L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Prologue
PROLOGVE.
e premier iovr de
Septembre, que les baings des mõts
Pyrenées commencent d’entrer en
vertu, ſe trouuerẽt à ceux de Caulderets,
pluſieurs perſonnes tant de
France, Eſpaigne, que d’autres
lieux : les vns pour boire de l’eau,
les autres pour ſ’y baigner, & les
autres pour prendre de la fange : qui
ſont choſes ſi merueilleuſes, que les
malades abandonnez des medecins, ſ’en retournent tous gueriz.
Ma fin n’eſt de vous declarer la ſituation ne la vertu des bains,
mais ſeulement de racompter ce qui ſert à la matiere que ie veux
eſcrire. En ces bains lá demeurerent plus de trois ſepmaines tous
les malades, iuſques à ce que par leur amandement ils cogneurent
qu’ils ſ’en pouuoient retourner. Mais ſur le temps de ce retour,
vindrent les pluyes ſi merueilleuſes, & ſi grandes, qu’il ſembloit
que Dieu euſt oublié la promeſſe qu’il auoit faicte à Noé, de ne
deſtruire plus le monde par eau. Car toutes les cabanes & logis dudict
Caulderets, furent ſi rempliz d’eau, qu’il ſut impoſsible d’y demourer.
Ceux qui eſtoient venuz du coſté d’Eſpaigne, ſ’en retournerent
par les montaignes, le mieulx qu’il leur fut poſsible : &
ceux qui cognoiſſoient les adreſſes des chemins, furent ceux qui
mieux eſchapperent. Mais les ſeigneurs & dames Francois (penſans retourner auſsi facilement à Therbes, comme ils eſtoient venuz)
trouuerent les petits ruiſſeaux ſi fort creux, qu’à peine les
peurent ils gayer. Mais quand ce vint à paſſer le Gaue Biernois,
qui en allant n’auoit point deux pieds de profondeur, le trouuerent
tant grand & impetueux, qu’ils ſe deſtournerent pour chercher
les ponts, leſquels pour n’eſtre que de bois furent emportez
par la vehemence de l’eau : & quelques vns cuidans rompre la roideur
du cours, pour ſ’aſsẽbler pluſieurs enſemble, furent emportez
ſi promptement, que ceux qui les vouloient ſuyuir, perdirent le
pouuoir & le deſir d’aller apres. Parquoy tant pour chercher chemin
nouueau, que pour eſtre de diuerſes opinions, ſe ſeparerent.
Les vns trauerſerent la hauteur des montaignes, & paſſans par
Arragon, vindrent en la comté de Roſsillon, & de lá à Narbonne :
les autres ſ’en allerent droict à Barſelonne : ou par la mer les
vns ſ’en allerent à Marſeille, & les autres à Aigueſmortes. Mais
vne dame vefue de longue experience (nommée Oiſille) ſe delibera
d’oublier toute crainte pour les mauuais chemins, iuſques à ce
qu’elle fuſt venuë à noſtre dame de Serrance, eſtant ſeure que ſ’il
y auoit moyen d’eſchapper d’vn danger, que les moynes le deuoient
bien trouuer : & ſeiſt tant qu’elle y arriua, paſſant de ſi eſtrangers
lieux, & ſi difficiles à monter & deſcendre, que ſon aage
& peſanteur ne la garderent point d’aller à pied la plus part
du chemin. Mais la pitié ſut, que la plus part de ſes gens, & cheuaux,
demeurerent morts par les chemins, & arriua à Serrance
auec vn homme & vne ſemme ſeulement, ou elle fut charitablement
receuë des religieux. Il y auoit auſsi parmy les Francois deux
gentils-hommes qui eſtoient allez aux bains, plus pour accompaigner
les dames (dont ils eſtoient ſeruiteurs) que pour faulte qu’ils
euſſent de ſanté. Ces gentils-hommes icy voyans la compaignie ſe
departir, & que les mariz de leurs dames les emmenoient à part, penſerent de les ſuiure de loing, ſans ſoy declarer à perſonne. Mais
vn ſoir eſtans les deux gentils-hommes mariez, & leurs femmes
arriuez en la maiſon d’vn homme plus bandolier que paiſant, &
les deux ieunes gentils-hommes logez en vne borde tout ioignant
de lá, enuiron la minuict ouyrent vn treſgrand bruit, au ſon duquel
ils ſe leuerent auec leurs varlets, & demanderent à l’hoſte
quel tumulte c’eſtoit. Le pauure homme (qui auoit ſa part de la
peur) diſt, que c’eſtoient mauuais garſons qui venoient prendre
leur part de la proye qui eſtoit chez leur compaignon bandolier.
