L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Prologue

PROLOGVE.



Le premier iovr de Septembre, que les baings des mõts Pyrenées commencent d’entrer en vertu, ſe trouuerẽt à ceux de Caulderets, pluſieurs perſonnes tant de France, Eſpaigne, que d’autres lieux : les vns pour boire de l’eau, les autres pour ſ’y baigner, & les autres pour prendre de la fange : qui ſont choſes ſi merueilleuſes, que les malades abandonnez des medecins, ſ’en retournent tous gueriz. Ma fin n’eſt de vous declarer la ſituation ne la vertu des bains, mais ſeulement de racompter ce qui ſert à la matiere que ie veux eſcrire. En ces bains lá demeurerent plus de trois ſepmaines tous les malades, iuſques à ce que par leur amandement ils cogneurent qu’ils ſ’en pouuoient retourner. Mais ſur le temps de ce retour, vindrent les pluyes ſi merueilleuſes, & ſi grandes, qu’il ſembloit que Dieu euſt oublié la promeſſe qu’il auoit faicte à Noé, de ne deſtruire plus le monde par eau. Car toutes les cabanes & logis dudict Caulderets, furent ſi rempliz d’eau, qu’il ſut impoſsible d’y demourer. Ceux qui eſtoient venuz du coſté d’Eſpaigne, ſ’en retournerent par les montaignes, le mieulx qu’il leur fut poſsible : & ceux qui cognoiſſoient les adreſſes des chemins, furent ceux qui mieux eſchapperent. Mais les ſeigneurs & dames Francois (penſans retourner auſsi facilement à Therbes, comme ils eſtoient venuz) trouuerent les petits ruiſſeaux ſi fort creux, qu’à peine les peurent ils gayer. Mais quand ce vint à paſſer le Gaue Biernois, qui en allant n’auoit point deux pieds de profondeur, le trouuerent tant grand & impetueux, qu’ils ſe deſtournerent pour chercher les ponts, leſquels pour n’eſtre que de bois furent emportez par la vehemence de l’eau : & quelques vns cuidans rompre la roideur du cours, pour ſ’aſsẽbler pluſieurs enſemble, furent emportez ſi promptement, que ceux qui les vouloient ſuyuir, perdirent le pouuoir & le deſir d’aller apres. Parquoy tant pour chercher chemin nouueau, que pour eſtre de diuerſes opinions, ſe ſeparerent. Les vns trauerſerent la hauteur des montaignes, & paſſans par Arragon, vindrent en la comté de Roſsillon, & de lá à Narbonne : les autres ſ’en allerent droict à Barſelonne : ou par la mer les vns ſ’en allerent à Marſeille, & les autres à Aigueſmortes. Mais vne dame vefue de longue experience (nommée Oiſille) ſe delibera d’oublier toute crainte pour les mauuais chemins, iuſques à ce qu’elle fuſt venuë à noſtre dame de Serrance, eſtant ſeure que ſ’il y auoit moyen d’eſchapper d’vn danger, que les moynes le deuoient bien trouuer : & ſeiſt tant qu’elle y arriua, paſſant de ſi eſtrangers lieux, & ſi difficiles à monter & deſcendre, que ſon aage & peſanteur ne la garderent point d’aller à pied la plus part du chemin. Mais la pitié ſut, que la plus part de ſes gens, & cheuaux, demeurerent morts par les chemins, & arriua à Serrance auec vn homme & vne ſemme ſeulement, ou elle fut charitablement receuë des religieux. Il y auoit auſsi parmy les Francois deux gentils-hommes qui eſtoient allez aux bains, plus pour accompaigner les dames (dont ils eſtoient ſeruiteurs) que pour faulte qu’ils euſſent de ſanté. Ces gentils-hommes icy voyans la compaignie ſe departir, & que les mariz de leurs dames