L’Heidenmauer/Chapitre XI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 148-160).

CHAPITRE XI.


Valérie est venue pour vous rendre visite.
ShakspeareCoriolan.



Peu de moments suffirent pour amener la cavalcade du comte Emich aux portes d’Hartenbourg. Lorsque chacun fut descendu, et que les nouveau-venus et les habitants du château furent entrés, le seigneur du lieu embrassa de nouveau Ulrike et sa fille. Cette liberté était due à son double privilège de baron et d’hôte. Il reçut de nouveau encore cette fois l’approbation reconnaissante d’Heinrich Frey. Les dames furent ensuite confiées aux soins de Gisela, la fille du concierge, qui, en l’absence de sa noble maîtresse, faisait les honneurs du château.

— Vous êtes trois fois le bienvenu, franc et loyal Heinrich ! s’écria le comte avec chaleur en conduisant le bourgeois par la main dans les appartements d’honneur. Personne ne connaît ce que tu vaux, et ta constance en amitié, mieux que le maître de ce pauvre château ; et personne ne t’aime mieux non plus.

— Je vous fais tous les remerciements, noble Emich, qu’un homme d’humble naissance et d’humble éducation peut offrir à un seigneur aussi honoré. Je suis peu habitué aux politesses, excepté à celles que nous autres bourgeois recevons et rendons dans les rues, et je ne m’exprime peut-être pas avec autant de respect que je le devrais et que j’ai l’intention de le faire ; mais je vous en prie, seigneur comte, prenez mon désir pour la réalité.

— Si tu étais le chambellan favori de l’empereur, tes remerciements ne te feraient pas plus d’honneur ; bien que Duerckheim ne soit pas Madrid, c’est une ville très-respectable et fort policée, et tous ceux qui l’habitent ne doivent envier ni Rome ni Paris. Voilà mon parent de Viederhach, un chevalier que la Providence a jeté errant par le monde depuis la chute de l’île de Rhodes ; il Illustration a voyagé au loin, et il jure tous les jours que la ville que tu habites n’a pas son égale pour l’étendue.

— Considérée comme une ville de montagnes de peu d’étendue, Monseigneur : nous ne rougissons pas à l’aspect des vieilles murailles de Duerckheim.

— Vous n’en avez pas besoin ; tu as dû faire attention que je ne parlais que de son étendue. M. Latouche est un gentilhomme qui vient de la capitale du roi François lui-même, et pas plus tard que ce matin il parlait de la propreté, de la richesse, et autres avantages qui sont remarquables, même pour un étranger, dans ton bourg prospère et bien administré.

Le bourgmestre reconnut le compliment par un profond salut ; le plaisir brillait dans ses yeux, car la flatterie, quelque visible qu’elle soit, est toujours bienvenue près de ceux qui aspirent aux honneurs publics. Emich savait bien que les louanges qu’on lui adressait sur la bonne administration et la police de Duerckheim étaient celles qui flattaient le plus l’amour-propre du bourgmestre Heinrich Frey.

— Le comte Emich me rend à peine justice, dit le subtil abbé, car j’y trouve bien d’autres causes d’admiration ; la déférence que la populace de cette ville a pour le rang, et la manière dont on y respecte le bien-être des riches est particulièrement digne d’éloges.

— Monsieur l’abbé a raison, comte Emich, car de toutes les villes d’Allemagne je crois qu’il n’en existe pas une dans laquelle les pauvres soient si bien instruits que dans notre Duerckheim à ne pas fatiguer les riches et les nobles de leurs importunités ; il me semble que monseigneur le comte a dû observer la sévérité de nos lois dans cette circonstance particulière.

— Personne ne les connaît mieux et n’y fait plus d’attention que moi. Je ne me rappelle pas, cousin Albrecht, qu’une seule demande désagréable m’ait été adressée dans cette ville. Mais je vous empêche de vous rafraîchir, mes dignes amis. Mettez-vous à votre aise, nous nous retrouverons lorsque nous le désirerons.

