Louis-Michaud, éditeur (p. 69-81).


VI


Le baron, tenaillé par la faim, finit par déclarer qu’il allait dépendre leur dernier jambon si on ne se mettait pas immédiatement à table. Le fumet du lapin à la broche s’insinuait par les joints des portes et l’irritait d’un goût de proie grésillant dans son jus. Heureusement, la Guilleminette cria que c’était prêt, et on passa dans la salle où les Quevauquant séculairement avaient festiné.

Du passé, il ne restait comme une ironie, sous les véreux trophées de chasse accrochés au mur, que l’énorme table faite pour des repues de convives aux estomacs puissants et qui, toute vide, fléchissant sur des pieds boiteux, avec ce filet d’humanité tarie qui représentait la famille actuelle, n’avait plus, pour holocaustes, que de maigres plats de pommes de terre au lard, des bouillies de châtaignes ou l’aubaine d’un petit gibier chapardé.

Par une coutume de décorum, quand Monsieur dînait avec eux, ils prenaient le repas du soir dans cette vaste pièce dont les fenêtres sans volets joignaient mal et qu’une empilée de bois dans l’âtre ne parvenait pas à chauffer. Même au cœur de l’hiver, ils demeuraient là, les membres grelottants, avec la petite spirale de buée que faisaient les baleines sous le froid des plafonds.

Barbe, ce soir-là, s’était jeté aux épaules une vieille palatine épilée par-dessus un châle de laine. La grosse lampe à l’huile grasse que Sybille était allée prendre dans la chambre de couture éclairait son front bombé, candide et lisse sous ses cheveux d’un gris de poussière, tirés vers les tempes. Toute une vie de jeune fille de petite noblesse sans titre, élevée pauvrement en un chef-lieu de province, se peignait sur sa mine humble, dolente et effacée. Elle était la fille de ce chevalier Idesbald de Lanquesaing, employé à la mairie, que la congestion, un matin, foudroyait sur le seuil d’une église. Comme il tombait à la renverse, un jeune homme, qui marchait derrière eux, le reçut dans ses bras. En les ouvrant sur un cadavre mou et chaud, Jean-Norbert de Quevauquant ne prévoyait pas qu’il les refermerait bientôt sur la simple et bonne Barbe, détournée ainsi du Christ auquel d’abord elle s’était crue promise.

Ce fut l’unique roman de cette existence qui n’était faite ni pour l’amour ni pour le monde. Elle alla s’enterrer dans le déclin de Pont-à-Leu, aux côtés d’un mari taciturne sur qui pesait la grande main paternelle et qui, avec la ferveur d’un acte de foi, sembla ne l’avoir reçue dans son lit que pour se conformer à la loi divine en leur faisant à tous deux une postérité. Elle eut neuf enfants : six, rongés d’un mal sourd, s’en allèrent à mesure se décomposer sous les tertres du cimetière, confondus avec la pourriture des rustres, la dernière place dans l’altière sépulture des Quevauquant, adossée à l’église ayant été réservée pour le maître en qui virtuellement devait un jour finir la race. Sa maternité indolente pour les trois enfants qui survécurent s’égala à la nuance d’attachement négligent qu’elle eut pour Jean-Norbert lui-même. Sans goût du ménage, ignorante des devoirs d’une maison non moins que des travaux de la terre, l’esprit occupé de dévotion, elle assista aux dernières flambées du couchant des Quevauquant et vit s’abaisser l’ombre des tours sur le domaine dévasté, n’ayant pas même soupçonné la loi obscure qui du fils des gentilshommes tombé à la condition d’un simple paysan faisait le noir ouvrier préposé à un dessein mystérieux. Elle lui était simplement soumise comme à l’une des formes du principe d’autorité incarné antérieurement pour elle dans son père et dans Dieu.

Jean-Norbert, selon la coutume, debout à sa place, sa casquette de peau de renard placée près de lui sur la table, récita le bénédicité pour la maison entière. Jumasse et l’Ensevelisseuse, du seuil de la pièce, écoutèrent, penchés et les mains jointes. Seul, le baron, qui ne courbait la tête pas plus devant Dieu que devant le diable, garda la taille droite : derrière lui, sur les trophées du mur, montait son ombre.

