L’Heidenmauer/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 234-245).

CHAPITRE XIX.


Je ne ferai jamais la folie d’obéir à l’instinct, mais j’agirai comme si l’homme s’était créé lui-même, et ne connaissait pas d’autre origine.
ShakspeareCoriolan.



Nous avons vu que les assaillants étaient conduits par le bourgmestre et par ses deux lieutenants, Berchthold et le forgeron. Ce dernier était suivi de trois de ses ouvriers, armés comme lui d’un marteau massif. Arrivés à la porte, ces artisans se mirent aussitôt à remplir les fonctions de pionniers avec autant de promptitude que de dextérité. Au troisième coup, porté par le bras robuste de Dietrich, la porte céda, et ceux qui étaient en avant se précipitèrent dans la cour.

— Qui es-tu ? s’écria Berchthold en saisissant un homme qui avait le genou appuyé sur la poitrine d’un autre, et qui lui barrait le passage. Parle, car ce n’est pas le moment de perdre le temps.

— Tout doux ! maître forestier, ne reconnaissez-vous plus vos amis ? Comment ! vous ne voyez pas que c’est Gottlob, qui tient le portier du couvent, de peur que le drôle ne barricade la porte ? Il y a des étrangers dans l’intérieur, et, consultant ses aises, le fidèle serviteur n’avait pas mis toutes les barres de fer ; autrement vous auriez pu frapper jusqu’à ce que les soldats du duc Frédéric fussent à vos trousses.

— À merveille, cher frère de lait ! Ton signal a été aperçu et compris. Mais, puisque tu connais si bien les lieux, conduis-nous tout de suite contre les hommes d’armes.

Himmel ! ce sont de vieux grisons qui ont la barbe rude, et qui n’aimeraient guère à voir troubler ainsi leur sommeil ; mais qu’à cela ne tienne. Choisissez les plus pieux de votre troupe, digne bourgmestre, pour marcher contre les moines, qui sont retranchés dans le chœur, et armés jusqu’aux dents de prières ; tandis que je conduirai leurs compagnons plus profanes à une expédition d’un autre genre contre les soldats de l’électeur.

Pendant que ce court dialogue avait lieu, tous les assaillants s’étaient précipités dans la cour, et leurs officiers s’efforçaient de maintenir quelque apparence d’ordre dans les rangs. Tous sentaient l’impérieuse nécessité de se débarrasser d’abord des troupes ; car, du côté des moines, il n’y avait certainement pas de cause immédiate d’appréhension. On laissa donc quelques hommes pour garder la porte, tandis qu’Heinrich, guidé par le vacher, se dirigeait avec le noyau de son armée vers le bâtiment où l’on savait que les soldats étaient casernés.

Dire que les assaillants étaient tout à fait tranquilles, ce serait exagérer leur valeur et faire injure aux soldats de l’électeur. D’après les opinions dominantes du siècle, l’invasion du couvent était un sacrilège ; car, bien que le protestantisme eût fait de grands progrès, les réformateurs eux-mêmes éprouvaient encore de pénibles scrupules à briser des nœuds cimentés par l’habitude et par de vieux préjugés. À ce sentiment secret il faut joindre le silence inexplicable qui régnait parmi les hommes d’armes, qui, comme Gottlob l’avait dit, étaient d’excellents soldats dans les occasions critiques. Placés dans les bâtiments qui étaient derrière la demeure de l’abbé, protégés par des murailles et au milieu des jardins, ils pouvaient opposer une terrible résistance.

Mais toutes ces réflexions ne traversèrent l’esprit des chefs que comme un éclair. Au moment d’un assaut il y a peu de loisir pour la pensée, surtout lorsque l’affaire est aussi avancée que celle que nous décrivons maintenant. Aussi tous nos guerriers, en se précipitant vers le point de l’attaque, étaient-ils poursuivis par de vagues pressentiments plutôt qu’ils ne concevaient une idée bien claire des dangers qu’ils pouvaient courir.