Le chevalier et l’abbé prirent cette invitation pour un désir que le comte éprouvait de se trouver seul avec le bourgmestre, et quittèrent aussitôt l’appartement. Lorsqu’il fut seul, Emich prit de nouveau Heinrich Frey par la main, et le conduisit vers une partie du château où personne n’entrait jamais sans être appelé. Il pénétra dans une de ces chambres étroites, consacrées au mystère, et qu’on appelait avec raison un cabinet, n’étant pas beaucoup plus grande et à peine mieux éclairée que l’appartement exigu auquel nous donnons ce nom de nos jours.

Lorsqu’il fut loin de tous les yeux, et débarrassé de la crainte des espions, le comte jeta son manteau, défit la boucle de son ceinturon, et se mit à son aise. Le bourgmestre s’assit sur un tabouret par déférence pour le rang de son compagnon, tandis que ce dernier, sans paraître remarquer cette action, se plaça sur la seule chaise que contenait le cabinet. Tous ceux qui ont fréquenté les Asiatiques et les Musulmans des côtes méridionales de la Méditerranée ont dû souvent remarquer le silence expressif et la manière dont ces derniers se regardent lorsqu’ils sont sur le point de faire ou de demander une confidence. Leur œil s’anime par degrés, les muscles de leur bouche se relâchent, jusqu’à ce que leur désir soit trahi par un sourire. C’est un des moyens employés par les hommes qui vivent sous un gouvernement despotique et dangereux, et lorsque les habitudes sociales sont mêlées de violence et de trahison, de s’assurer les uns les autres d’une protection secrète et d’une amitié à toute épreuve.

Il existe une sorte de franc-maçonnerie semblable dans toutes les conditions de la vie, lorsque des institutions sages et justes n’étendent point également leur manteau sur le faible et sur le puissant, suppléant par la majesté de la loi à la nécessité de ces appels furtifs à l’appui d’un ami ou d’un confident. Telle était, en quelque sorte, la nature de l’entrevue qui avait lieu entre Emich d’Hartenbourg et le bourgmestre de Duerckheim. Le comte posa d’abord sa large main osseuse sur le genou d’Heinrich, qu’il serra jusqu’à ce que ses doigts de fer fussent à peu près enterrés dans cette énorme partie charnue ; puis chacun tourna sa tête vers son compagnon, se regardant de côté, comme s’ils comprenaient mutuellement la signification de cette coquetterie silencieuse. Cependant, malgré ce rapport apparent de pensées et de confiance, les manières et l’air de chacun d’eux se distinguaient par le caractère personnel et la position sociale de l’individu. Les regards du baron étaient plus décidés et parlaient plus ouvertement que ceux du bourgeois, tandis que le sourire de ce dernier paraissait comme un faible reflet de l’expression engageante du premier, plutôt que l’effet d’une impulsion intérieure.

— As-tu entendu parler du succès de la nuit dernière ? demanda brusquement le comte.

— Non, Monseigneur, pas encore ; et cependant je suis impatient de connaître tout ce qui touche les intérêts de Votre Seigneurie.

— Ces coquins de chanteurs de messes ont perdu leur tribut sur les vignes ; ils en sont également dépouillés. Tu as entendu parler de nos longues épreuves sur la force de notre tête ; j’avais eu l’intention de te prier d’être mon second dans ce banquet, mais la présence de ces oisifs et les devoirs de l’hospitalité me forcèrent de préférer mes deux commensaux. Tu aurais été un vigoureux champion dans un pareil combat, Heinrich !

