Louis-Michaud, éditeur (p. 57-67).


V


En ce moment, par l’autre boni de la cour, le baron arriva, la bretelle de son fusil à l’épaule, et balançant au poing un coup double, deux lapins culbutés au déboulé de la chasse à Lechat.

— Donne-les à fricasser à la ménagère, dit-il : j’en prendrai ma part.

Il sifflota entre ses dents, et, Bayard, en s’ébrouant et boitant d’une patte, arrivait à l’appel. Il lui caressait la barbe, lui flattait la ganache, puis d’une claque à la fesse, le renvoya à Jean-Norbert.

Celui-ci éprouva un mouvement étrange : il pensa à l’argent qui dormait dans le tiroir ; il se dit que si tout à coup son père tombait là pour ne plus se relever, il n’en devrait plus compte à personne. Ce n’était pourtant que quelques cents francs ; mais pour le gagner, cet argent qui venait si facilement à son père, il eût été obligé de suer l’eau et le sang comme le dernier des paants. Était-il autre chose d’ailleurs lui-même ? Avec Jumasse, il labourait, hersait, bêchait, plantait ses pommes de terre, récoltait son blé, faisait toutes les besognes de la terre.

Toute sa cupidité se révéla soudain dans le regard sournois dont il soupesait la force de résistance du grand corps osseux, debout devant lui. Celui-là aussi, comme Pont-à-Leu, malgré ses entailles, tenait au sol par de si profondes racines que le temps ne semblait en pouvoir venir à bout.

Le Vieux ayant tourné les talons, il le vit pénétrer dans la tour de l’est par la brèche qui en écartelait la base et, sautant par-dessus les premières marches descellées, grimper d’un coup de jarret alerte l’escalier de pierre en pas de vis qui menait à l’étage. Les yeux vagues, après qu’il eut disparu, Jean-Norbert continuait à regarder la place que cet homme, qui ne voulait pas mourir, tenait dans leur vie à tous. Cependant Jumasse, près de lui, achevait de déverser avec précaution les sacs ; à petites fois, il faisait rouler les pommes, reculant à mesure pour étendre le tas. Leur bruit râpeux et sourd se heurtait dans la chute. Ils virent rentrer le petit porcher qui ramenait de la glandée sous les chênes les grands porc, épineux et noirs comme des sangliers. Les Quevauquant s’étant faits marchands de porcs, Jean-Norbert engraissait une espèce bien en chair et de rapport fructueux. Bayard, alors, sentant sa journée finie, se mit à renâcler du côté de son auge et ils le renvoyèrent à l’écurie. Celle-ci était sans porte, l’ancienne ayant servi à faire du feu, un hiver que la disette avait été extrême. Jumasse, depuis, poussait une claie de paille tressée qui suffisait à tenir le vieux cheval au chaud. Mais la bête avait un ennemi plus redoutable que le froid : les rats, par bandes, l’assiégeaient quand elle s’affalait sur sa litière. Bayard était obligé de se redresser sur ses vieux boulets gonflés et, tout tremblant d’ire et d’effroi, envoyait des ruades en tous sens.

Le soir était tout à fait tombé quand Jean-Norbert, ses lapins au poing, pénétra dans la cuisine. Sous ses hautes travées où avaient pendu, par longues files, les jambons et les pièces de lard fumé, elle était spacieuse et nue comme une chapelle délaissée. Tout, d’ailleurs, avait bien changé : dans l’âtre qui au temps des seigneurs, avait vu rôtir à la broche des bœufs entiers, pendait à la crémaillère, par-dessus un maigre feu de brandes, la marmite où bouillait la garbure.

— V’là ce que môssieu mon père nous envoie à manger, dit le paysan en passant à Guilleminette les deux lapins.

L’Ensevelisseuse enleva la marmite, ranima d’un coup de sabot les fumerons pendant que Jumasse à la pointe du couteau dépiautait les deux bestioles. Sybille, dans l’ouvroir, à la lampe, reprisait des bas et rapiéçait des vêtements. Comme, le matin, le piéton avait annoncé que le marchand de porcs passerait bientôt, Barbe se tirait les cartes. Le marchand paierait-il bon prix ? On aurait, dans ce cas, la chance de se remonter en linge et en flanelle. L’autre hiver, pour un froid que le père, mal vêtu, avait pris à travailler sous la brouée et qui s’était greffé sur son asthme, il avait fallu faire appeler le médecin des bêtes, qui était aussi le médecin des gens.

— C’est d’argent qu’il retourne, fit-elle.

Sybille alors réclama des jupons pour elle. On achèterait des camisoles pour Michel. Barbe eût aimé une douillette pour son lit. Personne ne songea à la pauvre Jaja habillée comme une petite pauvre.