Gottlob avait évidemment profité de son mieux du temps qu’il avait passé dans l’abbaye, pour connaître à fond tous les tours et détours des différents passages. Il fut bientôt devant la porte de l’habitation de l’abbé, qui fut brisée en mille pièces par un seul coup de marteau de Dietrich ; et aussitôt les flots d’une soldatesque turbulente et effrénée se précipitèrent dans les appartements vides. L’instant d’après, tous les assaillants étaient réunis sur le terrain qui était derrière cette portion des bâtiments.

S’il n’y a rien qui déconcerte plus la violence et l’emportement qu’une fermeté froide, il n’y a rien qui intimide plus des assaillants qu’une inaction qui semble en quelque sorte les braver. Dans de pareils moments l’imagination devient plus formidable que ne le seraient les traits de l’ennemi ; elle évoque des dangers à la place de ceux qui, vus de près, pourraient paraître moins redoutables. Chacun sait que le moment qui précède le premier choc d’une bataille est le plus critique pour le courage du soldat ; différer la résistance, c’est prolonger ce moment, et par conséquent en augmenter l’influence.

Tous nos champions, sans en excepter les chefs, ressentirent l’effet de ce calme mystérieux qui régnait chez les troupes de l’électeur. Ils en vinrent même au point de s’arrêter et de se former en groupe, position la plus propre à les exposer à une défaite ; et l’on entendit parler sourdement de mines et d’embuscades. Berchthold vit que le moment était critique et qu’il n’y avait pas un instant à perdre.

— Suivez-moi ! s’écria-t-il en agitant son épée et en s’élançant vers les bâtiments silencieux où l’on savait que les hommes d’armes étaient casernés. Il fut vaillamment secondé par le bourgmestre et le forgeron, et toute la troupe, reprenant courage, se jeta en tumulte sur les portes et sur les fenêtres. Ce fut d’abord un bruit retentissant de coups de marteaux, puis un craquement général de planches brisées et de volets en éclats ; les barres, les verrous cédèrent, et les assaillants se précipitèrent dans l’intérieur. Mais leurs cris retentirent au milieu de salles désertes. Il y avait bien des restes de paille, des débris de nourriture, des traces d’une orgie récente, enfin cette odeur repoussante qui caractérise une caserne mal tenue ; mais nulle voix ne répondait à la leur ; nulle épées, nulle arquebuse ne se préparait à repousser leurs coups. La stupeur fut le premier sentiment qu’ils éprouvèrent en constatant ce fait important. Alors Heinrich et Berchthold donnèrent l’ordre d’amener le portier qu’ils avaient fait prisonnier.

— Explique-nous ce mystère, lui dit le bourgmestre d’un ton d’autorité ; que sont devenus les hommes d’armes du duc Frédéric ?

— Ils sont partis à l’entrée de la nuit, grand magistrat, laissant Limbourg sous la garde de son saint patron.

— Partis ! comment ? et pour aller où ? Si tu me trompes, drôle, ton saint Benoît lui-même ne t’empêchera pas d’être étrillé d’importance.

— De grâce ne vous mettez pas en colère, car je ne dis que la vérité. Au coucher du soleil, il est arrivé un ordre de l’électeur, qui rappelait jusqu’au dernier de ses hommes d’armes ; car il est serré de près, à ce qu’on dit, et il a grand besoin de secours.

Le silence qui suivit cette explication fit bientôt place aux acclamations les plus bruyantes, et quelques individus commencèrent à se détacher furtivement du corps principal pour satisfaire leur désir de pillage.

— Et quelle route ont-ils prise ?

— Ils sont descendus par le chemin pour les chevaux, en bon ordre et en silence, respectable Heinrich, et ils ont gravi la montagne en face pour ne pas donner aux bourgeois la peine d’ouvrir les portes à une heure aussi indue. Leur intention était de traverser les cèdres de l’Heidenmauer, et, descendant de l’autre côté du Camp, de gagner la plaine derrière Duerckheim.

