L’Heidenmauer/Chapitre XIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 170-182).

CHAPITRE XIII.


Hélas ! par tout ce que j’ai lu, par toutes les histoires et tous les contes que je connais, je sais que le cours d’un véritable amour ne fut jamais paisible.
Shakspeare



Lorsque la porte fut fermée sur le mari, le comte se tourna vers Ulrique et lui dit :

— J’aime le jeune Berchthold Hintermayer, et je voudrais de tout mon cœur vous aider dans une affaire que vous souhaitez de voir terminer selon vos désirs.

— Il ne serait pas naturel qu’une mère ne ressentît aucune inquiétude pour le bonheur de son enfant. Dans la jeunesse, seigneur comte, nous regardons devant nous, remplissant l’avenir de scènes peintes d’après nos propres désirs, et peuplent le monde d’êtres qui nous semblent le plus nécessaires à notre bonheur. Mais lorsque nous avons atteint le sommet de la montagne, nous pouvons découvrir à la fois le commencement et la fin de la vie ; c’est là que nous trouvons pour la première fois la vérité. Je suis aussi peu disposée qu’une autre à consentir brusquement à une union sans autre garantie qu’une aveugle et tumultueuse passion, qui se consumera dans sa propre violence. Mais, d’un autre côté, ceux qui connaissent la vie comme je la connais ne peuvent considérer légèrement cette ressemblance de goûts et d’opinions, cette délicatesse de sentiment qui doivent à coup sûr entretenir l’amour dans le mariage.

— On te croit heureuse dans ton ménage, Ulrike.

— Dieu m’a donné plus d’un bonheur. Mais il est question de Meta, seigneur comte.

Ulrike, malgré son empire sur elle-même, avait changé de couleur. Mais la dignité qui lui était habituelle vint promptement à son secours. Emich prit cette émotion passagère pour la réserve d’une femme qui voulait réprimer une curiosité importune.

— Il est question de Meta en effet, répondit le comte, et, par saint Benoît, le jeune homme ne manquera pas d’appui. Mais une faveur mérite sa récompense. Si je protége cette affaire du mariage de votre fille, mon Ulrike, en retour, j’attends un service non moins important pour moi.

La femme du bourgmestre leva les yeux sur Emich avec une grande surprise. Une femme qui n’eût pas conservé aussi pur le respect qu’elle se devait à elle-même aurait pu douter de ce qu’elle entendait. Mais les regards d’Ulrike n’exprimaient que la curiosité et l’innocence.

— Vous mériterez bien plus que je ne pourrai vous accorder, seigneur comte, si vous pouvez assurer le bonheur de Meta.

— Belle dame, dit le comte en s’asseyant près d’Ulrike, et en prenant sa main avec la liberté d’un supérieur et celle que les usages autorisaient, tu sais de quelle manière ces bénédictins troublent depuis longtemps la vallée ; possédant la confiance de ton mari, tu dois avoir soupçonné que, fatigués de leur insolence et de leurs exactions, nous avons sérieusement songé aux moyens de les réduire à la modestie qui convient à leur sainte profession, et qui leur siérait mieux que leurs prétentions.

Emich s’arrêta, regardant avec attention le visage calme de la belle Ulrike. Il avait sans le savoir touché un sujet qui avait été le principal motif pour lequel Ulrike était venue surprendre les deux conspirateurs. Elle soupçonnait depuis longtemps les intentions du comte, et bien qu’elle sentît une profonde inquiétude sur l’avenir de Meta, et qu’elle eût profité avec plaisir d’une occasion si favorable de rompre la glace sur un secret qu’elle devait révéler tôt ou tard, son but principal était de prévenir Heinrich des conséquences probables du complot. Dans cette disposition, elle entendit avec un secret plaisir ce que lui disait le comte Emieh, et elle se prépare à lui répondre comme elle le méditait depuis longtemps.

