L’Heidenmauer/Chapitre XV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 194-204).

CHAPITRE XV.


Je vous en prie, charmante femme et aimable fille, aplanissez mes affaires embrouillées.
ShakspeareLe Roi Henry IV.



Une heure plus tard, on aperçut la cavalcade de Heinrich Frey le long du Jaegerthal, sous la montagne de Limbourg, retournant à la ville. Quatre hommes légèrement armés, au service du comte Emich, accompagnaient à pied, sous prétexte de faire honneur au bourgmestre, mais en réalité pour le protéger contre les insultes de quelques traîneurs appartenant aux troupes de l’abbaye. Cette précaution n’était pas inutile, car le lecteur se rappellera que le sentier n’était qu’à une faible distance du monastère.

Tandis que les chevaux trottaient près des tours imposantes et des vastes bâtiments, visibles même pour ceux qui voyageaient dans cette vallée profonde, Heinrich, qui avait été plus pensif qu’à l’ordinaire depuis le moment où il avait passé sous la poterne d’Hartenbourg, devint plus, grave encore ; et Meta, qui était, comme de coutume, en croupe derrière lui, entendit un de ces profonds soupirs, signe infaillible que la partie intellectuelle de son digne père se livrait à un exercice qui ne lui était pas habituel.

Ce nuage ne se voyait pas seulement sur le visage du bourgmestre, les beaux traits de sa femme étaient empreints d’une sombre méditation, tandis que sa fille éprouvait cette sorte de préoccupation qui suit bien souvent une grande joie ; moment pendant lequel, l’esprit paraît occupé à examiner le passé, comme s’il voulait analyser les mérites et les avantages de ses plaisirs récents. Si l’on en excepte les domestiques mâles, la vieille Ilse était la seule qui revenait comme elle était partie, satisfaite d’elle-même, impassible, et toujours prête à parler.

— Le comte Emich t’a fâché, mon père, dit Meta vivement lorsqu’une aspiration, que chez un homme moins matériel on aurait pu appeler un soupir, lui donna lieu de croire que le bourgmestre luttait contre quelque pensée amère ; sans cela tu serais plus gai, et plus disposé à me donner tes conseils paternels, comme tu en as l’habitude lorsque nous voyageons l’un près de l’autre.

— L’occasion ne me manquera pas, jeune fille, et les murs de l’abbaye s’offrent à temps pour rafraîchir ma mémoire paternelle. Mais tu es dans l’erreur, si tu crois que le cœur du comte Emich et le mien ne sont pas liés comme l’étaient ceux de David et de Jonathas. Je ne connais pas d’homme que j’aime davantage, et, l’empereur et l’électeur exceptés, comme c’est mon devoir, pas de seigneur que je respecte plus.

— Tant mieux ! car je trouve que cela fait du bien de venir de temps en temps respirer l’air de ces montagnes ; mais ce qui me plaît par-dessus tout, c’est une visite à la chaumière de Lottchen !

Heinrich soupira encore, garda quelques moments le silence, et reprit la conversation.

— Meta, dit-il, tu atteins l’âge de femme, et il est temps de fortifier ton esprit, afin qu’il ne soit point trompé par l’adresse et la malice du monde. La vie est bien précaire, principalement pour les hommes braves et entreprenants, et nous vivons dans des temps dangereux, où celui qui est heureux aujourd’hui, entouré d’honneurs et de considération, peut être renversé demain, et même ce soir, pour rendre l’allusion plus précise ; or, ton père est mortel aussi bien que le plus vil reptile ou le plus indigne libertin de l’électorat, qui dépense dans de coupables débauches son bien, peut-être gagné péniblement par son père !

— Cela est vrai, mon père, répondit la jeune fille, qui, bien qu’accoutumée à la morale sans élégance du bourgmestre, ne l’avait jamais entendu parler avec si peu de déférence pour lui-même. Meta parlait d’une voix basse, comme si cette subite humilité de son père avait eu de l’influence sur sa propre estime d’elle-même. Nous ne valons pas mieux que les plus pauvres de Duerckheim, et nous sommes à peine aussi bons que la pauvre Lottchen et Berchthold.

