L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 14
NOVVELLE QVATORZIESME.
n la duché de Milan, du tẽps que le grãd
maiſtre de Chaulmont en eſtoit gouuerneur,
y auoit vn gentil-homme nommé le
ſeigneur de Bonniuet, qui depuis par ſes
merites fut admiral de France, eſtant à Milan
fort aimé du grand maiſtre & de tout
le monde pour les vertuz qui eſtoient en
luy, ſe trouuoit volontiers aux feſtins ou toutes les dames s’aſſembloient,
deſquelles il eſtoit mieux voulu que ne fut onques
François, tant pour ſa beauté, bonne grace, & parolle, que pour
le bruit que chacun luy donnoit d’eſtre l’vn des plus adroits &
hardy aux armes, qui fuſt de ſon temps. Vn iour allant en maſque
à vn carneual, mena dancer l’vne des plus braues & belles
dames qui fuſt en la ville : & quand les haulxbois faiſoient
pauſe, ne failloit à luy tenir les propos d’amour, qu’il ſçauoit
mieux dire que nul autre. Mais elle qui ne luy deuoit rien de
luy reſpondre, luy voulut ſoudain mettre la paille au deuant
& l’arreſter en l’aſſeurant qu’elle n’aimoit & n’aimeroit iamais
autre que ſon mary, & qu’il ne s’y attendiſt en nulle maniere.
Pour ceſte reſponſe ne ſe ſentit le gentil-homme refusé, & la
pourchaſſa vifuement iuſques à la micareſme. Pour toute reſolution
il la trouua ferme en propos de n’aimer ne luy ne autre :
ce qu’il ne peut croire, veu la mauuaiſe grace que ſon mary auoit,
& la grande beauté d’elle. Il ſe delibera puis qu’elle vſoit
de diſsimulation, d’vſer auſsi de trõperie, & des l’heure laiſſa la
pourſuitte qu’il luy faiſoit, & s’enquiſt ſi biẽ de ſa vie, qu’il trouua
qu’elle aimoit vn gentil homme Italien bien ſage & honneſte.
Ledict ſeigneur de Bonniuet accointa peu à peu ce gentil-homme
par telle douceur & fineſſe, qu’il ne s’apperceut de
l’occaſion : mais l’aima ſi parfaictemẽt, qu’apres ſa dame, c’eſtoit
la perſonne du mõde qu’il aimoit le plus. Le ſeigneur de Bonnivet
pour luy arracher ſon ſecret du cueur, feignit luy dire le
ſien, & qu’il aimoit vne dame ou iamais n’auoit penſé, le priant
le tenir ſecret, & qu’ils n’euſſent tous deux qu’vn cueur & vne
pensée. Le pauure gentil-homme pour luy mõſtrer l’amour reciproque,
luy va declarer tout du long celle qu’il portoit à la
dame, dont Bonniuet ſe vouloit venger : & vne fois le iour s’aſſembloient
en quelque lieu pour rendre compte des bonnes
fortunes aduenues le long de la iournée, ce que l’vn faiſoit en
menſonge, & l’autre en verité. Et confeſſa le gentil hõme auoir
aimé trois ans ceſte dame, ſans en auoir rien eu ſinon bonnes
parolles, & aſſeurance d’eſtre aimé. Ledict Bonniuet luy conſeilla
tous les moyens qu’il luy fut poſsible, pour paruenir à ſon
intention, dont il ſe trouua ſi bien, qu’en peu de iours elle luy
accorda tout ce qu’il demandoit, il ne reſtoit que de trouuer
le moyen, ce que bien toſt par le conſeil du ſeigneur de Bonniuet
fut trouué : & vn iour auant ſouper luy diſt le gentil-homme :
Monſieur, ie ſuis plus tenu à vous qu’à tous les hommes du
monde, car par voſtre bon conſeil i’eſpere auoir ceſte nuict, ce
que par tant d’années i’ay deſiré. Ie te prie, diſt Bonniuet, dy
moy la ſorte de ton entrepriſe pour veoir s’il y a tromperie ou
hazard, pour t’y ſecourir & ſeruir de bon amy. Le gentil-hõme
luy va racõpter cõme elle auoit moyen de faire laiſſer la grand
porte de la maiſon ouuerte, ſoubs couleur de quelque maladie
qu’auoit vn de ſes freres, pour laquelle à toute heure falloit
enuoyer à la ville querir ſes neceſsitez, & qu’il pourroit entrer
ſeurement dedans la court, mais qu’il ſe gardaſt de monter
par l’eſcallier, & qu’il paſſaſt par vn petit degré qui eſtoit à main dextre, & entraſt en la premiere gallerie qu’il trouueroit, ou
toutes les portes des chambres de ſon beaupere & de ſon beau
frere ſe rendoient, & qu’il choiſiſt bien la troiſieſme plus pres
dudict degré, & ſi en la pouſſant doucement il la trouuoit fermée,
qu’il ſ’en allaſt, eſtant aſſeuré que ſon mari eſtoit reuenu,
lequel toutesfois ne deuoit reuenir de deux iours : & que ſ’il la
trouuoit ouuerte qu’il entraſt doucement, & qu’il la refermaſt
hardiment au correil ſachant qu’il n’y auoit qu’elle ſeule en la
chambre, & que ſur tout il n’oubliaſt à faire faire des ſouliers
de feutre de peur de faire bruit, & qu’il ſe gardaſt bien de venir
plus toſt que deux heures apres minuit ne feuſſent paſsées,
pource que ſes beaux freres, qui aymoient fort le ieu, ne ſ’alloient
iamais coucher, qu’il ne fuſt plus d’une heure. Ledict de
Bonnyuet luy reſpondit : va mon amy, Dieu te conduiſe, ie le
prie qu’il te garde d’inconuenient : ſi ma compaignie y ſert de
quelque choſe, ie n’eſpargneray rien qui ſoit en ma puiſſance.
