L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 13

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 48r-54v).

Vn Capitaine de galeres, ſoubs ombre de deuotion, deuint amoureux d’vne damoiſelle, & ce qui en aduint.


NOVVELLE TREZIESME.



En la maiſon de Madame la Regente, mere du Roy François, y auoit vne dame fort deuote, mariée à vn gentilhomme de pareille volonté. Et combien que ſon mary fuſt vieil & elle belle & ieune, ſi eſt-ce qu’elle le ſeruoit & aimoit comme le plus beau ieune homme du monde. Et pour luy oſter toute occaſion d’ennuy, ſe meit à viure comme vne femme de l’aage dont il eſtoit, fuyant toutes compaignies, accouſtremens, dances, & ieux, que les ieunes femmes ont accouſtumé d’aymer, mettant tout ſon plaiſir & recreation au ſeruice de Dieu. Parquoy le mary meiſt en elle vne ſi grande amour & ſeureté, qu’elle gouuernoit ſa maiſon & luy, comme elle vouloit. Et aduint vn iour que le gentilhomme luy diſt, que des ſa ieuneſſe il auoit eu deſir de faire le voyage de Ieruſalem, luy demandant ce qu’il luy en ſembloit. Elle qui ne demandoit qu’à luy complaire, luy diſt : Mon amy, puis que Dieu nous a priué d’enfans, & donné aſſez de biens, ie vouldrois que nous en miſſions vne partie à faire ce ſainct voyage : car là ny ailleurs ou vous alliez, ie ne ſuis pas deliberée de vous laiſſer, ne abandonner iamais. Le bon homme en fut ſi aiſe, qu’il ſembloit deſia eſtre ſur le mont de Caluaire. Et en ceſte deliberation vint à la court vn gentilhomme, qui ſouuent auoit eſté à la guerre ſur les Turcs, & pourchaſſoit enuers le Roy de France vne entreprinſe ſur vne de leurs villes, dont il pouuoit venir grand profit à la Chreſtienté. Ce vieux gentilhomme luy demãda de ſon voyage. Et apres qu’il eut entendu ce qu’il eſtoit deliberé de faite, luy demanda ſi apres ce voyage il en voudroit faire vn autre en Ieruſalem, ou ſa femme & luy auoient grand deſir d’aller. Ce capitaine fut fort aiſe d’ouïr ce bon deſir, & luy promit de luy mener, & de tenir ceſt affaire ſecret. Il luy tarda bien qu’il ne trouuaſt ſa bonne femme, pour luy compter ce qu’il auoit faict : laquelle n’auoit gueres moins d’enuie que le voyage ſe paracheuaſt, que ſon mary. Et pour ceſte occaſion parloit ſouuent au capitaine, lequel regardant plus à elle qu’à ſa parolle, en fut ſi amoureux, que ſouuent en luy parlant des voyages qu’il auoit faicts ſur la mer, mettoit l’embarquement de Marſeille auec l’Archipelle : & en voulant parler d’vn nauire, parloit d’vn cheual, comme celuy qui eſtoit rauy & hors de ſon ſens : mais il la trouuoit telle qu’il ne luy en oſoit parler, ny faire ſemblant. Et ſa diſsimulation luy engendra vn tel feu dedans le cueur, que ſouuent il tomboit malade, dont ladicte damoiſelle eſtoit auſsi ſoigneuſe comme de la croix & guide de ſon chemin : & l’enuoyoit ſi ſouuent viſiter, que congnoiſſant qu’elle auoit ſoing de luy, le gueriſſoit ſans nulle autre medecine. Mais plusieurs perſonnes voyãs ce capitaine, qui auoit eu le bruit d’eſtre, plus hardy & gentil compaignon, que bon Chreſtien, ſ’emerueillerent comme ceſte dame l’acoſtoit ſi fort. Et voyans qu’il auoit changé de toutes conditions, & qu’il frequẽtoit les Egliſes, les ſermons, & confeſsions, ſe doubterent que c’eſtoit pour auoir la bonne grace de la dame, & ne ſe peurẽt tenir de luy en dire quelques parolles. Ce capitaine craignant que ſi la dame en entendoit quelque choſe, cela la ſeparaſt de ſa preſence, diſt à ſon mary & elle, comme il eſtoit preſt d’eſtre deſpeſché du Roy, & de ſ’en aller, & qu’il auoit pluſieurs choſes à luy dire : mais à fin que ſon