— Je vous remercie, seigneur comte, et me trouve aussi honoré que si cette faveur m’avait été accordée. Je vaux tout autant qu’un autre à table, et je puis me vanter de bien porter le vin ; mais les temps où nous vivons nous font un devoir d’être prudents, nous autres qui appartenons à l’ordre civil. Le peuple désire obtenir de graves et déraisonnables privilèges, comme, par exemple, le droit de vendre sa marchandise sur la place du marché à des heures qui ne seraient pas convenables pour le repos des bourgmestres, et autres innovations contre lesquelles nous nous élevons fortement, de crainte qu’avec le temps elles ne viennent à envahir notre autorité, et ne causent une espèce de convulsion dans l’état. Si nous donnions licence à des prétentions aussi extravagantes, seigneur comte, la ville entière ne serait que confusion, et Duerckheim, si renommée par son ordre, pourrait, à juste titre, être comparée aux huttes de cette terre lointaine qu’on appelle Amérique, et dont on s’est tant occupé dernièrement. Nous sommes donc obligés d’observer notre conduite, car nous avons des ennemis fort empressés à nous nuire, et qui n’ont pas grande indulgence. À toute autre époque j’aurais vidé la cave d’Heidelberg en votre honneur.

— Tu n’aurais pas couru ici le danger d’être observé, et, par les trois rois de Cologne ! je saurais comment punir le coquin qui hasarderait de porter un œil curieux dans l’intérieur de ces murailles. Mais ta discrétion est digne de ta prudence, Heinrich, et je pense comme toi que les temps ne sont pas sans danger pour les amis de l’ordre et des institutions depuis longtemps établies. Que veulent les coquins qui troublent ainsi ton autorité ? Ne sont-ils pas nourris et habillés ? ne possèdent-ils pas des privilèges sans nombre ? Si on laissait faire ces affamés, ils envieraient tous les morceaux délicats que leurs supérieurs portent à leur bouche, ou chaque goutte de généreux vin du Rhin qui humecte leurs lèvres.

— Je crains noble Emich, que cet esprit de jalousie ne fasse partie de leur basse nature. J’ai rarement consenti à céder à leurs demandes, quand ils désiraient prolonger le temps consacré à leurs divertissements, ou au débit de leur marchandise sur le marché, de peur que cette indulgence ne donne lieu à des demandes plus importantes. Non, celui qui veut gouverner tranquillement et à son aise doit gouverner despotiquement, ou nous deviendrons tous de véritables sauvages, plus faits pour vivre dans les forêts des Indes, qu’au milieu de nos villes civilisées.

— De plus dignes paroles ne furent jamais prononcées dans ton conseil, et je connais bien la tête qui les dicte. Si j’avais eu l’occasion de t’appeler ici pour le banquet, ton excuse m’eût satisfait, bien qu’il s’agît de plus d’un quartier de vignes. Mais que penses-tu, l’ami Heinrich, des religieux aujourd’hui, et de leur compagnie guerrière ?

— Il est certain que le duc Frédéric les soutient, et pour parler franchement à Monseigneur, je lui dirai que ces hommes d’armes ont l’air de gens qui ne céderaient pas la montagne sans combattre.

— Est-ce là ton opinion, bourgmestre ? C’est bien dommage que des hommes d’une valeur éprouvée s’entre-tuent pour la commodité et le bon plaisir de bénédictins tondus. Que peut-on dire en faveur de prétentions si audacieuses, et qui sont si offensantes tant pour moi, comme noble de l’empire, que pour tous ceux qui ont quelque importance à Duerckheim ?

— Ils font un grand tort à la vertu des anciens usages et à l’origine sacrée de leur mission.

— Autant de respect que vous voudrez pour des droits qui sont scellés par le temps, car c’est là le cachet qui donne de la valeur à mes propres droits, et la plupart des privilèges de ta ville sont principalement consacrés par l’usage. Mais je leur reproche des abus, et je tiens qu’il est indigne de ceux qui peuvent se venger de se soumettre à une injure. Les moines pressent-ils encore la ville pour les redevances ?

— Avec l’importunité la plus offensante. Si les affaires ne sont pas promptement arrangées, nous en viendrons à des dissensions ouvertes et scandaleuses.

— Je donnerais mes plaisirs de chasses pendant un hiver pour que Frédéric fût encore serré de plus près ! s’écria le comte, portant de nouveau la main sur les genoux du bourgmestre, dont il étudiait le visage avec une expression qui n’était pas perdue pour son compagnon. Je parle ainsi afin que de cette manière il puisse distinguer ses vrais amis de ceux qui ne le sont pas.