— Tout ce que vous dites, seigneur comte, repliqua-t-elle, a depuis longtemps frappé mon esprit, et je regrettais profondément que ceux que j’honore et que j’aime eussent projeté de coupables outrages contre les autels, et tramé d’odieux artifices pour interrompre les louanges de Dieu.

— Comment ! appelez-vous les criailleries de ces coquins, des louanges ? ce n’est que de l’hypocrisie, s’écria Emich. Ne sont-ils pas les instigateurs de la plupart de nos péchés par leur exemple, les soutiens de toutes les querelles et de tous les troubles dans le voisinage ? Considérez, bonne Ulrike, que le ciel n’est pas un champ où nous soyons poussés en aveugles ; mais faisant partie du troupeau, n’avons-nous pas au moins le droit, comme nous en avons les moyens, de juger si les bergers sont convenables ou non à leur emploi ?

— Et s’ils étaient indignes de leur devoir, d’où avons-nous reçu le droit de les attaquer ?

— Par le Dieu vivant ! bonne dame, nos épées comptent-elles pour rien ? Un nom noble, une longue suite d’aïeux, des droits établis depuis des siècles pour commander, et un cœur courageux pour entreprendre, n’est-ce donc là rien non plus ?

— Lorsque toutes ces choses se dirigent contre le Tout-Puissant, elles ressemblent aux feuilles de nos forêts, chassées par la tempête ; elles sont moins encore que les flocons de neige qui viennent se fondre en hiver contre les tourelles de votre château. Limbourg fut élevé en l’honneur de Dieu, et celui qui portera la main sur ses murailles sacrées pourra s’en repentir dans le malheur. S’il y a d’indignes ministres des autels, il y en a aussi qui sont des anges sur la terre ; et s’il n’en était pas ainsi, la mission est trop haute pour être souillée par les faiblesses de ceux qui abusent de la confiance qu’on leur accorde.

Le comte était troublé, car Ulrike parlait avec chaleur, et sa voix avait une douce persuasion. Il appuyait son menton sur une main, comme un homme qui réfléchit aux hasards d’une entreprise.

— Que pensez-vous, Ulrike, de ce religieux de Wittenherg ? demanda-t-il enfin ; si nous avions besoin d’une autorité ecclésiastique pour abaisser la fierté de Limbourg, pourrions-nous nous adresser à lui comme à un homme honnête et éclairé ?

— Je suis de ceux qui pensent que le frère Luther est honnête. Je suis aussi une de celles qui pensent qu’il est dans l’erreur, mais il est loin de conseiller la violence.

— Par saint Benoît ! Ulrike, vous vous êtes entretenue avec le père Arnolph sur cette question ; un écho ne répète pas plus fidèlement les sons que vous ne répétez les sentiments du prieur.

— Il n’est pas étonnant que ceux qui aiment Dieu pensent et parlent de même dans une affaire qui se rapporte à lui. Je n’ai rien dit de vos desseins au père Arnolph, ni à aucune autre personne de l’abbaye, car il n’est pas facile à Ulrike Frey d’oublier qu’elle est femme et qu’elle est mère. J’ai prié souvent pour que les cœurs de ceux qui méditent ce dangereux sacrilège soient adoucis, et que pour leur propre sûreté ils puissent comprendre toute l’impiété de leur complot. Croyez-moi, comte, l’être terrible qui est adoré à Limbourg n’oubliera pas de se venger de ceux qui méprisent son pouvoir !

— Vous êtes certaine, Ulrike, que vos opinions ont du poids dans mon esprit, car depuis mon enfance je connais et je révère votre sagesse. Si vous aviez eu ces droits que la naissance seule peut donner, vous ne seriez point aujourd’hui passagère dans ce château, mais vous y seriez maîtresse absolue. L’obéissance que j’eus alors pour le bon plaisir de mon père me causa bien des chagrins pendant plusieurs années, et je ne retrouvai la tranquillité qu’à l’instant où la naissance d’un fils aîné tourna mes idées vers l’ambition.