affaire fuſt tenu plus ſecret, il ne vouloit plus parler à luy ne à ſa femme deuant les gens : mais les pria de l’enuoyer querir quand ilz feroient retirez tous deux. Le gentilhomme trouua ſon opinion bõne, & ne failloit tous les ſoirs de ce coucher de bonne heure, & faire deshabiller ſa femme. Et quand tous les gens eſtoient retirez, enuoyoient querir le capitaine, & deuiſoient du voyage de Ieruſalem, ou ſouuent le bon homme en grande deuotion ſ’endormoit. Le capitaine voyant ce gentilhomme vieil, & endormy dedans vn lict, & luy dans vne chaiſe, aupres celle qu’il trouuoit la plus belle & la plus honneſte du monde, auoit le cueur ſi ſerré entre crainte & deſir de parler, que ſouuent il perdoit la parolle. Mais à fin qu’elle ne ſ’en apperceuſt, ſe mettoit à parler des ſaincts lieux de leruſalẽ, ou eſtoient les ſignes de la grande amour, que Ieſu-Chriſt nous à portée. Et en parlant de ceſt amour, couuroit la ſienne, regardant ceſte dame auecques larmes & ſouſpirs, dont elle ne ſ’apperceut iamais. Mais voyant ſa deuote contenance, l’eſtimoit ſi ſainct homme, qu’elle le pria de luy dire quelle vie il auoit menée, & comme il eſtoit venu à cest amour de Dieu. Il luy declara qu’il eſtoit vn pauure gentilhomme, qui pour paruenir à richeſſe & honneur, auoit oublié ſa cõſcience, & eſpouſé vne femme trop proche ſon alliée, pource qu’elle eſtoit riche, combien qu’elle fuſt laide & vieille, & qu’il ne l’aimaſt point. Et apres auoir tiré tout ſon argent, ſ’en eſtoit allé ſur la mer, chercher ſes aduentures : & auoit tant faict par ſon labeur, qu’il eſtoit venu en eſtat honorable. Mais depuis qu’ils auoient eu congnoiſſance enſemble, elle eſtoit cauſe par ſes ſainctes parolles & bons exemples, de luy auoir faict chãger ſa vie, & que du tout il ſe deliberoit, ſ’il pouuoit retourner de ſon entreprinſe, de mener ſon mary & elle en Ieruſalem, pour ſatisfaire en partie à ſes grands pechez ou il auoit mis fin, ſinon qu’encores n’auoit ſatisfaict à ſa femme, à laquelle il eſperoit bien toſt ſe recõcilier. Tous ces propos pleurent à ceſte dame, & ſur tout ſe reſiouït d’auoir tirể vn tel homme à l’amour & crainte de Dieu. Et iuſques à ce qu’ils partirent de la court, continuerent tous les ſoirs ces longs parlements, ſans que iamais il luy oſaſt declarer ſon intention, & luy feit preſent de quelque crucifix de noſtre dame de pitié, la priant qu’en le voyant elle euſt touſiours memoire de luy. L’heure de ſon partemẽt venuë, & qu’il eut prins congé de ſon mary, lequel ſ’endormoit, il vint dire à Dieu à ſa dame, à laquelle il veit les larmes aux yeux, pour l’honneſte amitié qu’elle luy portoit, qui luy rendoit la paſsion ſi importable, que pour ne l’oſer declarer tomba quaſi eſuanouy : luy diſant à Dieu en vne ſueur ſi grande, que non ſes yeulx ſeulemẽt, mais tout ſon corps, iectoient larmes. Et ainſi ſans parler ſe departirent, dont la dame demoura fort eſtonnée : car elle n’auoit iamais veu vn tel ſigne de regret. Toutesfois point ne changea ſon bon propos enuers luy, & l’acompaigna de prieres & oraiſons. Au bout d’vn mois ainſi que la dame retournoit en ſon logis, trouua vn gentilhomme qui luy preſenta vne lettre de par le capitaine, la priant qu’elle la vouluſt veoir apart, & luy diſt comme il l’auoit veu embarquer, bien deliberé de faire choſe aggreable au Roy & à l’augmentation de la foy : & que de luy il ſ’en retournoit à Marſeille pour donner ordre aux affaires dudict capitaine. La dame ſe retira à vne feneſtre à part & ouurit ſa lettre de deux fueilles de papier eſcrite de tous coſtez, en laquelle y auoit l’epiſtre qui ſ’enſuit.