Heinrich Frey garda le silence.

— L’électeur est un bon et aimable prince, mais il se laisse terriblement conduire par la cour de Rome ! Je crains que nous n’ayons jamais un voisinage tranquille, malgré toute notre patience, jusqu’à ce que l’Église soit persuadée qu’elle doit limiter son autorité à ses devoirs.

Les paupières du bourgmestre se baissèrent, comme par l’effet de la réflexion.

— Je crains principalement, Heinrich, que mes chers et bons habitants de Duerckheim ne perdent cette occasion de recouvrer leurs droits, continua le comte, pressant le genou qu’il tenait toujours, jusqu’à ce qu’enfin la chair du compacte citoyen fléchît sous la force de cette pression. Que disent-ils dans le conseil touchant cette affaire ?

Le bourgmestre ne pouvait garder plus longtemps le silence, mais il était facile de s’apercevoir, au jeu des pesants muscles de son visage, qu’il ne donnait son opinion qu’avec répugnance.

— On parle parmi nous, noble comte, suivant la fortune du duc Frédéric. Lorsque de bonnes nouvelles nous arrivent de l’autre côté du fleuve, la confrérie est maltraitée dans nos discours ; mais lorsque les troupes de l’électeur triomphent, nous trouvons prudent de nous rappeler qu’elle a des amis.

— Par la vérité de Dieu ! Heinrich, il est temps que vous en veniez à des conclusions positives, ou nous serons mal bridés dans la suite par ces prêtres hautains. N’êtes-vous pas fatigués de leurs exactions, et attendrez-vous patiemment qu’ils en fassent davantage ?

— Dans cette circonstance nous trouvons que nous en avons suffisamment. Il n’y a pas une ville entre Constance et Leyden qui soit plus lasse de payer que Duerckheim ; mais nous sommes maris et pères, seigneur comte, et des hommes qui portent un pesant fardeau d’autorité, et nous devons craindre qu’en jetant de côté une partie de ce fardeau, on ne trouve sur nos épaules la place pour en mettre un plus lourd encore. Lorsque je veux parler de votre vif attachement pour notre ville, il y a des langues médisantes qui me questionnent sur ses fruits et sur vos honorables intentions en notre faveur.

— Pour tout cela, tu ne dois pas manquer de réponses. Ne t’ai-je pas souvent entretenu des bons souhaits que je fais pour les citoyens ?

— Si des souhaits pouvaient servir nos intérêts, les habitants de la ville auraient droit aux plus hautes faveurs ; lorsqu’il s’agit d’attendre avec patience des succès, Anvers elle-même ne vaut pas Duerckheim !

— Tu prends mal mes paroles ; ce qu’Emich d’Hartenbourg désire pour ses amis, il trouve le moyen de l’accomplir ; mais nous ne troublerons pas notre digestion, puisque nous sommes sur le point de nous mettre à table, par ces détails fatigants.

— Je vous en prie, seigneur comte, ne doutez pas de mes intentions… Peu de choses me troublent quand…

— Tu céderas à ma fantaisie. Quoi ! le comte de Leiningen n’est-il pas maître dans son propre château ? je n’entendrai pas un mot de plus jusqu’à ce que tu aies fait honneur à ma pauvre hospitalité. Mes valets ont-ils fait hier ce que je leur avais commandé, et t’ont-ils porté le chevreuil qui était tombé sous mes propres coups, Heinrich ?

— Un million de remerciements, seigneur ; ils vous ont obéi. J’ai donné aux coquins un sou d’argent pour leur peine, et la poussière du Jaegerthal fut lavée par de fréquentes libations de notre vin de la plaine.

— C’est bien : entre amis il ne faut point de réserve en fait de politesses, dit Emich en se levant. Ne penses-tu pas, bourgmestre, à chercher parmi les jeunes gens de Duerckheim un fils qui devienne dans la suite l’appui de ta vieillesse ? Meta a atteint l’âge où les filles deviennent avec joie des femmes.