les emmenoient à part, penſerent de les ſuiure de loing, ſans ſoy declarer à perſonne. Mais vn ſoir eſtans les deux gentils-hommes mariez, & leurs femmes arriuez en la maiſon d’vn homme plus bandolier que paiſant, & les deux ieunes gentils-hommes logez en vne borde tout ioignant de lá, enuiron la minuict ouyrent vn treſgrand bruit, au ſon duquel ils ſe leuerent auec leurs varlets, & demanderent à l’hoſte quel tumulte c’eſtoit. Le pauure homme (qui auoit ſa part de la peur) diſt, que c’eſtoient mauuais garſons qui venoient prendre leur part de la proye qui eſtoit chez leur compaignon bandolier. Parquoy les gentils-hommes incontinent prindrent leurs armes, & auecques leurs varlets ſ’en allerent ſecourir les dames, pour leſquelles ils eſtimoient la mort plus heureuſe, que la vie apres elles. Et ainſi qu’ils arriuerent au logis, trouuerent la premiere porte rompue, & les deux gentils-hommes auec leurs ſeruiteurs ſe defendans vertueuſement. Mais pource que le nombre des bandoliers eſtoit le plus grand, & auſsi qu’ils eſtoient fort bleſſez cõmencerent à ſe retirer, ayans perdu deſia grand partie de leurs ſeruiteurs. Les deux gentils-hommes regardans aux feneſtres veirent les deux dames pleurantes & criantes ſi fort, que la pitié & l’amour leur creut le cueur, de ſorte que comme deux Ours enragez deſcendans des montaignes fraperent ſur ces bandoliers tant furieuſement qu’il y en eut ſi grand nombre de morts, que le demeurant ne voulut plus attendre leurs coups, mais ſ’enfuirent ou ils ſcauoient bien leurs retraictes. Les gentils-hommes ayans deffaict ces meſchans (dont l’hoſte eſtoit l’vn des morts) & ayant entendu que l’hoſteſſe eſtoit pire que ſon mary, l’enuoyerent apres luy par vn coup d’eſpée : & entrans en vne chambre baſſe, trouuerent vn des gentils-hommes marié qui rendoit l’eſprit : l’autre n’auoit eu nul mal, ſinon qu’il auoit tout ſon habillement percé de coups de traict, & ſon eſpée rõpue. Le gentil-hõme voyant le ſecours que ces deux luy auoient faict, apres les auoir embraſſez & merciez, les pria de ne l’abandonner point, qui leur eſtoit requeſte fort aiſée à faire. Parquoy apres auoir faict enterrer le gentil-homme mort, & reconforté ſa femme au mieulx qu’ils peurent, prindrent leur chemin ou Dieu les conſeilloit, ſans ſcauoir lequel ils deuoient tenir. S’il vous plaiſt de ſcauoir le nom des trois gentils-hommes : le marié auoit nom Hircan, & ſa femme Parlamente, & l’autre damoiſelle vefue Longarine : & le nom des deux ieunes gentils-hommes, l’vn eſtoit Dagoucin, l’autre Saffredent. Et apres qu’ils eurent eſté tout le iour à cheual, auiſerent ſur le ſoir vn clocher ou le mieux qu’il leur fut poſsible (non ſans trauail & peine) arriuerent, & furent de l’abbé & des moynes humainement receuz. L’abbaye ſe nomme ſainct Sauin, l’abbé qui eſtoit de fort bonne maiſon, les logea honorablement, & en les menant en ſon logis, leur demanda de leurs fortunes. Et apres qu’il eut entendu la verité du faict, leur dist qu’ils n’eſtoient pas tous ſeuls qui auoient part à ce gaſteau, car il y auoit en vne autre chambre deux damoiſelles qui auoient eſchappé pareil danger, ou plus grand, d’autant qu’aux hommes y a quelque miſericorde, & aux beſtes non : car les pauures dames à demie lieuë