Il ne restait plus de doute que la conquête ne fût achevée, et la troupe tout entière se débanda, les uns pour exécuter les ordres particuliers qu’ils avaient pu recevoir, les autres, comme ceux qui avaient déjà pris les devants, pour s’occuper de leurs propres intérêts.

Jusqu’à ce moment aucun maraudeur ne s’était approché de la chapelle. Comme ceux qui avaient dirigé l’attaque ne désiraient point qu’il fût fait personnellement aucun mal aux saints frères, les dispositions avaient été concertées de manière à laisser pendant quelque temps cette partie de l’abbaye à l’abri de toutes visites, dans l’espoir que les moines profiteraient de l’occasion pour s’échapper par quelqu’une des poternes secrètes qui communiquaient au cloître. Mais, comme il n’y avait plus d’ennemis armés à combattre, il fallut bien alors songer à la communauté. Déjà le pillage de leurs cellules était fort avancé, et les cris de joie, qui commençaient à sortir de plusieurs fenêtres, annonçaient que la riche et commode habitation de l’abbé lui-même subissait aussi la même opération.

Himmel ! murmura Gottlob, qui depuis le moment de sa délivrance n’avait pas quitté les côtés de son frère de lait, nos coquins dévorent des yeux les livres du très-révérend Boniface, maître Berchthold ! Il faudrait au moins leur dire quels sont ceux qui sont en latin, pour qu’ils ne chargent pas inutilement leurs épaules d’un fatras qu’ils ne pourront jamais déchiffrer.

— Laissez-les piller, dit Heinrich d’un ton brusque ; il est sorti autant de mal que de bien de tous ces bouquins, et Duerckheim ne s’en trouvera que mieux si les munitions diaboliques des bénédictins sont un peu moins abondantes. Il y en a dans la plaine qui soupçonnent que la nécromancie est renfermée dans quelques-uns des volumes qui portent un nom de saint sur le dos.

Peut-être Berchthold aurait-il risqué quelques observations, si son instinct ne lui eût dit que des remontrances, dans un pareil moment de désordre et de confusion, auraient été plus qu’inutiles. La conséquence fut, que des ouvrages précieux, de nombreux manuscrits, rassemblés pendant des siècles de scientifiques loisirs, furent abandonnés à la discrétion des gens incapables d’apprécier leur valeur, ni même de les comprendre.

— Allons trouver les moines, dit Heinrich, rengainant sa lourde épée pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté le bois. Ami forgeron, tu auras l’œil de ce côté, et tu veilleras à ce que tout ce dont nous sommes convenus soit fait et bien fait. Rappelle-toi que le fer est sur l’enclume, qu’il est chaud, et qu’il n’attend plus que ton marteau. Bats-le à outrance, de peur que quelque jour il ne serve à forger de nouvelles armes contre nous. Va, Dietrich ; tu sais ce que nous voulons, nous autres de la ville, et ce que nous attendons de tes talents.

Prenant Berchthold par le bras, le bourgmestre se dirigea vers la célèbre chapelle de l’abbaye. Ils furent suivis par une vingtaine d’artisans, troupe d’élite qui, pendant tout le cours de cette nuit mémorable, ne quitta pas un instant les deux chefs, comme si elle eût été choisie pour remplir ce devoir particulier.

