Louis-Michaud, éditeur (p. 105-113).


IX


Le marchand arriva un matin : la mare était prise ; il gelait depuis trois jours. Jumasse s’arrangea pour faire passer les porcs dans la cour de la ferme. Là, on risquait moins d’être surpris par le baron qui n’aurait pas manqué de se mêler du marché. Il est vrai qu’on l’avait vu partir pour le bois, son fusil au bras ; mais, avec lui, on ne savait jamais. Et Jean-Norbert comptait les bêtes :

— Une, deusse, troisse, quatre, chinque, chiche, sept, huit… Marchand, c’est une fameuse affaire.

Le marchand, en longue blaude et en houseaux, trapu, des yeux de goret, à mesure palpait les porcs au gras de l’encolure, dans les côtes, sous le ventre, en arrêtant quelquefois un par la queue pour regarder dessous si l’anus était sain. Alors la bête aigrement grouinait, comme si on la suppliciait.

Tout à coup, le paysan, avuant si personne n’arrivait, aperçut Jaja en sabots, une capeline sur la tête, les mains sous ses aisselles, et qui, blottie dans un hangar, regardait.

— Quoé tu fais là ? D’où c’est que tu viens ? gronda-t-il, en repensant à la cachette où il mussait un pot d’argent, non loin.

— J’sais point, j’étais là, v’ià tout.

Alors, il la menaça du poing.

— Va-t’en.

Et elle se sauvait en pleurnichant.

D’ailleurs, il la détestait, cette bonne à rien qui ne savait qu’écosser les pois, ramasser les châtaignes, bûcheter dans le taillis ou mener la vache de la Guilleminette pâturer le long des fossés quand celle-ci arrivait buander, gerber, écurer ou coudre, petite fourmi brûlée et alerte qui avait toujours l’air de courir après son ombre. Cependant Jaja n’était point tout à fait sotte, comme disaient d’elle les gens de Pont-à-Leu. C’était une petite âme de pastoure, retournée à la nature et doucement animale. Elle aimait la terre, les arbres, les bêtes du bois et des champs ; le vent lui chantait aux oreilles des chansons qu’elle seule entendait.

On fit marché pour les dix porcs. Le marchand d’abord proposa un prix assez bas, montant à mesure de quelques écus et déclarant toujours qu’il n’irait pas plus loin. Même à la moitié du prix qu’il offrait, Jean-Norbert ferait encore une bonne affaire, pardi ! Ses porcs, cette année, étaient mal venus, d’une graisse molle et soufflée. Et puis, le poids n’y étant plus comme l’année antérieure, les détaillants n’y retrouveraient pas leur compte. Les yeux vrillant sous ses cils jaunes, d’air jovial, le bonhomme tâchait de l’étourdir avec son gros bruit de paroles, planté devant lui, les mains dans les poches et faisant sonner son argent. Jean-Norbert, lui, buté et taciturne, hochait la tête et s’en tenait à son prix.

— Ben là, fit à la fin le marchand, parce que c’est toi et qu’on est d’s amis, j’monte de six écus sur mon prix, pas un de plus, mais toi, te faut descendre d’autant sur le tien. Ça t’va-t-il ? sinon, rien de fait.

Jean-Norbert à son tour se prenait à le tutoyer, jargonnant comme lui :

— Ben ! puisque c’est toi… C’est pas d’aujourd’hui qu’on se connaît, hon !

Ils se tapèrent dans la main, un peu défiants tout de même et se regardant sous le nez.

Ben, voilà. J’vas te payer et la demoiselle me donnera le reçu, dit l’homme, pressé d’emmener les porcs et le sachant madré, sans bonne foi. Ensuite on verra à ranger la marchandise dans la carriole : j’ai pris la grande avec moi.

Jean-Norbert regarda au loin si le baron ne venait pas. Ne l’ayant point aperçu, il fit passer le marchand par la porte qui desservait les cuisines, dans le pignon d’angle. L’homme aussitôt cessait de le tutoyer et, devenu obséquieux, s’informait de la famille, ôtant et remettant son bonnet de peau de lapin, après avoir frotté vigoureusement ses semelles sur le carreau.

— Et mame la baronne ? Va bien ?

— Toujours sur son ordinaire, Dieu merci !

— Et môssieu votre papa ? Va bien aussi ? Nous enterrera tous, çui-là. Et vous aussi, mamzelle la baronne ? Allez, j’suis ben content de vous voir tertous en bonne santé.

Sybille offrait un verre d’eau-de-vie que le marchand, tête renversée, vida d’une lampée, l’ayant d’abord levé en leur honneur. Elle alla chercher ensuite la plume, l’encre, le papier, tandis que le bonhomme tirait avec effort de des sous sa blaude un vaste portefeuille, et, les billets d’un côté, les écus par piles de l’autre, se mettait à étaler la somme. Tout à coup Jean-Norbert s’approchait, repris par sa rapacité, et le jugeant à sa bonasse mûr pour en tirer un profit supplémentaire :

— Tu mettras ben six pièces avec, voyons !

Mais l’autre, finaud et narquois, clignait de l’œil.

— Ah ben ! ah ben ! m’sieu le baron, c’est pas à faire avec un pauvre diable ed’marchand comme moi… J’vous demande-t-y, moi, de me diminuer seulement d’un rond ?