deca Peyrchite auoient trouué vn ours deſcendant de la montaigne, deuant lequel auoient prins la courſe à ſi grand haſte, que leurs cheuaux à l’entrée du logis tumberent morts ſoubs elles : & deux de leurs femmes qui eſtoient venuës long temps apres, leur auoient compté, que l’ours auoit tué tous leurs ſeruiteurs. Lors les deux dames & les trois gentils-hommes entrerent en la chambre ou elles eſtoient, & les trouuerent plorantes, & cogneurent que c’eſtoit Normerfide & Emarſuitte : leſquelles ſ’embraſſant & racomptant ce qu’il leur eſtoit aduenu, commencerent à ſe reconforter auec les bonnes exhortations du bon abbé, de ſ’eſtre ainſi retrouuées. Et le matin ouyrent la meſſe bien deuotement, loüans Dieu, des perils qu’ils auoient eſchappez. Ainſi qu’ils eſtoient tous à la meſſe, va entrer en l’Egliſe vn homme tout en chemiſe, fuyant comme ſi quelqu’vn le chaſſoit, criant à l’aide. Incontinent Hircan, & les autres gentils-bommes allerent au deuant de luy, pour veoir que c’eſtoit & veirent deux hommes apres luy leurs eſpées tirées : leſquels voyãt ſi grande compaignie, voulurent prendre la fuitte : mais Hircan & ſes compaignons les ſuyuirent de ſi pres, qu’ils y laiſſerent la vie. Et quand ledit Hircan fut retourné, trouua que celuy qui eſtoit en chemiſe, eſtoit vn de leurs compaignons nommé Guebron, lequel leur compta comme eſtant en vne borde aupres de Peyrchite, arriuerent trois hommes, luy eſtant au lict : mais tout en chemise auec ſon eſpée ſeulement en bleſſa ſi bien vn, qu’il demeura ſur la place : & tandis que les deux autres ſ’amuſerent à recueillir leur compaignon (voyant qu’il eſtoit nud, & eux armez) penſa qu’il ne les pourroit gaigner ſi non à fuir, comme le moins chargé d’habillements, dont il loüa Dieu, & ceux qui en auoient faict la vengeance. Apres qu’ils eurent ouy la meſſe & diſné, enuoierent voir ſ’il eſtoit poßible de paſſer la riuiere du Gaue, & cognoiſſans l’impoßibilité du paſſage, furent en vne merueilleuſe crainte, combien que l’abbé pluſieurs fois leur offrit la demeure du lieu, iuſques à ce que les eaux fuſſent abbaißées, ce qu’ils accorderent pour ce iour. Et au ſoir en ſ’en allant coucher, arriua vn vieil moyne, qui toutes les années ne failloit point à la noſtre dame de Septembre d’aller à Serrance : & en luy demandant des nouvelles de ſon voyage, dit qu’à cauſe des grandes eaux eſtoit venu par les montaignes, & par les plus mauuais chemins qu’il auoit iamais faicts, mais qu’il auoit veu vne bien grande pitié. C’est qu’il auoit trouué vn gentil-homme nommé Simontault, lequel ennuyé de la longue demeure que faiſoit la riuiere à ſ’abbaiſſer, ſ’eſtoit deliberé de la forcer, ſe confiant en la bonté de ſon cheual, & auoit mis tous ſes ſeruiteurs alentour de luy, pour rompre l’eau : mais quand ſe fut au grand cours, ceux qui eſtoient les plus mal montez, furent emportez hommes & cheuaux, tous à val l’eau, ſans iamais en retourner. Le gentil-homme ſe voyant ſeul, tourna ſon cheual de la ou il venoit, qui ne ſceut eſtre ſi promptement qu’il ne faillist ſoubs luy : mais Dieu voulut qu’il fuſt ſi pres de la riue, que le gentil-homme (non ſans boire beaucop d’eau) ſe trainant à quatre pieds, faillit dehors ſur les durs cailloux, tant las & foible qu’il ne ſe