Le gentilhomme le remercia bien fort, & luy diſt qu’en ceſt
affaire il ne pouuoit eſtre trop ſeul, & ſ’en alla pour y donner
ordre. Le ſeigneur de Bonnyuet ne dormit pas de ſon coſté : &
voyant qu’il eſtoit heure de ſe venger de ſa cruelle dame, ſe retira
de bonne heure en ſon logis, & ſe feit coupper la barbe de
la longueur & largeur que l’auoit le gentilhomme, auſsi ſe feit
coupper les cheueux, à fin qu’a le toucher on ne peuſt cognoiſtre
leur difference. Il n’oublia pas des ſouliers de feutre, & le
demeurant des habillemens ſemblables au gentilhomme. Et
pource qu’il eſtoit fort aimé du beaupere de ceſte femme, n’eut
crainte d’y aller de bonne heure, penſant que ſ’il eſtoit apperceu,
il iroit tout droict en la chambre du bon homme, auec lequel
il auoit quelques affaires. Et ſur l’heure de minuit entra
en la maiſon de ceſte dame, ou il trouua aſſez d’allans & de venans,
mais parmy eulx paſſa ſans eſtre cogneu, & arriua en la
gallerie. Et touchant les deux premieres portes, les trouua fermées,
& la troiſieſme non, laquelle doucement il pouſſa : &
quand il fut entré dedans la ferma au correil, & veid toute ceſte
chambre tendue de linge blanc, le pauement & le deſſus de
meſmes, & vn lict de toille fort deliée tant bien ouurée de
blanc, qu’il n’eſtoit poſsible de plus. Et la dame ſeule dedans auec
ſon ſcofiõ & ſa chemiſe toute couuerte de perles & de reries, ce qu’il veid par le coing du rideau, ſans eſtre apperceu
d’elle : car il y auoit vn grand flambeau de cyre blanche, qui rendoit
la chambre claire cõme de iour. Et de peur d’eſtre cogneu
d’elle, eſteingnit premieremẽt le flambeau, qui ardoit en ſa chãbre,
puis ſe deſpouilla en chemiſe, & ſ’alla coucher aupres d’elle.
Elle qui cuydoit que ce fuſt celuy qui ſi longuement l’auoit aimée,
le receut en la meilleure chere qui fut à elle poſsible. Mais
luy qui ſçauoit bien que c’eſtoit au nom de l’autre, ſe garda de
luy dire vn ſeul mot, & ne penſa que mettre ſa vẽgeance à execution :
c’eſtoit de luy oſter ſon honneur & ſa chaſteté, ſans luy
en ſçauoir gré ne grace. Mais contre ſon gré & deliberation, la
dame ſe tenoit ſi contente de ceſte vengeance, qu’elle penſoit
l’auoir recõpenſé de ſes labeurs, iuſques à vne heure apres mynuict
ſonné, qu’il eſtoit temps de dire à Dieu. Et à l’heure le
plus bas qu’il peut, luy demanda ſi elle eſtoit auſsi contente de
luy, que luy d’elle. Elle cuidant que ce fuſt ſon amy, luy diſt, que
non ſeulement elle eſtoit cõtente, mais eſmerueillée de la grandeur de ſon amour, qui l’auoit gardé vne heure ſans parler à
elle. A l’heure il ſe print à rire bien fort, luy diſant : Or ſus, madame,
me refuſerez vous vne autre fois, comme vous auiez accouſtumé de faire, iuſques icy. Elle qui le congneut à la parolle &
au riz, fut deſeſperée de honte qu’elle auoit, & l’appella plus de
mil fois meſchant traiſtre, & trompeur, ſe voulant ietter du
lict en bas, pour chercher vn couteau pour ſe tuer, veu qu’elle
eſtoit ſi malheureuſe d’auoir perdu ſon honneur, pour vn homme qu’elle n’aimoit point, & qui pour ſe venger d’elle pourroit
diuulguer ceſt affaire par tout le monde : Mais il l’a retint entre
ſes bras, & par bonnes & doulces parolles l’aſſeura de l’aimer
plus que celuy qui l’aimoit, & de celer ce qui touchoit ſon honneur,
ſi bien qu’elle n’en auroit iamais blaſme. Ce que la pauure
ſotte creut, & entendant de luy l’inuention qu’il auoit trouuée,
& la peine qu’il auoit priſe pour la gaigner, luy iura qu’elle
l’aimeroit mieulx que l’autre, qui n’auoit ſceu celer ſon ſecret.