Jean-Norbert, étant entré sur le moment et les entendant calculer ce qu’il leur faudrait d’argent pour leurs emplettes, gronda. Ah bien ! s’il fallait encore payer cela sur le produit des bêtes ! On ne finissait pas de dépenser ; l’argent leur coulait des doigts. Et voici qu’à la Saint-Martin, échéait la rente de l’hypothèque que Monsieur avait souscrite à Bidart, le marchand de bestiaux, il y avait bientôt quinze ans.

Sybille, courbée sur son travail, tout à coup redressa sa taille de fille mûre et parla avec violence.

— Il y a quelqu’un à qui il faut vous en prendre, mon père.

Un silence pesa : Barbe, qui déjà faisait une nouvelle réussite, laissa tomber ses cartes ; il sembla que quelque chose restait à dire. Aucun nom, d’ailleurs, n’avait été prononcé. Jaja cependant, dans son petit cerveau animal, comprit que celui auquel tout le monde pensait était le grand-père.

Jean-Norbert, qui se chauffait le dos au feu de souches fusant dans la cheminée, grommela quelques mots. Comme il regardait Sybille, elle aussi le regarda. Il tressaillit, ayant cru voir passer dans son dur œil noir la chose trouble que par moments l’angoissait lui-même.

Ben sûr ! dit-il doucereusement en détournant les yeux, mais c’sera toujours la même histoire tant que…

Sa femme poussa un soupir et leva ses mains vers le ciel. Sybille déjà s’était remise à coudre. Mais Jaja, qui habillait d’un chiffon un tronçon de poupée, jeta soudain à terre l’informe objet et se mit à rire.

Grand-pè ! glapit-elle en désignant la porte.

Les autres suivaient le geste de sa main.

— Là ! là ! grand-pè ! disait-elle toujours en dilatant les yeux et s’effrayant elle-même à son cri.

— Qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce qu’elle veut dire ? s’écria dame Barbe.

Jean-Norbert s’irrita, la tira par les cheveux, l’injuriant entre ses dents. Mais comme si le nom évoqué eût éveillé une correspondance de faits, la porte subitement s’ouvrait et l’aïeul, descendu sur ses bas, un instant se tenait immobile à les dévisager, sa haute taille en travers du couloir. Barbe eut un hoquet d’effroi, Jean-Norbert se leva d’une pièce ; Jaja de son rire de chèvre s’écriait :

— J’l’avais ben dit que grand-pè était derrière la porte !

Le visage du Vieux se fendit d’une grimace sardonique.

— Ah çà ! vous avez tout l’air de me flairer sous le nez comme si j’étais déjà mort. Soyez tranquilles, je suis toujours en vie et j’ai faim, d’une faim de Quevauquant, ce qui n’est pas peu dire. Hé ! Jaja, va-t’en voir si l’Ensevelisseuse a mis la nappe, en attendant qu’elle en fasse des draps pour les suaires.

— Les draps sont là qui attendent, dit Sybille, montrant l’armoire.

— Bon ! Bon ! dit-il en chaussant ses socques qu’il portail à la main, rien ne presse de ce côté. Il faut d’abord que le froid remonte au cœur. Alors toi, la belle, et ton bonhomme de père, vous irez dans le bois et vous ferez choix du plus grand des chênes. Je n’aime pas être à l’étroit.

— Seigneur Dieu ! gémit Barbe avec sa douceur habituelle, peut-on parler aussi légèrement de ce jour terrible ! Tous les corbeaux du pays ne sont pas encore venus se poser sur les toits comme c’est quand il meurt un baron de Quevauquant. Vous pouvez bien attendre.

— Oui, je puis attendre ; mais c’est la maison qui n’attendra plus longtemps. En descendant tout à l’heure, une poutre s’est détachée de la voûte et m’est tombée entre les épaules.

Jean-Norbert, desserrant enfin les dents, dit sombrement :

— Le château va avec la terre, môssieu mon père ; ni l’un ni l’autre ne peuvent mourir.

Le baron toujours demeurait surpris d’une telle énergie chez ce paysan sournois et balourd, comme entré dans sa race par effraction.

— Qui te fait parler ainsi, nigaud ? s’écria-t-il en haussant les épaules.

Jean-Norbert, d’un geste vague, montra quel que chose au-dessus de lui ; mais presque aussi tôt il retombait à sa taciturnité.