Une seconde, la famille des anciens âges se reforma, la couvée des races dans le nid féodal fait des plumes de l’aigle. Il sembla qu’au vent des paroles sacrées, se dissipait le levain des rancunes sourdement fermentant au fond des âmes. Là-haut, rigide dans son épais plumail roux, comme l’oiseau du destin, un grand-duc, autre fois tué par Monsieur, de ses yeux de verre jaune, regardait.

— Amen ! ponctuèrent les voix.

— Amen ! à son tour, d’un ronflement de trompe, fit le baron.

Et il sembla avoir poussé sur Dieu des verrous de fer.

Le vieux serviteur alors circula. Il avait endossé une antique casaque de livrée, mal retenue par de rares boutons de cuivre rouillé. Comme elle était brune, couleur des labours, et qu’avec l’âge et la famine, sa taille s’était rapetissée, il semblait flotter aux plis d’un froc trop large. Tout cassé, un poil gris et ras comme une mousse sur le crâne, passant les plats avec ses énormes mains de valet de campagne, il avait l’air d’une des ombres de Pont-à-Leu sortie des ruines et servant un repas d’ombres.

Les deux lapins à la broche varièrent leur ordinaire grossier de pommes de terre à l’oing de porc. La grande faim séculaire des Quevauquant reperça dans le coup de dent que la famille imprima dans cette chair tendre, odorant le serpolet. Chacun se taisant, on n’entendait que le broiement des os entre les mâchoires, les soupirs de la mère, le souffle court du père et au dehors, le cri d’une hulotte ; il y en avait plusieurs ménages dans les toits.

Une légère querelle, vers la fin, s’éleva entre Jaja et Michel ; tous deux se disputaient une dernière bouchée de carcasse. Ce fut Sybille qui se priva pour leur passer un morceau du râble qui lui restait sur l’assiette. Un des deux lapins avait presque entièrement disparu aux canines de l’aïeul.

Tout à coup, tandis que Jumasse déposait sur la table le plat de pommes de terre fumantes, une lueur rouge s’encadra dans les vitres des hautes fenêtres, comme si un météore s’allumait au ciel.

Jean-Norbert eut la pensée immédiate que l’incendie était au château ; il ouvrit une des fenêtres, se pencha au dehors et regarda dans la nuit claire. Un petit serpent de flamme spiralait de la haute fenêtre de la chapelle, au pied de la tourelle gauche. Aussitôt il traça un grand signe de croix et cria :

— Le feu ! Dieu ait pitié de nous !

Tout le monde très vite se signait et puis se jetait dans la cour.

Maintenant un fort nuage de fumée bouillonnait par les meneaux vides de la baie. Barbe s’était jetée à genoux et disait les prières. Jaja glapissait comme une bête. Une stupeur froide tenait Jean-Norbert blême et immobile, les mâchoires entre-choquées, sous le coup de foudre de la malfortune qui cette fois frappait au cœur sacré de la maison.

Monsieur seul n’avait pas perdu la tête. Aucun moyen de faire venir de l’eau jusque-là : les tuyaux et même les seaux manquaient. Le logis aurait flambé tout entier avant qu’on eût pu puiser dans les douves de quoi remplir quelques lines. Il courut prendre une hache au charril et d’une pesée faisant sauter la serrure, il se lança dans la chapelle.

Celle-ci, fendue d’une haute lézarde et comme aveugle, avec les trous d’yeux crevés de sa grande verrière, avait fini par servir à remiser des ramons, pêle-mêle avec des hardes de piqueux, des harnais, de vieux meubles, toute une mise-bas des splendeurs d’autrefois. La porte s’ouvrant à deux ballants sur l’ancienne cour d’honneur, on y avait poussé aussi un vieux carrosse armorié, tout pantelant sur ses roues et qui, pour le paysan, suggérait les gloires de l’ascendance à l’égal d’un symbole. C’était parmi toute cette friperie qu’avait pris le feu.