Mon long celer, ma taciturnité,
Apporté m’a telle neceßité.
Que ie ne puis trouuer nul reconfort
Fors de parler, ou de ſouffrir la mort.
Ce parler là auquel i’ay defendu
De ſe monſtrer à toy, a attendu,
De me veoir ſeul, & de mon ſecours loing.
Et lors ma dict qu’il eſtoit de beſoing
De le laiſſer aller ſ’eſuertuer,
De ſe monſtrer, ou bien de me tuer.
Et a plus faict, car il ſ’est venu mettre
Au beau millieu de ceste mienne lettre,
Et dict, que puis que mon œil ne peult veoir,
Celle qui tient ma vie en ſon pouuoir,
Dont le regard ſans plus me contentoit,
Quand ſon parler mon oreille eſcoutoit,
Que maintenant par force il ſaillira
Deuant tes yeulx ou poinct ne faillira,
De te monſtrer mes plainctes & douleurs,
Dont le celer est cauſe que ie meurs.

Ie l’ay voulu de ce papier oſter,
Craignant que point ne vouluſſe eſcouter
Ce ſot parler qui ſe monſtre en abſence,
Qui trop craintif eſtoit en ſa preſence :
Diſant, mieux vault en me taiſant mourir ;
Que de vouloir ma vie ſecourir,
Pour ennuier celle que i’aime tant,
Car de mourir pour ſon bien ſuis contant.
D’autre coſté ma mort pourroit porter
Occaſion de trop deſconforter
Celle pour qui ſeulement i’ay enuie,
De conſeruer ma ſanté & ma vie,
Ne t’ay-ie pas, ô ma dame, promis,
Que mon voiage à fin heureuſe mis,
Tu me verrois deuers toy retourner,
Pour ton mari auec toy emmener,
Au lieu ou tant as de deuotion,
Pour prier Dieu ſur le mont de Sion.
Si ie me meurs nul ne t’y menera,
Trop de regret ma mort te donnera,
Voiant à rien tourner noſtre entreprinſe,
Qu’auecques tant d’affection as prinſe.
Ie viuray donq’ & lors t’y meneray,
Et en bref temps à toy retourneray.
La mort pour moy eſt bonne à mon aduis,
Mais ſeulement pour toy ſeule ie vis.
Pour viure donc il me fault alleger
Mon pauure cueur, & du faiz ſoulager,
Qui eſt à luy & à moy importable,
De te monſtrer mon amour veritable :
Qui eſt ſi grande & ſi bonne & ſi forte,

Qu’il n’y en eut oncques de telle ſorte.
Que diras-tu ? O parler trop hardi.
Que diras-tu ? Ie te laiſſe aller, di.
