier, on avait oublié ce sceau qu’elle gardait sur elle, et qu’elle cacha pour qu’on ne le lui enlevât pas dans la nuit.

Elle rejeta donc tout d’abord l’idée de sa suppression, mais dans les heures qui suivirent son repas, et dès qu’elle se fut couchée, elle aperçut la clause d’absence d’un mois de l’abbesse, sur laquelle, avec une complice intelligente, Antioche s’appuierait pour essayer d’obtenir sa déchéance, et en conçut de l’inquiétude. Elle se rasséréna ; là encore, une rebellion aussi bien organisée qu’elle fût, se heurtait à des clauses secrètes du manuel régissant les hauts pouvoirs de la Communauté et ses rapports avec les laïcs.

Le sommeil la fuyait, la solitude lui pesa ; elle eut une crise d’abattement après la visite nocturne d’Antioche. Elle envisagea avec tristesse le revers immérité qu’elle subissait après six ans d’une autorité, exercée avec plus de douceur et de mansuétude que de sévérité et d’autocratie.

Six ans déjà qu’elle était abbesse, six ans que sa beauté triomphante et universellement acclamée, lui fit réunir les suffrages pour succéder à une abbesse de cinquante-et-un ans, ne partageant déjà plus depuis près de quatre ans la vie de ses nonnes et de ses moines, restreignant de mois en mois les fêtes générales, sans oser proscrire ouvertement la liberté individuelle des plaisirs, ne pratiquant plus que ses débauches avec les galvaudeux qu’on lui ramassait !

Six ans, qu’en posant sur son front la couronne de sainte Sorignitte, fondatrice de l’Ordre des Bleuets, l’aumônier s’agenouillant ensuite pour lui baiser le genou et la cuisse nus, lui dit :

— Des cuisses de la femme sort la perpétuation de l’humanité, dans les cuisses de la femme règnent le bonheur et la volupté. Abbesse des Bleuets, je baise ton genou, je baise ta cuisse, et les proclame sources de félicité et de plaisir pour la Communauté.

Alors, tandis qu’il la montrait troussée, les jupes ramassées sur le côté où il s’était placé, deux par deux, les prêtres et les moines de la Communauté défilèrent, saluant son ventre et ses poils par une courte génuflexion, leur permettant de la contempler dans ses charmes ; puis les sœurs de toutes catégories, les nobles et belles dames de retraite, les servantes laïques, et enfin les représentants laïcs de l’Ordre au dehors. Tout ce monde ensuite rangé en cercle, on la fit monter sur une estrade élevée au milieu du salon de cérémonie, et d’où elle-même elle put se trousser et se montrer nue, de la ceinture aux pieds, à tous les regards avides, acclamant chaque partie de son corps.

Sur l’estrade, on installa un trône, et par groupes on vint lui présenter ses hommages, lui prêter serment de fidélité et d’obéissance. Rayonnante de grâce et d’émotion, elle en descendit pour se mêler à tous, permettre toutes les licences et tous les plaisirs, et se retira enfin avec son amant, l’abbé Hermal.

Toute sa vie d’abbesse se retraçait à sa mémoire, et elle n’y relevait aucun excès de pouvoir, autorisant des inimitiés.

L’abbé Hermal ne resta certes pas longtemps son amant, et comme ses devancières, elle se porta surtout sur le saphisme. N’était-ce pas fatal avec toutes ces jeunes, belles et ardentes nonnaines, qui se surpassaient pour attirer son attention !

Déjà lancée dans le mouvement par les trois ans de claustration qui précédèrent son élévation à l’abbétiat, elle ne s’y précipita qu’avec plus de furie, lorsque ses caprices devinrent comme une faveur pour celles qu’elle choisissait.

Elle eut du moins à cœur de ne pas priver les moines des délices de ses amours, et parut de temps en temps à leurs fêtes particulières, y prenant un amant de passage. Elle honora ainsi Victor-Étienne.

Victor-Étienne ! Elle le revit à son arrivée au Couvent, il y avait à peu près trois ans, beau et robuste jeune homme de vingt-cinq ans, de peau blanche et fine, s’éprenant de suite d’elle, à leur première entrevue, lui faisant une cour très assidue, et si heureux lorsqu’elle l’accueillit, qu’il faillit jurer de ne plus jamais approcher d’autre femme.