Il est rare qu’une femme entende parler du pouvoir de ses charmes sur le sexe le plus fort sans une satisfaction secrète, et il n’y avait rien eu dans l’attachement auquel le comte faisait allusion qui pût alarmer les principes ou la délicatesse d’Ulrike ; pendant qu’elle écoutait les souvenirs de sa jeunesse, son sourire produisit sur ses beaux traits un effet ressemblant à la lumière mélancolique qui éclairait la chapelle de Limbourg ; il était doux, paisible, et s’il nous est permis de hasarder cette expression, il était coloré des teintes du passé.

— Nous ne sommes plus jeunes, Emich, répondit-elle en retirant sa main, que le comte pressait avec tendresse, et les souvenirs que vous rappelez appartiennent à un temps bien éloigné ; mais si vous avez en effet cette bonne opinion de ma prudence, vous pouvez être sûr que je n’ai jamais rien dit de vous qui ne vous fît honneur. Outre la volonté du vieux comte, il y eut encore d’autres raisons qui m’empêchèrent de recevoir vos hommages, comme on vous en informa alors, car aucun de nous ne doit censurer ces affections qui dépendent du goût ou du hasard.

— Par les onze mille vierges de Cologne ! Henrich Frey était à peine digne de faire cette injure à l’héritier de ma famille et de mon nom !

— Heinrich Frey reçut ma foi comme la noble Hermengarde reçut la vôtre, seigneur d’Hartenbourg, répondit Ulrike avec le calme d’une femme qui n’avait jamais pris d’intérêt au refus auquel elle faisait allusion, et avec la dignité d’une épouse qui sent ce qu’elle doit à son mari. Par une faveur du ciel, nous sommes tous les deux plus heureux que si nous nous étions mariés par amour ; mais si vous pûtes refuser le bonheur, car, dans votre jeune imagination, vous regardiez ma main comme le gage d’un heureux avenir, pour obéir à votre père terrestre, pourrez-vous défier celui qui est dans le ciel, pour satisfaire un désir moins excusable ?

— Continuez, Ulrike, vous me pressez jusque dans mes derniers retranchements ; je ne sais pas même si j’ai jamais médité l’entreprise à laquelle vous faites allusion.

— Ou, dans un autre langage, vous n’êtes pas encore décidé à commettre le sacrilège. Avant que votre bras frappe un coup irréparable, seigneur comte, écoutez une femme que vous avez aimée dans votre jeunesse, et qui se rappelle encore cette préférence avec un sentiment de gratitude.

— Vous êtes plus indulgente, comme femme, que vous ne l’étiez comme fille ; voici le premier mot de pitié qui vous soit échappé pour tous les chagrins que vous m’avez causés autrefois.

— Pitié est un terme qu’il conviendrait mal à Ulrike Haitzinger d’employer en s’adressant au comte de Leiningen. J’ai dit gratitude, monseigneur ; car la femme qui prétendrait ne point éprouver ce sentiment pour l’honorable jeune homme qui l’a préférée à toutes les autres femmes de son sexe, ne se rendrait pas justice à elle-même. Je n’ai jamais nié que vos hommages ne m’aient causé à la fois de la satisfaction et du chagrin ; de la satisfaction en pensant qu’une personne de votre rang croyait trouver en moi de quoi justifier son choix ; du chagrin, parce que vous deviez nécessairement être désappointé.

— Et si nos naissances avaient été égales, douce Ulrike ; si vous étiez, comme moi, sortie d’une noble souche, ou si, comme vous, j’étais né dans une plus humble sphère, auriez-vous trouvé dans votre cœur l’excuse d’une réponse différente ?

— Nous sommes ici pour nous entretenir sur d’autres sujets, seigneur d’Hartenbourg, et non pas pour nous livrer à ces vains souvenirs d’enfance.