— La jeune fille n’ignore pas son âge, et la recherche d’un mari convenable me donne tous les embarras qui accablent un père à une pareille époque. Je ne prétends pas comparer nos conditions et notre jeunesse en rien qui soit irrespectueux pour les nobles barons, seigneur comte ; mais, en général, parmi les grands et les petits, les jeunes gens d’aujourd’hui ne sont pas ce qu’ils étaient autrefois.

— Par les prêtres ! bourgmestre, il y a trop de Rome dans nos lois et dans nos coutumes. Dieu de ma vie ! lorsque je montai pour la première fois à cheval dans la cour qui est en bas, j’aurais sauté par dessus les tours du couvent si un bénédictin avait osé nier mon adresse !

— Ç’aurait été un miracle presque aussi grand que la construction des murs de leur monastère, répondit Heinrich en riant de la pensée du comte et en se levant par déférence pour l’attitude que le noble avait prise. Ces bénédictins ont bien négligé leurs avantages, car ils auraient pu conserver la croyance de ce miracle jusqu’à nos jours, comme c’était dans notre jeunesse, seigneur comte.

— Et que disent-ils à Duerckheim de cette affaire ?

— Les hommes la traitent à présent comme ils traitent tout autre sujet contestable. Depuis la révolte du frère Luther, beaucoup ont contesté non seulement ce miracle, mais une quantité d’autres.

Le comte fit le signe de la croix par inadvertance, paraissant s’attrister intérieurement sur ce sujet ; puis, regardant son compagnon, il s’aperçut qu’il était debout.

— Je te demande pardon, digne bourgmestre, ma distraction te tient sur tes jambes, mais les miennes sont depuis si longtemps suspendues dans l’étrier, qu’elles ont besoin de s’étendre. Assieds-toi, je t’en prie.

— Cela me conviendrait mal en votre présence, seigneur Emich, et cela ne ferait pas beaucoup honneur non plus à mon respect et à mon attachement.

— Je ne veux recevoir aucune de ces excuses. Assieds-toi sans plus tarder, ou je te retire mon estime.

— Je vous en prie, seigneur comte, ne vous faites pas cette injure à vous-même. Cependant, si telle est votre honorable volonté, je rougis de ma hardiesse ; si je consens, je prends Monseigneur à témoin que c’est seulement par un profond respect pour sa volonté.

Pendant ce débat de politesse le comte réussit par une douce violence à forcer le bourgmestre à reprendre son siège. Heinrich avait cédé avec une espèce de pruderie de femme ; mais, lorsqu’il s’aperçut qu’au lieu d’occuper son humble tabouret il avait été sans le savoir poussé dans le fauteuil du comte, il rebondit sur le coussin comme si la peau contenait assez de fluide électrique pour défier les qualités négatives des amples vêtements dont sa corpulente personne était couverte.

Gott bewahre ! s’écria le bourgmestre dans un dur et énergique allemand. L’empire tout entier se soulèverait contre ce scandale s’il était connu ! je dois à ma réputation de refuser un honneur si peu mérité.

— Et moi je dois à mon autorité de faire exécuter mes volontés et de proclamer ton mérite.

Dans ce moment la douce violence de la part du comte et la modestie polie d’Heinrich Frey recommencèrent, jusqu’à ce que le dernier, craignant d’offenser par une plus longue résistance, fût obligé de se soumettre, protestant néanmoins jusqu’au dernier moment contre cette apparence de présomption de sa part, et contre l’injustice que le maître du château faisait à ses propres droits en insistant ainsi.

