Louis-Michaud, éditeur (p. 93-103).


VIII


Une nuit, Michel se réveilla, entendant parler dans la chambre de ses parents : sa mère priait, et gémissait : parfois la voix toujours basse et sourde de son père, avait un éclat violent ; et ensuite aucun d’eux ne disait plus rien. À l’étage, tout au long de la galerie, allait et venait, régulier comme l’andain du faucheur, le grand pas lourd de l’aïeul.

Celui-là, depuis l’incendie, n’éprouvait plus le besoin de dormir : quand la maison et toute la campagne aux alentours, bêtes et gens, depuis longtemps ronflaient, il prolongeait sa veille, marchant droit devant lui avec son coup de talon qui, au même endroit, régulièrement faisait grincer les antiques solives. Réveillé par ce tâtonnement qui ne finissait pas, Jean-Norbert alors, dans le vide de son esprit, nombrait les pas qu’il faisait.

C’était toujours au bout du dixième à droite et du quinzième à gauche que le plancher pliait d’un soudain gémissement. Une, deux, cinq, quinze et pendant des heures, quelquefois jusqu’au petit jour, le paysan ne cessait de compter, attendant toujours la plainte du bois, qui revenait à temps égaux et le cœur arrêté tant qu’il ne l’avait pas entendue.

À quoi songeait le vieux Quevauquant, là-haut ? Quelles hantises fantasques le harcelaient sous son masque tanné comme une peau de tambour ? Personne jamais ne l’avait su. Il semblait le remords vivant des ancêtres ; le pas de tous ceux qui peut-être avant lui avaient marché dans les ténèbres de la maison revenait à travers le sien, et celui-ci, à force d’aller droit par la même trajectoire, avait fini par creuser le bois comme sous les foulées d’une bête derrière les barreaux, à la longue se cave la dalle d’une cage.

Michel, entre la veille et le sommeil, s’agita sur son oreiller, remué de phantasmes lourds et confus. Cette fois un homme entrait, et avec des allumettes, allant de l’un à l’autre, mettait le feu aux lits. Il aurait voulu crier et il ne pouvait ; son père, sa mère, Sybille brûlaient sans s’être réveillés. Nettement, il reconnaissait le bruit sourd, profond, continu du feu dans les bois tel qu’il l’avait entendu le soir de l’incendie. À la fin, il voyait descendre le grand-père et celui-ci se mettait à réchauffer à l’incendie ses cuisses et ses genoux en passant les mains dessus, tranquillement.

Le froid de la mort aux os, il appela Jaja qui, à l’autre bout de la pièce, couchait dans un lit, trop petit, d’où sortaient ses pieds.

— Jaja, où es-tu ? je te vois pas, je meurs, Jaja !

La grande nuit des campagnes pesait autour d’eux. Par les fenêtres sans rideaux, comme un fleuve noir elle entrait, noyant tout. Il sortit de ses draps, entra sous ceux de Jaja, et elle ne lui parlait pas, toute évanouie de sommeil encore, mais de ses mains chaudes lui touchant le front, le cou, les joues. Au-dessus d’eux le pas de l’ancêtre fauchait l’ombre et le silence.

— Frérot, qu’as-tu ?

— Si tu savais, Jaja ? Il y avait là un homme qui mettait le feu aux lits.

Elle le sentit glacé, tira la couverture et l’y roula comme un petit enfant, de la tête aux pieds. Ensuite elle le prenait dans ses bras, toute frissonnante sous une chemise à trous qui lui venait de sa mère et lui tombait jusqu’aux pieds.

— Oh ! oh ! oh ! disait-elle, tu as vu cela ? Et où c’est qu’il est, l’homme ? Dis voir un peu, mon frérot, tu ne m’entends pas ? Je te demande où c’est qu’il est, l’homme. Est-ce qu’il avait deux bras et deux pieds comme toi ? C’était-il pas un diable sorti de l’enfer ? Oh ! y a de si étranges choses dans cette maison ! Serre-toi plus près de moi. Dis, c’est-y qu’il était dans ta chambre, l’homme. Ce n’était pas grand-père, pour sûr, hein ? Vois-tu, il faut dire des prières.

Michel, aux petites secousses de peur qui l’agitaient, finissait par croire lui-même à la réalité du rêve. Ses dents battaient, il ouvrait des yeux immenses dans le noir.

— Là ! là ! soufflait-il sans haleine, très bas. Tu vois pas ? Là ! je te dis, devant nous. Il ouvre la porte, il entre très doucement. Tu l’entends pas marcher ? Écoute, il est tout près. Il ne fait pas de bruit. Doit marcher sur ses bas.

— Mais non, c’est un pas dans l’escalier. Peut-être, c’est rien du tout. Si ! Si ! à présent je l’entends, il vient, il est très loin.

— Oh ! j’ai peur, Jaja.

— Dis, frérot, c’est-y qu’il a une barbe de bouc comme le portrait ? Sais bien, le grand-père à grand-père qui avait tué quelqu’un ! Y a si longtemps qu’y revient sans jamais trouver le sommeil ! Pour sûr, c’est lui, je te dis. Eh bien, prie, toi qui sais ton catéchisme. Moi, j’pourrais point.