Pourras-tu bien luy donner cognoiſſance
De mon amour ? Las ! tu n’as la puiſſance
D’en monſtrer la milieſme part :
Diras-tu point au moins que ſon regard
A retiré mon cueur de telle force,
Que mon corps n’eſt plus qu’vne morte eſcorce,
Si par le ſien ie n’ay vie & vigueur ?
Las ! mon parler foible, & plain de langueur
Tu n’as pouuoir de bien au vrai luy peindre,
Comment ſon œil peult vn bon cueur contraindre.
Encores moins à louer ſa parolle,
Ta puiſſance eſt pauure debile, & molle.
Si tu pouuois au moins luy dire vn mot
Que bien ſouuent (comme muet & ſot)
Sa bonne grace & vertu me rendoit,
Et à mon œil qui tant la regardoit
Faiſoit ietter par grand amour les larmes,
Et à ma bouche außi changer ſes termes :
Voire & en lieu de dire que l’aimois,
Ie luy parlois des ſignes & des mois
Et de l’eſtoille Arctique & Antarticque.
O mon parler tu n’as pas la praticque
De luy compter en quel eſtonnement
Me mettois lors mon amoureux tourment,
De dire auſsi mes maux & mes douleurs.
Il n’y a pas tant de valeurs,
De declarer ma grande & forte amour,
Tu ne ſcaurois me faire vn ſi bon tour.

A tout le moins ſi tu ne peux le tout,
Luy racompter, prend toy à quelque bout,
Et di ainſi : Crainte de te desplaire
M’a fait long tẽps malgré mon vouloir taire
Ma grande amour qui deuant ton merite
Et deuant Dieu & ciel doit eſtre dicte.
Car la vertu en eſt le fondement,
Qui me rend doux mon trop cruel tourmẽt,
Veu que lon doibt vn tel treſor ouurir
Deuant chacun, & ſon cueur deſcouurir.
Car qui pourroit vn tel amant reprendre
D’avoir osé vouloir entreprendre,
D’acquerir dame en qui la vertu toute
Voire & l’hõneur faict ſon ſeiour ſans doute ?
Mais au contraire on doit bien fort blaſmer
Celuy qui voit vn tel bien ſans l’aimer.
Or l’ai-ie veu & l’aime d’vn tel cueur,
Qu’amour ſans plus en a eſté vainqueur.
Las ! ce n’eſt point amour leger ou feinct
Sur fondement de beauté, fol, & peinct :
Encores moins ceſt amour qui me lie,
Regarde en rien la vilaine follie.
Point n’eſt fondé en vilaine eſperance
D’auoir de toy aucune iouiſſance
Car rien n’y a au fonds de mon deſir,
Qui contre toy ſouhaitte aucun plaiſir.
I’aymerois mieux mourir en ce voyage,
Que te ſcauoir moins vertueuſe ou ſage,
Ne que pour moy fuſt moindre la vertu,
Dont ton corps eſt, & ton cueur reueſtu.
Aimer te veux comme la plus parfaicte

Qui oncques fut. Parquoy rien ne ſouhaitte,
Qui puiſſe oſter ceſte perfection,
La cauſe & fin de mon affection.
Et plus de moy tu es ſage eſtimée,
Et plus encor parfaictement aimée,
Ie ne ſuis pas celuy qui ſe conſolle
En ſon amour, & en ſa dame folle.
Mon amour eſt treſſage & raiſonnable :
Car ie l’ay mis en dame tant aimable,
Qu’il n’y a Dieu ny Ange en paradis,
Qu’en te voyant ne diſt ce que ie dis.