Le silence lugubre qui avait rendu si imposants les aborda de la caserne, régnait également autour de la chapelle. Mais maintenant les vainqueurs marchaient contre un ennemi différent. Le pouvoir mystérieux de l’Église étendait encore sa redoutable influence sur presque tous les esprits. Des dissidents avaient proféré des paroles hardies, et, dans cette contrée, l’opinion publique commençait à se prononcer contre l’église romaine ; mais il n’est pas facile de détruire par les seuls efforts de la raison les profondes racines jetées par l’habitude. À cette heure même, nous voyons le monde civilisé presque tout entier commettre mettre des injustices grossières, évidentes ; et si nous pénétrons jusqu’au fond de leurs arguments, ne trouver guère rien de mieux pour les colorer, que de prétexter la dépravation du goût provenant de pratiques qui elles-mêmes ne sauraient admettre de justification plausible. Les effets vicieux de chaque système sont présentés comme autant d’arguments en faveur de son maintien ; car tout changement semble toujours, et est parfois un plus grand mal que le mal existant ; et des millions d’hommes sont condamnés à rester dans un état de dégradation et d’ignorance parce que leur triste partage a été d’être mis, par les chances précaires de la vie, au ban de la société. C’est ainsi que l’erreur engendre l’erreur, jusqu’à ce qu’enfin la philosophie et la justice elle-même se contentent de faire de timides essais pour pallier un mal qu’un traitement plus franc et plus hardi pourrait guérir radicalement. On ne sera donc pas surpris qu’Heinrich et Berchthold éprouvassent de violents scrupules sur le mérite de leur entreprise, à mesure qu’ils approchaient de la chapelle. Jamais peut-être un homme n’a devancé son siècle sans se défier parfois de ses propres principes ; et il est certain que Luther lui-même fut souvent obligé de combattre des doutes qui l’obsédaient. Néanmoins Berchthold était moins troublé que son compagnon, car il agissait sous les ordres d’un supérieur, et il était tout à la fois plus jeune et plus instruit que le bourgmestre. Il suffisait de la première de ces circonstances pour le décharger du fardeau de la responsabilité, tandis que l’autre, en affaiblissant l’influence de ses premières opinions, donnait une nouvelle force à celles qu’il avait embrassées. En un mot, il y avait entre Heinrich et Berchthold cette différence que tout le monde a dû remarquer, dans ce siècle éminemment progressif, entre celui qui a hérité des idées d’une génération qui n’est plus, et l’homme qui a pris celles de ses contemporains. Le jeune forestier n’était qu’un enfant lorsque la voix du réformateur s’était fait entendre pour la première fois en Allemagne ; et, comme il se trouva demeurer au milieu de gens qui prêtaient une oreille avide à leur nouvelle doctrine, il avait adopté presque tous leurs motifs de dissentiments, sans être presque exposé à l’influence d’une opinion contraire. C’est avec cette gradation que s’effectuent presque tous les changements salutaires, puisque ceux qui en sentent les premiers la nécessité peuvent rarement faire plus que d’arrêter les progrès de l’habitude ; laissant à leurs successeurs le soin de refouler le torrent et de lui faire prendre une nouvelle direction.

En pensant que Wilhelm de Venloo serait le premier à abandonner son poste, dans ce moment de tumulte et de danger, les chefs des assiégeants lui faisaient injure, car, quoique peu disposé à courir les risques ou à ambitionner les honneurs du martyre, l’abbé était au-dessus de l’influence de passions aussi abjectes ; et s’il ne se possédait pas assez pour maîtriser ses vices, il avait du moins une élévation d’esprit qui, dans les circonstances difficiles, vient au secours de celui qui a le bonheur d’en être doué. Lors donc que Heinrich et Berchthold entrèrent dans l’église, ils trouvèrent tous les moines rangés dans le chœur, attendant, comme les sénateurs romains, qu’on vînt les frapper tous ensemble dans l’exercice de leur sacré ministère. Il y avait peut-être autant d’adresse que de magnanimité dans la résolution que Boniface avait prise ; car en entrant dans la chapelle, le contraste qu’offraient le calme et le recueillement qui y régnaient, avec les scènes de brutalité et de violence dont ils venaient d’être témoins, ne pouvait manquer de faire une profonde impression sur les agresseurs.

Les cierges brillaient encore sur l’autel, les lampes jetaient leur clarté vacillante sur l’architecture déliée et sur les riches ornements des chapelles, tandis qu’à voir toutes ces figures pâles, toutes ces têtes tonsurées qui étaient à l’entour, on eût dit autant de sentinelles sacrées, placées près du tabernacle pour le préserver de toute souillure. Chaque moine était dans sa stalle, à l’exception du prieur et du père Johan, qui s’étaient placés sur les marches de l’autel ; le premier, comme prêtre officiant de la dernière messe, et le second par suite de son caractère fougueux et toujours outré, qui l’avait poussé à poser sa personne comme un bouclier devant l’arche sainte. L’abbé était sur son trône, calme, immobile, quoique cependant on pût lire sur son front hautain l’expression d’une colère profonde et concentrée.