Parquoy les gentils-hommes incontinent prindrent leurs armes,
& auecques leurs varlets ſ’en allerent ſecourir les dames, pour leſquelles
ils eſtimoient la mort plus heureuſe, que la vie apres elles.
Et ainſi qu’ils arriuerent au logis, trouuerent la premiere porte
rompue, & les deux gentils-hommes auec leurs ſeruiteurs ſe defendans
vertueuſement. Mais pource que le nombre des bandoliers
eſtoit le plus grand, & auſsi qu’ils eſtoient fort bleſſez cõmencerent
à ſe retirer, ayans perdu deſia grand partie de leurs ſeruiteurs.
Les deux gentils-hommes regardans aux feneſtres veirent
les deux dames pleurantes & criantes ſi fort, que la pitié & l’amour
leur creut le cueur, de ſorte que comme deux Ours enragez
deſcendans des montaignes fraperent ſur ces bandoliers tant furieuſement
qu’il y en eut ſi grand nombre de morts, que le demeurant ne voulut plus attendre leurs coups, mais ſ’enfuirent ou ils
ſcauoient bien leurs retraictes. Les gentils-hommes ayans deffaict
ces meſchans (dont l’hoſte eſtoit l’vn des morts) & ayant entendu
que l’hoſteſſe eſtoit pire que ſon mary, l’enuoyerent apres luy
par vn coup d’eſpée : & entrans en vne chambre baſſe, trouuerent
vn des gentils-hommes marié qui rendoit l’eſprit : l’autre n’auoit
eu nul mal, ſinon qu’il auoit tout ſon habillement percé de coups
de traict, & ſon eſpée rõpue. Le gentil-hõme voyant le ſecours que ces deux luy auoient faict, apres les auoir embraſſez & merciez,
les pria de ne l’abandonner point, qui leur eſtoit requeſte fort aiſée
à faire. Parquoy apres auoir faict enterrer le gentil-homme mort,
& reconforté ſa femme au mieulx qu’ils peurent, prindrent leur
chemin ou Dieu les conſeilloit, ſans ſcauoir lequel ils deuoient tenir.
S’il vous plaiſt de ſcauoir le nom des trois gentils-hommes : le
marié auoit nom Hircan, & ſa femme Parlamente, & l’autre
damoiſelle vefue Longarine : & le nom des deux ieunes gentils-hommes,
l’vn eſtoit Dagoucin, l’autre Saffredent. Et apres qu’ils
eurent eſté tout le iour à cheual, auiſerent ſur le ſoir vn clocher ou
le mieux qu’il leur fut poſsible (non ſans trauail & peine) arriuerent,
& furent de l’abbé & des moynes humainement receuz.