Un plus profond soupir trahit le mécontentement de Heinrich.

— Laissez ces braves gens tranquilles, répondit-il, puisque chacun doit être sauvé ou damné pour son propre compte. Que Lottchen et son fils prennent le lot que la Providence leur envoie, nous devons maintenant nous occuper d’affaires sérieuses. Je voudrais raisonner gravement avec toi, et j’ai besoin que tu me prêtes la plus grande attention. Il est donc convenu que je suis mortel ; vous devez être certaine, Meta, que je ne parle point d’une chose aussi triste sans nécessité ; il s’ensuit que, tôt ou tard, nous serons séparés, et tu resteras orpheline. Ce grand malheur peut nous arriver beaucoup plus tôt que tu ne le penses ; car, je le répète, nous vivons dans des temps périlleux, où une tête chaude et du courage peuvent conduire un homme à une fin prématurée.

Le bras de Meta s’attacha avec plus de force à la taille du bourgmestre, qui prit cette douce pression pour une preuve du chagrin que cette supposition causait à sa fille.

— Pourquoi me parles-tu ainsi, s’écria-t-elle, puisque tu sais que cela nous rend tous les deux malheureux ? Quoique jeune, je suis peut-être destinée à partir la première.

— Cela est possible, mais peu probable, répondit Heinrich d’un air mélancolique. En donnant à la nature ses chances ordinaires, Je précéderai même ta mère, puisque j’ai dix bonnes années de plus qu’elle ; et quant à toi, je crains bien que tu n’aies le malheur de devenir orpheline. Dieu sait quelle sera l’issue de ces guerres qui nous entourent ; mais je crois qu’il est sage de se préparer à tout ; Lorsque le triste jour de la séparation arrivera, tu seras avec un digne soutien, qui protégera ta jeunesse et ton inexpérience.

— Mon père !

— Je veux parler de l’argent, ma fille, qui est une bénédiction ou une malédiction, suivant la manière dont on l’emploie. Si je mourais subitement, bien des galants oisifs et libertins te feraient la cour, jurant par leurs moustaches, par leur barbe, que tu leur es plus chère que l’air qu’ils respirent ; quand, pour dire la vérité, leur plus grand désir sera de voir ce que le défunt bourgmestre a laissé. Il y a beaucoup de difficultés à marier heureusement une fille d’une condition moyenne ; car, tandis que le défaut de naissance te ferme la porte du château et du palais, une grande fortune te donne le droit de prétendre plus haut qu’une simple bourgeoise. Je voudrais avoir un gendre qui eût de belles espérances, et qui cependant ne fût pas prodigue.

— Ce ne sont pas des qualités faciles à rencontrer, mon bon père, répondit Meta en riant ; — car peu de jeunes filles de son âge entendent faire des conjectures ou des plans pour leur établissement futur, sans une irritation nerveuse qui prend aisément l’apparence de la gaieté. — Le monde me semble divisé en deux classes, ceux qui gagnent et ceux qui dépensent.

— Ou bien, en sages et en fous ; il y a trois ingrédients qui entrent ordinairement dans les mariages des filles de ta condition, et sans lesquels il y a peu d’espérance de bonheur, et sans lesquels aussi on ne peut obtenir le respect : le premier, c’est l’aisance ; le second, le consentement des parents ; et le troisième, l’égalité de condition.

— Je croyais que vous alliez dire quelque chose du goût et de l’inclination, mon père.

— Folies, mon enfant ! tout ce qui est caprice peut changer ; Regarde ce paysan qui cultive les vignes de l’abbaye ; se croit-il moins heureux parce qu’il boit du vin aigre, que s’il se régalait du meilleur vin du Rhin, sorti du cellier du père Boniface ? Et cependant si le manant en avait le choix, ne penserait-il pas que la liqueur d’Hockeim est la seule digne de mouiller ses lèvres ? Cet homme se rendrait misérable s’il se mettait dans la tête qu’il lui faut changer de régime ; mais lorsqu’il est sobre et industrieux, quel est le bourgeois plus heureux que lui ? Oh ! j’ai souvent envié le bonheur de ces coquins lorsque j’étais accablé par des contrariétés ou par des pertes d’argent.