— Tu es comme le curé Custenoble, toi, dit M. de Quevauquant. Lui aussi parle toujours de celui qui est là-haut ! Mais, vois-tu, garçon, si Pont-à-Leu tombe jamais en javelle, ce n’est pas ton bon Dieu ni le sien qui le relèvera ; Le bon Dieu, d’ailleurs, change d’idées comme les hommes et voilà le temps venu, je crois bien, où il va donner un petit coup de pouce aux vieilles choses qui tenaient encore debout. J’étais hier le seigneur de ce pays. Sang Dieu ! je le suis encore, mais un seigneur saigné aux quatre veines et qui a pour fils légitime un paysan comme toi. Ce qu’il viendra à notre place, quand nous n’y serons plus, je n’en sais rien. Peut-être qu’il y a quelque part aux pôles une race d’hommes inconnus couverts de peaux de bêtes et qui va tout recommencer.

Oh ! risota Jaja, des hommes en peaux de bêtes, qu’y a dit, grand-pè ! Tu me conduiras les voir, dis, vieux pè ?

Barbe crut devoir, cette fois encore, placer un mot qui attestait l’intérêt qu’elle prenait, à la conversation.

— Tu ne vois pas, petite sotte, que Monsieur se moque de nous ?

Et, poussant un soupir plus long que les autres, elle dit de sa voix de beurre :

— Monsieur est d’humeur gaie, ce soir.

Le baron tapa sur ses cuisses.

— Ma bru, je le suis toujours à l’époque où M. de Guerlong, qui a cru devoir rattacher par une particule les Quevauquant à son nom et qui s’appelle Guerlong de Quevauquant, comme moi je m’appellerais Gaspar de Quevauquant de Tire-le-diable-par-la-queue, où donc ce cœur d’or qui, peut-être à cause de cela, a choisi pour carrière la finance me transmet le quartier échu de mon petit viager. Alors, je me sens redevenir le vrai homme de ma lignée puisque, pendant la durée d’un peu moins d’une semaine, il m’est donné de jeter mes écus par portes et fenêtres.

— C’serait-y pas plus honnête ed’nous les garder ? mâchonna Jean-Norbert, tout petit dans son coin.

Mais à peine il eut parlé qu’il blêmit, croyant s’être trahi, et il allait s’appuyer au tiroir du bahut, regardant de côté son père craintivement.

— Ah ah ! tu es denté, toi aussi, mon louveteau ! Mais pas peur, j’y suffirai bien à moi tout seul, criait alors de sa formidable voix le gentilhomme en fixant sur son fils des yeux si terribles que celui-ci en trembla de tout son corps.

— Ben sûr ! Ben sûr ! répétait Jean-Norbert en se collant au vieux meuble et se labourant les reins aux angles du tiroir. C’était en lui comme une jouissance de se sentir de connivence avec le bahut, tous deux fermés à clef sur le secret de l’argent. Il ne savait pas ce qu’il en ferait ni même s’il le garderait ; mais tant qu’elle était là, cette somme, c’était déjà comme s’il la palpait dans sa poche.

Un heurt de faïences signala les apprêts du festin. Dans la cuisine, la basse enrouée de Jumasse sacrait contre la chatte qui, toujours affamée, du bout de la patte tâchait de happer les lapins pendillant à la broche.

Puis des petits pas dans de gros souliers à clous grincèrent sur les dalles. Une voix dit :

— C’est moi.

— C’est frérot, cria Jaja.

Michel poussait la porte, tirait sa casquette devant son grand-père, et tout de suite se mettait à lire dans un livre de distribution de prix. C’était une petite âme frileuse et ratatinée, celui-là, venue sur le tard dans leur vie de vieilles gens. Tout enfant, sans goût du jeu, avec un froid de solitude au cœur, il s’était senti un intrus dans la grande maison des ombres. L’ancêtre au profil de cheval lui causait un inexprimable effroi ; de son père il n’avait connu qu’un taciturne, triste et sombre visage ; même la grande sœur, cette belle et hautaine Sybille, lui restait étrangère. Sans le petit cœur tendrement chaud de cette bête de Jaja, peut-être il serait mort d’ennui et de langueur. Depuis, l’entremise du curé lui avait valu un ami : le maître d’école lui donnait deux fois la semaine un peu d’instruction. Douchamps était un cœur simple, doux et résigné qui avait accepté de souffrir parmi des êtres cupides et bornés. Pluie ou beau temps, ce fut pour Michel une joie d’enfiler le long ruban de route qui menait au village ; il y avait là près de l’école une petite maison fleurie d’une glycine où il était toujours attendu. Le soir tombé, les livres demeuraient sur la table, ouverts à la page où tous deux les avaient laissés et l’instituteur l’accompagnait un bout de chemin. Quand Michel, dans ce vieux logis humide, était pris par la fièvre, c’était lui qui venait, les livres dans ses poches. Jaja aussi aimait ce grand garçon gauche qui ne se moquait pas d’elle, comme les petits vachers de village.