Et diſt qu’elle congnoiſſoit le contraire du faulx bruit que lon
donnoit aux François : car ils eſtoient plus ſages, perſeuerans, &
diſcrets, que les Italiens. Parquoy d’oreſnauant elle ſe deportoit
de l’opinion de ceux de ſa nation, pour ſ’arreſter à luy. Mais
elle le pria bien fort, que pour quelque temps il ne ſe trouuaſt en lieu ne feſtin ou elle fuſt, ſinon en maſque : car elle ſçauoit
bien qu’elle auroit ſi grand honte, que ſa contenance la declareroit
à tout le monde. Il luy en feit promeſſe, & auſsi la pria
que quand ſon amy viendroit à deux heures, qu’elle luy feiſt
bonne chere, & puis peu à peu elle s’en pourroit desfaire. Dont
elle feit ſi grãde difficulté, que ſans l’amour qu’elle luy portoit,
pour rien elle ne l’euſt accordé. Toutesfois en luy diſant à
Dieu, la rendit ſi ſatisfaicte, qu’elle euſt bien voulu qu’il y fuſt
demeuré plus longuement. Apres qu’il fut leué, & qu’il eut reprins
ſes habillemens, ſaillit hors de la chambre, & laiſſa la porte
entreouuerte comme il l’auoit trouuée. Et pource qu’il eſtoit
pres de deux heures apres mynuict, & qu’il auoit peur de trouuer
le gentilhomme en ſon chemin, ſe retira au haut du degré,
ou bien toſt apres il veid paſſer & entrer en la chambre de ſa
dame. Et luy ſ’en alla en ſon logis pour repoſer ſon trauail : ce
qu’il feit, de ſorte que neuf heures du matin le trouuerent au
lict. Ou à ſon leuer arriua le gentilhomme, qui ne faillit à luy
compter ſa fortune, non ſi bonne comme il l’auoit eſperée. Car
il diſt, que quand il entra en la chambre de ſa dame, il la trouua
leuée en ſon manteau de nuict, auec vne bien groſſe fiebure,
le poux fort eſmeu, le viſage en feu, & en la ſueur qui commẽçoit
fort à luy prɐ̃dre, de ſorte qu’elle le pria s’en retourner incontinent :
car de peur d’inconuenient n’auoit oſé appeller ſes
femmes, dont elle eſtoit ſi mal, qu’elle auoit plus de beſoing
de penſer à la mort, qu’à l’amour, & d’ouïr, parler de Dieu, que
de Cupido : eſtant bien marrie du hazard ou il s’eſtoit mis, pour
elle, veu qu’elle n’auoit puiſſance en ce monde de luy rɐ̃dre ce
qu’elle eſperoit faire bien toſt en l’autre. Dont il fut ſi eſtonné
& marry, que ſon feu & ſa ioye eſtoient conuertiz en glace &
triſteſſe, & s’en eſtoit incõtinent departy. Et au matin au poinct
du iour, auoit enuoyé ſçauoir de ſes nouuelles, & que pour vray
elle eſtoit treſmal. Et en racomptant ces douleurs, pleuroit ſi
tresfort qu’il ſembloit que l’ame ſ’en deuſt aller par ſes larmes.