— Et voudrais-tu changer de condition avec ces vignerons, mon père ?

— À quoi penses-tu, jeune fille ? y a-t-il quelque chose qui vaille la fortune sur la terre ? et ceci me ramène à ce que je te disais. Il a été question aujourd’hui de quelques folies, pour ne pas dire présomptions, de la part du jeune Berchthold Hintermayer : on dit qu’il désire unir sa pauvreté à ta fortune.

La tête de Meta se pencha, et son bras, qui entourait la taille de son père, trembla d’une manière visible.

— Je crois que Berchthold n’a point songé à cela, répondit la jeune fille à voix basse, et en respirant péniblement.

— Tant mieux pour lui, car cela serait aussi déraisonnable de sa part que si tu voulais épouser l’héritier du comte Emich.

— Cette folle pensée ne m’est jamais entrée dans la tête, répondit Meta avec franchise.

— Tant mieux aussi pour toi, ma fille, puisque le seigneur d’Hartenbourg a fiancé son fils depuis bien des années. Maintenant que nous nous comprenons l’un l’autre, laisse-moi à mes pensées, car mon esprit est occupé d’affaires importantes.

En achevant ces mots, Heinrich se livra à ses réflexions, satisfait de la leçon paternelle qu’il venait de donner à sa fille ; mais dans les remarques vagues que le bourgmestre avait laissé échapper, Meta trouva des aliments suffisants à de tristes conjectures pour tout le reste du voyage.

Pendant le court dialogue qui avait en lieu entre Heinrich et Meta, il y avait eu aussi une conversation entre Ulrike et la vieille matrone qui était en croupe derrière elle. Le penchant naturel qu’avait Ilse à prendre la parole, et l’indulgence habituelle de sa maîtresse, l’invitèrent à rompre le silence aussitôt qu’elles eurent quitté le hameau et quelles furent assez loin en avant de la société pour pouvoir parler librement.

— Bien ! s’écria la nourrice, cette journée a été convenablement remplie ; nous avons eu d’abord les matines à Duerckheim, puis le sermon effrayant du père Johan, et la messe de l’abbaye ; ensuite nous avons été reçues avec honneur par le comte Emich : je ne crois pas, Ulrike, que vous ayez jamais vu le bourgmestre si fêté.

— Il est toujours dans les bonnes grâces du seigneur d’Hartenbourg, tu dois le savoir, Ilse, répondit la compagne d’Heinrich sans trop savoir ce qu’elle disait. Je désirerais qu’ils fussent moins amis dans ce moment.

— Oh ! vous rendez peu de justice à votre mari, il est honorable d’être honoré par ceux que le monde honore, et vous devriez souhaiter que le bourgmestre fût en faveur auprès de tous les grands, même auprès de l’empereur, si cela était possible. Mais vous avez toujours été singulière, même lorsque vous étiez encore enfant, et je ne pouvais pas être trop sévère pour un penchant qui venait de la nature, et qui n’était pas sans motif. Le ciel est juste envers les bons : quelle vie heureuse vous menez, Ulrike ! vous êtes ici la première devant tous ceux qui étaient autrefois vos égaux. La compagne d’un bourgmestre ! Pas un varlet, depuis la porte de Duerckheim, ou, pour mieux dire, depuis votre propre porte jusqu’à celle du château d’Hartenbourg, ne peut rester couvert lorsque vous passez ! Cela ne s’appelle-t-il pas être heureuse ! Puis nous avons le digne Heinrich pour maître, et l’on n’en trouverait pas un semblable à lui dans la ville pour tenir chacun en respect ; et Meta ! qui, sans contredit, est la jeune fille la plus sage et la plus belle ; vous-même, à peine moins fraîche que vous ne l’étiez autrefois, avec une santé et une humeur qui pourraient narguer les chagrins du veuvage, — quelle vie heureuse vous menez !

Ulrike sembla sortir d’un rêve, en entendant la nourrice faire ainsi le panégyrique de son bonheur ; elle poussa un long et profond soupir sans se rendre compte de ce qu’elle faisait.

— Je ne me plains point de mon sort, bonne Ilse.