Et ſi de toy ie ne puis eſtre aimé,
Il me ſuffiſt au moins d’eſtre eſtimé,
Le ſeruiteur plus parfaict qui fut oncques :
Ce que croiras i’en ſuis tres-ſeur adoncques,
Que la longueur du temps te fera veoir,
Que de t’aimer ie fais loyal deuoir
Et ſi de toy ie n’en recois autant,
A tout le moins de t’aimer ſuis contant,
En t’aſſeurant que rien ne te demande,
Fors ſeulement que ie te recommande
Le cueur & corps bruſlant pour ton ſeruice
Deſſus l’autel d’amour pour ſacrifice,
Croy hardiment que ſi ie reuiens vif,
Tu reuerras vn ſeruiteur naïf :
Et ſi ie meurs, ton ſeruiteur mourra,
Que iamais dame vn tel ne trouuerra,
Ainſi de toy s’en va emporter l’onde
Le plus parfaict ſeruiteur de ce monde.
La mer peult bien ce mien corps emporter
Mais non le cueur, que nul ne peult oſter

D’auecques toy, ou il faict ſa demeure
Sans plus vouloir à moy tenir vne heure.
Si ie pouuois auoir par iuſte eſchange
Vn peu du tien pur & clair comme vn Ange,
Ie ne craindrois d’emporter la victoire,
Dont ton ſeul cueur en gaigneroit la gloire.
Or vienne donc ce qu’il en aduiendra,
I’en ay ietté le dé, lá ſe tiendra
Ma volonté ſans aucun changement.
Et pour mieux peindre au tien entendement
Ma loyauté, ma ferme ſeureté.
Ce diamant pierre de fermeté
En ton doigt blanc, ie te ſupplie prendre :
Par qui pourras trop plus qu’eureux me rendre.
Ce diamant ſuis celuy qui m’enuoye
Entreprenant ceſte doubteuſe voye,
Pour meriter par ſes œuures & faicts,
D’eſtre du rang des vertueux parfaicts,
A fin qu’vn iour il puiſſe auoir ſa place
Au deſiré lieu de ta bonne grace.


La dame leut l’epiſtre tout du long, & de tãt plus s’eſmerueilloit de l’affection du capitaine, & moins en auoit de ſoupçon. Et en regardant la table du diamant grand’ & belle, dont l’anneau eſtoit eſmaillé de noir, fut en grande peine de ce qu’elle auoit à faire. Et apres auoir reſué toute la nuict ſur ces propos, fut tres aiſe de n’auoir occaſion de luy reſcrire, & faire reſponce par faulte de meſſager, penſant en elle meſme qu’auec les peines qu’il portoit pour le ſeruice de ſon maiſtre, il n’auoit beſoing d’eſtre faſché de la mauuaiſe reſponſe qu’elle deliberoit de luy faire, laquelle elle remit à ſon retour. Mais elle ſe trouua fort empeſchée du diamant, car elle n’auoit point accouſtumé de ſe parer aux deſpens d’autres que de ſon mary. Parquoy elle qui eſtoit de bon entendement, penſa de faire profiter ceſt anneau à la conſcience de ce capitaine. Elle depeſcha incontinent vn ſien ſeruiteur, qu’elle enuoya à la deſolée femme de ce capitaine, en feignant que ce fuſt vne religieuſe de Taraſcon, & luy eſcriuit vne telle lettre ! Ma dame, monſieur voſtre mary eſt paſsé par cy vn peu auant ſon embarquement. Et apres s’eſtre confeſſé, & receu ſon createur comme bon Chreſtien, m’a declaré vn fais qu’il a ſur ſa conſcience, c’eſt le regret de ne vous auoir tant aimée comme il deuoit. Et me pria & coniura à ſon partement de vous enuoyer ceſte lettre auec ce diamant, lequel il vous prie garder pour l’amour de luy, vous aſſeurant que ſi Dieu le faict retourner en ſanté, iamais femme ne fut mieux traictée d’homme que vous ſerez de luy, & ceſte pierre de fermeté vous en fera foy pour luy. Ie vous prie l’auoir pour recommandé en voz bonnes prieres, car aux miennes