— Dieu de ma vie ! appelez-vous les douleurs d’une affection trompée un vain souvenir d’enfance ! Vous avez été froide toute votre vie, et trop disposée à l’indifférence en tout ce qui ne touchait pas les paisibles devoirs de famille.

— Cela peut être, comte Emich, mais je regarde comme un avantage de sentir plus vivement lorsque le devoir dirige les affections.

— Je me rappelle votre dernière réponse qui me fut rapportée par votre amie, la mère du jeune Berohthold (et si justice était faite, je n’en devrais pas une grande reconnaissance à ce jeune homme). Vous répondîtes que la fille d’un bourgmestre n’était pas digne d’être la compagne d’un baron, et vous me priâtes d’obéir respectueusement au comte mon père, afin que sa bénédiction pût alléger mon chagrin. Si la vérité était connue, on saurait que cette réponse ne vous coûta pas davantage que si vous aviez refusé une simple grâce à une de vos suivantes !

— Si la vérité était connue, Emich, elle parlerait différemment ; vous étiez jeune alors, et, quoique violent et emporté, vous aviez de nobles qualités, et vous feriez injure aux sentiments d’une fille mélancolique et rêveuse, si vous pensiez qu’elle eût voulu de gaieté de cœur donner du chagrin à celui de qui elle avait reçu une marque d’estime.

— Eh bien ! encore une fois, Ulrike, si j’avais été le fils de ton égal, ou si tu avais été la fille de quelque grand de l’empire ?…

— Dans ce cas, seigneur comte, la réponse eût été la même, interrompit Ulrike avec fermeté bien que son visage trahît quelque émotion. Le cœur d’Ulrike Haitzinger parla dans cette réponse aussi bien que sa prudence.

— Par la vérité de Dieu ! vous êtes d’une cruelle simplicité, s’écria le comte en se levant brusquement, et perdant cette expression de douceur que le souvenir des sentiments de sa jeunesse avait donnée à ses traits, qui reprirent leur caractère de dureté habituelle. Vous oubliez, dame Frey, que je suis un pauvre comte de Leiningen.

— Si j’ai manqué au respect que je vous dois, répondit la douce Ulrike, je me souviendrai maintenant de ma faute et elle ne se renouvellera plus.

— Je ne voulais rien vous dire de désagréable, mais votre réponse cruelle m’avait bouleversé l’esprit. Nous avions aussi parlé de ces maudits moines, et le sang me monte à la tête aussitôt qu’il est question d’eux. Vous pensez donc, mon excellente voisine, que, comme chrétiens, nous sommes obligés de nous son mettre aux exactions de ces révérends coquins, et que nous venger c’est attaquer l’autorité du ciel ?

— Vous posez le cas à votre guise, comte ; je n’ai point parlé d’une abjecte patience ni d’une soumission inutile. Si les moines de Limbourg oublient la sainteté de leurs vœux, cela regarde leur propre salut. Quant à nous, nous devons nous garder de toute offense envers celui que nous devons adorer.

— Bonne Ulrike, interrompit le comte en reprenant son siège avec la familiarité dont il avait usé au commencement de cette conversation, parlons en toute liberté de l’inclination de votre fille : j’aime le jeune Berchthold, et je veux lui rendre service si j’en trouve les moyens ; mais je crains bien que nous n’ayons beaucoup de peine à amener Heinrich Frey à consentir à cette union.

— La crainte de son refus m’a causé beaucoup d’inquiétude, comte d’Hartenbourg, répliqua la tendre mère, car le bourgmestre n’est pas un homme qui change promptement d’opinion. Les conseils trop zélés de ses amis augmentent sa confiance en lui-même, au lieu d’ébranler ces résolutions que le plus sage d’entre nous forme souvent à la hâte et sans y réfléchir.