— Si vous vous plaigniez, je ferais arrêter le cheval, afin de descendre ; car rien ne pourrait arriver de bon dans notre voyage après un tel blasphème ! Non, la reconnaissance après toutes les autres vertus, excepté l’humilité ; car l’humilité nous conduit à la faveur, et la faveur est proche parente de la reconnaissance elle-même. J’aurais voulu, Ulrike, que vous eussiez pu écouter ma dernière confession, j’aurais voulu que vous eussiez pu entendre les questions que j’ai adressées et les raisonnements que j’ai faits ! Je me confessais au père Johan ; et lorsqu’il eut écouté le petit nombre de mes fautes, car, bien que je sois une grande pécheresse comme tout le reste de l’humanité, je ne puis commettre de grands péchés contre le ciel à soixante et quatorze ans, nous nous mîmes à discuter des points de doctrine. Le moine soutenait que le plus saint pouvait pécher au point de mériter la damnation éternelle, lorsque j’aurais juré, s’il avait été convenable de jurer en pareil lieu, que le défunt prieur, le plus grand saint qui ait jamais vécu à Limbourg, aurait assuré que Dieu accordait sa miséricorde à tous ceux qui désiraient l’obtenir. Je ne m’étonne pas de ces hérésies qui circulent, lorsque les prêtres jettent un tel découragement chez les vieux et les faibles !

— Tu es trop habile à te complaire dans ces subtilités, Ilse ; une foi plus aveugle conviendrait mieux à ta condition.

— Et quelle est cette condition, je vous prie, pour qu’on trouve à la dédaigner ? Ne suis-je pas vieille, et quelqu’un peut-il dire mieux que moi ce qui est un péché ou ce qui n’en est pas un ? saviez-vous ce que c’était qu’un péché, dans votre enfance, avant que je ne vous l’eusse appris ? Ne suis-je pas mortelle, et par conséquent fragile ? Ne suis-je pas femme, et par conséquent curieuse ? Ne suis-je pas âgée, et par conséquent remplie d’expérience ? Adressez-vous à moi, et vous saurez ce que c’est qu’un péché, un péché qui a grand besoin de pardon.

— Bien, cela est possible, Ilse ; mais je voudrais que tu reportasses tes pensées sur le passé, et que tu prisses conseil de ton expérience dans une affaire qui me touche de près.

— Il doit être question de Meta, rien ne touche une mère d’aussi près que sa fille.

— Tu as raison en partie, c’est de Meta et de nous en effet que je désire parler. Tu as été plus d’une fois à l’Heidenmauer avec ma fille chercher les conseils de l’anachorète ?

— En effet, vous pouvez dire plus d’une fois, et peu de personnes de mon âge en seraient revenues si légèrement, et avec si peu de fatigue.

— Et que dit-on dans le pays du saint homme, de son origine, de son histoire, veux-je dire ?

— On en dit beaucoup, et ce sont des choses saintes et édifiantes. On pense qu’une de ses bénédictions vaut mieux que deux de l’abbaye ; car on ne connaît point de mal de lui, tandis qu’on impute au monastère bien des choses qui ne sont pas vraies, j’aime à le croire pour ma part, Ulrike, et je ne suis point une personne qui traite ces matières légèrement. Je me croirais plutôt sauvée par une seule prière de l’ermite que par celles de tous les religieux de Limbourg réunis. J’en excepte le père Arnolph, qui, s’il n’est point anachorète, mérite bien de l’être par ses vertus. Oh ! c’est un homme, si justice lui était faite, qui ne devrait jamais goûter d’autre liqueur que de l’eau de source, et n’avoir d’autre nourriture que du pain dur comme le rocher !

— Et as-tu vu l’ermite de l’Heidenmauer ?

— Il m’était suffisant d’avoir la vue de sa hutte. Je ne suis pas de ces personnes qui ne peuvent avoir de bonnes choses en leur possession sans en abuser. Je n’ai jamais levé les yeux sur le saint homme ; car c’est un remède que je garde soigneusement contre les tentations qui nous accablent même dans la vieillesse. Attendez que j’aie commis quelque grosse faute, et vous verrez comme j’irai lui rendre visite !