Un orateur étranger fort distingué dit un jour que les titres d’honneur et les distinctions sociales conférées par les gouvernements européens étaient « la moins chère dépense des nations. » Cette opinion me semble une de ces mille faussetés hardies inventées pour soutenir des intérêts existants, sans songer à l’effet qu’ils produisent ou à leur justice. Cette « dépense peu chère », comme l’immortel Falstaff, qui n’était pas seulement spirituel, mais une cause d’esprit dans les autres, est l’origine de mille habitudes coûteuses qui laissent à celui qui porte le fardeau peu de raisons de vanter sa découverte. Nous recommandons à tous les économistes borgnes, qui conservent encore quelque croyance dans cette opinion bien connue de l’orateur anglais, de lire une lettre du Spectateur, dans laquelle un jeune homme de la ville décrit la manière dont il fut conduit à oublier sa réserve envers ses belles cousines de la campagne, qui lui reprochaient presque ses privilèges du congé, en lui rappelant les calculs de l’individu qui se refusait à manger du fromage, parce que cette nourriture entraînait avec elle tant d’autres dépenses inutiles.

Mais soit que les honneurs auxquels nous venons de faire allusions fassent ou ne fassent pas partie de l’économie d’une nation, il n’est que trop certain que la flatterie du genre de celle qu’Emich venait de prodiguer au bourgmestre est un des plus puissants moyens que les grands emploient pour arriver à leurs desseins secrets. Il y a bien peu d’hommes, bien peu, hélas ! qui possèdent un jugement assez sain et une ambition assez noble pour voir au-delà des barrières étroites et vulgaires de l’égoïsme humain, et pour considérer la vérité, comme elle vient de Dieu, sans égard pour les personnes et les choses, et en ne les envisageant que comme les instruments de sa volonté. Il est certain qu’Heinrich Frey n’avait pas la prétention d’appartenir à cette classe élevée, car lorsqu’il se trouva commodément assis dans le fauteuil du comte d’Hartenbourg, ayant le noble baron debout devant lui, ses sensations furent celles d’un philosophe de l’ancien monde qui est autorisé à porter un ruban à sa boutonnière, ou celles d’un marchand du Nouveau-Monde qui est élu, après un ballottage, membre du conseil de sa ville natale. Cependant il regrettait vivement qu’il n’y eût là personne pour lui envier cet honneur ; car, après la première émotion de son amour-propre, cet esprit de vanité qui nous poursuit partout, qui défigure les plus beaux traits de notre caractère, et qui mêle son alliage dans tous nos plans de bonheur, lui suggéra que son triomphe serait imparfait, faute d’un témoin. Au moment où ce sentiment rebelle devenait importun, parut à la porte du cabinet la personne que le bourgmestre aurait choisie entre toutes les autres pour le contempler au milieu de ses honneurs. Un coup timide annonça la présence du survenant ; et lorsque la voix d’autorité du comte Emich eut donné la permission d’entrer, la douce Ulrike se montra sur le seuil de la perte.

La surprise de la femme du bourgmestre se peignit d’une manière frappante sur les beaux traits de son visage ; le mari avait croisé ses jambes, et se complaisait dans son fauteuil, avec une sorte de noble indifférence pour la situation peu ordinaire dans laquelle il était placé, lorsque cette vue étrange frappa les regards de sa compagne étonnée. Les règles en l’Allemagne étaient si absolues et si positives sur toutes les choses qui concernaient le respect dû au rang, que la belle Ulrike elle-même, quoique peu troublée par l’ambition, eut beaucoup de peine à en croire ses yeux lorsqu’elle contempla Heinrich Frey aussi subitement élevé à un siège d’honneur en présence d’un comte de Leiningen.

— Entrez sans crainte, ma bonne Ulrike, dit Emich d’un air gracieux ; votre mari et moi causons amicalement tandis que mes valets préparent le banquet ; ne craignez point de nous interrompre.

— J’hésite seulement, noble Emich ; parce que je vois Heinrich Frey assis, tandis que le seigneur d’Hartenbourg reste debout à ses côtés.

— Ne parle point de cela, ma femme, dit le mari avec condescendance : tu es une charmante compagne, et tu tiens assez bien ta place parmi les femmes, on dans des positions qui conviennent à tes moyens ; mais dans des affaires comme celle-ci, tu gâterais seulement ce que tu ne pourrais raccommoder.

— Par la vie du prince Charles ! maître Heinrich, vous ne rendez pas une justice suffisante au discernement de votre femme. Si mon Hermengarde était ici, vous verriez que nous prisons votre charmante compagne presque autant que nous vous estimons. Mais il vaut mieux que nous nous informions de ce qui nous procure la visite d’Ulrike, avant de la gronder sur sa conduite.