Le bourgmestre et Berchthold firent signe à leurs compagnons de rester sous les ailes de l’église, et ils avancèrent seuls dans le chœur. Ils avaient tous deux la tête découverte. Aucun mouvement ne se manifesta parmi les moines, pendant qu’ils traversaient la nef à pas lents. Tous les yeux semblaient attachés par un charme commun, sur le crucifix d’ivoire orné de pierres précieuses qui était sur l’autel. Le sang d’Heinrich se glaça sous l’influence de ce calme solennel, et lorsqu’il arriva aux marches de l’autel, où il se trouva en face de l’abbé et du prieur, dont l’un lui inspirait autant de crainte que de haine, tandis qu’il avait pour l’autre un amour et un respect véritables, la résolution de l’honnête bourgmestre était sensiblement ébranlée.

— Qui es-tu ? demanda Boniface, voyant à l’air d’indécision et de trouble du magistrat que c’était l’instant le plus favorable pour lui adresser la parole.

— Par saint Benoît, il me semble que mon visage n’est pas étranger dans Limbourg, très-saint abbé, répondit Heinrich, faisant un effort pour imiter le sang-froid du bénédictin, quoique cet effort ne fût sensible que pour lui ; bien que je n’aie ni la tonsure ni la sainteté d’un moine, je suis assez connu de tous ceux qui habitent à Duerckheim ou dans les environs.

— En effet, j’aurais dû dire, qu’es-tu ? ton nom et tes qualités me sont connus, Heinrich Frey ; mais à quel titre te permets-tu maintenant d’entrer dans l’église de Limbourg, et de montrer ce manque de respect pour nos autels ?

— Pour vous parler franchement, révérend Boniface, c’est en qualité de premier magistrat de Duerckheim, cette ville si froissée dans ses intérêts, si longtemps outragée, qui est fatiguée de l’orgueil et des exactions des moines, et qui s’est enfin chargée de se faire justice elle-même, que je parais devant vous. Vous ne voyez pas ici des citoyens paisibles, réunis pour dire des prières ou pour chanter des hymnes, mais des gens armés, bien décidés à délivrer à jamais le pays du fléau qui l’opprime.

— Tes paroles ne sont pas moins hostiles que ton costume, et ce que tu dis ici n’est que trop d’accord avec ce que tes grossiers compagnons font en dehors de ce lieu sacré. As-tu bien pesé les conséquences de cette audacieuse démarche de ta ville, Heinrich ?

— Oui, elles ont été pesées, Boniface, pesées bien des fois et dans bien des réunions différentes.

— Et n’as-tu aucune crainte de Rome ?

— C’est une autorité qui perd tous les jours de son crédit dans cette contrée, révérend bénédictin. À ne vous rien cacher, ce que nous craignions le plus, c’était le ressentiment du duc Frédéric, mais cette crainte est considérablement diminuée par la certitude qu’il a trop d’affaires sur les bras en ce moment pour pouvoir aisément s’occuper des nôtres. Nous ne savions pas, il est vrai, qu’il avait rappelé ses hommes d’armes, et nous nous attendions même à avoir quelques coups à échanger avec eux ; mais vous comprendrez sans peine que leur absence ne diminue en rien la confiance que nous avons en notre cause.

— l’électeur peut recouvrer toute sa puissance, et alors ceux qui auront osé profiter de sa détresse actuelle auront de grands comptes à rendre.

— Nous sommes des marchands et des artisans, bon Boniface, et nous avons fait nos calculs avec quelque soin. S’il faut payer le prix de l’abbaye, — ce qui n’est nullement certain, — nous regarderons le marché comme avantageux, tant qu’elle ne pourra pas être rebâtie. Le frère Luther est en train de poser une pierre angulaire qui empêchera le diable de jamais tenter de reconstruire ce nous nous proposons de renverser aujourd’hui.