pouuoit ſouſtenir : & luy aduint ſi bien qu’vn berger ramenant au ſoir les brebis, le trouua aßis parmy les pierres tout mouillé, & non moins triſte de ſes gens qu’il auoit veu perdre deuant ſoy. Le berger qui entendit mieux ſa neceßité, tant en le voyant qu’en eſcoutant ſa parolle, le print par la main, & le mena en ſa pauure maison, ou auec petites buchettes le ſecha le mieux qu’il peut. Et ce ſoir lá, Dieu y amena ce vieil religieux, lequel luy enſeigna le chemin de notre dame de Serrance, en l’aſſurant que lá il ſeroit mieux logé qu’en autre lieu, & y trouuerroit vne ancienne vefue nommée Oiſille, laquelle eſtoit compaigne de ſes aduentures. Quand toute la compaignie l’ouït parler de la bonne dame Oiſille, & du gentil cheualier Simontault, feirent vne ioye ineſtimable, loüans le Createur, qui en ſe contentant des ſeruiteurs, auoit ſauué les maistres & maistreſſes, & ſur toutes en loüa Dieu de bon cueur Parlamente : car vn temps auoit qu’elle le tenoit pour treſaffectionné ſeruiteur. Et apres ſ’eſtre enquis diligemment du chemin de Serrance, combien que le bon vieillard le leur feiſt fort difficile, pour cela ne laiſſerent d’entreprendre d’y aller : & de ce iour lá ſe meirent en chemin, ſi bien en ordre, qu’il ne leur failloit rien : car l’abbé les fournit des meilleurs cheuaulx qui fuſſent en Lauedan, de bonnes cappes de Bear, de force viures, & de gentils compaignons, pour les mener ſeurement par les montaignes : leſquelles paßées plus à pied qu’à cheual, en grande ſueur & trauail, arriuerent à noſtre dame de Serrance : ou l’abbé(combien qu’il fuft aſſez mauuais homme) ne leur oſa refuſer le logis, pour la crainte du ſeigneur de Bear, duquel il ſcauoit qu’ils eſtoiẽt bien aymez, & leur feit le meilleur viſage qu’il luy ſut poßible, & les mena veoir la bonne dame Oiſille, & le gentil-homme Simontault. La ioye fut ſi grande en toute ceſte compaignie miraculeuſement aſſemblée, que la nuict leur ſembla courte à loüer Dieu, de la grace qu’il leur auoit faicte. Et apres auoir prins ſur le matin vn peu de repos, allerent ouïr la meſſe, & receuoir le ſainct Sacrement d’vnion, auquel tous Chreftiens ſont vniz en vn, ſuppliant celuy qui les auoit aſſemblez par ſa bonté, parfaire leur voyage à ſa gloire. Apres diſner enuoyerent ſcauoir ſi les eaux eſtoient point eſcoulées : & trouuans que plus tost elles estoient creuës, & que de long temps ne pourroient ſeurement paſſer : ſe delibererent de faire vn pont ſur le bout de deux roches, qui ſont fort pres l’vne de l’autre, ou encores y a des planches, pour les gens de pied, qui venans de Cleron ne veulent paſſer par le Gaue. L’abbé qui fut bien aiſe qu’ils faiſoient ceſte deſpenſe, à fin que le nombre des pelerins & payſans augmentaſt, les fournit d’ouuriers, mais il n’y meit pas vn denier du ſien, car ſon auarice ne le permettoit. Et pource que les ouuriers dirent, qu’ils ne ſcauroiẽt auoir faict le pont de dix ou douze iours, la compaignie tant d’hommes que de femmes, commenca fort à ſ’ennuyer. Mais Parlamente, qui eſtoit femme d’Hircan, laquelle n’eſtoit iamais oiſiue ne melancolique, ayant demandé congé à ſon mary de parler, diſt à l’ancienne dame Oiſille : Ma dame, ie m’esbahis que vous qui auez tant d’experience, & qui maintenant aux