— Ilse, tu dois te rappeler encore les jours de mon enfance, et tu as eu connaissance de tous les événements qui ont eu lieu à Duerckheim depuis plusieurs années ?

— Je ne sais ce que vous appelez enfance, mais si vous voulez parler du premier cri que votre faible voix proféra, ou du premier regard de vos yeux, je me les rappelle comme si c’était hier soir.

— Et tu n’as pas oublié les jeunes gens et les jeunes filles qui partageaient nos jeux et nos fêtes, qui étaient heureux et gais dans leur temps comme la jeunesse d’aujourd’hui.

— Vous appelez cela de la gaieté ! ces fêtes sont des enterrements en comparaison de celles de ma jeunesse. Tous ceux qui sont nés depuis cinquante ans savent peu ce que c’est que les plaisirs et la gaieté. Si je vous racontais…

— Nous parlerons de cela un autre jour ; mais puisque ta mémoire est si présente, tu n’as pas sans doute oublié le jeune Von Ritterstein, celui qui était si bien reçu dans la maison de mon père ?

Ulrike parlait à voix basse, mais les mouvements doux du cheval qu’elle montait permettaient que chaque mot parvînt aux oreilles de sa compagne.

— Si je me rappelle Odo von Ritterstein ! s’écria la vieille, suis-je une païenne pour l’avoir oublié, lui et son crime ?

— Pauvre Odo ! il est sévèrement puni de sa faute par l’exil, m’a-t-on dit. Nous devons espérer que son offense lui a été pardonnée.

— Par qui ! par le ciel ? Jamais, Ulrike, un pareil crime ne peut être pardonné. Il y aura vingt ans cette nuit qu’il commit ce crime, comme tous les habitants du Jaegerthal le savent, car il y a eu des exorcismes et des messes sans nombre à l’abbaye à son sujet. Que pensez-vous donc du ciel, pour croire qu’il pardonne une pareille offense ?

— Ce fut un terrible péché ! dit Ulrike en tressaillant ; car bien qu’elle trahît le désir d’excuser le coupable, l’horreur que lui inspirait son crime dominait dans son esprit.

— Ce fut blasphémer Dieu et outrager les hommes ! Qu’il s’en repente dans cette vie, car son âme est dans un cruel danger !

Un profond soupir fut la réponse de la femme du bourgmestre.

— Je connaissais bien le jeune Odo von Ritterstein, continua la vieille matrone, et quoique son extérieur fût agréable et qu’il fût doué d’une manière de s’exprimer séduisante pour tous ceux qui veulent écouter une langue mielleuse, je puis me vanter d’avoir lu dans son âme dès notre première rencontre.

— Tu compris alors un terrible mystère !

— Ce ne fut point un mystère pour une femme de mon âge et de mon expérience. Qu’est-ce que c’est qu’un joli visage, une noble naissance, un air enjoué et un œil hardi, pour une femme qui a eu l’occasion d’observer et qui a vécu longtemps ? Non, non, j’ai lu dans l’âme du jeune Odo comme nos prêtres lisent dans leur missel. Il ne m’a fallu pour cela qu’un regard.

— Il est surprenant qu’une personne de ta condition ait si promptement et si bien compris ce que tant de personnes ont trouvé inexplicable : tu sais qu’il fut longtemps bien accueilli chez mes parents ?

— Et par vous, Ulrike ; et cela prouve la différence des opinions. Je n’ai pas été trompée un seul jour, pas une seule heure, sur son caractère. Que m’importait son nom ? On disait qu’il avait des croisés parmi ses ancêtres, et que ses aïeux avaient été sous un ciel brûlant et dans une terre lointaine pour délivrer le saint sépulcre ; mais je ne voulais rien entendre de tout cela ; je voyais l’homme avec mes propres yeux, et je le jugeai avec mon propre jugement.

— Tu voyais un homme dont les manières n’avaient rien que de distingué.