Approcher d’autre femme ! La loi des Bleuets ne l’ordonnait-elle pas pour dissiper les réticences et les jalousies ! Elle le passa à ses amies, à Espérandie entre autres, qui voulut le lui enlever d’une façon définitive, et qu’elle dut punir, malgré l’affection qui les liait, pour sa prétention à la dépasser dans son cœur.

Victor-Étienne fut un excellent conseiller, qui lui fit décréter de très bonnes mesures : la scène du paradis, dans le jardin des Délices, pour les novices ; les accouplements de sœurs cloîtrées avec des moines ; la tolérance des visites féminines chez les frères, choses qui n’existaient pas avant elle, et qu’elle dut cependant interdire quelques semaines auparavant, à cause de certaines sœurs qui y séjournaient un peu trop longuement.

Antonine effaça peu à peu le charme qui la liait à Victor-Étienne, et elle fit avec celle-ci autant de folies dehors que dans les murs du Couvent.

Son rôle d’abbesse l’enchaînait à deux fins : celle de la direction des sœurs et des moines, et celle de la représentation de l’Ordre et de ses mœurs, devant le monde religieux et devant le monde politique.

Avec le premier, elle traitait par les prêtres, les évêques, les légats, et obtenait ses franches coudées. Avec le second, elle luttait par ses complaisances, celles de ses femmes, celles des belles et grandes dames du monde, se rattachant à la Communauté par l’asile de retraite qu’elle leur offrait, par ses alliances avec les femmes de tous les mondes dont elle pouvait disposer.

Car elle commandait réellement à tout un petit peuple.

Cette autorité dont elle était investie, on ne la lui ravirait pas. On pouvait la paralyser à l’intérieur du Couvent pour un temps déterminé, on ne pouvait rien contre elle au dehors.

Il ne se passait pas de mois où elle ne fût appelée à causer avec quelque grand personnage de l’État, avec de puissantes notabilités étrangères, et son influence hors du Couvent s’affirmait encore plus considérable que son autorité sur le personnel des Bleuets.

La Communauté des Bleuets rendait toutes sortes de services qu’ignorait le vulgaire, que ne soupçonnait même pas la majeure partie de ses membres. Il fallait bien payer la tolérance dont elle jouissait auprès des pouvoirs publics, la protection occulte qui assurait le silence autour de la puissance qu’elle représentait !

Quelques jours auparavant, dans le cabinet d’un des grands directeurs de l’Administration, où elle avait été mandée pour recevoir un don princier d’un étranger, le directeur la plaisantant sur cette merveilleuse compréhension de l’amour et de ses plaisirs, lui dit :

— Pour nous, ma sœur (il m’est impossible de vous appeler ma mère), vous êtes une ressource sans pareille et qui nous aideriez à vaincre bien des difficultés, si la routine et la sottise qui règnent dans les esprits de nos gouvernants, ne les empêchaient de renoncer aux préjugés et aux idioties voulus par l’esprit clérical. Votre maison est le bordel par excellence pour les souverains et leurs représentants, et vos sœurs nous ont valu plus d’un triomphe secret, mais important.

— Le mot sonne mal, Excellence, nous pratiquons la religion et la charité d’amour. Vous nous méconnaissez en nous classant dans le monde qui se vend.

— Vous ne vous vendez pas, certes non, et ce n’est pas ma faute si notre langue manque d’un mot propre pour désigner votre Communauté.

— Communauté religieuse.

— Oui, oui, mais sachant faire ses affaires.

— Et celles du pays.

— Je n’en disconviens pas. Le prince de X… qui vous envoie ces cinq cent mille francs, est parti charmé, enthousiasmé de vous, tout reconnaissant pour nous, enchanté du pays, attestant que nulle autre part pareille institution existe. Vous l’avez empaumé.

— Le mérite n’est pas grand, et mes sœurs n’ont pour ainsi dire pas donné. Installé dans notre annexe, dit le Déversoir, il a fêté la duchesse de V…, la femme d’un sénateur, et votre servante. Sa satisfaction témoigne de nos bontés, non de notre vénalité. Le Couvent seul profitera de cette bonne aubaine.