femmes tenez lieu de mere, ne regardez quelque paſſetemps, pour adoulcir l’ennuy que nous porterons durant noſtre longue demeure : car ſi nous n’auons quelque occupation plaiſante & vertueuſe, nous ſommes en danger de demourer malades. La ieune veſue Longarine adiouſta à ce propos : Mais qui pis eſt, nous deuiendrons faſcheuſes, qui eſt vne maladie incurable : car il n’y a nul ne nulle de nous, ſ’il regarde ſa perte, qui n’ait occaſion d’extreme triſteſſe. Emarſuitte tout en riant luy reſpondit : Chacun n’a pas perdu ſon mary comme vous : & pour perte de ſeruiteurs ne ſe fault deſeſperer, car on en recouure aſſez. Toutesfois ie ſuis bien d’opinion que nous ayons quelque plaiſant exercice, pour paſſer le temps le plus ioyeuſement que nous pourrons. Sa compaigne Nomerfide diſt, que c’eſtoit bien aduiſé, & que ſi elle eſtoit vn iour ſans paſſetemps, elle ſeroit morte le lendemain. Tous les gẽtils-hommes ſ’accorderent à leur aduis, & prierent la dame Oiſille, qu’elle vouluſt ordonner ce qu’ils auroient à faire, laquelle leur reſpondit : Mes enfans, vous me demãdez vne choſe que ie trouue fort difficile, de vous enſeigner vn paſſetemps, qui vous puiſſe deliurer de voz ennuiz : car ayant cherché ce remede toute ma vie, n’en ay iamais trouué qu’vn, qui eſt la lecture des ſainctes lettres, en laquelle ſe trouue la vraye & perfaicte ioye de l’eſprit, dont procede le repos, & la ſanté du corps. Et ſi vous me demandez quelle recepte me tient ſi ioyeuſe, & ſi ſaine ſur ma vieilleſſe : c’est que incontinent que ie ſuis leuée, ie prends la ſaincte Eſcriture & la lis, & en voyant & contemplant la volonté de Dieu, qui pour nous a enuoyé ſon fils en terre annõcer ceſte ſaincte parolle & bonne nouuelle, par laquelle il promet remißion des pechez, ſatisfaction de toutes debtes par le don qu’il nous faict de ſon amour, paſsion, & merites : ceſte conſideration me donne tant de ioye, que ie prends mon Pſaultier, & le plus humblement qu’il m’eſt poſsible, chante de cueur, & prononce de bouche, les beaux Pſeaulmes & Cantiques, que le ſainct Eſprit a compoſez au cueur de Dauid, & des autres aucteurs. Et ce contentement que i’en ay, me faict tant de bien, que tous les maulx qui le iour me peuuẽt aduenir, me ſemblent eſtre benedictions, veu que i’ay en mon cueur par foy, celuy qui les a portez pour moy. Pareillemẽt auant ſoupper ie me retire pour donner pasture à mon ame de quelque lecon, & puis au ſoir fais vne recollectiõ de tout ce que i’ay faict la iournée paſſée, pour demander pardon de mes faultes, & le remercier de ſes graces, & en ſon amour, crainte & paix, prends mon repos, aſſeurée contre tous maulx. Parquoy mes enfans, voila le paſſetẽps auquel me ſuis arreſtée, long temps apres auoir cherché toutes autres choſes, ou n’ay trouué cõtentement de mon esprit. Il me ſemble que ſi tous les matins vous voulez donner vne heure à la lecture, et puis durãt la meſſe faire voz deuotes oraiſons, que vous trouuerrez en ce deſert la beauté qui peult eſtre en toutes les villes. Car qui cognoiſt Dieu, voit toutes choſes belles en luy, & ſans luy tout laid. Parquoy ie vous prie receuoir mon conſeil, ſi vous voulez viure ioyeuſement. Hircan print la parolle & diſt : Ma dame ceux qui ont leu la ſaincte Eſcriture (comme ie croy que nous tous auons faict) confeſſeront voſtre dire eſtre veritable : mais ſi fault il que vous regardiez, que nous ne ſommes encores ſi mortifiez qu’il ne nous faille quelque paſſetemps & exercice corporel. Car ſi nous ſommes en noz maiſons, nous auons la chaſſe & la vollerie, qui nous faict paſſer, & oublier mille folles penſées : & les dames ont leur meſnage & ouurages, & quelquefois les dances, ou elles prẽnent honneſte exercice : qui me faict dire (parlant pour la part des hommes) que vous qui estes la plus ancienne, nous liſiez au matin de la vie que tenoit noſtre Seigneur Ieſus Christ, & les grandes & admirables œuures qu’il a faictes pour nous. Puis apres diſner iuſques à veſpres, fault choiſir quelque paſſetemps, qui ne ſoit point dommageable à l’ame, & ſoit plaiſant au corps, & ainſi paſſerons la tournée ioyeuſement. La dame Oiſille diſt, qu’elle auoit tant de peine d’oublier toutes les vanitez, qu’elle auroit peur de faire mauuaiſe election à tel paſſetemps : mais qu’il failloit remettre ceſt affaire à la pluralité des opinions, priant Hircan d’estre le premier opinant. Quant à moy, diſt-il, ſi ie penſois que le paſſetemps que ie vouldrois choiſir, fust außi aggreable à quelqu’vne de la compaignie comme à moy, mon opinion ſeroit bien toſt dicte : dont pour ceſte fois me tairay, & en croiray ce que les autres diront. Sa femme Parlamente commenca à rougir, penſant qu’il parlaſt pour elle, & vn peu en colere, & demy en riant luy diſt : Hircan, peult eſtre que celle que vous penſez en deuoir eſtre la plus marrie, auroit bien dequoy ſe recompenſer, ſ’il luy plaiſoit : mais laiſſons lá le paſſetẽps ou deux ſeulement peuuent auoir part, & parlons de celuy qui doibt eſtre commun à tous. Hircan diſt à toutes les dames : Puis que ma femme a ſi bien entendu la gloſe de mon propos, & qu’vn paſſetemps particulier ne luy plaiſt pas, ie croy qu’elle ſcaura mieulx, que nul autre dire celuy ou chacun prendra plaiſir, & de ceſte heure ie me tiens à ſon opinion, comme celuy qui n’en a nulle autre que la ſienne, à quoy toute la compaignie ſ’accorda. Parlamente voyant que le ſort du ieu eſtoit tombé ſur elle leur diſt ainſi : Si ie me ſentois außi ſuffiſante que les anciens qui ont trouué les arts, i’inuenterois quelque ieu ou paſſetemps, pour ſatisfaire à la charge que me donnez : mais congnoiſſant mon ſcauoir & ma puiſſance, qui à peine peult rememorer les choſes bien faictes, ie me tiendrois heureuſe d’enſuyure de pres ceulx qui ont deſia ſatisfaict à voſtre demande. Entre autres ie croy qu’il n’y a nulle de vous qui n’ait leu les cent nouuelles de Iean Bocace, nouuellement traduictes d’Italien en Francois : deſquelles le Roy treſchreſtien Francois premier de ce nom, monſeigneur le Daulphin, ma dame la Daulphine, ma dame Marguerite ont faict tant de cas, que ſi Bocace du lieu ou il estoit les euſt peu ouir, il euſt deu reſuſciter à la loüenge de telles perſonnes. A l’heure i’ouy les deux dames deſſus nommées auec pluſieurs autres de la court qui ſe deliberoient d’en faire autant, ſinon en vne choſe differente de Bocace, c’eſt de n’eſcrire nouuelle, qui ne fuſt veritable hiſtoire. Et premierement leſdictes dames, & monſeigneur le Daulphin auecques elles conclurent d’en