il aura part toute ma vie. Ceſte lettre parfaicte, & ſignée au nom d’vne religieuſe, fut enuoyée par la dame à la femme du capitaine. Et quand la bonne vieille vit la lettre & l’anneau, il ne fault demander combien elle pleura de ioye & de regret d’eſtre aimée & eſtimée de ſon mary, de la veuë duquel elle ſe voyoit eſtre priuée. Et en baiſant l’anneau plus de mil fois, l’arrouſoit de ſes larmes, beniſsãt Dieu qui ſur la fin de ſes iours luy auoit redonné l’amitié de ſon mary, laquelle elle auoit tenuë pour perdue par long temps, en remerciant auſsi la religieuſe qui eſtoit cauſe de tant de bien. A laquelle feit la meilleure reſponſe qu’elle peut, que le meſſager en bonne diligence reporta à ſa maiſtreſſe, qui ne la leut ny n’entendit ce que luy diſt ſon ſeruiteur ſans rire bien fort. Et ſe contenta d’eſtre deffaicte de ſon diamant par vn ſi profitable moyen, que de reünir le mary & la femme en bonne amitié, & luy ſembla par cela auoir gaigné vn royaume. Vn peu apres vindrent nouuelles de la deffaicte & mort du pauure capitaine, & comme il auoit eſté habandoné de ceux qui le deuoient ſecourir, & ſon entreprinſe reuelée par les Rhodiens, qui plus la deuoient tenir ſecrette, en telle ſorte que luy & tous ceux qui deſcendirẽt en terre, qui eſtoiẽt en nombre de quatre vingts, entre leſquels eſtoit vn gentil-homme nõmé Iean, & vn Turc tenu ſur les fons par ladicte dame, leſquels deux elle auoit donnez au capitaine pour faire le voyage auec luy, dont l’vn mourut auec luy, & le Turc auec quinze coups de fleches qu’il receut, ſe ſaulua à nager iuſques đãs les vaiſſeaux Frãçois : & par luy ſeul fut entẽdue la verité de tout ceſt affaire. Car vn gentilhomme que le pauure capitaine auoit prins pour amy & compaignon, & auoit auancé enuers le Roy & les plus grands de France, ſi toſt qu’il vit mettre pied à terre audict capitaine, retira bien auant en la mer ſes vaiſſeaux. Et le capitaine voyant ſon entreprinſe deſcouuerte, & plus de quatre mil Turcs, ſ’y voulut retirer comme il deuoit. Mais le gentilhomme en qui il auoit eu ſi grande fiance, voyãt que par ſa mort, la charge luy demeureroit toute de ceſte grãde armee & le profit, mit en auant à tous les gentilshommes, qu’il ne falloit pas hazarder les vaiſſeaux du Roy, ne tant de gens de bien qui eſtoient dedans, pour ſauluer cent perſonnes ſeulement, de ſorte que ceux qui n’auoient pas trop de hardieſſe, furent de ſon opinion. Et voyant le capitaine que plus il les appelloit, & plus ils ſ’eſlongnoient de ſon ſecours, ſe retourna deuers les Turcs eſtant au ſablon iuſques aux genoux, ou il feit tant de faicts d’armes & de vaillance, qu’il ſembloit que luy ſeul deuſt deffaire tous ſes ennemis, dont ſon traiſtre compaignon auoit plus de peur, que de deſir de ſa victoire. A la fin quelques armes qu’il ſceuſt faire, receut tant de coups de fleches de ceux qui ne pouuoiẽt approcher de luy que de la portée de leurs arcs, qu’il commança à perdre ſon ſang. Et lors les Turcs voyans la foibleſſe de ces vrais Chreſtiens, les vindrent charger à grands coups de cimeterre : leſquels tant que Dieu leur donna la force & vie, ſe deffendirent iuſques au bout. Le capitaine appella ce gentil-homme nommé Iean, que ſa dame luy auoit dõné, & le Turc auſsi, & en mettant