On entendit les coups que le baron donnait, dans le tas pour isoler l’incendie ; des étincelles s’envolèrent comme de la criblure d’or. Jean-Norbert, lui, son asthme aux dents, piétinait sur place, poussant des cris inarticulés, poltron et fou devant le feu que le Vieux remuait à brassées. Un instant, l’incendie parut maîtrisé. Mais la flamme soudain renaissait, une gerbe s’élança vers le plafond en bois. L’autel où si longtemps avait été célébrée la messe des Quevauquant fut mangé d’une goulée et encore une fois la hache s’abattait, fracassait ce qui restait là de l’antique dieu de Pont-à-Leu. Le danger aussitôt fut terrible : les greniers s’étendaient par dessus la chapelle ; toute la toiture pouvait brûler si le feu mordait la charpente des voûtes.

Jumasse, si cassé et perclus qu’il fût, était monté dans les combles et avec un pic taillait à travers les solives. Une voix dure, près de lui, cria :

— Tiens bon, je suis là.

Il vit Sybille qui, les sourcils barrés, debout dans la nuée des flammèches, arrachait les bois consumés et les précipitait par les lucarnes.

Ce fut comme l’âme des aïeules apparue. Une d’elles, la mère du baron, Angeline-Sigisberte-Clotilde, avec ses paysans, trois jours entiers avait tenu tête aux bandes Jacobines.

Maintenant une rumeur, dans le soir du hameau tramait. Michel et Guilleminette s’étaient mis à courir vers les maisons, criant : « Au feu ! » Du haut de la vertèbre boisée qui renflait le pays, derrière Pourignau le boucher, par petits tas, on regardait. Allez ! cela pouvait bien brûler sans que personne s’avisât de porter secours. D’ailleurs, c’était tout profit : rien qu’avec les braises, on aurait de quoi se réchauffer pendant l’hiver.

Tous, au surplus, avaient leur idée. Depuis des siècles, les maîtres là dedans avaient riboté, faisant ripaille avec le sang et la graisse de leurs corvéables. Dans cette ancienne contrée de loups, ils avaient été les loups aux crocs desquels avait pantelé la servile humanité des villages. Corbion, Grandmagne, Robessart, Notre-Dame-des-Hayons, Trieu-la-Mort, Berniquet et vingt autres, avec Pont-à-Leu, étaient les territoires dont, à chacun de leurs pas, ils emportaient un arpent. Les loups passés, il était resté l’homme du pays, devenu loup à son tour, avec une faim et des dents de loup. On leur montrerait, à cette graine des gentilshommes, ce qu’il pouvait tenir des dernières bouchées de l’héritage des Quevauquant dans la dentée d’un manant.

— Au feu ! au feu ! criait toujours le petit Michel.

Et sa voix s’étouffait dans le silence sourd des gens fumant là tranquillement leur pipe. Comme personne ne faisait attention à ses appels, le petit prit sa tête entre ses poings et se mit à pleurer à sanglots.

Cependant le feu, par hoquets brusques, continuait à écumer : on voyait clairement l’échelle contre le mur et à l’intérieur de la chapelle, des ombres furtives et violentes. Une chaleur de vieille haine chez tous s’attisait à ce feu de joie qui, dans leurs cœurs obscurs, peut-être réjouis sait l’ascendance dormante. Brusquement, filant à petites enjambées sournoises par un sentier couvert, ils aperçurent Piéfert le charron sorti secrètement de sa forge et qui, en se dissimulant, marchait vers le château.

— S’y y va, c’est qu’y a son idée, opina le maçon. Moi, je ne viens avec mes briques que quand c’est le moment de rebâtir. Et j’suis ben tranquille de ce côté-là. J’ai le temps d’attendre.