— Ce penchant de votre excellent mari ne m’avait point échappé. Mais Heinrich Frey fut marié si heureusement lui-même, bien qu’il n’apportât aucune richesse de son côté, qu’il ne peut pas raisonnablement être trop sévère pour un jeune homme qui aurait connu une meilleure fortune sans les malheurs de ses parents. Celui qui fut pauvre devrait respecter la pauvreté dans les autres.

— Je crains que ce ne soit pas le penchant de la nature humaine, répondit la pensive Ulrike, ignorant presque ce qu’elle disait. L’expérience prouve chaque jour que ceux qui se sont élevés montrent le moins de condescendance pour ceux qui restent en arrière. Et comme personne ne prise les honneurs autant que ceux pour lesquels ils sont nouveaux, il ne faut pas espérer que l’homme heureux oubliera de si tôt les inquiétudes poignantes de l’adversité, pas plus que celui qui est nouvellement élevé aux honneurs n’approfondira leur vanité.

— Heinrich n’est pas assez jeune en expérience et assez nouvellement élevé aux honneurs pour être rangé dans cette classe.

— Heinrich ! s’écria Ulrike, sur les traits chastes de laquelle passa une teinte rosée, ressemblant à un rayon de l’aurore sur le sommet neigeux des Alpes ; il n’est point ici question d’Heinrich Frey !

Le comte sourit et ses moustaches se soulevèrent jusque sur ses joues brunies.

— Vous avez raison, dit-il avec courtoisie, c’est de Berchthold et de Meta, auxquels nous nous intéressons. Je crois que entrevois les moyens d’accomplir ce que nous désirons en leur faveur et par des moyens qui s’offrent si rapidement, qu’ils ont l’air d’un don de la Providence.

— Ils n’en seront que plus acceptables, s’ils portent ce caractère.

— Vous savez, Ulrike, que je suis accablé des charges qui pèsent sur tous ceux de ma naissance. Hermengarde a tous les goûts qui conviennent à son rang, et un amour de magnificence qui est coûteux. L’équipement de mon jeune héritier, qui voyage avec l’empereur, m’a épuisé ; sans cela j’offrirais, par pure affection pour vous et les vôtres, ce qui pourrait rendre Heinrich favorable au jeune Berchthold. Dans cette position, accablés comme nous le sommes tous par la guerre, et par le besoin d’entretenir tant d’hommes sur pied à Hartenbourg, je ne vois pas d’autres moyens que celui que je viens de mentionner.

— Vous ne l’avez pas mentionné encore ; car, dans votre désir de prouver l’impossibilité où vous vous trouviez de servir le jeune homme, vous ne m’avez point parlé de la chance favorable que nous offrait la Providence.

— Je vous demande pardon ! vous m’avez bien jugé, Ulrike, car je me reproche de ne pouvoir rien faire pour une personne que j’estime.

— Ne prêtez point à mes paroles un sens qu’elles n’ont pas, répondit Ulrike en souriant comme une personne qui désire se rassurer. Il n’est jamais entré dans ma pensée que les comtes de Leiningen fussent obligés de doter tous ceux qui les servent, suivant leurs espérances. La bourse la plus lourde du Palatinat se trouverait à sec, si elle était forcée de fournir une dot semblable à celle qui sera le partage de Meta Frey.

— Personne ne le sait mieux que moi. Je me suis souvent entretenu avec Heinrich sur cette matière, et je souhaiterais qu’il n’existât aucune inégalité de rang… Mais c’est parler de choses inutiles, revenons à Berchthold et à ses espérances. Vous savez, Ulrike, qu’il existe entre ma maison et la communauté des contestations relativement à certaines redevances, non seulement dans la vallée, mais dans la plaine ; et que ce débat une fois terminé en ma faveur augmentera de beaucoup mes revenus. Si cette malheureuse dissension avait le terme que je désire, il serait non seulement en mon pouvoir, mais j’aurais la volonté d’accorder à mes serviteurs, et à Berchthold plus qu’à tout autre, des grâces qui laisseraient une opinion favorable de ma bonté. Je n’ai besoin que de terminer cette affaire pour posséder les moyens de gagner Heinrich à notre cause.