— C’est ta dernière réponse, bourgmestre ?

— Je ne dis pas cela, assurément. Envoyez demain vos propositions au conseil de la ville, et si elles nous conviennent, il est possible qu’un accommodement prévienne toute autre réclamation à l’avenir. Mais il faut que ce qui a été si bien commencé soit achevé aussi heureusement.

— Alors, avant que je quitte cette sainte demeure, écoute ma malédiction, dit Boniface en se levant avec dignité : — Sur toi et sur ta ville, sur tout ce qui t’appelle magistrat, parent…

— Arrêtez ! ne prononcez pas ces affreuses paroles, s’écria une voix perçante de femme qui sortait du milieu des colonnes derrière le chœur. — Grâce ! grâce ! très-révérend et très-saint abbé ! ajouta Ulrike, pâle, tremblante et agitée dans tous ses membres d’un mouvement convulsif, quoique ses yeux brillants et égarés annonçassent qu’elle était soutenue par un sentiment plus qu’humain. — Saint prêtre, arrêtez ! Il ne sait pas ce qu’il fait. Je ne sais quel vertige s’est emparé de lui et de sa ville. Ils ne sont que des instruments dans les mains d’un homme plus puissant qu’eux.

À la vue d’Ulrike, Boniface reprit sa place, disposé à attendre l’effet de cet appel.

— Vous ici ! dit Henrich, en regardant sa femme avec surprise, mais sans colère et sans méfiance aucune.

— Oui, ici, très-heureusement, pour détourner cet horrible châtiment de toi et de tous les tiens !

— Je vous croyais occupée à prier avec le pauvre Odo von Ritterstein, dans son triste ermitage de l’Heidenmauer.

— Et peux-tu bien penser au crime qui a réduit le pauvre Odo à cet état de souffrance et de pénitence, et rester ici les armes à la main et la menace à la bouche ? Tu vois que des années ne suffisent pas pour soulager une âme chargée du poids d’un sacrilège. Ah ! si tu avais été avec moi pour être témoin du désespoir amer auquel le malheureux était en proie, tandis qu’à genoux sur ces degrés, il écoutait la messe que l’on a dite pour lui cette nuit, tu aurais pu apprendre combien est profonde la blessure que fait au cœur le courroux de Dieu !

— Il est vraiment étrange, dit le bourgmestre stupéfait, que ceux dont j’espérais si bien être débarrassé, et qui me semblaient ne pouvoir ni soupçonner ni troubler notre entreprise, viennent nous traverser au moment où tout allait être fini. Saperment ! jeune Berchthold, tu vois de quelle manière les griffes du mariage serrent le plus brave d’entre nous, tout cuirassé qu’il puisse être !

— Et toi, Berchthold Hintermayer, s’écria Ulrike en se tournant vers lui, toi, le fils de ma plus chère amie, l’enfant de ma plus tendre espérance, tu viens aussi, complice de cet affreux sacrilège, tu viens, comme un voleur nocturne, attaquer de saints personnages qui sont désarmés !

— Personne ne vous aime et ne vous honore plus que moi, dame Ulrike, répondit-le jeune homme en s’inclinant d’un air sincèrement respectueux ; mais c’est à maître Heinrich qu’il faut vous adresser, car c’est lui qui dirige nos mouvements.

— Eh bien ! c’est sur toi, Heinrich, comme chef de cet attentat, que tombera le poids le plus lourd de la malédiction du ciel. Qu’importe que les bénédictins soient avides, qu’ils aient trop d’arrogance, ou que quelques-uns d’entre eux aient oublié leurs vœux ! ce temple en est-il moins le temple du Seigneur ? en est-ce moins son autel, devant lequel tu ne crains pas de te présenter avec un cœur haineux et des intentions hostiles ?