Bien que grossier et sans culture sur plusieurs points qui sont maintenant jugés essentiels, même dans les pays où la civilisation n’est pas fort avancée, Emich avait le coup d’œil sûr pour juger les caractères, et possédait autant de cette politesse qui distingue un homme de bonne naissance, que le siècle où il vivait et la position de son propre pays le permettaient.

Ou se tromperait grandement si l’on supposait que le rang seulement est un gage certain de courtoisie, puisque chaque chose est relative dans ce monde, et que, lorsque la base d’une colonne est grossière et raboteuse, ce serait violer les lois de l’architecture, que de désirer que le chapiteau fût d’un style différent. C’est ainsi que nous autres qui n’avons dans notre hiérarchie sociale d’autres rangs que des rangs de convention, nous sommes choqués de tant de contradictions marquantes chez des peuples dont les patriciens, ayant étudié tout ce qui était factice et plausible dans les manières de l’homme bien élevé, sont encore défectueux dans tout ce que l’humanité et la raison ont de plus essentiel, simplement parce que les racines de la société dont ils sont les branches les plus riches en séve ont été plantées sur un sol d’ignorance et d’avilissement. Le comte d’Hartenbour avait eu de nombreuses occasions de reconnaître combien les facultés intellectuelles d’Ulrike étaient supérieures à celles de son mari, et il avait une expérience suffisante pour être convaincu de l’importance de concilier un tel allié à ses projets. Ce fut donc dans cet esprit qu’il se hasarda de réprimander Heinrich, et de faire un compliment à sa femme ; hasardant probablement cet éloge par la conviction intime que la plupart des maris sont satisfaits des louanges qu’on accorde à des êtres si complètement en leur pouvoir que leur propre femme.

— Puisque tel est votre bon plaisir, Monseigneur comte, ma femme peut entrer, répondit Heinrich sans changer une attitude si douce à son amour-propre. Si elle me voit assis en présence d’un homme devant lequel je devrais plutôt être à genoux, cela lui fera connaître que Dieu lui a donné un mari qui n’est pas sans posséder l’estime du monde, quoiqu’il la mérite peu. Entre donc librement, bonne Ulrike, puisque Monseigneur le désire, mais ne t’enorgueillis pas trop de sa condescendance envers moi, qui est une preuve de son grand amour pour notre ville et n’a aucun rapport avec les affaires de notre intérieur.

— Pour tout ce que le noble comte a fait dans le but de nous honorer, soit comme habitants de Duerckheim, soit comme ses indignes voisins, j’éprouve une respectueuse reconnaissance, répondit Ulrike qui s’était remise de sa surprise et qui avançait dans cet étroit appartement avec le calme et la modestie qui distinguaient toutes ses manières. Si je ne vous interromps pas, je vous demande d’être entendue de vous deux sur une affaire qui touche de près le cœur d’une mère ; et comme il sera question de la fille d’Heinrich Frey, j’espère que ce sujet ne sera pas indifférent pour Monseigneur.

— Il ne serait pas mieux venu s’il s’agissait de ma petite Cunégonde elle-même, dit le comte. Parlez librement, aimable Ulrike, et avec la même simplicité que si vous vous entreteniez seulement avec votre mari.

— Tu entends, femme ; Monseigneur le comte entre dans toutes nos tribulations et notre bonheur, comme s’il était un frère. Ainsi enhardis-toi et parle-nous franchement ; bien que je te conseille de ne pas mettre dans ta manière de parler la familiarité des conversations de ménage.

— Comme c’est un sujet qui nous touche de bien près, je demande la permission de fermer la porte avant de parler.

Les paroles d’Ulrike furent interrompues par un geste de brusque approbation et par le comte lui-même, qui, avec des manières plus semblables à celles d’un gentilhomme, ferma la porte de ses propres mains, admettant ainsi Ulrike dans le cabinet des conseils secrets.