faire chacun dix, & d’aſſembler iuſques à dix perſonnes qu’ils penſeroient plus dignes de racompter quelque choſe, ſauf ceux qui auroient eſtudié, & ſeroient gens de lettres : car monſeigneur le Daulphin ne vouloit que leur art y fuſt meſlé : & außi de peur que la beauté de rhetoricque feiſt tort en quelque partie à la verité de l’hiſtoire. Mais les grandes affaires depuis ſuruenues au Roy, auſſi la paix d’entre luy & le Roy d’Angleterre, & l’accouchemẽt de madame la Daulphine, et pluſieure autres choſes dignes d’empeſcher toute la court, a faict mettre en oubli du tout ceste entreprinſe, qui pour noſtre long loiſir pourra eſtre miſe à fin, attendant que noſtre pont ſoit parfaict. Et ſ’il vous plaiſt que tous les iours depuis midi iuſques à quatre heures nous allions dedans ce beau pré le long de la riuiere du Gaue, ou les arbres ſont ſi feuilluz que le ſoleil ne ſcauroit perſer l’ombre, n’y eſchauffer la freſcheur, lá aßis à noz aiſes, chacun dira quelque hiſtoire qu’il aura veuë ou bien ouy dire à quelque homme digne de foy. Au bout des dix iours aurons paracheué la centeine. Et ſi Dieu faict que noſtre labeur ſoit trouué digne des yeux des ſeigneurs & dames deſſus nommées, nous leur en ferons preſent au retour de ce voyage, vous aſſeurant qu’ils auront ce preſent ici plus agreable. Toutesfois (quoy que ie die) ſi qu’elqu’vn d’entre nous trouue choſe plus plaiſante, ie m’accorderay à ſon opinion. Mais toute la compaignie reſpondit, qu’il n’eſtoit poßible d’auoir mieulx aduiſé, & qu’il leur tardoit que le lendemain ne fuſt venu pour commencer. Ainſi paſſerent ceste iournée ioyeuſement, ramenteuant les uns aux autres ce qu’ils auoient veu de leur temps. Si tost que le matin fut venu, ſ’en allerent en la chambre de ma dame Oiſille, laquelle trouuerent deſia en ſes oraiſons : & quand ils eurent ouy vne bonne heure ſa lecon, & puis deuotement la meſſe, ſ’en allerent diſner à dix heures, & apres ſe retira chacun en ſa chambre, pour faire ce qu’il auoit à faire, & ne faillirent pas à midy de ſe trouuer au pré, ſelon leur deliberation, qui eſtoit ſi beau & plaiſant, qu’il auoit beſoing d’vn Bocace, pour le depeindre à la verité, mais vous vous contenterez que iamais n’en fut veu vn pareil. Quand l’aſſemblée fut toute aßiſe ſur l’herbe verte, ſi mole & delicate, qu’il ne leur failloit ny carreau ny tapis, Simontault commenca à dire : Qui ſera celuy de nous qui aura commandement ſur les autres ? Hircan luy reſpondit : Puis que vous auez commencé la parolle, c’eſt raiſon que vous commandiez, car au ieu nous sommes tous eſgaulx. Pleuſt à Dieu, diſt Simontault, que ie n’euſſe bien en ce monde, que de pouuoir commander à toute ceſte compaignie. A ceſte parolle Parlamente l’entendit treſ-bien, qui ſe print à touſſer : parquoy Hircan ne ſ’apperceut de la couleur qui luy montoit aux iouës, mais diſt à Simontault : commencez à dire quelque bonne choſe, & lon vous eſcoutera. Lequel conuié de toute la compaignie, ſe print à dire : Mes dames, i’ay eſté ſi mal recompensé de mes longs ſeruices, que pour me venger d’Amour, & de celle qui m’eſt ſi cruelle, ie mettray peine de faire vn recueil de tous les mauuais tours, que les femmes ont faict aux pauures hommes, & ſi ne diray rien que pure verité.