la poincte de ſon eſpée en terre, tombant à genoux, baiſa & embraſſa la croix, diſant : Seigneur, prẽs l’ame en tes mains de celuy qui n’a eſpargné ſa vie pour exalter ton nom. Le gentil-homme nommé Iean, voyant qu’auec ſes parolles la vie luy deffailloit, embraſſa luy & la croix de l’eſpée qu’il tenoit pour le cuider ſecourir : mais vn Turc par derriere luy couppa les deux cuiſſes, & en criant bien hault, allons capitaine, allons en paradis veoir celuy pour qui nous mourons, fut cõpaignon à la mort, comme il auoit eſté à la vie du pauure capitaine. Le Turc voyãt qu’il ne pouuoit ſeruir à l’vn ny à l’autre, eſtant frappé de quinze fleches, ſe retira vers les nauires, & en demãdãt y eſtre receu, cõbien qu’il fuſt ſeul eſchapé de quatre-vingts, fut refuſé par le traiſtre cõpaignon. Mais luy qui ſçauoit fort bien nager ſe ietta dedans la mer, & feiſt tant qu’il fut receu dans vn petit vaiſſeau & au bout de quelque temps guary de ſes playes. Et par ce pauure eſtrangé fut la verité cogneuë entieremẽt à l’honneur du capitaine, & à la honte de ſon compaignon, duquel le Roy & tous les gens de bien qui en ouyrẽt parler, iugerent la meſchanceté ſi grande enuers Dieu & les hommes, qu’il n’y auoit mort dont il ne fut digne. Mais à ſa venuë donna tant de choſes faulces à entendre auec force preſens, que non ſeulement ſe ſauua de punition, mais eut la charge de celuy qu’il n’eſtoit digne de ſeruir de varlet. Quand ceſte piteuſe nouuelle vint à la court, ma dame la regente qui l’eſtimoit fort, le regretta merueilleuſemẽt, auſsi feit le Roy & tous les gens de biẽ qui le cognoiſſoient. Et celle que plus il aimoit oyant vne ſi piteuſe & chreſtienne mort, changea la dureté du propos qu’elle auoit deliberé de luy tenir en larmes & lamentations : à quoy ſon mary luy tint compagnie, ſe voyãs fruſtrez de l’eſpoir de leur voyage. Ie ne veux oublier qu’vne damoiſelle qui eſtoit à ceſte dame, laquelle aimoit ce gentil-hõme nommé Iean plus que ſoy meſmes, le propre iour que les deux gentils-hommes furent tuez vint dire à ſa maiſtreſſe qu’elle auoit veu en ſonge celuy qu’elle aimoit tant, veſtu de blanc, lequel luy eſtoit venu dire à dieu, & qu’il s’ẽ alloit en paradis auec ſon capitaine. Mais quand elle ſceut que ſon ſonge eſtoit veritable, elle feit vn tel dueil, que ſa maiſtreſſe auoit aſſez affaire à la cõſoler. Au bout de quelque temps la court alla en Normandie d’ou eſtoit le gentil-homme, la femme duquel ne faillit à venir faire la reuerence à ma dame la regente. Et pour y eſtre preſentée, s’adreſſa à la dame que ſon mary auoit tãt aimée. Et en attendant l’heure propre en vne Egliſe, commença à regretter & louer ſon mary, & entre autres choſes luy diſt : Helas madame ! mon malheur eſt le plus grand qui aduint oncques à femme. Car à l’heure qu’il m’aimoit plus qu’il n’auoit iamais faict, Dieu me l’a oſté. Et en ce diſant monſtra l’anneau qu’elle auoit au doigt, comme l’enſeigne de la parfaicte amitié, qui ne fut ſans grandes larmes, dont la dame quelque regret qu’elle en euſt auoit tãt d’enuie de rire, veu que de ſa tromperie eſtoit ſorty vn tel bien, qu’elle ne la peut preſenter à ma dame la Regente, mais la bailla à vn autre, & ſe retira en vne chapelle ou elle paſſa l’enuie qu’elle auoit de rire.