L’abbaye ſe nomme ſainct Sauin, l’abbé qui eſtoit de fort bonne
maiſon, les logea honorablement, & en les menant en ſon logis,
leur demanda de leurs fortunes. Et apres qu’il eut entendu la verité
du faict, leur dist qu’ils n’eſtoient pas tous ſeuls qui auoient
part à ce gaſteau, car il y auoit en vne autre chambre deux damoiſelles
qui auoient eſchappé pareil danger, ou plus grand, d’autant
qu’aux hommes y a quelque miſericorde, & aux beſtes non : car
les pauures dames à demie lieuë deca Peyrchite auoient trouué vn
ours deſcendant de la montaigne, deuant lequel auoient prins la
courſe à ſi grand haſte, que leurs cheuaux à l’entrée du logis tumberent
morts ſoubs elles : & deux de leurs femmes qui eſtoient venuës
long temps apres, leur auoient compté, que l’ours auoit tué
tous leurs ſeruiteurs. Lors les deux dames & les trois gentils-hommes
entrerent en la chambre ou elles eſtoient, & les trouuerent
plorantes, & cogneurent que c’eſtoit Normerfide & Emarſuitte :
leſquelles ſ’embraſſant & racomptant ce qu’il leur eſtoit aduenu,
commencerent à ſe reconforter auec les bonnes exhortations du
bon abbé, de ſ’eſtre ainſi retrouuées. Et le matin ouyrent la meſſe bien deuotement, loüans Dieu, des perils qu’ils auoient eſchappez.
Ainſi qu’ils eſtoient tous à la meſſe, va entrer en l’Egliſe vn
homme tout en chemiſe, fuyant comme ſi quelqu’vn le chaſſoit,
criant à l’aide. Incontinent Hircan, & les autres gentils-bommes
allerent au deuant de luy, pour veoir que c’eſtoit & veirent
deux hommes apres luy leurs eſpées tirées : leſquels voyãt ſi grande
compaignie, voulurent prendre la fuitte : mais Hircan & ſes
compaignons les ſuyuirent de ſi pres, qu’ils y laiſſerent la vie. Et
quand ledit Hircan fut retourné, trouua que celuy qui eſtoit en
chemiſe, eſtoit vn de leurs compaignons nommé Guebron, lequel
leur compta comme eſtant en vne borde aupres de Peyrchite, arriuerent
trois hommes, luy eſtant au lict : mais tout en chemise auec
ſon eſpée ſeulement en bleſſa ſi bien vn, qu’il demeura ſur la place :
& tandis que les deux autres ſ’amuſerent à recueillir leur
compaignon (voyant qu’il eſtoit nud, & eux armez) penſa qu’il
ne les pourroit gaigner ſi non à fuir, comme le moins chargé d’habillements,
dont il loüa Dieu, & ceux qui en auoient faict la vengeance.
Apres qu’ils eurent ouy la meſſe & diſné, enuoierent voir
ſ’il eſtoit poßible de paſſer la riuiere du Gaue, & cognoiſſans l’impoßibilité
du paſſage, furent en vne merueilleuſe crainte, combien
que l’abbé pluſieurs fois leur offrit la demeure du lieu, iuſques
à ce que les eaux fuſſent abbaißées, ce qu’ils accorderent pour
ce iour. Et au ſoir en ſ’en allant coucher, arriua vn vieil moyne,
qui toutes les années ne failloit point à la noſtre dame de Septembre
d’aller à Serrance : & en luy demandant des nouvelles de ſon
voyage, dit qu’à cauſe des grandes eaux eſtoit venu par les montaignes,
& par les plus mauuais chemins qu’il auoit iamais faicts,
mais qu’il auoit veu vne bien grande pitié. C’est qu’il auoit trouué
vn gentil-homme nommé Simontault, lequel ennuyé de la longue
demeure que faiſoit la riuiere à ſ’abbaiſſer, ſ’eſtoit deliberé de la forcer, ſe confiant en la bonté de ſon cheual, & auoit mis tous
ſes ſeruiteurs alentour de luy, pour rompre l’eau : mais quand ſe
fut au grand cours, ceux qui eſtoient les plus mal montez, furent
emportez hommes & cheuaux, tous à val l’eau, ſans iamais en
retourner. Le gentil-homme ſe voyant ſeul, tourna ſon cheual de
la ou il venoit, qui ne ſceut eſtre ſi promptement qu’il ne faillist
ſoubs luy : mais Dieu voulut qu’il fuſt ſi pres de la riue, que le gentil-homme (non ſans boire beaucop d’eau) ſe trainant à quatre
pieds, faillit dehors ſur les durs cailloux, tant las & foible
qu’il ne ſe pouuoit ſouſtenir : & luy aduint ſi bien qu’vn berger
ramenant au ſoir les brebis, le trouua aßis parmy les pierres tout
mouillé, & non moins triſte de ſes gens qu’il auoit veu perdre deuant
ſoy. Le berger qui entendit mieux ſa neceßité, tant en le
voyant qu’en eſcoutant ſa parolle, le print par la main, & le mena
en ſa pauure maison, ou auec petites buchettes le ſecha le mieux
qu’il peut. Et ce ſoir lá, Dieu y amena ce vieil religieux, lequel luy
enſeigna le chemin de notre dame de Serrance, en l’aſſurant que
lá il ſeroit mieux logé qu’en autre lieu, & y trouuerroit vne ancienne
vefue nommée Oiſille, laquelle eſtoit compaigne de ſes aduentures.
