Louis-Michaud, éditeur (p. 49-56).


IV


Levé à l’aube, le Vieux faisait sa baignade dans l’ancien étang aux carpes, en partie envasé et qui joignait les cent arpents de marais rachetés par Lechat, puis, son fusil à l’épaule, partait battre le bois et la noue. Sa longue silhouette à larges enjambées arpentait les labours, s’enfonçait dans les taillis, ou, un instant immobile dans les roseaux, ressemblait à un héron perché à bout de pattes et guettant le frétillement de l’anguille.

Le baron Gaspar, louvetier et grand veneur au temps des cerfs et des loups, était devenu un simple abatteur de proies. Lapins, écureuils, ramiers, poules d’eau, tout lui était bon, à défaut de plus noble gibier, du moment qu’il pouvait épauler et envoyer ses chevrotines à quelque poil ou plume bougeant à ras du sol ou volant dans la hauteur. Il y avait trois ans qu’il avait perdu Clabaud II, fils du vieux Clabaud Ier, le roi des chiens d’arrêt et l’ultime produit des grandes couplées de la meute. Nul aboi, depuis, n’avait retenti dans le chenil vide et Monsieur à lui tout seul faisait, depuis, ses battues, l’œil toujours clair et la main sans défaillance. Ses anciens massacres ayant décimé le gibier, il ne se gênait pas pour abattre chez les voisins les pièces qu’il ne trouvait plus chez lui. Le baron qui avait été impitoyable aux braconniers, braconnait maintenant pour son compte, avec sérénité, chaque fois que l’occasion s’en présentait. Son renom d’ancien seigneur du pays lui valant une certaine impunité, il ne se gênait pas pour brocarder les gardes qui lui répondaient aigres-doux :

— Faudra bien tout de même une fois ou l’autre vous coller un procès-verbal, m’sieu le baron !

Mais il se moquait d’eux.

— Ce jour-là, marauds, vous ferez connaissance avec mon plomb !

Des gens arrivaient se plaindre à Jean-Norbert ; tantôt le baron avait passé par un courtil, écrasant les plants et foulant les semis ; ou bien, on l’avait vu tirer par-dessus la clôture au risque de tuer les gens de la maison. C’étaient pour la famille des ennuis qui s’ajoutaient à tous les autres et lui valaient de sourdes représailles. Une nuit, on cassa tout ce qui restait de vitres aux fenêtres ; il fallut appeler le vitrier. Mais, à cause de la dépense, le dégât ne fut qu’à moitié réparé. Une autre nuit, des coups de fusil pétaradèrent, qu’on tira dans les fenêtres du Vieux. Celui-ci, en chemise, dépendit sa carabine et riposta. Personne ne sut jamais d’où la fusillade était partie. Il arrivait aussi qu’au matin, Jumasse leur annonçait qu’on avait déterré leurs choux, abattu leurs pommes ou mis du verre pilé dans l’auge des porcs.

Une ligue ameutait contre eux le village sans qu’il fût possible de voir, à la couleur des visages, lequel avait fait le coup. Jean-Norbert, l’âme obscure sous ses épais sourcils, des nuits entières se tint au guet, épiant si quelqu’un n’allait pas se montrer au bout du canon de son fusil, mais ces nuits-là, rien n’arrivait et l’on recommençait la nuit suivante.

Le Vieux avait au village cinq bâtards qui n’avaient pas eu la chance de Jean-Norbert et qui ne se gênaient pas pour dire qu’il leur reviendrait un morceau de l’héritage. Ceux-là aussi, comme Piéfert le charron et les autres, ne cessaient pas d’avancer au baron de petites sommes. On n’ignorait pas pourtant que le gros prêteur était cet ancien maître Jacques, Firmin Léchât, qui jouait au petit seigneur dans son domaine. Une butte boisée dominait le parc qu’à grands frais il avait planté, dans la garrigue. Le soir, il y montait et longuement considérait le grand manoir en ruine. Flanqué de ses tourelles et bordé de ses douves, avec ses cours, sa chapelle, ses dépendances, et par delà la métairie, il gardait, sous ses toits effondrés, ses murailles lézardées et ses fenêtres sans vitres, la fière mine ombrageuse des maisons marquées par une destinée.

Firmin, adroit, plein d’ambition, les crocs et l’appétit d’un jaguar, conjecturait le moment où, inévitablement à son gré, les derniers Quevauquant, réduits à merci, deviendraient la proie du passant qui leur tendrait un sac d’argent ; et il comptait bien être ce passant-là. Tout lui avait réussi depuis qu’il avait retourné sa casaque de domestique, les galons en dedans et la doublure en dehors. La seule infortune qu’il eût connue, la mort de sa femme, tuée dans un accident de chemin de fer, lui avait par chape-chute rapporté le dédommagement d’une extension de territoire payée avec le prix du sang.