Tous deux avaient très froid, demi-nus, dans cette chambre humide aux murs duvetés de grandes plaques de moisissure. Mais à la longue, leur peur leur donnait un petit frisson presque délicieux.

— À présent, on n’entend plus rien, frérot. N’y a que le rat qui gratte dessous le plancher. On n’entend plus non plus grand-pè. À marché toute la nuit et maintenant on l’entend pus. C’serait-y qu’il est mort aussi, grand-pè ? Crie voir un peu si l’homme est toujours là. Non, j’aurais trop peur si tu criais. Vaut mieux attendre.

Là-haut, en effet, tout était silence. Mais de l’autre côté du mur, dans la chambre des parents quelqu’un remua et des pieds nus lourdement tombèrent comme des poids sur le carreau. C’était Jean-Norbert qui, croyant avoir entendu, lui aussi, marcher dans l’escalier, tout à coup se jetait à bas de son lit. Il alla vers la porte, l’ouvrit doucement, écouta. Eux aussi, les deux enfants écoutaient. Ils savaient que c’était leur père qui s’était levé et qui se tenait là dans le couloir.

— Jaja, dis, si c’était qu’y serait chez notre père, l’homme ? Écoute voir si t’entends pus rien.

Ils n’avaient plus peur ; du reste leurs yeux, à force de se fixer, avaient fini par voir dans la nuit, et tout dans la chambre était en place, sans qu’il y eût trace de l’homme.

Ils tendaient l’oreille maintenant : il leur semblait entendre secouer le bahut dans l’ouvroir. Sûrement, quelque chose se passait dans la maison, sans qu’il leur fût possible de dire si c’était l’homme ou leur père qui faisait ce bruit. Un accès d’asthme s’étouffa près de leur porte, s’en fonçant vers l’extrémité du couloir, et tout d’une fois, dans le grand trou noir de la nuit, une voix cria :

— Vaurien ! Brigand ! Fripon ! Je te dis que tu l’as caché là. Ouvre le tiroir ou je casse tout. C’est ta femme qui me l’a dit.

Une autre voix, celle de leur père, alors pleurait, suppliait. Et entre eux, toujours collés l’un à l’autre dans le petit lit, ils tâchaient de deviner ce qui se passait. Sans doute, c’était le pas du grand-père qu’ils avaient entendu par l’escalier ; leur père aussi l’avait entendu et s’était levé, et voilà, ils s’étaient trouvés nez à nez devant le bahut.

— J’ai point d’argent ; je suis pauvre comme Job, criait le paysan. Vous savez bien qu’y a pas d’argent dans cette maison. Ah ! l’argent, qu’y qu’en aurait ? Pour sûr, pas nous ! Barbe n’a point tant seulement une jupe à se mettre sur la peau. Et les enfants vont à loques et à trous. Et pas même ed’ quoi acheter une vache… Y a beau temps que l’aut’ est périe !

Il parlait soudain d’abondance, par saccades, avec les hoquets sibilants de son asthme. Mais tout de même, à la fin le souffle lui manquait ; alors on entendait très haut rire le Vieux.

— L’argent est là, ou ailleurs, mais sûrement tu l’as, coquin. Ah ! Ah ! on s’est dit : « Le Vieux est dans sa chambre, qui n’a plus que l’âme à passer. Cachons l’argent : ce sera toujours ça de gagné pour après qu’il aura fermé l’œil. » Hein ! c’est-il pas cela ? Eh bien ! il est debout devant toi, le Vieux, plus vivant que jamais et te réclamant son argent. Ouvre le tiroir si tu ne veux pas que je le torde le cou. Est-ce que tu crois que je ne sais pas tout ? Tu as un magot, tu fais des économies sur notre misère à tous. En as-tu assez filouté de mon argent ? Mais y a-t-il seulement un sou ici qui ne soit à moi ? Même ta peau, bâtard, j’en pourrais faire du cuir pour mes bottes. Rends-moi l’argent, je te dis.

L’ombre de son geste, très grande, escaladait le mur, comme en un assaut, parmi les éclats rouges d’un suif fiché dans un bougeoir. Comme Jean-Norbert aussi avait apporté un lumignon, tous deux, entre ce double éclairage vacillant, brusquement sortaient de la nuit et y rentraient, l’un et l’autre en chemise et pieds déchaux.

Jean-Norbert maintenant suppliait :

— Eh ben, c’est vrai, je l’ai pris, j’y avais ben droit. J’suis maigre comme un clou. Parsonne ici n’mange à son poids. Ah ! si fait, y a quelqu’un, sauf le respect que j’vous dois, mais les autres… Tenez, môssieu mon père, laissez-le-moi, je n’en prendrai que juste ce qu’y faudra. Aia ! aia ! Et vous n’aurez pas à vous plaindre. Je vous en baillerai chaque fois qu’y vous plaira. C’est-y point bien parlé ?