— Tu l’as dit, Piéfert est un malin, fit le tailleur, et qui pourrait bien nous mettre tous dedans. Je m’entends, ceux pour qui qu’y retourne quelque chose de par là-bas, ajoutait-il en avançant son vieux menton arrosé de jus de pipe dans la direction du château. Mais, motus ! faudrait pas qu’on nous entende.

Jaja, avec de petits cris, à présent était derrière eux qui défaisait son loqueton de jupe et en enveloppait Michel, pris d’un grand frisson et sanglotant à terre. Ses bas de jambe, maigres et secs comme des fumerons, lui sortaient à nu d’un jupon en lambeaux. Et elle le caressait, l’appelait doucement par son nom.

Le Vieux, dans la chapelle, attaquait à la hache les panneaux du carrosse qui à son tour avait pris feu. Jean-Norbert, le voyant faire, eut un cri comme si le fer à lui-même lui rompait l’échine.

— Non ! pas le carrosse, mon père !

Mais la hache s’abattit plus furieusement : toute sa rage de destruction semblait avoir repris le baron ; il s’acharnait au massacre de ce suprême vertige des pompes lointaines comme s’il eût été investi d’un rôle fatidique d’exterminateur.

Le sang de la race alors hurla en Jean-Norbert pour le symbole outragé. À coups de reins, attelé à la lourde voiture, il se mit à la tirer jusqu’à la cour, d’une force brute de cheval. D’ailleurs, avec le danger qui menaçait le château entier, le courage lui était revenu. Soufflant les hou ! hou ! de son asthme, sans trêve il disputait à l’incendie la vie de cette maison qui avait été celle des ancêtres.

Une voix dans la cour dit :

— Y a point de mal. Allez, tout ça c’est de vieux bois.

Et comme à bout d’effort, mi-asphyxié, le torse à nu sous sa veste brûlée, et les mains, les bras, les jambes marbrés de larges plaques rouges, le gentilhomme s’arrachait enfin aux flammes, il vit devant lui Piéfert qui, les poings dans les poches, avec un hochement de tête, répétait :

— C’est de vieux bois, m’sieu le baron, que je vous dis… Si c’était moi l’maître, j’sais ben ce que je ferais. Je laisserais tout flamber et ça serait de meilleur rapport brûlé que debout, ah ! mais oui !

Le baron eut encore la force de lever sur lui la main :

— Toi, hors d’ici, manant ! Tu n’as rien à faire dans la maison de tes seigneurs.

Le charron, très calme sous l’injure, haussa les épaules :

— D’autant, fit-il, qu’on pourrait s’entendre, là, de bonne amitié, pour le bois brûlé et même pour la terre… Pardi oui, pour la terre, pour quoi pas ? Là, entre amis. Et on ne regarderait pas à l’argent.

M. de Quevauquant, à bout de souffle, d’une fois tombait raide sur le pavé. Dame Barbe aus sitôt était prise d’une syncope. Tout le monde le crut mort ; mais, rouvrant la paupière, le Vieux si terriblement se mit à regarder Piéfert, que celui-ci, sans se presser, du reste, comme quelqu’un qui se sent déjà un peu le maître, jugea prudent de détaler, gouaillant :

— Hé ! Hé ! c’est du vieux bois. Ben sûr, une fois ou l’autre, tout y passera, c’est moi qui vous le dis.

Il sembla, dans l’heure tragique, être venu simplement pour tenter un bon coup, de connivence avec le destin. Courtaud et largement planté sur ses jambes en cerceau, l’air bonhomme, il apparut, à côté de l’aigle couché bas dans sa force expirée, un autre oiseau de proie en goût de sang frais et tout prêt à le dépouiller de ses dernières plumes. Mais il ne remontait pas tout de suite à sa forge et, embusqué derrière les murs de la ferme, il s’attardait à guetter l’issue de l’incendie.

Là-bas, sur le tertre, on était d’avis que le moment n’était pas venu encore. Pont-à-Leu avait la vie dure si celle des Quevauquant leur était chevillée aux os. À petites fois, ne voyant plus qu’un peu de fumée sortir de la chapelle, les gens se dispersèrent.