— Si tout cela peut se faire honnêtement, je bénirai celui qui me rendra ce service.

— Je me réjouis de vous entendre parler ainsi, bonne Ulrike ; plus que toute autre, vous pouvez m’être utile dans cette affaire. Heinrich et moi, nous avons décidé qu’il était convenable d’arrêter les débauches abominables des moines.

— Ces paroles sont bien fortes, lorsqu’elles s’adressent à des bénédictins.

— Par les rois Mages ! elles sont plus que méritées. Il ne s’est pas écoulé deux jours depuis que j’ai vu Boniface lui-même plongé dans la plus complète ivresse, sous le toit d’Hartenbourg, comme s’il avait été un mauvais sujet des faubourgs ! Oui ! Boniface, l’abbé de Limbourg, je l’ai vu ivre mort, dame Ulrike, dans mon bon château.

— Et dans la bonne compagnie de votre château, seigneur Emich.

— Ne faites-vous aucune différence entre un baron et un moine ? Suis-je un homme qui affiche la sainteté ? ai-je la tête rasée ? ai-je le désir de passer pour meilleur que mes amis ? Je suis noble par le caprice de la fortune ou du sort, et comme tel je profite de mes avantages, bien que modérément ; mais aucun homme ne peut dire qu’Emich de Leiningen prétende aux vertus spéciales qui devraient distinguer un religieux. Ceux qui sont modestes peuvent réclamer l’indulgence pour leurs fautes ; mais celui qui pèche sous le manteau de la sainteté doit être sévèrement puni.

— Je ne sais si la réserve que vous faites en votre faveur vous profitera dans la suite. Mais vous vouliez me parler de Berchthold Hintermayer ?

— J’ai l’intention de faire quelque chose pour lui. Si Heinrich prend une ferme résolution, et si je puis compter sur le soutien des habitants de la ville, ces réprouvés en froc seront promptement dépossédés des biens qui m’appartiennent. Comme mes revenus seront augmentés, j’accorderai à Berchthold l’autorité d’un délégué sur les champs et les villages qui me reviendront ; ce sera une place honorable, qui vaincrait la répugnance du bourgmestre le plus difficile de l’Allemagne.

— Et de quelle manière puis-je vous être utile dans ce projet ?

— Comment, avec tout votre esprit, pouvez-vous faire cette question ? Vous êtes depuis longtemps mariée, Ulrike, et vous êtes habile dans l’art de persuader. Je ne sais pas quel moyen vous employez avec Heinrich, mais lorsque Hermengarde désire quelque chose qui n’est point en rapport avec mes goûts, elle a diverses manières de se faire accorder ce qu’elle souhaite ; aujourd’hui elle sourit, demain elle est silencieuse, elle paraît enjouée ou devient mélancolique, et par-dessus tout, elle est habile à saisir mes moments de faiblesse pour attaquer à l’improviste ma raison par des arguments de baisers et de coquetterie.

— Il serait inutile de dire que je ne vous comprends pas, seigneur d’Hartenbourg, je ne désire pas soulever le voile de votre intérieur domestique ; mais je ne suis pas disposée à permettre que personne en fasse autant chez moi. Heinrich et moi nous suivons chacun notre route comme nous le jugeons convenable, et, je l’espère, toujours avec l’harmonie nécessaire à des intérêts communs. Je suis peu habituée à l’influence à laquelle vous faites allusion ; mais quelque chère que Meta soit à mon cœur, et certainement il n’y a pas d’enfant qui donne plus d’espérance et justifie davantage la tendresse de ses parents (en prononçant ces mots Ulrike croisa ses bras et leva ses beaux yeux vers le ciel) ; quoique j’estime le jeune Berchthold, qui est le fils de ma plus ancienne amie, et que je fusse joyeuse d’unir leurs jeunes cœurs à jamais par l’amour et le mariage, et de voir leurs enfants riant sur mes genoux, donnant au soir de ma vie un bonheur qui compenserait les chagrins de mon âge mûr ; — plutôt que de vous aider dans vos coupables desseins de rébellion contre les autels de mon Dieu, — plutôt que d’opposer mon égoïsme à son pouvoir redouté, ou d’imaginer qu’un souhait de ma part pût excuser un sacrilège, — je conduirais ma fille au tombeau d’un œil sec, et j’y placerais ma tête à côté de la sienne sans regretter ce calme d’un âge avancé, que Dieu accorde à ceux qui le méritent lorsque le temps des épreuves est passé.