Quand toute la compaignie l’ouït parler de la bonne dame
Oiſille, & du gentil cheualier Simontault, feirent vne ioye ineſtimable,
loüans le Createur, qui en ſe contentant des ſeruiteurs,
auoit ſauué les maistres & maistreſſes, & ſur toutes en loüa
Dieu de bon cueur Parlamente : car vn temps auoit qu’elle le tenoit
pour treſaffectionné ſeruiteur. Et apres ſ’eſtre enquis diligemment du chemin de Serrance, combien que le bon vieillard le leur
feiſt fort difficile, pour cela ne laiſſerent d’entreprendre d’y aller :
& de ce iour lá ſe meirent en chemin, ſi bien en ordre, qu’il ne
leur failloit rien : car l’abbé les fournit des meilleurs cheuaulx qui
fuſſent en Lauedan, de bonnes cappes de Bear, de force viures, & de gentils compaignons, pour les mener ſeurement par les montaignes : leſquelles paßées plus à pied qu’à cheual, en grande ſueur
& trauail, arriuerent à noſtre dame de Serrance : ou l’abbé(combien
qu’il fuft aſſez mauuais homme) ne leur oſa refuſer le logis,
pour la crainte du ſeigneur de Bear, duquel il ſcauoit qu’ils eſtoiẽt
bien aymez, & leur feit le meilleur viſage qu’il luy ſut poßible,
& les mena veoir la bonne dame Oiſille, & le gentil-homme Simontault.
La ioye fut ſi grande en toute ceſte compaignie miraculeuſement
aſſemblée, que la nuict leur ſembla courte à loüer
Dieu, de la grace qu’il leur auoit faicte. Et apres auoir prins ſur
le matin vn peu de repos, allerent ouïr la meſſe, & receuoir le
ſainct Sacrement d’vnion, auquel tous Chreftiens ſont vniz en vn,
ſuppliant celuy qui les auoit aſſemblez par ſa bonté, parfaire leur
voyage à ſa gloire. Apres diſner enuoyerent ſcauoir ſi les eaux
eſtoient point eſcoulées : & trouuans que plus tost elles estoient
creuës, & que de long temps ne pourroient ſeurement paſſer : ſe
delibererent de faire vn pont ſur le bout de deux roches, qui ſont
fort pres l’vne de l’autre, ou encores y a des planches, pour les gens
de pied, qui venans de Cleron ne veulent paſſer par le Gaue. L’abbé
qui fut bien aiſe qu’ils faiſoient ceſte deſpenſe, à fin que le nombre
des pelerins & payſans augmentaſt, les fournit d’ouuriers,
mais il n’y meit pas vn denier du ſien, car ſon auarice ne le permettoit.