— Allons, bonne Ulrike, répondit Heinrich en baisant le front pâle mais toujours beau de sa femme, qui avait appuyé sa tête sur son épaule pour reprendre ses sens, tandis qu’elle tenait la main due bourgmestre fortement serrée dans les siennes, comme pour l’empêcher d’aller plus loin ; — allons, tu es une excellente femme, mais, vois-tu, ton sexe n’entend rien à la politique. Cette affaire a occupé plus d’un conseil : et, par ma barbe, langue de femme ne saurait changer les résolutions de Duerckheim. Allons, retire-toi avec ta nourrice, et laisse-nous faire ce qui nous convient.

— Et il te convient donc, Heinrich, de braver le ciel ? Ne sais-tu pas que les crimes du père retombent sur l’enfant ; — que le mal fait aujourd’hui, quand même nous remporterions un succès éphémère, ne peut manquer d’être suivi d’un châtiment terrible ? Quand même il n’y aurait d’autre pouvoir que la conscience, tant que ce juge redoutable restera sur la terre, il n’y a pas d’impunité à espérer. Dois-tu donc tout à ton conseil de Duerckheim et à sa politique intéressée ! As-tu oublié l’heure où mes pieux parents t’ont donné ma main, la manière dont tu m’as engagé ta foi, la promesse que tu as faite au pied de l’autel de me protéger moi et les miens, de me tenir lieu des amis que je n’avais plus, de père et de mère ; en un mot, d’être tout pour celle qui s’unissait à toi ? Meta, — ce gage de notre mutuelle tendresse, — Meta n’est-elle rien pour que tu te fasses un jeu de compromettre son avenir et sa tranquillité ? Allons, cède à un bon mouvement ; abjure un moment d’erreur ; songe à ta famille, songe à ceux que la nature et la loi condamnent à souffrir de tes fautes, comme elles les autorisent, par les nœuds les plus sacrés, à se réjouir de ta clémence et de ta merci.

— Jamais femme a-t-elle été plus acharnée à se jeter à la traverse d’une noble entreprise ! dit le bourgmestre, qui, en dépit de lui-même, avait été sensiblement touché de ce tableau rapide, mais énergique, de ses devoirs domestiques, et qui était fort embarrassé pour trouver les moyens de sortir de la position dans laquelle il se trouvait. Tu serais beaucoup mieux dans ta chambre, ma bonne Ulrike. Meta va entendre parler de cette affaire, et elle prendra l’alarme. Va vite la rassurer, tu auras une escorte telle qu’il convient à ma dignité et à ton mérite.

— Berchthold, c’est à toi que j’adresse mon dernier appel. Ce père cruel, cet époux insouciant, est trop occupé de son conseil et des prétendus intérêts de sa ville pour songer encore à Dieu. Mais toi, tu as de jeunes espérances, tu as des sentiments qui conviennent à ton âge et à ton caractère. Penses-tu, imprudent, qu’une fille comme Meta risquera de confier sa dernière chance de bonheur au complice de cet attentat, quand elle n’aura elle-même d’autre dot à lui apporter que sa part de responsabilité dans le crime de son père ?

Un mouvement qui se fit parmi les moines, qui jusque-là avaient écouté avec une attention partagée entre la crainte et l’espoir, empêcha le bourgmestre incertain et son jeune compagnon de lui répondre. Ce mouvement était causé par l’approche du groupe qui jusqu’alors s’était tenu à l’écart au fond de la nef, mais qui saisit ce moment d’indécision pour s’avancer au milieu du chœur. Un homme en sortit, et, rejetant le manteau dont il était enveloppé, il laissa voir les traits d’Emich de Leiningen. Dès qu’Ulrike rencontra le regard inflexible du baron, qui était armé, elle cacha sa figure dans ses mains, et sortit précipitamment. Berchthold et son mari la suivirent, et ils ne revinrent prendre part à l’œuvre de la nuit qu’après avoir mis la pauvre Ulrike sous la protection d’un détachement de bourgeois dévoués.