Bonnyuet qui auoit autant enuie de rire que l’autre de plorer,
le conſola le mieux qu’il luy fut poſsible, luy diſant, que les choſes
de longue durée ont touſiours vn commencement difficile
& qu’amour luy faiſoit vn retardemẽt pour luy faire trouuer
la iouïſſance meilleure, & en ces propos ſe departirent. La dame garda quelques iours le lict : & en recouurant ſa ſanté, donna
congé à ſon premier ſeruiteur, le fondant ſur la crainte qu’elle
auoit euë de la mort, & le remord de conſcience : & ſ’arreſta au
ſeigneur de Bonnyuet, dont l’amitié dura (ſelon la couſtume)
comme la beauté des fleurs des champs.
Il me ſemble, mes dames, que les fineſſes du gentilhomme valent bien l’hypocriſie de ceſte dame, qui apres auoir tant contrefaict la femme de bien, ſe declara ſi folle. Vous direz ce qu’il vous plaira des femmes (diſt Emarſuitte) mais ce gentilhomme feit vn tour meſchant. Eſt il dict que ſi vne dame en aimoit vn, que l’autre le doiue auoir par fineſſe ? Croyez (ce diſt Guebron) que telles marchandiſes ne ſe peuuent mettre en vente, qu’elles ne ſoient emportées par les plus offrans & derniers encheriſſeurs. Ne penſez pas que ceulx qui pourſuyuent des dames, prennent tant de peine pour l’amour d’elles, non non : car c’eſt ſeulement pour l’amour d’eulx & de leur plaiſir. Par ma foy, diſt Longarine, ie vous en croy : car pour vous en dire la verité, tous les ſeruiteurs que i’ay eu, m’ont touſiours commencé leurs propos par moy, monſtrans deſirer ma vie, mon bien, mon honneur : mais la fin en a eſté par eulx, deſirans leur plaiſir & leur gloire. Parquoy le meilleur eſt de leur donner congé des la premiere partie de leur ſermon : car quand on vient à la ſeconde, on n’a pas tant d’honneur à les refuſer, veu que le vice de ſoy, quand il eſt cogneu, eſt refuſable. Il fauldroit doncques, dict Emarſuitte, que des qu’vn homme ouure la bouche qu’on le refuſaſt, ſans ſçauoir qu’il veult dire. Parlamente luy reſpondit : Ma compagne, ne l’entendez pas ainſi : car on ſçait bien que des le commencement vne femme ne doit pas iamais faire ſemblant d’entendre ou l’homme veult venir, ne encores quand il l’a declaré, de le pouuoir croire : mais quãd il vient à en iurer bien fort, il me ſemble qu’il eſt plus honneſte aux dames de le laiſſer en ce beau chemin, que d’aller iuſques à la vallée. Voire mais, diſt Nomerfide, deuons nous croire par lá qu’ils nous aiment par mal ? eſt-ce pas peché, que de iuger ſon prochain ? Vous en croirez ce qu’il vous plaira, diſt Oiſille : mais il fault tant craindre qu’il ſoit vray, que des que vous en apperceuez quelque eſtincelle, vous deuez fuyr ce feu, qui a pluſtoſt bruſlé vn cueur, qu’il ne ſ’en eſt apperceu. Vrayement, diſt Hircan, voz loix ſont trop dures. Et ſi les femmes vouloiẽt (ſelon voſtre aduis) eſtre rigoureuſes, auſquelles la douleur eſt tant ſeante, nous changerions auſsi noz doulces ſupplications en fineſſes & forces. Le meilleur que i’y voye, diſt Simontault, c’eſt que chacun ſuiue ſon naturel : qu’il aime, ou qu’il n’aime point, le monſtre ſans diſsimulation. Pleuſt à Dieu, diſt Saffredent, que ceſte loy apportaſt autant d’honneur, qu’elle feroit de plaiſir. Mais Dagoucin ne ſe peut tenir de dire : ceux qui vouldroient mourir pluſtoſt que leur volonté fuſt congneuë, ne ſe pourroient accorder à voſtre ordonnance. Mourir ! diſt Hircan, encor eſt il à naiſtre le cheualier qui pour telle choſe publique vouldroit mourir. Mais laiſſons ces propos d’impoſſibilité, & regardons à qui Simontault donnera ſa voix. Ie la donne, diſt Simontault, à Longarine : car ie la regardois tantoſt qu’elle parloit toute ſeule, ie penſe qu’elle recorde quelque bon rolle, & ſi n’a point accouſtumé de celer la verité, ſoit contre homme ou contre femme. Puis que m’eſtimez ſi veritable, (diſt Longarine) ie vous racompteray vne hiſtoire, que nonobſtant qu’elle ne ſoit tant à la louange des femmes que ie vouldrois, ſi verrez vous qu’il y en a ayãs auſsi bon cueur, auſsi bon eſprit, & auſsi pleines de fineſſes, comme les hommes. Si mon compte eſt vn peu long, vous aurez patience.