Et pource que les ouuriers dirent, qu’ils ne ſcauroiẽt auoir
faict le pont de dix ou douze iours, la compaignie tant d’hommes
que de femmes, commenca fort à ſ’ennuyer. Mais Parlamente,
qui eſtoit femme d’Hircan, laquelle n’eſtoit iamais oiſiue ne melancolique, ayant demandé congé à ſon mary de parler, diſt à l’ancienne
dame Oiſille : Ma dame, ie m’esbahis que vous qui auez
tant d’experience, & qui maintenant aux femmes tenez lieu de
mere, ne regardez quelque paſſetemps, pour adoulcir l’ennuy que nous porterons durant noſtre longue demeure : car ſi nous n’auons
quelque occupation plaiſante & vertueuſe, nous ſommes en danger
de demourer malades. La ieune veſue Longarine adiouſta à
ce propos : Mais qui pis eſt, nous deuiendrons faſcheuſes, qui eſt vne
maladie incurable : car il n’y a nul ne nulle de nous, ſ’il regarde ſa
perte, qui n’ait occaſion d’extreme triſteſſe. Emarſuitte tout en
riant luy reſpondit : Chacun n’a pas perdu ſon mary comme vous :
& pour perte de ſeruiteurs ne ſe fault deſeſperer, car on en recouure
aſſez. Toutesfois ie ſuis bien d’opinion que nous ayons quelque
plaiſant exercice, pour paſſer le temps le plus ioyeuſement que
nous pourrons. Sa compaigne Nomerfide diſt, que c’eſtoit bien aduiſé,
& que ſi elle eſtoit vn iour ſans paſſetemps, elle ſeroit morte le
lendemain. Tous les gẽtils-hommes ſ’accorderent à leur aduis, &
prierent la dame Oiſille, qu’elle vouluſt ordonner ce qu’ils auroient
à faire, laquelle leur reſpondit : Mes enfans, vous me demãdez vne
choſe que ie trouue fort difficile, de vous enſeigner vn paſſetemps,
qui vous puiſſe deliurer de voz ennuiz : car ayant cherché ce remede
toute ma vie, n’en ay iamais trouué qu’vn, qui eſt la lecture
des ſainctes lettres, en laquelle ſe trouue la vraye & perfaicte ioye
de l’eſprit, dont procede le repos, & la ſanté du corps. Et ſi vous me
demandez quelle recepte me tient ſi ioyeuſe, & ſi ſaine ſur ma
vieilleſſe : c’est que incontinent que ie ſuis leuée, ie prends la ſaincte
Eſcriture & la lis, & en voyant & contemplant la volonté
de Dieu, qui pour nous a enuoyé ſon fils en terre annõcer ceſte ſaincte
parolle & bonne nouuelle, par laquelle il promet remißion des
pechez, ſatisfaction de toutes debtes par le don qu’il nous faict de
ſon amour, paſsion, & merites : ceſte conſideration me donne tant
de ioye, que ie prends mon Pſaultier, & le plus humblement qu’il
m’eſt poſsible, chante de cueur, & prononce de bouche, les beaux
Pſeaulmes & Cantiques, que le ſainct Eſprit a compoſez au cueur de Dauid, & des autres aucteurs. Et ce contentement que i’en ay,
me faict tant de bien, que tous les maulx qui le iour me peuuẽt aduenir,
me ſemblent eſtre benedictions, veu que i’ay en mon cueur
par foy, celuy qui les a portez pour moy. Pareillemẽt auant ſoupper
ie me retire pour donner pasture à mon ame de quelque lecon,
& puis au ſoir fais vne recollectiõ de tout ce que i’ay faict la iournée
paſſée, pour demander pardon de mes faultes, & le remercier
de ſes graces, & en ſon amour, crainte & paix, prends mon repos,
aſſeurée contre tous maulx. Parquoy mes enfans, voila le paſſetẽps
auquel me ſuis arreſtée, long temps apres auoir cherché toutes
autres choſes, ou n’ay trouué cõtentement de mon esprit. Il me ſemble
que ſi tous les matins vous voulez donner vne heure à la lecture,