Cet homme heureux qu’une première créance avait enrichi escomptait le vaniteux plaisir de relever son nom roturier par la terminaison nobiliaire de « Pont-à-Leu », le jour où, en paiement de la seconde, il acquerrait l’héraldique bâtisse et qui sait ! par surcroît peut-être la fille elle-même avec l’écusson.

Piéfert, de son côté, l’homme le plus riche du village après Lechat, mais sans ambition quant aux titres, guettait les suprêmes hoquets d’une agonie fructueuse à sa fortune. Une ou deux fois le mois, Monsieur passait lui emprunter une poignée d’écus.

— Tu sais, l’ami, à Pâques ou à la Trinité, avec le reste, disait-il chaque fois, familier et hautain, faisant allusion à une restitution indéterminée.

Le charron riait, bon enfant :

— Hé donc ! ça ne presse pas, m’sieu le baron.

Et il triplait la somme sur son livre.

Trop malin pour demander un reçu, il laissait mûrir le compte comme un fruit de conserve dont il se promettait pour l’avenir un gros et sûr profit.

Jean-Norbert qui, d’une lucarne des toits, parfois épiait le baron pendant ses randonnées au dehors, suspectait bien un motif insolite à ses assiduités chez le compère, mais sans deviner que cette fois encore, le baron, opiniâtre dans ses inconséquences et ses folies qui faisaient de lui la dupe de toute cette basse humanité, lui-même conspirait avec celle-ci contre la tranquillité déjà si précaire de la famille. Une rente viagère d’un millier de francs que lui servait M. de Guerlong, grand financier allié par les écus aux Quevauquant, paraissait pouvoir suffire à sa dépense dans les moments où son moût de folie ne fermentait pas.

Or, justement, une après-midi, deux semaines après la querelle, le clerc du tabellion chargé de lui apporter ses trimestres arriva au château. On chercha partout Monsieur ; personne ne l’avait vu. Comme le clerc avait dû abattre pédestrement les quinze kilomètres qui séparaient Pont-à-Leu de la gare, il écouta Jean-Norbert qui s’offrait à percevoir la somme. Pour toute écriture, le paysan savait à peu près lisiblement tracer son nom ; il empoigna gauchement la plume et signa l’acquit que préalablement avait rédigé le clerc. Celui-ci parti, il enferma l’argent dans le tiroir d’un bahut ; il ne semblait pas avoir d’autre idée.

Il partit ensuite aider Jumasse qui, monté dans un pommier, depuis le midi vaquait à la cueillette des dernières pommes d’hiver. C’était un bon temps clair et frais, avec des embellies de soleil. Jumasse à mesure descendait avec une corde les corbeilles remplies, puis les vidait dans les sacs. Le verger était spacieux, mais pourri comme le bois de chêne ; en dix ans, par lésine, on avait perdu une centaine d’arbres ; le restant se gardait comme il pouvait, noueux et mangé de chancres. Une partie fournissait à la consommation, l’autre servait aux marchés que Jean-Norbert passait avec les marchands. Piéfert qui, en dehors de tous ses autres trafics, achetait aussi des pommes, cette fois, s’était réservé les pommiers du haut de la côte.

Ils étaient là depuis une heure quand Jean-Norbert, voulant avoir sa femme de complicité avec lui dans sa supercherie, courut tout d’une haleine vers la maison. Il appela Barbe et lui dit :

— Not’ bonne femme, j’vas te dire une chose que je t’avais point dite. Quand à t’à l’heure le clerc a venu, j’li ai pris l’argent, et l’ai mussé dans le tiroir du bahut. Si tu trouves une clef sous le matelas de not’ lit, ben, c’est la clef. C’est point que j’y tienne à c’t’ argent, mais il sera sûrement mieux là que dans ses mains, c’est-y point vrai ?

Et ayant dit cela, il repartit. Jusqu’à la nuit, Jumasse et lui s’occupèrent de combler les sacs. Ils en remplirent trois ; puis le brouillard les enveloppa. Jumasse ne savait à quoi pensait Jean-Norbert, plus taciturne encore que d’habitude.

— M’est avis que nos en aurons ben une fois et demie autant que l’an dernier, fit le valet, perché sur son échelle et gaulant les pommes que sa main n’avait pu atteindre.

En tombant, elles cognaient le crâne de Jean-Norbert qui résonnait comme une calebasse. Il n’en souffrait pas et les poussait du pied pour les mettre en tas. Ensuite il s’en alla passer le collier à Bayard qu’il ramena avec la berlaine. Finalement, il aida Jumasse à charger les sacs, et la bête, en tapant de ses énormes fers le sol duveté d’un gramen court, partait droit vers la remise où l’on mettait la récolte jeter son verjus.