Il me ſemble, mes dames, que celles à qui on preſente de telles choſes deuroient deſirer à en faire œuures qui vinſſent à ſi bõne fin, qu’il feit à ceſte bõne dame. Car elles trouueroiẽt que les biens faicts, ſont les ioyes des biẽs faiſans. Et ne fault point accuſer ceſte dame de tromperie, mais eſtimer de ſon bon ſens, qui cõuertit en bien ce qui de ſoy ne valoit rien. Voulez vous dire, ce diſt Nomerfide, qu’vn beau diamant de deux cẽs eſcuz ne vault rien ? Ie vous aſſeure que s’il fuſt tombé entre mes mains, ſa femme ny ſes parens n’en euſſent iamais rien veu. Il n’eſt rien mieux à ſoy que ce qui eſt donné. Le gentil-homme eſtoit mort, perſonne n’en ſçauoit rien, elle ſe fuſt bien paſsée de faire tant pleurer ceſte pauure vieille. Et en bonne foy, diſt Hircan, vous auez raiſon, car il y a des femmes qui pour ſe mõſtrer plus excellentes que les autres, font des œuures apparentes contre leur naturel, car nous ſçauons bien tous qu’il n’eſt rien ſi auaricieux que la femme. Toutesfois leur gloire paſſe ſouuent leur auarice, qui force leurs cueurs à faire ce qu’elles ne veulent. Et croy que celle qui laiſſa auſsi le diamant, n’eſtoit pas digne de le porter. Hola, hola, diſt Oiſille, ie me doute bien qui elle eſt, parquoy ie vous prie ne la condamnez point ſans veoir. Ma dame, diſt Hircan : Ie ne la condamne point, mais ſi le gentil-homme eſtoit autant vertueux que vous dictes, elle eſtoit honorée d’auoir vn tel ſeruiteur, & de porter ſon anneau : mais peult eſtre qu’vn moins digne d’eſtre aimé, la tenoit ſi bien par le doigt, que l’anneau ny pouuoit entrer. Vrayement ce diſt Emarſuitte, elle le pouuoit bien garder, puis que perſonne n’en ſçauoit rien. Comment ? ce diſt Guebron, toutes ces choſes à ceux qui aiment ſont elles licites, mais qu’on n’en ſçache rien ? Par ma foy, diſt Saffredent : Ie ne vis onques meffaict puny ſinon la ſottie, car il n’y a meurtrier, larron, ny adultere, mais qu’il ſoit auſsi fin que mauuais, qui ſoit iamais reprins par iuſtice, ne blaſmé entre les hommes : mais ſouuent la malice eſt ſi grande, qu’elle les aueugle : de forte qu’ilz deuiennent ſotz, & (comme i’ay dict) ſeulemẽt les ſots ſont punis, & nõ les vicieux. Vous en direz ce qu’il vous plaira, ce diſt Oiſille, Dieu peult iuger le cueur de ceſte dame, mais quand à moy, ie trouue le faict tres-honorable & vertueux. Parquoy pour n’en debatre plus, ie vous prie Parlamente, donner voſtre voix à quelque vn. Ie la donne tres-uolontiers, ce diſt elle à Simontault, car apres ces deux triſtes nouuelles, il ne faudra à nous en dire vne qui ne nous fera point plorer. Ie vous remercie diſt Simontault, car en me donnant voſtre voix, il ne s’en fault gueres que me nommez plaiſant, qui eſt vn nom que ie trouue trop facheux, & pour m’en venger ie vous monſtreray qu’il y a des fẽmes qui font biẽ ſemblãt d’eſtre chaſtes enuers quelques vns, ou pour quelque temps : mais la fin les monſtre telles qu’elles ſont, cõme vous les trouerez par vne hiſtoire treſueritable.