et puis durãt la meſſe faire voz deuotes oraiſons, que vous trouuerrez en ce deſert la beauté qui peult eſtre en toutes les villes. Car
qui cognoiſt Dieu, voit toutes choſes belles en luy, & ſans luy tout
laid. Parquoy ie vous prie receuoir mon conſeil, ſi vous voulez viure
ioyeuſement. Hircan print la parolle & diſt : Ma dame ceux
qui ont leu la ſaincte Eſcriture (comme ie croy que nous tous auons
faict) confeſſeront voſtre dire eſtre veritable : mais ſi fault il
que vous regardiez, que nous ne ſommes encores ſi mortifiez qu’il
ne nous faille quelque paſſetemps & exercice corporel. Car ſi nous
ſommes en noz maiſons, nous auons la chaſſe & la vollerie, qui
nous faict paſſer, & oublier mille folles penſées : & les dames ont
leur meſnage & ouurages, & quelquefois les dances, ou elles prẽnent
honneſte exercice : qui me faict dire (parlant pour la part
des hommes) que vous qui estes la plus ancienne, nous liſiez au
matin de la vie que tenoit noſtre Seigneur Ieſus Christ, & les
grandes & admirables œuures qu’il a faictes pour nous. Puis apres
diſner iuſques à veſpres, fault choiſir quelque paſſetemps, qui
ne ſoit point dommageable à l’ame, & ſoit plaiſant au corps, & ainſi paſſerons la tournée ioyeuſement. La dame Oiſille diſt, qu’elle
auoit tant de peine d’oublier toutes les vanitez, qu’elle auroit
peur de faire mauuaiſe election à tel paſſetemps : mais qu’il failloit
remettre ceſt affaire à la pluralité des opinions, priant Hircan
d’estre le premier opinant. Quant à moy, diſt-il, ſi ie penſois
que le paſſetemps que ie vouldrois choiſir, fust außi aggreable
à quelqu’vne de la compaignie comme à moy, mon opinion
ſeroit bien toſt dicte : dont pour ceſte fois me tairay, & en croiray
ce que les autres diront. Sa femme Parlamente commenca
à rougir, penſant qu’il parlaſt pour elle, & vn peu en colere, &
demy en riant luy diſt : Hircan, peult eſtre que celle que vous penſez
en deuoir eſtre la plus marrie, auroit bien dequoy ſe recompenſer, ſ’il luy plaiſoit : mais laiſſons lá le paſſetẽps ou deux ſeulement
peuuent auoir part, & parlons de celuy qui doibt eſtre commun à
tous. Hircan diſt à toutes les dames : Puis que ma femme a ſi bien
entendu la gloſe de mon propos, & qu’vn paſſetemps particulier
ne luy plaiſt pas, ie croy qu’elle ſcaura mieulx, que nul autre dire
celuy ou chacun prendra plaiſir, & de ceſte heure ie me tiens à ſon
opinion, comme celuy qui n’en a nulle autre que la ſienne, à quoy
toute la compaignie ſ’accorda. Parlamente voyant que le ſort du
ieu eſtoit tombé ſur elle leur diſt ainſi : Si ie me ſentois außi ſuffiſante
que les anciens qui ont trouué les arts, i’inuenterois quelque
ieu ou paſſetemps, pour ſatisfaire à la charge que me donnez : mais
congnoiſſant mon ſcauoir & ma puiſſance, qui à peine peult rememorer
les choſes bien faictes, ie me tiendrois heureuſe d’enſuyure
de pres ceulx qui ont deſia ſatisfaict à voſtre demande. Entre
autres ie croy qu’il n’y a nulle de vous qui n’ait leu les cent nouuelles
de Iean Bocace, nouuellement traduictes d’Italien en Francois :
deſquelles le Roy treſchreſtien Francois premier de ce nom,
monſeigneur le Daulphin, ma dame la Daulphine, ma dame Marguerite ont faict tant de cas, que ſi Bocace du lieu ou il estoit
les euſt peu ouir, il euſt deu reſuſciter à la loüenge de telles perſonnes.