— Ainsi pensaient les personnes jeunes et légères ; je ne nie pas que son physique fût agréable, c’était le bon plaisir du Ciel. Je ne dis rien non plus contre son adresse dans les exercices du corps, et toutes les autres qualités qu’on estime dans un chevalier, car je ne bats point un ennemi à terre ; mais il avait des manières ! — Tenez, la première fois qu’il vint rendre visite à votre père, il parut en présence du digne bourgmestre comme s’il avait été l’électeur, au lieu d’un simple baron ; et bien que je fusse debout, attendant pour lui faire la révérence comme il convenait à son rang et à mon éducation, et cela arriva bien souvent, je n’obtins pas un regard favorable, pas un remerciement pas un regard de condescendance pour toutes mes peines. Ses yeux ne pouvaient pas s’arrêter sur la vieille nourrice, mais ils étaient fixés sur le visage de la jeune beauté, outre bien d’autres légèretés encore. Oh ! je le reconnus promptement pour ce qu’il était.

— Il avait des qualités et les défauts qui leur sont opposés.

— Bien pis que cela. Cent fois pis ! je puis vous indiquer bien facilement ses défauts : d’abord, c’était un libertin, il ne manquait jamais une occasion de débauche avec les moines qu’il a outragés.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Est-il raisonnable de supposer autre chose après ce que nous savons avec certitude ? Parlez-moi seulement d’un vice bien prononcé dans un homme, et je vous montrerai tous ceux qui l’accompagnent.

— Cela peut-il être vrai ? Ne devrions-nous pas plutôt penser que la plupart des hommes cèdent facilement aux choses vers lesquelles leurs propres passions les portent, tandis qu’ils résistent mieux à celles pour lesquelles ils éprouvent moins de penchant ? Il peut être vrai qu’il y ait telles fautes qui rendent ceux qui les commettent indifférents à l’opinion du monde qui les condamne ; mais j’espère qu’il y a peu d’hommes assez misérables pour renoncer à toute estime.

— Si vous aviez jamais vu un siège, Ulrike, vous ne parleriez pas ainsi. Voilà l’ennemi de l’autre côté du fossé, jurant, criant, faisant tout son possible pour alarmer la garnison ; je ne parle que de ce que j’ai vu trois fois dans notre ville de Duerckheim. Tant que la brèche n’est pas pratiquée et que les échelles ne sont pas placées, chacun va tranquillement dans les rues. Mais que l’ennemi entre une fois, soit par une fenêtre, soit par une cheminée, les portes volent, les piliers sont renversés, les cavaliers, les fantassins se heurtent jusqu’à ce que pas une maison n’échappe aux pillards et que pas un sanctuaire ne soit violé. Maintenant ce blasphème du seigneur Odo ressemble à une muraille qui s’est tout d’un coup abattue, laissant entrer tous les bataillons et tous les escadrons des vices.

— Sa faute fut grande, cela est certain, et le châtiment fut sévère. Cependant on peut attribuer sa faute à un moment de folie ou à un ressentiment provoqué.

— Ce fut un blasphème, et il fut puni comme tel ; pourquoi prendre plus longtemps sa défense ? Voici Meta, et il ne convient pas qu’elle entende sa mère faire l’apologie du péché. Rappelez-vous que vous êtes mère, et accomplissez vos devoirs avec prudence.

Comme le cheval qui portait le bourgmestre et sa fille s’approchait, Ulrike cessa de parler avec la patiente indulgence qu’elle avait eue pendant sa conversation avec la vieille femme. Il ne se passa rien de nouveau pendant le reste du voyage. Mais en atteignant sa demeure, Heinrich se hâta de tenir un conseil secret avec les principaux personnages de la ville.

Le reste de la journée se passa comme c’était alors l’habitude dans les villes ; les archers s’amusèrent à tirer de l’arc hors des murailles ; les arquebusiers s’exercèrent à manier leurs armes plus pesantes, mais comparativement plus dangereuses ; les jeunes gens des deux sexes dansèrent ; tandis que les cabarets étaient remplis d’ouvriers qui se délassaient des travaux de la semaine tout en buvant le vin salubre et peu coûteux du Palatinat ; çà et là on voyait paraître dans les rues un moine du monastère voisin, mais il y avait moins d’autorité et d’assurance dans ses manières qu’avant la promulgation des opinions de Luther, qui avait mis en question un si grand nombre des pratiques de l’Église établie.