Le comte de Leiningen fut frappé de l’énergie d’Ulrike. Il n’y a personne de plus persuasif qu’une femme douce et vertueuse lorsqu’elle est appelée à défendre une cause juste et à montrer au jour la beauté de son âme. Emich était déçu dans son attente ; mais, quoiqu’une sorte d’instinct l’avertît qu’il n’y avait plus d’espoir d’obtenir l’assistance d’Ulrike, et sans s’en rendre compte à lui-même, le respect qu’il avait toujours conservé pour la femme du bourgmestre en fut augmenté. Prenant la main qu’elle avait avancée vers lui en signe d’amitié aussitôt que ce moment d’exaltation fut passé, il allait répondre, lorsqu’un bruit de pas dans la chambre voisine, et un coup timide frappé à la porte, l’interrompit.

— Entrez, dit le baron supposant que c’était une des servantes du château, et satisfait de mettre un terme à cette conversation.

— Un million de remerciements pour l’honneur que je reçois, répondit Ilse faisant une révérence jusqu’à terre, en se rendant à l’invitation du comte. Voilà la première fois qu’une aussi grande faveur m’est accordée à Hartenbourg, bien que, lorsque j’étais fille et fraîche comme notre Meta, je fus admise une fois dans un cabinet d’Heidelberg. J’étais avec le défunt bourgmestre, le père d’Ulrike et sa femme : nous avions été par partie de plaisir voir les curiosités du palais de l’électeur ; nous avions visité la tonne.

— Tu viens me chercher, interrompit Ulrike ; Meta a-t-elle besoin de sa mère ?

— Cela peut être, car les jeunes filles de cet âge, monseigneur, ressemblent aux petits oiseaux qui courent toujours le risque de se casser le cou lorsqu’ils veulent essayer trop promptement leurs ailes, sans être guidés par l’expérience des plus âgés, qui leur donnent en même temps de la prudence et du courage. Vingt fois le jour, si ce n’est pas cinquante, je dis à notre Meta : Faites ce que vous voudrez, mon enfant, et ce que vous ferez sera bien ; car je trouve qu’on a tort de contrarier les jeunes filles tant qu’elles sont innocentes. La douceur est une meilleure discipline que la colère ; c’est de cette manière, seigneur d’Hartenbourg, que j’ai élevé Meta et sa mère. Eh bien ! vous voilà tous les deux assis amicalement l’un près de l’autre comme des enfants élevés ensemble, tandis que Heinrich Frey est là-bas buvant du vin du Rhin avec ces deux ecclésiastiques qui infectent le château ?

— Tu veux sûrement dire qui fréquentent, bonne nourrice ?

— Que signifie ce mot, mon enfant ? Infecter ou fréquenter, c’est à peu près la même chose, lorsqu’on parle des libertins. — Il me semble vous voir encore tous les deux jeunes et beaux, et formant un couple que la ville de Duerckheim croyait ne jamais voir séparer ; car, si l’un était noble, l’autre était bonne ; si l’un était puissant et brave, l’autre était belle et vertueuse ; mais les usages du monde vous ont conduits chacun dans un sentier différent, et que le ciel me préserve de dire quelque chose contre la route que tant de gens suivent !