Sybille, de sa longue écriture appliquée d’ancienne pensionnaire, finissait d’écrire. Elle lut : « Reçu de Martin François, marchand, la somme de 450 francs pour livraison de dix porcs. Signé : Pour mon père, baron de Quevauquant : Sybille-Marthe-Clotilde de Quevauquant. »

Martin, alors, sûr d’avoir fait une bonne affaire, se dégonflait dans un gros rire.

— Mamzelle la baronne, si l’cœur vous en dit, on mettra peter à la poêle des boudins à c’Noël… Martin François, pour vous servir, du village d’au-dessus. Pas besoin que mon nom soit sur la porte : y en a pas comme moi pour être connu.

Sybille gardait son air hautain comme devant un vassal.

— C’est bien. Allez, Martin.

Le marchand, point intimidé, poussait le coude à Jean-Norbert et y allait de son petit compliment :

— Qué belles manières ! Qué belle personne ! Sûrement, baron, ça vous fait honneur !

Le paysan ne l’écoutait plus, relancé par la peur de l’argent étalé sur la table. Précipitamment, il pliait les billets l’un dans l’autre, empilait les écus dans un morceau de papier et coulait le tout dans les énormes poches de sa veste.

Ils regagnèrent la cour. Déjà Jumasse, aidé d’Adelin, le petit porcher, avait fait entrer trois des porcs dans la charrette, non sans peine. Ensemble avec Jean-Norbert et Martin, ils donnèrent la chasse aux autres, les poussant devant eux à coups de gaule et à coups de pied ; mais parfois, au dernier moment, l’énorme bête se dérobait et il fallait presque lutter corps à corps pour lui faire monter le plancher incliné que Jumasse avait appliqué au derrière du véhicule.

Un coup de feu qu’ils entendirent dans la direction de la maison de Firmin Lechat leur fit supposer que le Vieux tirait du gibier par là-bas.

« Bon ! pensa Jean-Norbert, nous avons ben le temps. »

Il ne resta plus qu’un verrat qui tout à coup lui passait à travers les jambes et le culbutait dans la paille gelée. Un écu, tandis qu’il roulait jambes en l’air, lui sortit de la veste. Ce fut le petit porcher qui le retrouva ; le maître pour la peine simplement le bourrait du poing.

Jumasse et Martin, rués à la poursuite de la bête, enfin parvenaient à lui passer une corde autour d’une des pattes de devant, et l’un tirant dessus, l’autre le poussant par les reins, on le hissait, affolé et fumant de peur. Après quoi le marchand, content, promettait sa visite pour le temps de Pâques ; et on se serrait une dernière fois les mains.

Tandis que Jumasse et le porcher vidaient les litières, Jean-Norbert, tassant des poings l’argent du marchand dans ses poches et sifflant entre ses dents, sournois, l’œil aux écoutes, passait le pont et tournait derrière les ruines de la métairie. Il n’entrait pas tout de suite, mais sûr enfin que personne ne l’avait suivi, il se mettait à grimper jusqu’au grenier. De dessous un amas de bois et de briques, il tirait un grand pot à beurre fermé d’une peau de bouc racornie. Le pot pesait, plein à bords : il fit le signe de croix et ôta la peau.

C’était là une de ses cachettes : il en avait d’autres dans les murs, sous les carreaux du sol, entre les chevêtres du toit. Mais toujours traqué par la peur qu’on les surprit, il imaginait constamment des ruses nouvelles, changeait l’argent de place, quelquefois pris d’une réelle épouvante à l’idée qu’il pouvait perdre soudain la mémoire et ne plus se souvenir des endroits où il le mussait. Il lui arrivait alors de se lever, et par la nuit noire des cours, il allait faire des remarques qui, le cas échéant, auraient pu repérer ses chasses au trésor.

C’était son péché d’orgueil et d’amour, cet avoir patiemment fait de leurs famines et sué de leurs misères. Elle lui tenait aux moelles et au sang comme, par des fibres profondes, l’arbre s’accroche au cœur de la terre. Cette fois, il se mit à plonger dans le pot, remuant l’or et l’argent, les sentant vivre comme de la chair, comme l’ancienne chair grasse de la race. Gentilhomme retourné à la glèbe, l’égal des anciens serfs de Pont-à-Leu, il eut sur sa face de vieux loup un rire cauteleux à la pensée que lui, le bâtard, le sang-mêlé du noble et de la rurale, referait un jour le patrimoine des ancêtres avec tout cet argent raclé sur la lésine.

En attendant, il les dupait tous, humble et bas comme un pauvre homme des labours, les dents serrées sur son secret. Surtout il jouissait d’affamer par représailles l’être maléfique et détesté qui avait saigné à blanc l’héritage, lui rognant sa part du boire et du manger, le traitant en gueux assis au bas bout de la table, dans cette hôtellerie de Pénitence qui avait été celle des Sept péchés capitaux.

La galopée d’une bande de rats sur le plancher le dérangea. Il rebourra le pot, y ajoutant le prix des porcs, puis de nouveau, faisant dessus un signe de croix, il le replaçait sous les bois.

Comme il repassait par la grande cour, il aperçut le Vieux qui rentrait, un faisan au bout du poing.