— Et nous, ma sœur, pour le traité signé.

De ce directeur, lui remettant une aussi forte somme, elle obtint autorisation de passage sous une des rues latérales d’un des établissements des Bleuets, pour se relier à une immense maison particulière, achetée depuis peu.

Elle luttait au dehors, au dedans, dans l’intérêt du Couvent, et la sotte rebellion d’un moine, marchant sur ses brisées, risquait de compromettre la bonne renommée de l’organisation des Bleuets.

Elle en revenait à ses noires idées.

Marthe apparaissait à son tour, dans son souvenir, et elle regrettait de ne pas l’avoir menée avec elle dans son entrevue avec l’aumônier. Dépucelée, perdait-elle de son charme ? Elle réfléchissait et ne savait que répondre. Le fruit n’avait plus la même saveur ; elle voyait en Marthe un petit homme, ayant beaucoup de la femme, et à ce titre, pouvant mieux lui convenir pour une union presque maritale.

L’abbesse mariée à une hermaphrodite, voilà ce à quoi elle tendait, au milieu d’un cérémonial imaginé par un des esprits inventifs de l’Ordre, cérémonial dont la légende demeurerait éternelle.

Pour épouser dans l’Ordre, malgré sa toute-puissance d’abbesse, malgré la latitude laissée par la tolérance religieuse à tout ce qui se rapportait aux choses de l’amour, derrière les murs des Bleuets, il fallait au moins le pucelage féminin du mari. Elle le comprenait et se rendait compte que l’aumônier, déjà rétif à une consécration laïque dans les salons d’un pacte d’union avec l’hermaphrodite, regimberait fortement du moment où elle émettrait la prétention d’aller devant l’autel demander la sanctification de cette union.

Elle l’avait rêvé ce mariage avec l’hermaphrodite, mariage qui scellerait sa renommée d’abbesse d’un fait mémorable.

Elle s’endormit sur le matin d’un lourd sommeil, que ne troubla pas la nouvelle visite d’Antioche apportant son déjeuner.

Le moine se retira sans bruit, et ce fut le tapage d’une porte de fer, refermée plus loin, qui la secoua. Elle consulta sa montre dont on ne l’avait pas privée, et vit qu’il était onze heures du matin. Elle sauta à bas du lit et resta un instant toute pâle, interdite, regardant partout autour d’elle avec effarement, cherchant… une issue quelconque, révélant un ajout indispensable à la pièce.

Cette loge de l’Ermite, si elle la connaissait de nom, elle ne la connaissait pas de fait, ne s’étant jamais aventurée dans la partie des souterrains dépendant des bâtiments des moines.

Une crispation la saisit, elle tourna par la pièce et eut un éclair de joie. Un loquet se montrait sur un mur, elle le souleva, et par une porte qui s’ouvrit, aperçut un petit escalier ; elle le monta et arriva à un local, d’où on distinguait la clarté du jour.

Elle ne pouvait en croire ses yeux.

Une fenêtre existait à sa disposition ; elle étudia autour d’elle : elle se trouvait dans un long cabinet, assez étroit, mais offrant d’un côté un cabinet de toilette muni des ustensiles et de l’eau indispensables, de l’autre un water-closet assez confortable.

Une croisée en demi-lune, barrelée de fer, donnait le jour, et elle se rappela alors que le grand mur des moines s’étendait sur une ruelle isolée, et était construit sur une sensible élévation par rapport aux établissements des sœurs.

Regarder dans la ruelle, elle ne s’en priva pas ; la solitude la plus complète y régnait ; elle s’en convainquit en ouvrant la vitre, située comme un hublot de cave à hauteur de la chaussée. Elle n’apercevrait les passants que par les jambes.

Cette croisée, si infime qu’elle fût, la remit entièrement d’aplomb, elle avait la délivrance à sa portée, peut-être pas pour une évasion, mais certainement pour une communication avec le monde extérieur par l’obligeance de quelque promeneur qu’elle interpellerait.

Tout à fait à l’aise, tout désordre réparé, elle réintégra la loge de l’Ermite, toujours éclairée par des lampes, pour y réfléchir sur les événements et sur la manière dont elle invoquerait l’aide du dehors.