— Et tu as laissé Meta avec ceux qui infectent le château, pour venir nous conter cela !

— Non pas. Il est vrai que j’ai laissé la jeune fille écouter quelques fleurettes ; car si elle n’avait aucune expérience, elle ne saurait pas lorsqu’il faut réprimer une trop grande liberté ; mais il serait aussi impossible qu’aucune légèreté m’échappât, qu’il serait impossible que monseigneur manquât à son devoir envers les autels de Limbourg. Non, je ne me plains pas de ces seigneurs étrangers, car, tandis que le chevalier de Rhodes racontait mille gentillesses à Meta, le révérend abbé conversait avec moi sur l’hérésie de Luther, et je vous garantis que, tout ecclésiastique qu’il est, il n’en parla pas plus mal des schismatiques ! Nous dîmes de bonnes choses sur les dangers et les tribulations du siècle, et nous aurions même pu dire des choses savantes, sans le jeune Berchthold, qui, s’imaginant battre la forêt, par la manière dont il marchait au milieu des vieilles armures de la salle, troublait tous ceux qui étaient présents, sous prétexte qu’il cherchait une flèche pour l’usage de monseigneur, comme si le comte n’eût pas chassé avec autant de plaisir sans tout ce tapage. Les Hintermayer sont une famille que j’aime ; mais il me semble que ce jeune homme manque de respect pour la vieillesse.

— Et qu’as-tu fait de ma fille ?

— Vous savez que vous désiriez qu’elle allât faire une petite visite à la pauvre Lottchen ; et lorsque je pensai que le chevalier errant en avait assez dit, je priai Meta de sortir afin de se rendre au hameau. Il ne lui arrivera pas de mal pour avoir causé un instant avec ce franc cavalier, car il n’y a rien qui affermisse une vertu véritable comme un peu d’alliage avec le vice. C’est comme le vil métal qu’on mêle avec l’or, afin que ce dernier en devienne plus dur, et puisse passer de main en main.

— Tu n’as pas souffert que Meta sortit seule.

— M’avez-vous jamais vue manquer à mon devoir ? Votre cœur maternel est prompt à s’alarmer, comme l’oiseau qui s’effraie à chaque balancement des feuilles. J’ai demandé à la coquette Gisela de lui tenir compagnie, et lorsqu’elles sont parties, j’ai murmuré à l’oreille de Meta de ne point faire attention aux discours de sa légère compagne, qui, j’en suis persuadée, ne rouleront que sur la galanterie de ces étrangers. Oh ! laissez faire, la vieille Ilse profitera toujours de tout ce qui se présentera sur son chemin pour en tirer un sujet d’édification ! Je n’ai jamais manqué une leçon de morale faute de saisir cette occasion. Et voilà Ulrike comme preuve de ce que je sais faire. Je vous dois des excuses, seigneur comte, pour avoir disposé d’un de vos serviteurs ; mais Berchthold m’impatientait, par le bruit qu’il faisait au milieu des boucliers et des arquebuses, et, afin de lui apprendre à être plus silencieux, je l’ai aussi envoyé conduire Meta jusqu’à la porte de sa mère, sous prétexte qu’il était nécessaire qu’un homme l’accompagnât pour écarter les chiens hargneux du hameau.

— Heinrich le sait-il ?

— Oh ! il est si occupé de l’honneur que vous fait monseigneur le comte, qu’il ne fait que boire et parler de votre tête-à-tête. Lorsque votre fille est confiée aux soins de celle qui la tint la première dans ses bras, et dont l’expérience a bientôt soixante et quatorze ans, je ne vois pas la nécessité de le déranger de son plaisir.

Ulrike sourit, et se tournant vers le comte, qui était trop préoccupé pour accorder une grande attention aux paroles de la nourrice, elle lui offrit sa main, et ils quittèrent ensemble le cabinet.