A l’heure i’ouy les deux dames deſſus nommées auec pluſieurs
autres de la court qui ſe deliberoient d’en faire autant, ſinon
en vne choſe differente de Bocace, c’eſt de n’eſcrire nouuelle,
qui ne fuſt veritable hiſtoire. Et premierement leſdictes dames,
& monſeigneur le Daulphin auecques elles conclurent d’en faire
chacun dix, & d’aſſembler iuſques à dix perſonnes qu’ils penſeroient
plus dignes de racompter quelque choſe, ſauf ceux qui auroient
eſtudié, & ſeroient gens de lettres : car monſeigneur le Daulphin
ne vouloit que leur art y fuſt meſlé : & außi de peur que la
beauté de rhetoricque feiſt tort en quelque partie à la verité de
l’hiſtoire. Mais les grandes affaires depuis ſuruenues au Roy, auſſi
la paix d’entre luy & le Roy d’Angleterre, & l’accouchemẽt
de madame la Daulphine, et pluſieure autres choſes dignes d’empeſcher
toute la court, a faict mettre en oubli du tout ceste entreprinſe,
qui pour noſtre long loiſir pourra eſtre miſe à fin, attendant
que noſtre pont ſoit parfaict. Et ſ’il vous plaiſt que tous
les iours depuis midi iuſques à quatre heures nous allions dedans
ce beau pré le long de la riuiere du Gaue, ou les arbres ſont ſi feuilluz
que le ſoleil ne ſcauroit perſer l’ombre, n’y eſchauffer la freſcheur,
lá aßis à noz aiſes, chacun dira quelque hiſtoire qu’il aura
veuë ou bien ouy dire à quelque homme digne de foy. Au bout
des dix iours aurons paracheué la centeine. Et ſi Dieu faict que
noſtre labeur ſoit trouué digne des yeux des ſeigneurs & dames
deſſus nommées, nous leur en ferons preſent au retour de ce voyage,
vous aſſeurant qu’ils auront ce preſent ici plus agreable. Toutesfois
(quoy que ie die) ſi qu’elqu’vn d’entre nous trouue choſe
plus plaiſante, ie m’accorderay à ſon opinion. Mais toute la compaignie
reſpondit, qu’il n’eſtoit poßible d’auoir mieulx aduiſé, & qu’il leur tardoit que le lendemain ne fuſt venu pour commencer.
Ainſi paſſerent ceste iournée ioyeuſement, ramenteuant les uns
aux autres ce qu’ils auoient veu de leur temps. Si tost que le matin
fut venu, ſ’en allerent en la chambre de ma dame Oiſille, laquelle
trouuerent deſia en ſes oraiſons : & quand ils eurent ouy
vne bonne heure ſa lecon, & puis deuotement la meſſe, ſ’en allerent
diſner à dix heures, & apres ſe retira chacun en ſa chambre,
pour faire ce qu’il auoit à faire, & ne faillirent pas à midy
de ſe trouuer au pré, ſelon leur deliberation, qui eſtoit ſi beau
& plaiſant, qu’il auoit beſoing d’vn Bocace, pour le depeindre à
la verité, mais vous vous contenterez que iamais n’en fut veu
vn pareil. Quand l’aſſemblée fut toute aßiſe ſur l’herbe verte, ſi
mole & delicate, qu’il ne leur failloit ny carreau ny tapis, Simontault
commenca à dire : Qui ſera celuy de nous qui aura commandement ſur les autres ? Hircan luy reſpondit : Puis que vous
auez commencé la parolle, c’eſt raiſon que vous commandiez, car
au ieu nous sommes tous eſgaulx. Pleuſt à Dieu, diſt Simontault,
que ie n’euſſe bien en ce monde, que de pouuoir commander à toute
ceſte compaignie. A ceſte parolle Parlamente l’entendit treſ-bien,
qui ſe print à touſſer : parquoy Hircan ne ſ’apperceut de la
couleur qui luy montoit aux iouës, mais diſt à Simontault : commencez
à dire quelque bonne choſe, & lon vous eſcoutera. Lequel
conuié de toute la compaignie, ſe print à dire : Mes dames,
i’ay eſté ſi mal recompensé de mes longs ſeruices, que pour me venger
d’Amour, & de celle qui m’eſt ſi cruelle, ie mettray peine de
faire vn recueil de tous les mauuais tours, que les femmes ont faict
aux pauures hommes, & ſi ne diray rien que pure verité.