Ce taiseux, déshabitué de la parole et qui à la longue avait fini par aboyer plutôt qu’il ne parlait, s’étranglait soudain avec son flux de mots qui ne passaient plus et lui remuaient seulement la bouche.

— Rends-le-moi, coquin, criait le père en le prenant cette fois à la gorge et le serrant d’une telle force qu’à peine le misérable put dire :

— Cette nuit… Demain…

Jaja et Michel l’entendant râler crurent qu’il trépassait et se mirent à prier. Dame Barbe, au chaud du lit, ronflait d’un souffle égal qui leur arrivait de par là le mur. Tout à coup la porte de Sybille s’ouvrit et une seconde on n’entendait plus rien. Maintenant elle était debout entre le père et le fils, le visage farouche et exalté.

— Il faut lui rendre cet argent tout de suite, mon père. Où qu’il soit, allez le chercher. Mieux vaudrait manger de la terre que de toucher à cet argent du diable.

Elle ajouta singulièrement :

— Plus tard, nous ferons nos comptes.

— Pas cette nuit ! gémit de nouveau Jean-Norbert. J’pourrais point, mais demain, je le jure sur ma vie éternelle.

Le baron haussa les épaules et regardant droit dans les yeux la grande fille qui ne baissait pas les siens :

— Toi, je te reconnais… Tu es le vieux sang des aïeules… Eh bien, soit, demain.

Il prit son lumignon et sortit. Il n’y eut plus que le vacillement du suif de Jean-Norbert. Celui-ci, l’oreille tendue du côté de l’escalier, demeurait à écouter les pas sourds qui remontaient ; et puis avec ses yeux bas, il allait vers sa fille et lui prenant les mains :

— Sybille, y a queuque chose qu’on voudrait te dire.

Sa bouche s’agita : il sembla grommeler des mots en dedans ; une grimace de haine lui crispait le visage. Mais tout son corps subitement était pris d’un grand tremblement et à peine il pouvait desserrer les dents.

— C’est bon, fit-il à la fin, j’sais ce que j’ai à faire.

Là-dessus, il souffla son lumignon et tous deux, sans s’être regardés, regagnèrent leurs chambres. Barbe dormait toujours. Il tapa un coup dans l’oreiller pour l’éveiller ; elle ouvrit enfin les yeux et le vit couché en travers du lit, étouffant son asthme et sa fureur sous les couvertures.

— Qu’y a-t-il, mon homme ? Est-ce la colique qui vous met ainsi l’âme à l’envers ? Est-il arrivé malheur à nos enfants ? Monsieur a-t-il rendu l’âme ? Mon homme, vous avez quelque chose que vous ne voulez pas dire.

— Ouais ! y a que maintenant que ça m’est entré dans la tête, faut prier, notre femme, toujours prier jusqu’à ce que ça en soit sorti.

— Mais quoi, mon homme ? Qu’est-il arrivé ? On ne prie point pour une chose qu’on ne sait pas.

— Si c’est comme ça, s’écria-t-il, je ne dirai rien. Mais prions tout de même notre Seigneur Dieu jusqu’à ce que le démon soit sorti.

De nouveau il frappait le lit à coups redoublés et lui, toujours un peu humble avec sa femme qui avait reçu une éducation supérieure à la sienne, il criait :

— Ah ! carogne ! tout ça ne serait point arrivé si tu ne m’avais point vendu. Comment Mossieu aurait-y su que j’avais l’argent si tu l’avais point dit ? Même que t’as dit qu’il était dans le tiroir et qu’y m’l’a dit. Eh ben ! y n’y était point, l’argent, ni là ni ailleurs. Et t’en as été pour tes menteries, vilaine femme ! M’entends ?

Aussitôt elle se mettait à gémir.

— Ah ! Dieu ! Ah ! Dieu ! que dites-vous là, l’homme ? Je n’aurais eu garde de vous vendre, Mais Monsieur disait qu’il savait bien que c’est vous qui aviez l’argent et que vous en aviez plein des cachettes ! Et puis, par là-dessus voilà-t-il pas que, soudain, il m’a demandé avec son mauvais rire si c’était dans le bahut ou dans le lit. Et moi, en riant comme lui, je lui ai répondu : « Vous n’en êtes pas loin… » Je n’ai point dit autre chose.

Elle sentit les picots de sa barbe lui érailler la joue et il grondait sourdement :

— C’est trop, que je te dis. De ce coup, je suis sûr de mon affaire. Y fera tant et tant qu’y finira bien par mettre la main dessus tout ce qui est à nous. Eh ben ! dis-le, toi, si tu le sais, où c’est qu’il est, l’argent ? Je veux que tu me dises où est l’argent. Je te le donne à l’avance, m’entends. T’en feras ce que tu voudras. Et par après, c’est toi qui auras la clef du tiroir et toutes les clefs. On saura ben alors s’y a de l’argent dans la maison.

Comme elle ne répondait pas, il se retourna et vit qu’elle s’était rendormie.